1Considéré à travers les sources de l’histoire moderne et en particulier celles du XVIII^e siècle dans les Pyrénées occidentales françaises, le marché rural est une véritable arlésienne ; il y est assez souvent fait allusion, surtout dans les dossiers provenant des assemblées d’États et des intendances, mais aucune série longue et consistante n’émerge pour retracer son histoire. Ce constat n’étonne qu’à demi ; dans la mesure où il concernait des milieux sociaux et des intérêts économiques presque exclusivement populaires, le marché rural souffre d’un déficit documentaire comparable à celui qui frappe en général l’histoire des petites gens1.

2La rareté des sources, leurs origines doivent donc inspirer beaucoup de prudence dans les conclusions ; d’une activité qui fut peut-être intense et aussi très variable dans le temps ne nous parviennent que de faibles échos et des expressions figées. L’indigence documentaire ne constitue pas une authentique problématique mais elle nous incite vigoureusement à en définir une. Partant du principe que ce qui ne se dit pas soi-même une ville ne peut-être que rural, on fera dans un premier temps l’économie d’une définition du marché et de la foire ruraux. Le tableau que proposent les historiens et les administrateurs contemporains soulignera alors les incertitudes de la typologie. Ainsi, au XVIII^e siècle, ni les uns ni les autres ne font allusion à un type cependant bien connu et depuis fort longtemps : le marché ou la foire tenus en montagne, en dehors de toute espèce d’agglomération. Des lieux d’échanges très évocateurs comme le Marcadau en Bigorre ou la Pierre-Saint-Martin entre Barétous et Roncal en Béarn, à un moindre degré Peyranère, constituent de véritables déserts documentaires. Il faudra un jour reprendre les sources politiques qui les concernent, bistes, juntes, lies et passeries pour écrire leur histoire. Pour les autres, pèlerinages, fêtes patronales modulent une typologie d’une grande richesse.

3L’histoire des marchés et des foires ruraux ne trouve d’autre part sa signification que si elle est replacée dans un contexte plus général. Lieu de distribution et de consommation, le marché fluctue au gré des mouvements économiques et démographiques ; il n’ignore pas non plus l’événementiel, le temps bref des guerres, des épidémies qui peuvent le désorganiser durablement voire l’éradiquer. Il est aussi le témoin des accroissements ou des reculs du volume de la production et aussi, ce qui n’est pas la même chose, des variations du volume des échanges. À cet égard et suivant une expression bien connue, le XVIII^e siècle pyrénéen risque d’apparaître comme celui des faux-semblants d’une croissance manquée.

4La question des sources, la problématique ramènent en dernière analyse à ce qui n’est peut-être pas absolument l’essentiel mais que l’on ne saurait rejeter comme un faux débat, au point de savoir si le marché et la foire ruraux existent ?

L’impossible tableau

5Habitués que nous sommes à compter, à cartographier et à mesurer, la tentation est grande de proposer un tableau général des marchés ruraux au XVIII^e siècle2. Les contemporains étaient eux mêmes très friands de ce genre d’exercice ; dès la fin du XVII^e siècle, les intendants qui se soucient de nourrir les peuples pour maintenir l’ordre et conserver au roi des conscrits et des contribuables, dressent des tableaux en apparence très soignés des lieux d’échanges dans leurs circonscriptions. À peu près au même moment et surtout avec l’embellie du milieu du siècle, des imprimeurs-éditeurs astucieux et conscients des progrès du capitalisme marchand lancent dans le public des almanachs, répertoires et catalogues des foires et marchés.

6Ces entreprises ne sont certes pas méprisables ; elles témoignent à tout le moins d’une volonté, souvent politique, de dynamiser la vie économique en général. Elles se conçoivent d’autre part assez mal en dehors d’un contexte favorable aux échanges. Mais ce qu’elles nous apprennent des mentalités des administrateurs ou des amateurs éclairés des Lumières ne doit pas être confondu avec la réalité. Les uns et les autres pensent en termes de profit, qu’il soit fiscal ou plus simplement économique. Ils risquent donc fort d’ignorer les manifestations de ce qui n’était qu’une partie de cet « invisible quotidien », cette masse considérable mais très diffuse des échanges qui assuraient la survie des milieux populaires et des ruraux en particulier. On ne perdra pas de vue enfin que ces minces rassemblements de quelques paysans étaient moins susceptibles de perturber l’ordre et de menacer le bourgeois que ceux des foules urbaines. Il est donc assez naturel que le regard des puissants se soit moins posé sur eux.

7Tout à fait symptomatiques de ce point de vue apparaissent les mémoires dressés par les intendants Pinon et Lebret à l’extrême fin du Grand Siècle et au début du XVIII^e siècle sur la Navarre, la Soule, le Labourd et le Béarn. Le premier manifeste un absolu mépris des réalités mercantiles, il n’en dit pas un seul mot. Le second fait preuve de plus de soin dans son inventaire, mais on sent bien que ses véritables soucis sont ceux d’un percepteur qui traite avec beaucoup de condescendance des provinces réputées pauvres, entendez par là celles qui contribuent peu à remplir les caisses du roi. Objectivement, cette attitude rejoignait celle des principaux intéressés, Basques, Béarnais et Bigourdans qui entretenaient avec le plus grand soin l’image misérabiliste de leurs provinces.

8La question du négoce, rural ou urbain, en Labourd était traitée en quelques mots ; le cas de Bayonne n’était pas considéré, la ville étant en principe « gasconne ». « Le pays de Labourd est stérile ; les habitants sont obligés de tirer des marchés de Bayonne et de Dax ce qu’il faut pour leur subsistance »3. Voici donc le cas d’une province qui aurait été dépourvue de tous lieux d’échanges et complètement dépendante de deux marchés urbains éloignés au plus de vingt-cinq à cinquante km, ce qui, aux yeux de l’intendant, justifiait la nullité des marchés ruraux.

9Le sort de la Basse-Navarre était à peine plus enviable ; au moins disposait-elle de son propre marché, celui de Saint-Jean-Pied-de-Port, tenu chaque lundi. Mais au début du XVIII^e siècle, Saint-Jean qui exportait autrefois du bétail vers l’Espagne avait été ruinée par les guerres franco-espagnoles. Le marché de Garris, proche de Saint-Palais, était un authentique marché rural où se retrouvaient chaque vendredi des marchands venus de Béarn et de Guyenne. Au total le négoce bas-navarrais ne brillait guère par son importance en ce début de siècle : deux marchés seulement qui exportaient du maïs et importaient des avoines, de l’huile et des vins : « Le commerce des Bas Navarrais est si petit, qu’il ne mériterait pas qu’on en parlât, s’il ne fallait, pour donner une idée complète de leur pays »4. L’intendant Lebret notait que le négoce, peu favorisé par la nature des lieux, était entravé par un droit de quatorze sols par homme et par mulet levé à Subery.

10Désespérant de monotonie, le tableau du négoce béarnais se confond avec les précédents : « Le commerce de Béarn est si peu considérable qu’il ne mériterait pas qu’on en parlât »5. Lebret en donnait toutefois un état assez détaillé : il dénombrait au total seize lieux de foires et de marchés. Les cas de Pau, Oloron, Nay, Pontacq, Orthez, Salies, Sauveterre et Navarrenx (alors très important marché), ne posent pas trop de difficultés quand à leur définition : soit l’importance de leur population agglomérée les classe sans aucun doute parmi les villes, soit elles ont toujours revendiqué et obtenu ce titre. Les autres marchés décrits par Lebret étaient ceux de bourgs ruraux ou de villages qui se paraient parfois du nom de ville sans en obtenir la reconnaissance ni en offrir les caractéristiques démographiques et fonctionnelles. Morlàas, ancienne capitale du Béarn, conservait un marché par quinzaine le vendredi où l’on trouvait du bétail et en particulier des chevaux. À Thèze, le marché du vendredi « est peu intéressant » ; celui de Lembeye « assez considérable » ; celui de Labastide-Villefranche n’est « pas considérable ». En revanche, le marché du lundi à Monein est un des « plus forts et des meilleurs de la province, surtout pour les bestiaux et les grains ». Arudy était le marché naturel des pasteurs de la vallée d’Ossau ; aux portes du Béarn, qui importait nécessairement un tiers des céréales qu’il consommait, Conchez et Garlin étaient des greniers où s’entassaient les blés venus de la Bigorre et de l’Armagnac.

11Tel quel, le tableau des foires et marchés de Béarn dressé par l’intendant Lebret au début du XVIII^e siècle ne se distingue guère de ceux que nous proprosent les médiévistes pour la fin du XIV^e siècle6. Rien d’étonnant a celà lorsqu’on connaît la stabilité exceptionnelle des structures économiques et sociales du monde pyrénéen et de l’Ancien régime en général. Mais pour des raisons fiscales et politiques évoquées plus haut on doit fortement douter de l’exhaustivité des inventaires établis par l’intendance vers 1700. À la veille de la Révolution, l’abbé Bonnecaze de Pardies-Piétat, congruiste et infatigable polygraphe dénombrait vingt foires et marchés en Béarn7. Est-ce à dire qu’il y avait eu quatre créations au cours du siècle ? Certainement pas, comme nous le montrerons par la suite ; mais un curé-philosophe des années quatre vingt était plus attentif à la réalité de l’économie, rurale en particulier, qu’un intendant du début du siècle, même s’il commet un oubli flagrant comme celui du marché de Nay.

12En un siècle, la plupart des marchés étaient restés égaux à eux-mêmes ; ainsi à Morlàas, le marché par quinzaine « est toujours bien fourni de bestiaux de toute espèce et surtout de chevaux du pays qui sont petits, mais bons ». Les capes de Pontacq remarquées par Lebret le sont aussi par Bonnecaze : le marché du lundi « est assez fourni de capes. Ce marché n’a pas d’autre réputation ». Monein conservait la palme de l’excellence, « c’est un des meilleurs de la province pour les bestiaux » et Sauveterre celle de la médiocrité, « il n’est pas en grande réputation ». Arudy, avec un marché hebdomadaire et deux autres mensuels pour le bétail demeurait le poumon de la vallée d’Ossau : « Le débit du grain pour les vallées est considérable ». Stablilité identique à Garlin, port céréalier du Béarn : « Un marché pour le grain fort considérable le mercredi où l’on porte les blés de la Chalosse et de l’Armagnac ».

13En moins d’un siècle certains marchés ruraux avaient périclité et parfois même disparu ; ainsi, à Lagor « il y a encore quelque reste de marché », mais à Thèze « il y avait un marché anciennement, tenu le vendredi, qu’on a abandonné ». Les villes n’étaient pas à l’abri de ces revers de fortune ; Oloron avait perdu l’une de ses deux foires, celle de mai. Les « nouveaux » marchés ruraux cités par Bonnecaze étaient Lescar, Bruges et Gan. Seul le dernier, en réalité une foire établie pour la saint Barthélémy, fête patronale, était une authentique création du siècle. Lescar, cité ou village épiscopal avait depuis longtemps déjà un marché hebdomadaire le jeudi et un marché par quinzaine « assez fourny de bétail à cornes ». La petite bastide de Bruges enfin avait restauré « un petit marché les dimanches, où l’on porte du beurre, des œufs et quelque peu de blé. »

14Quel que soit le témoin, la stabilité caractérise avant tout la carte des marchés, urbains aussi bien que ruraux au XVIII^e siècle en Béarn. Ni les uns ni les autres ne brillaient par leur importance et leur réputation n’était pas bien grande si l’on en croit un Catalogue des foires qui se tiennent dans les villes et lieux du Pays Agenois, Bigorre, Béarn, etc.. qui ne cite que celle d’Oloron8. En réalité il ne faut pas exagérer le désert des marchés basco-béarnais. Les Béarnais, du début à la fin du siècle disposèrent d’un marché pour dix mille habitants en moyenne et parfois pour beaucoup moins si l’on tient compte de leur proximité calendaire et géographique. Tous les marchés étaient hebdomadaires et il en existait trois par quinzaine supplémentaires à Arudy, Morlàas et Lescar. À l’exception du dimanche et du samedi pendant lesquels on ne compte qu’un seul marché, les autres se répartissaient assez également dans la semaine : quatre le lundi, quatre le mardi, trois le mercredi, trois le jeudi et trois le vendredi. La répartition hebdomadaire des marchés tendait à limiter des concurrences trop flagrantes : Pau le lundi et Morlàas le vendredi, Arudy le mardi et Oloron le vendredi ne risquaient pas de se porter ombrage. Le risque était encore moins grand pour les foires rurales : celle de Morlàas se tenait le 15 juin et celle de Gan le 24 août9.

15Les données dont on dispose ne permettent pas d’établir une relation de centralité entre les marchés ruraux et les marchés urbains et de déterminer avec précision les distances entre les centres, leur aire d’influence et leur population suivant le principe de W. Christaller10. Dans le cas du Béarn au XVIII^e siècle, la hiérarchie ne dépasse pas le quatrième échelon, celui de la « ville de district » ; les marchés ruraux correspondent aux deux premiers : « Bourgs de marché » et « gros bourgs ». La distance maximale entre un marché rural et un marché urbain ne dépasse pas 40 km (Garlin-Pau) ; entre marchés ruraux elle n’atteint pas 20 km et tombe parfois à moins de 10 km (Garlin-Conchez).

16La densité du réseau était donc bien supérieure à ce que laissaient entendre les intendants qui en revanche avaient bien affaire à un volume de transaction tellement dispersé qu’il semblait inexistant. La carte de répartition des marchés au XVIII^e siècle était d’autre part l’héritage d’un lointain passé. Les hautes terres du Vic-Bilh, l’Entre-deux-Gaves conservaient des marchés nombreux, témoignage d’une occupation des sols ancienne ; les vallées des « ribeyres », Gaves de Pau et d’Oloron étaient moins bien loties du fait d’une colonisation plus tardive. Oloron et Arudy, seuls marchés connus des vallées d’Aspe et d’Ossau, alors peuplées et riches, rappellent l’originalité de leurs structures : les marchés n’y étaient pas les centres politiques et administratifs. Parce qu’il était une institution et qu’il affrontait le temps, le marché se prête mal aux conclusions déterministes ; sauf création nouvelle, il est rare qu’il corresponde exactement avec les besoins de la consommation et les possibilités de la production.

17Aussi, tout tableau à un moment donné ne peut-il être qu’une image réductrice d’une réalité fluctuante. Exemplaire de la stabilité du monde rural, le marché est aussi le révélateur de sa mobilité ; le village immobile, le marché immobile n’existent que dans nos imaginations.

Les faux semblants d’une croissance manquée

18En apparence, le XVIII^e siècle fut un siècle faste pour les marchés ruraux ; ils sont en effet les seuls à avoir laissé quelques traces dans les séries archivistiques, celles des municipalités, des assemblées provinciales et surtout celles des intendances. Les marchés urbains, institutions stables, incontournables suscitent moins d’intérêt de la part des pouvoirs locaux et des représentants du pouvoir central que le marché rural dont l’éveil ou le réveil parait être l’indicateur de la bonne santé de l’économie locale.

19Mais en réalité, le marché campagnard n’apparait qu’au cours de séquences assez brèves pendant le siècle ; d’abord entre 1720 et 1730, c’est alors que quelques nouveaux marchés ont été créés. Par exemple un second marché apparait à Morlàas en 1728, ou bien un marché est créé de toute pièce comme celui de Saint-Palais en 1724 qui devait en principe se substituer à celui, jugé trop rural, de Garris. La question des marchés revient à l’ordre du jour des délibérations des jurats, des correspondances des subdélégués et des intendants entre 1760 et 1775. Jusqu’à la veille de la terrible épizootie de 1774-1776 les marchés sont alors réaménagés, restaurés et, très rarement, créés.

20Ces deux périodes chronologiques coïncident avec les phases de croissance du XVIII^e siècle pyrénéen et avec une embellie climatique. Les marchés bénéficient d’une hausse modérée mais continue des prix et aussi, mais c’est moins sûr, d’un accroissement modeste de la production. Les créations du premier quart du siècle précèdent le redémarrage économique régional. Elles traduisent, à l’échelle locale, les frémissements de l’économie nationale qui se dégage d’une longue récession. Vers 1760-1770 le mouvement accompagne la croissance ; des villages qui n’avaient jamais eu de marché ou dont le marché avait périclité depuis très longtemps, c’est le cas de Bruges en Béarn, cherchent à prendre en marche le train du profit. Après 1775 le temps des ambitions et des illusions est révolu ; l’épizootie et surtout la hausse désordonnée et excessive des prix des céréales rétablissent les dures lois du marché.

21Les créations de marchés en milieu rural ont été peu nombreuses et il existe d’autre part très peu de documents susceptibles de les expliciter. En revanche, il est clair que le destin de ces nouvelles institutions fut presque toujours médiocre sinon malheureux. En décembre 1728, Morlàas obtint des lettres patentes portant création d’un second marché hebdomadaire le mercredi ; mais en 1746 les jurats se rendaient à l’évidence, ce marché « seroit devenu inutile ». La date avait été mal choisie, trop proche de celle du « vieux » marché du vendredi et de celles des marchés voisins ; ni la production, ni la consommation locales n’avaient en fait répondu aux attentes et les jurats demandaient sagement que l’on en revint à un seul marché hebdomadaire, celui du vendredi11.

22La création de la foire de Peyranère, au pied du Somport, est un des rares exemples au XVIII^e siècle de création d’un marché de montagne, en dehors de toute agglomération. En réalité, la foire de Peyranère était destinée à prendre le relais de la très ancienne foire de Sainte Christine qui se tenait le 16 août. Les États de Béarn discutèrent de cette question en 1726 ; la date traditionnelle de la foire était jugée beaucoup trop tardive, le bétail étant alors employé à la récolte du foin12. Les députés rappelèrent l’importance de cette manifestation où se retrouvaient les marchands d’Oloron, les valléens d’Aspe, d’Ossau et de Barétous « qui an feyt un commerce considérable dab lous espagnols sço qui fasé entrer betcop d’argen dans la Proubincy ». Selon les États, la foire avait périclité depuis près de quarante ans à « l’occasion de certaines querelles » ! Après avoir ainsi jeté un voile pudique sur les effets des guerres louis quatorzièmes mais aussi sur le mauvais fonctionnement des juntes entre le Béarn et l’Aragon, les députés constataient les efforts considérables des Espagnols pour rétablir ces foires et les besoins en numéraire du Béarn13. Le seigneur de Béost, un Ossalois, fit miroiter l’intérêt d’une foire qui devait drainer « l’or et l’argent » des Amériques en Béarn et proposa qu’elle soit instaurée le 1^er août. Une commission des États établit un rapport et rencontra l’intendant qui répondit favorablement. Les États proposaient une foire annuelle pendant trois jours à partir du 30 juillet ; le bon ordre de la manifestation dépendrait d’un juge gradué nommé par le roi, d’un procureur et d’un greffier. On s’aperçut alors qu’il faudrait rémunérer ces officiers ; les uns considéraient que la charge était imputable à la province toute entière, les autres souhaitaient que seules les vallées la supportent « per la commoditat que lours auran de vender lours bestiaux dens la dite feyre »14. La discussion s’enlisa et la création de la foire de Peyranère, en réalité une restauration fut remise aux calendes.

23La foire de Gan, à 7 km de pau, est une autre de ces fausses créations aléatoires ; l’initiative en revint à la communauté elle-même. En 1762 le syndic Fourticot demanda à l’intendance l’autorisation d’établir deux foires dans le village, la première du 25 au 29 avril, la seconde du 8 au 12 octobre. Le rythme et la durée de ces foires dépassaient à l’évidence les capacités de Gan, modeste bastide de moins d’un millier d’habitants. En réalité elle disposait déjà d’une petite foire, le 24 août, jour de la fête locale, « c’est par l’usage et à l’occasion de la fête localle que cette petite foire s’est établie »15. Les Gantois avaient fait leur propre enquête de faisabilité : ils ne redoutaient aucune concurrence. Arudy avait bien deux foires, l’une le 8 mai et l’autre le 10 août, mais « cette seconde est inutile, personne ne s’y rend ». Quant à celle de Morlàas, le 6 octobre, « elle est très peu fréquentée ». Le subdélégué Sallenave accueillit toutefois fraîchement ces beaux projets ; il attribuait la naissance spontanée de la foire de Gan à la création de la route royale Pau-Oloron-Espagne et réduisait son activité au négoce de quelques bestiaux et de filasses de lin. Il s’appuyait aussi sur l’exemple de la foire d’Oloron établie pour huit jours et qui « cependant ne dure réellement que trois jours au plus après lesquels il n’y a plus personne ». Il insistait surtout sur la proximité de Pau et sur le fait que le marché de Gan ne brillait pas par son dynamisme : « On a même de la peine à y faire fréquenter les marchés qui se tiennent tous les quinze jours ; on doit à la grande route le petit commerce qui s’y fait ». En dernière analyse, le subdélégué émit cependant un avis favorable pour une seule foire les 25 et 26 avril. Le projet n’eut pas de suite, au moins institutionnelle, car il ne reste pas de trace de lettres patentes en sa faveur.

24Les illusions des Gantois étaient pour une bonne part le fruit d’une histoire très récente, celle du développement routier entrepris sous les auspices des grands intendants du milieu du siècle, d’Étigny en particulier. Les espérances des Brugeois tenaient elles aussi aux intiatives des représentants du pouvoir central ; le 19 mai 1765 la communauté de Bruges avait approuvé en assemblée générale la construction d’une nouvelle route entre Nay et Louvie-Juzon qui aurait fait du village une étape entre les vallées d’Ossau et de l’Ouzom, susceptible de drainer les villages du piémont pyrénéen, les voies qui menaient à la Bigorre et, par le Somport, à l’Espagne. La réalisation de cette transversale suscita à Bruges la fièvre des foires déjà observée à Gan.

25Mais les Brugeois disposaient en leur faveur d’un argument très puissant ; en 1767 ils exhumèrent de leurs archives la trace d’un marché qui se tenait par quinzaine le jeudi avant celui de Nay : « Accordé par lettres patentes d’Henry IV roy de Navarre du 6 octobre 1523 » (sic)16. Fâchés avec la chronologie, les Brugeois se faisaient les propagandistes du mythe henricien ; ils voulaient jouir d’un privilège « qui leur est d’autant plus cher qu’ils le tiennent d’Henry IV de glorieuse mémoire ». Ils adressèrent donc une copie de leurs fameuses lettres patentes à l’intendance ; elles évoquaient un riche marché de « toiles, bleds, vins et bœufs ». Ils expliquèrent aussi, à leur manière, le déclin de cette activité supposée brillante : « Ce marché a été interrompu à cause de quelques mauvais garnemens qui se tenaient sur les chemins pour y insulter et maltraiter les gens qui alloient et revenoient dudit marché ». Il était évidemment plus simple d’attribuer les déboires du marché de Bruges aux insuffisances de l’ordre public plutôt qu’à celles de l’économie locale. Cette attitude souligne à quel point la création ou la restauration de centres marchands en milieu rural fut une mode populaire née de l’euphorie économique du beau XVIII^e siècle. Souvent encouragée par les États qui se berçaient eux aussi d’illusions, elle doit être confrontée aux très vives réticences de l’intendance qui, dans ce domaine au moins, eut une vision économique plus réaliste du marché que celle de ses administrés.

26Quel que fut le potentiel réel du marché de Bruges, sa réactivation suscita des réactions diverses ; Pau et Morlàas l’approuvèrent. Lescar et Arudy en revanche s’y opposèrent ; Lescar, à plus de 25 km redoutait la concurrence d’un marché qui se tiendrait le même jour que le sien. Arudy, à 10 km seulement, contrôlait déjà le marché du piémont ossalois ; ses jurats invoquèrent des arguments économiques et moraux. D’une part les marchés de Nay et d’Arudy suffisaient dans le piémont « pour remplir le bien publicq et le particulier » ; d’un autre côté : « La multiplicité en fait des marchés ne sert qu’à fournir des occasions pour perdre du temps et se livrer aux vices ! ». L’intendance partageait assez ce point de vue, mais il n’était pas question pour elle de revenir sur une décision du « bon roi Henri ». Le marché de Bruges fut donc rétabli ; le témoignage de l’abbé Bonnecaze nous a rappelé avec quel succès très relatif.

27Au total il n’y eut en Béarn au cours du siècle qu’une seule proposition pour créer ex nihilo un marché, ce fut celle de Sarrance en vallée d’Aspe en 1764. Cette petite communauté était le centre d’un pèlerinage réputé, elle arguait aussi de sa centralité géographique et du fait que la vallée ne produisait qu’un trimestre des grains nécessaires à sa consommation pour établir deux marchés hebdomadaires, le mercredi et le samedi. Les habitants prétendaient que le marché le plus proche, Oloron, était trop lointain, trois jours de marche en hiver et deux en été. En réalité les projets de Sarrance ne se réalisèrent qu’une décennie plus tard et au bénéfice de Bedous, à la suite d’un transfert et non d’une création.

28La fièvre des marchés et des foires sévit aussi dans les provinces basques, mais plus tard qu’en Béarn et seulement en 1760 et 1770. À peu près à mi-chemin entre Bayonne, Saint-Palais et Saint-Jean-Pied-de-Port, les confins du Labourd et de la Navarre étaient du point du vue des marchés ruraux un véritable désert : quatre demandes de création furent adressées à l’intendance. La première fut celle de Saint-Pée-sur-Nivelle en 1761 qui proposait d’établir un marché le mercredi par quinzaine en alternance avec celui d’Espelette ; il n’y eut aucune opposition mais on ignore si cette proposition fut suivie d’effet17. Itxassou, à 10 km seulement de Saint-Pée, sollicita à son tour l’intendance ; plus célèbre pour ses cerisiers que pour son commerce, ce petit village revendiquait un marché le mardi par quinzaine en alternance avec Hasparren (15 km) et deux foires annuelles le 15 mai et le 21 août18. Le syndic du pays de Labourd intervint en faveur de ce projet et l’enquête menée auprès des communautés de Espelette, Hasparren et Saint-Jean-de-Luz ne révéla aucune opposition. Le subdélégué de son côté fit bien les réserves habituelles « sur l’inconvénient des assemblées de gens oisifs dans les cabarets des divers marchés », mais il soutint finalement la proposition pour des raisons qui n’étaient d’ailleurs pas toutes économiques. « Toutes les paroisses du Labourt sont égales par la constitution du pays. Conséquemment l’une n’a pas plus de privilège que l’autre pour avoir un marché ». Certes, on pouvait s’attendre à ce que le marché d’Espelette souffrit de la concurrence mais le subdélégué était tout acquis aux idées sur la liberté du commerce : « Ce n’est pas une raison pour refuser un établissement nouveau que d’objecter qu’il fera tort à un établissement ancien. Tout au contraire, ce tort s’il existe prouve que l’établissement nouveau est bien plus commode pour le public que l’ancien ». Itxassou eut donc son marché.

29Chaque création d’un marché correspondait à une conjoncture générale mais aussi à des conditions locales particulières. Le cas du village de Cambo illustre une fois de plus l’importance des voies de communications et le rôle du thermalisme dans les Pyrénées au XVIII^e siècle. Cette communauté était le premier petit port sur la partie navigable de la Nive, « en sorte qu’on y a des bateaux » ; son pont était affecté d’un octroi qui était mis en adjudication chaque année. Mais surtout Cambo disposait de deux sources minérales fréquentées par les curistes au cours de l’été et un marché aurait été le bienvenu, « les preneurs d’eau se trouveroient très bien d’avoir un marché où ils pourroient faire leurs provisions »19. En 1771 la subdélégation reçut favorablement la requête présentée par Salvat Diharce au nom de la communauté qui demandait « la permission d’établir dans cette paroisse un marché qui se tiendrait tous les quinze jours le mardy après celuy qui a lieu dans la paroisse d’Hasparren ». La principale difficulté fut de déterminer le jour de cette manifestation, le lundi et le jeudi étaient exclus car jours de marché à Bayonne « où tout le Labourt accourt ». Itxassou avait son propre marché le mardi et Espelette le mercredi ; le subdélégué recommanda finalement d’accorder le mercredi à Cambo sans que l’on sache si cette proposition fut suivie d’effet.

30La fièvre des marchés en Labourd connut son paroxysme en 1772 lorsque Hasparren proposa d’établir un marché hebdomadaire chaque mardi, à la place de son marché par quinzaine. À cette date les trente-cinq communautés du Labourd disposaient de six marchés : les deux marchés, du mardi et du vendredi, de Saint-Jean-de-Luz qui méritait à peine le nom de ville et les marchés de Hasparren, d’Espelette, Itxassou et Urrugne20. Hasparren était en fait une création antérieure au XVIII^e siècle, il avait reçu ses lettres patentes en 1656, et son extension passait pour la conséquence de l’essor de l’artisanat et de l’élevage local. La crise épizootique de 1774-1776 porta un coup très sévère à tous ces petits marchés ruraux qui furent alors fermés ; celui d’Urrugne ne se rétablit qu’en 1777, « le rétablissement ayant déjà eu lieu presque partout »21.

31Un peu meilleur en apparence que celui du Béarn, le bilan basque est en partie trompeur. Il y eut bien, il est vrai, quelques créations de marchés ruraux, dont on ne sait d’ailleurs rien sur le degré de vitalité. En dehors de Bayonne les provinces basques étaient partagées entre leur fidélité à de très anciens marchés de « pays », marchés ruraux comme ceux d’Ossès et de Garris et leur volonté de créer de nouveaux centres conformes à l’évolution de la situation économique. Ossès resta ainsi le marché du petit « pays » qui portait son nom ; tenu le lendemain de la Saint Jean Baptiste son existence est attestée par des actes de 1541, 1583, 1585 et surtout par les lettres patentes de mars 163122. Aucun autre village ne disputa à Ossès son privilège.

32Il n’en alla pas de même en revanche en Pays de Mixe (Basse Navarre) où Garris et Saint-Palais, distants de cinq km à peine se disputèrent le marché. Garris, simple village, représentait la tradition pastorale et politique des « pays » hostile à la concentration des fonctions en un seul lieu. Saint-Palais au contraire revendiquait le titre de ville et prétendait exercer un monopole. Le conflit sans doute déjà ancien apparait pour la première fois dans les registres des États de Navarre le 23 septembre 171123. Des lettres patentes avaient autorisé en 1710 la translation du marché des grains de Garris, à Saint-Palais ; le maire de Garris, qui était aussi le syndic des États, riposta en exposant que la cherté des grains et l’accroissement des charges fiscales exigeaient que soit créé « un marché dans le Pays de Mixe pour l’utilité particulière dudit païs et pour le bien et la comodité générale de tout le royaume ». Il proposait bien entendu de l’établir à Garris ; le maire de Saint-Palais, au nom de la centralité, s’opposait à cette prétention. L’affaire fut mise en délibéré et occupa les sessions des États jusqu’en 1717. À cette date un arrêt royal rétablit le marché aux grains à Garris ; la Navarre avait dépensé 6 000 livres pour obtenir cette décision et répartit la charge sur l’ensemble des communautés. En dépit de la géographie politicio-administrative et de la démographie, le marché rural de Garris l’emportait sur celui, urbain, de Saint-Palais. En 1724 cette très modeste cité obtint des lettres patentes qui restaurèrent son marché « que les guerres d’Espagne avoient fait cesser » et qui était surtout la victime de sa médiocrité et de la fidélité des Basques à Garris. En 1780 des esprits éclairés attribuaient ce marasme persistant à la négligence des jurats « jointe à la mauvaise volonté de quelques particuliers et plus encore à la pauvreté réelle de la dite ville »24. Saint-Palais reprit alors son offensive contre Garris en demandant le rétablissement d’un marché hebdomadaire le jeudi et la création d’une foire annuelle le lendemain de la Madeleine. Les jurats justifiaient leur requête en exagérant les inconvénients de Garris, « sur une éminence où le bétail manque d’eau » et en faisant valoir la croissance de leur cité : « Ils observent que son état est bien changé depuis cette époque ; que son agriculture et sa population sont augmentées, qu’elle est traversée par deux nouvelles grandes routes. Elle est en outre située entre deux petites rivières, avantage précieux pour les bestiaux ».

33En réalité les ambitions de Saint-Palais étaient modestes ; en souhaitant obtenir un marché par quinzaine en alternance avec Garris, elle n’exigeait pas la disparition du marché traditionnel du pays de Mixe. C’est bien ainsi que le comprit l’intendance qui rendit un arrêt favorable sous réserve que le nouveau marché ne gênerait pas celui de Garris, « le plus considérable de toute la Navarre ». La rivalité entre Garris et Saint-Palais et son issue illustrent la belle résistance des vieux marchés ruraux traditionnels ; mais elle ne plaide guère en faveur d’une authentique croissance. Le monde rural ne parvint d’ailleurs pas toujours à éviter des recentrages comme le montre le cas d’Accous et de Bedous en vallée d’Aspe. À une date inconnue, Henri III de Navarre avait instauré à Accous un marché par quinzaine et deux foires25 ; le marché, sans doute peu actif, avait été transporté à Bedous une première fois en 1630. Il ne dut guère y prospérer puisqu’en 1772 la vallée sollicita sa restauration en insistant sur la centralité de Bedous (à moins de 5 km d’Accous)26. Le subdélégué approuva ce projet ; d’une part il espérait que ce nouveau marché apporterait à la vallée les grains « qui manquent les huit mois de l’année ». D’un autre côté les paysans perdraient moins de temps que s’ils allaient à Oloron. Il souhaitait enfin le maintien de la foire de la Saint Michel « comme elle se tient actuellement ».

34Au total, ces minces débats ne sont certes pas négligeables ; le changement de jour de marché, sa translation de quelques kilomètres, quelques créations, beaucoup de restaurations soulignent le dynamisme du siècle. Mais en même temps, cette activité que les passions locales rendaient parfois vibrionnaire, ne doit pas cacher l’essentiel : la carte des marchés ruraux basco-béarnais à la veille de la Révolution était à très peu de chose près de ce qu’elle était vers 1550. Entre les fondations véritables et le début du XIX^e siècle on assiste plutôt à une succession de déchéances suivies de restaurations qu’à de véritables mutations. Dans cette perspective le Siècle des Lumières n’est pas celui de la croissance, mais plutôt celui d’une Renaissance.

Le marché rural existe-t-il ?

35Avant le XIX^e siècle et même le XX^e siècle la très grande stabilité du monde des marchés ne permet guère de distinguer un monde de la croissance (supposé être celui des villes) d’un monde de la stagnation (supposée rurale). Certes, quelques types apparaissent commes les marchés de « pays », Ossès et Garris, ou les marchés de montagne internationaux, Marcadau, Peyranère ; mais en dehors de ces cas peu nombreux, qu’est-ce qui distingue le marché d’Itxassou de celui de Bayonne, celui de Bruges de celui de Pau ?

36Les institutions, providence de l’historien en quête de définition, ne sont ici d’aucun secours. Quelles que soient la taille, les fonctions, la population du lieu où il est établi le marché n’existe que par la volonté du prince sous la forme de lettres patentes ou, lorsqu’il s’agit d’une confirmation, d’un arrêt royal. Les princes souverains de Béarn, les rois de Navarre, puis les rois de France et de Navarre furent ainsi les fondateurs officiels des marchés basco-béarnais, urbains et ruraux. En réalité le prince agissait le plus souvent sollicité par une communauté ou une assemblée d’États. Au XVIII^e siècle les intendants et les subdélégués ne semblent pas s’être substitués à leurs administrés dont ils se contentent en général de soutenir les requêtes. En fait on connaît très mal les véritables instigateurs d’un marché ; quelques jurats, un syndic des États, parfois un seigneur, jamais un écclésiastique, jouèrent sans doute un rôle décisif mais impossible à préciser. Il est à noter qu’en dehors de Bayonne, il n’existait aucun corps de marchands constitué susceptible de faire pression sur les autorités27.

37Lorsqu’elles existent, peu ont été conservées, les lettres patentes reproduisent davantage les espoirs, voire les fantasmes, que la réalité économique de la communauté demanderesse. Ainsi celles de Bruges en Béarn évoquent un important négoce de blés et de vins qui parait peu compatible avec les ressources et les capacités locales. Même si elles décrivaient avec exactitude le potentiel économique d’un marché, les lettres n’en donneraient qu’une image fixe, à un moment donné. Il ne faut donc pas attendre d’elles qu’elles nous apportent des éléments mesurables sur le volume et la diversité des produits échangés.

38On pourrait penser que ces deux paramètres devraient suffire à distinguer le marché rural du marché urbain ; encore faudrait-il en disposer, ce qui n’est presque jamais le cas. Le produit des octrois, lorsqu’il existe, est une source très incertaine des volumes et des valeurs échangés ; les fraudes, une mauvais administration et surtout l’impossibilité de les comparer entre eux rendent toute une interprétation aléatoire. Ainsi à Cambo, les droits de péage établis sur le pont étaient tout à fait indépendants du marché ; il n’avaient été instaurés que « pour le produit être employé tant à la réparation de ce pont qu’à l’acquittement des charges locales et au payement d’une somme de 8 469 livres d’impositions royales dont elle se trouve »28. S’il semble bien par ailleurs que certains marchés ruraux pyrénéens s’étaient spécialisés dans le négoce du bétail comme à Garris, Morlàas ou Lescar, cette activité n’était jamais exclusive et les villes avaient elles aussi des marchés aux bestiaux.

39Parce qu’il est une institution, le marché souffre de transgressions ; à la campagne comme à la ville, il connaît la fraude. Celle-ci prenait deux formes principales ; la première était une variante des manifestaions antifiscales si fréquentes sous l’Ancien Régime. Ainsi en avril 1775 le rétablissement d’un droit sur les céréales, la « jointe », sur le marché de Lembeye détermina des désordres ; le public qui avait pris connaissance de l’arrêt du 13 septembre 1774 sur la liberté de commerce des grains, ne comprit pas que la jointe subsiste : « La perception de ce droit donne souvent lieu à des difficultés. Le rétablissemnt de ce droit a occasionné une révolution dans le commerce qui a produit une espèce de disette de grains dans les marchés »29. Le fermage de la jointe avait été en outre boycotté et Turgot intervint lui-même pour annoncer sa suppression.

40Toujours inspirée de la fiscalité mais moins directement, la fraude la plus fréquente consitsait à établir des marchés parallèles « aux avenues » ; le fait s’observe aussi bien sur les marchés ruraux qu’urbains. En 1738 les jurats de Morlàas s’élevaient ainsi contre l’activité des revendeurs et revenderesses qui se tenaient, à des heures indues, « hors des bornes de la juridiction des jurats et principalement dans les lieux de Saint Jammes. Ils arrêtent les provisions, ils achètent aux particuliers qui les portent et ils font à proprement parler un second marché ; par là il arrive que celui de Morlàas est despourveu de provision ou qu’elles y sont extrêmement chères »30.

41La prolifération de ces marchés sauvages, exclusivement ruraux, à la périphérie de marchés institutionnels est un fait avéré, surtout après 1750. Son interprétation n’est pas aussi évidente qu’il y paraît ; certes il est naturel qu’un consommateur cherche à échapper aux taxes à la consommation. Mais si l’on considère le cas de Pau et celui du marché de la viande en particulier, on s’aperçoit que c’est tout un système de distribution, celui du fermage municipal qui s’effondre dans la seconde moitié du siècle. Bizanos, Jurançon, Billère étaient alors devenus les marchés clandestins de la viande vendue à Pau ; le rapport des fermages était voisin de la nullité et la ville ne trouvait plus d’adjudicataire. Une solution fut trouvée à la fin du siècle avec la création de deux types de boucheries : celles du centre ville qui débitaient des produits de qualité et celles des banlieues qui offraient de la vache et de la « bourrègne » (vieille brebis). L’histoire des marchés illustre ainsi celle des distinctions sociales ; elle montre aussi quel lien puissant il constitue entre la ville et la campagne, qu’il unit plus qu’il ne les sépare.

42Le registre institutionnel apporte un autre exemple de similitude entre marché urbain et rural : celui des tarifs et des prix. Lorsqu’ils dissertaient sur l’opportunité de créer de nouveaux marchés, les contemporains envisageaient en priorité l’amélioration de la moralité publique. La question n’est pas oiseuse et elle est nécessaire à une étude de la sociabilité paysanne31.

43Mais nous ne retiendrons ici que ce qui touche à l’économie proprement dite ; en rapprochant le consommateur du lieu du marché, on prenait le risque de multiplier les intermédiaires et de faire monter les prix. Mais on était encore plus assuré de les faire baisser ; la réduction des temps de transports, des déplacements était le moyen le plus sûr de contrôler les prix de revient. Le tarif du prix du sac de sel en Béarn, établi par le Parlement de Navarre et diffusé par les États est à cet égard un témoignage très significatif. Produit à Salies, le sac de sel y était vendu à 32 sols ; 15 km plus loin à Orthez, il passait à 36 sols ; à 40 sols à Lescar ; à 42 à Pau et Oloron ; à 38 à Navarrenx, Lagor et Arthez ; à 39 à Lucq et Monein ; à 44 à Nay et Morlàas (70 km de Salies) ; à 45 à Arudy ; à 47 à Lembeye et Garlin ; à 48 à Pontacq (80 km de Salies)32.

44Cette politique de taxation, parfois appliquée aux céréales, aux vins aux poissons, au bois et aux matériaux de construction concernait autant les grands marchés urbains que les plus humbles marchés ruraux. Ce n’est donc pas du côté des institutions qu’il faut chercher une définition distinctive des uns et des autres.

45Leurs structures et leur fonctionnement quotidien seraient-ils un meilleur indicateur de leur spécifictité ? Il n’existe que de très rares et très succintes descriptions des lieux du marché ; on serait assez tenté d’opposer la monumentalité et la centralité urbaines à la dispersion et à la rusticité rurales. À Bétharram par exemple, centre d’un important pélerinage marial mais village minuscule, la municipalité mettait en adjudication la perception d’un droit sur les marchandises étalées à même le sol devant l’église33 ; le marché se confondait avec le chemin, sans aucune installation durable. Pau, la capitale de la province reproduisait un schéma absolument identique ; il existait certes une Halle, mais en réalité le marché palois se dissolvait le long de la grand-rue et des rues adjacentes dans le plus grand désordre, très propice à la fraude quotidienne. En contrepartie, on connaît des marchés ruraux qui se dotent d’installations permanentes et parfois même spécialisées. C’était le cas à Arudy où le 9 janvier 1757, en assemblée ordinaire à la maison commune, les jurats constataient : « Que le marché du présent lieu est assez considérable et qu’on ne sauroit donner assés d’attention pour faciliter le commerce et le débit des marchandises qui doivent y estre étalées et pour cela le principal objet qui doit nous fixer c’est de donner aux débittans des endroits qui leur soit commodes pour estaler et mettre à couvert leurs marchandises et trouver en même temps un endroit pour mettre le publicq à portée pour achepter commodément »34. En fait il existait déjà à Arudy une petite Halle mais elle était devenue insufisante et le commerce, celui du sel en particulier, se tenait dans la rue qui se trouvait « totalement bouchée » ! Ce marché très important pour les pasteurs ossalois fut installé sur la place Puyou, « où il a été fait un couvert d’ardoise ». Au même moment, le marché aux céréales de Pau se tenait en plein air, Place Royale35.

46Les structures institutionnelles ou matérielles n’établissent pas une nette distinction entre le marché rural et le marché urbain. La diversité des denrées échangées serait sans doute un bien meilleur indicateur ; mais dans l’état actuel des sources connues la démonstration n’est guère envisageable. Les tableaux ou tarifs des droits de ferme de passage et mesurage, établis pour de très longues périodes, énumèrent de longues listes de produits dont on n’est jamais sûr qu’ils aient été réellement présents sur les marchés. Ces documents s’achèvent d’ailleurs sur une formule qui en dit long sur leur imprécision : « Et pour toute autre denrée sujette au mesurage ».

47Ne pouvant établir avec certitude une différence de nature entre le négoce des villes et celui des campagnes, on imagine assez une différence de degré. On en revient ainsi à la mesure du phénomène ; reste à décider sur quelle base l’établir. Nous ne reviendrons pas sur les octrois ou les fermages et les réserves qu’ils nous inspirent. Les comptabilités des greniers des pays d’États correspondent à des périodes de crise et ne peuvent être qu’indicatives. Le document sans doute le plus prometteur est constitué par les « fraileaux » ou registre des mercuriales des céréales. Mais les quantités commercialisées n’apparaissent qu’assez tard dans ces registres et on en connaît peu dans les archives rurales36. L’entreprise sera difficile, elle n’est pas impossible ; elle aurait le mérite de donner un début de réponse à la question que nous nous posions, le marché rural existe-t-il, et à celle de l’évolution du volume des échanges et du volume de la production.

48Par bien des côtés la définition du marché rural dépend de celle de la conjoncture séculaire : y-a-t-il eu au XVIII^e siècle dans les Pyrénées Occidentales une authentique croissance ? Est-ce la quantité des produits échangés qui s’accroît ou sont-ce les systèmes de distribution qui se perfectionnent, stimulés par la demande ? L’évolution des marchés basco-béarnais ne plaide guère en faveur d’une économie nouvelle. Il est possible que la production et la consommation aient augmenté, mais ce fut dans un cadre structurel très stable. Des marchés anciens, en sommeil au XVII^e siècle, ont bien été réactivés ; mais les créations ont été en revanche rarissimes.

49De toute cette histoire nous n’avons par ailleurs évoqué que les apparences institutionnelles ; Il reste à animer le tableau et à y introduire l’essentiel : l’homme sur le marché.