1Il est possible de soutenir l’idée que les foires et les marchés sont ce que les anthropologues appellent un « fait social total », c’est-à-dire non seulement un lieu d’échanges économiques, mais aussi un lieu de complexes échanges sociaux dans un sens très large1. Afin de rendre comte de cette complexité, j’ai choisi d’orienter mon rapport autour de trois pôles complémentaires. Il sera d’abord question des problèmes de type institutionnel ou juridique. En second lieu, je poserai le problème de l’espace et de son organisation : que peut-on dire de la répartition spatiale des foires et des marchés et que peut-on dire de la façon dont ces institutions organisent ou articulent l’espace rural ? Enfin, le troisième thème ouvrira le débat sur les pratiques sociales et symboliques qui animent les marchés physiques, pratiques à la fois universelles et tout à fait caractéristiques de la période étudiée.

La création des foires et des marchés : offre et demande

2Dans le droit et dans la pratique administrative de l’Ancien Régime, l’attribution des foires et marchés appartient au souverain qui répond en général à une demande de la part d’un seigneur, d’une communauté ou des autorités municipales, d’un corps constitué tel un corps de marchands ou une chambre de commerce. Lesquelles parmi ces différentes entités demandent-elles la création de foires et de marchés ? Dans son livre Foires et marchés dans la France préindustrielle (fin de l’Ancien Régime – Restauration), Dominique Margairaz analyse les demandes de créations entre 1750 et 1789 d’après les dossiers parisiens. Les communautés d’habitants sont responsables pour 40 % des demandes, les autorités municipales pour 35 %, les seigneurs pour 21 % et l’administration pour 4 %2. De mon côté, j’ai effectué un comptage d’après les dossiers inventoriés du Bureau du commerce qui ne considère que des demandes approuvées par les intendants provinciaux, pour la période 1730-1789. Dans ce cas, les communautés et les autorités municipales ne totalisent qu’environ 52 %, les seigneurs environ 44 %, les demandes mixtes (municipalité plus seigneur) 2 % et les corporation 1 %3. Comment expliquer la plus faible part des communautés et des autorités municipales devant le Bureau du commerce ? Deux réponses, au moins, viennent à l’esprit : soit les deux échantillons ne recouvrent pas les mêmes types de demande, soit les dossiers présentés au Bureau du commerce, triés par les intendants au préalable, favorisent des demandes émanant des seigneurs par rapport aux autres.

3La répartition des demandes entre deux grands pôles – communautés et municipalités d’un côté, seigneurs de l’autre – présente des spécificités régionales assez nettes. D’après les données du Bureau du commerce, la façade atlantique de la Normandie à la Saintonge constitue un domaine où la puissance seigneuriale domine : vingt-huit demandes proviennent des seigneurs pour seulement sept des communautés/ municipalités. En revanche, les pays méridionaux (Auvergne, Provence, Languedoc, Gascogne) comptent dix-huit demandes de la part des communautés/municipalités pour seulement trois demandes seigneuriales. Il en est de même pour l’analyse des demandes d’établissement, de rétablissement, de changement ou de confirmation faites dans la généralité du Languedoc au XVIII^e siècle : sur une quarantaine de demandes, vingt-neuf émanent des maires, consuls, communautés ou habitants, neuf des seigneurs, une est partagée et une vient d’une chambre de commerce4. Enfin, d’après l’étude des lettres royales enregistrées par le parlement de Rennes entre 1592 et 1774 (Henri IV-Louis XV) effectuée par Michel Duval, la vaste majorité bénéficient aux seigneurs5. En bref, dans un grand Ouest de la France, de la Normandie à la Saintonge, les foires et marchés semblent être l’affaire des seigneurs jusqu’à la Révolution. En revanche, dans un grand Sud du Royaume, ils sont demandés surtout par les habitants et par leurs représentants. Dans les régions du Centre, du Bassin parisien, de l’Est, les tendances semblent se dessiner moins nettement. Pour en savoir plus, il faudrait analyser les dossiers présents dans les archives des intendances provinciales.

4Il reste bien sûr à poser la question de la signification de cette répartition spatiale et sociale de la demande en foires et marchés tout en reconnaissant ne pas avoir les moyens actuellement d’y répondre de façon catégorique. Je suis tenté de faire le rapport entre le pouvoir important accordé aux seigneurs dans le domaine des foires et marchés dans le droit coutumier de l’Ouest de la France et la prédominance des demandes seigneuriales dans ces mêmes pays. Plus généralement, si l’on pose comme hypothèse une persistance plus forte de la puissance seigneuriale dans l’Ouest du royaume, ne doit-on pas alors postuler l’existence durable d’un ensemble de droits et de privilèges, notamment ceux liés à la justice et, dans le même ordre d’idée, ceux concernant les foires et marchés ? Avant d’accepter cette hypothèse, il faudrait tout d’abord connaître plus précisément la géographie seigneuriale de la France moderne.

5Il convient aussi de demander à qui profitent les foires et les marchés. D’après Dominique Margairaz, les foires et marchés francs constituent environ 45 % du total des réunions commerciales à la veille de la Révolution. Sans donner des chiffres précis, cet auteur affirme que les foires et marchés francs sont plus nombreux dans le Midi et le Centre qu’en Bretagne et dans le Centre-Ouest. Cependant, les choses ne sont pas simples. Elle indique également la répartition des bénéficiaires des foires et marchés non francs : plus de 50 % pour des personnes privées (seigneurs), près de 40 % pour des communautés urbaines ou villageoises, environ 10 % pour le roi ou pour plusieurs parties. Elle avance aussi que l’emprise seigneuriale est plus forte dans le Midi où environ 70 % des foires et marchés non francs appartiennent à des personnes privées contre plus de 50 % en Bretagne et dans la généralité d’Alençon et moins de 35 % dans la généralité de Riom6. Il faut concilier deux tendances apparemment contradictoires : il y a une plus forte proportion de foires et marchés francs dans le Midi en même temps que l’emprise seigneuriale y serait plus forte sur les institutions non franches. Tout dépend des proportions respectives. D. Margairaz ne donne pas la proportion de foires et marchés francs par ensemble régional ; plus l’écart serait grand entre des provinces différentes (le Languedoc et la Bretagne, par exemple), moins les pourcentages cités plus haut concernant les foires et marchés non francs seraient significatifs.

6D’après les résultats d’une enquête sur les droits perçus dans les marchés aux grains en 1755 (résultats pour le Haut Languedoc), quatre marchés sont libres de droits, quinze prélèvent des droits au bénéfice de la communauté, huit au bénéfice du seigneur, trois en faveur du roi ou d’un engagiste7. Dans la généralité de Bordeaux à la même époque, les droits sur les marchés aux grains sont perçus pour un petit tiers par les communautés et un gros tiers par des seigneurs et des institutions religieuses ; un autre petit tiers de marchés ignorent des droits, parfois à cause de leur modicité8. En bref, on ne peut guère parler ici d’une « emprise seigneuriale » sur les marchés. Tel n’est pas le cas en Champagne (généralité de Châlons-sur-Marne) au XVIII^e siècle. P. Boulanger dénombre environ quatre-vingts marchés aux grains dans cette province dont au moins quarante-huit où les droits profitent au seigneur et une quinzaine d’autres où les droits reviennent à diverses autorités ou institutions religieuses (qui peuvent éventuellement être aussi des seigneurs, mais ce n’est pas clairement signifié)9. En Bretagne, étudiée par Letaconnoux, il y a peut-être des marchés et des foires francs, mais surtout une mainmise des seigneurs sur les droits qui existent dans de très nombreux marchés10. Ces différents exemples me semblent aller dans un même sens : dans les provinces où la puissance seigneuriale reste forte, les foires et les marchés relèvent de cette puissance aussi bien pour leur création que pour leur gestion. En revanche, dans les régions de plus faible emprise seigneuriale, ce sont les communautés d’habitants qui les prennent en charge. Il reste à définir plus précisément une géographie de ces différences et à en faire l’histoire : peut-on esquisser l’évolution dans le temps de ces modèles plus ou moins contrastés ?

7La pratique c’est aussi le mouvement de la demande et la réponse du pouvoir royal. Selon D. Margairaz11, d’après l’étude de l’ensemble des demandes contenues aux Archives nationales pour les années 1750-1789, la demande de nouvelles institutions s’est accélérée à la veille de la Révolution :

8Sur un ensemble documentaire limité au seul Languedoc, mais pour presque tout le XVIII^e siècle, j’arrive à une répartition chronologique plus équilibrée12 :

9Et que dire des deux siècles antérieurs ? Nous ne possédons pas de fond documentaire aussi systématique pour les XVI^e et XVII^e siècles. En fait, il n’y a que les lettres patentes qui peuvent nous renseigner sur la demande quoique de façon incomplète et biaisée (nous ne savons pas toujours s’il s’agir d’une création, d’un rétablissement, d’une confirmation de privilèges déjà accordés). Michel Duval a relevé toutes les lettres royales enregistrées par le parlement de Rennes entre 1592 et 1774. D’Henri IV jusqu’au milieu du règne de Louis XIV (1680), il dénombre environ 1,5 lettres patentes par an concernant les foires et marchés. Après cette date et jusqu’à la mort de Louis XV, le rythme est beaucoup plus lent, autour de 0,4 lettres par an13. J’ai effectué un comptage plus sommaire pour le parlement de Toulouse à partir des inventaires imprimées pour les années 1640-1789. Pour l’ensemble de cette période, le rythme languedocien tourne autour de 0,4-0,5 lettres patentes par an avec une accélération à partir de 1760 (plus d’une lettre par an jusqu’à la Révolution)14.

10Comment interpréter ces données d’évidence fragiles ? Les premiers Bourbons semblent avoir été très généreux dans la concession de foires et marchés en Bretagne. La vaste majorité de ces concessions sont accordées à la noblesse bretonne : militaires, parlementaires, courtisans, autrement dit, aux relais du pouvoir royal à la suite des troubles liés aux guerres de Religion, à la révolte de Mercœur, à la Fronde… Les données bretonnes et languedociennes se rejoignent par la faiblesse du nombre de lettres royales pour la période de crise entre 1680-1720. Est-ce le résultat d’une mauvaise conjoncture, d’un essoufflement économique et politique ? Rappelons que les lettres patentes coûtent assez cher, ce qui en période de vaches maigres peut ralentir la demande de nouvelles concessions. Enfin, la reprise de la fin de l’Ancien Régime, constatée par Margairaz, est davantage visible devant le parlement de Toulouse que dans les dossiers de l’intendance de Montpellier. Il semblerait, en tout cas, que la demande de foires et marchés n’est pas un phénomène linéaire ; si Ton peut comprendre un ralentissement en temps de crise, la poussée de la fin de l’Ancien Régime dont il faudrait mieux cerner les variations régionales, n’a pas, pour l’instant, une explication convaincante.

11La demande de nouvelles concessions de la part des seigneurs ou des communautés est, en quelque sorte, la somme d’un ensemble de demandes locales. Mais deux obstacles viennent s’intercaler entre ces sollicitations et leur satisfaction : le point de vue de l’appareil de l’État et l’approbation ou l’hostilité des localités voisines. Examinons ces deux versants. Rien n’oblige le pouvoir souverain à approuver les requêtes des communautés ou des seigneurs. Que savons-nous de la réaction de la monarchie face à ces demandes ? La seule étude que je connaisse est celle de D. Margairaz pour la période 1750-1789. Sont satisfaites entre 50 et 60 % des demandes entre 1750 et 1780 ; la dernière décennie de l’Ancien Régime voit ce chiffre baisser pour atteindre entre 35 et 40 %15. Une demande non satisfaite peut être soit refusée directement, soit ajournée, soit laissée sans suite évidente. Un certain nombre de demandes, en foires notamment, sont acceptées partiellement, le nombre de réunions annuelles ou leur durée se trouvant réduit. Il est quasi impossible de savoir si ce taux d’acceptation reflète une situation durable ou seulement passagère, car pour la majeure partie de l’Ancien Régime, nous ne possédons ni l’ensemble des demandes ni l’ensemble des réponses.

12De même, si nous avons d’assez abondants témoignages concernant les attitudes gouvernementales vis-à-vis des foires et des marchés pour la seconde moitié du XVIII^e siècle, il n’en est pas de même pour les périodes antérieures. La doctrine physiocratique s’impose avec sa vision négative dont le témoignage le plus fort est de Turgot dans son article « Foire » dans l’Encyclopédie. Résumons. Le grand physiocrate oppose le marché, fruit d’une organisation rationnelle et quasi naturelle de l’espace, à la foire, rassemblement favorisé historiquement par les multiples contraintes dont souffrait le commerce. Les privilèges, notamment fiscaux, donnaient aux foires un solide avantage par rapport à d’autres formes de commerce moins libres de réglementation et plus imposées16. Turgot se réfère ici davantage aux grandes foires de marchandises telles celles de Beaucaire, de Guilbray, de Caen… qu’aux petites foires de campagne dont la plupart ne bénéficiait pas de privilèges fiscaux. Le discours dominant des élites sur les foires ordinaires peut se résumer par cette observation du Bureau du commerce en 1780 :

« Que la multiplicité des foires avoit en tout tems paru entraîner des inconveniens à raison des déplacemens qu’elles causent aux cultivateurs et des occasions de dépense et de dérangement qu’elles leurs fournissent »17

13Cette opinion négative des foires franchira sans difficulté la Révolution et sera encore tenace tout au long du XIX^e siècle18.

14Mais, comme nous l’avons constaté plus haut, les autorités royales finissent par accorder à peu près la moitié des foires et marchés demandés alors que leur discours global déplore le trop grand nombre déjà existant à leurs yeux. Comment expliquer ce hiatus entre les représentations et la réalité ? Il est possible que les enquêtes menées à l’occasion de chaque demande et les arguments des localités aient fourni des démentis au discours global : il y a trop de foires, mais dans tel cas précis, la demande serait justifiée. Écoutons l’argumentation économique et géographique des représentants de la ville d’Alès qui demandent le statut de foire franche pour deux foires et la prolongation de la durée de celle de la Saint Barthélémy en 1784 :

« Le nombre de vendeurs est infiniment plus considérable que celui des acheteurs […] en raison de la multiplicité des propriétés qui dans les Cévennes et le nismois sont entièrement divisées. Les cultivateurs sont pour la plus grande partie fileurs de soye, il faut donc un point de réunion, un centre commun, où tous ceux qui ont de soyes à vendre puissent les vendre ainsi que ceux qui veulent les acheter, afin que les uns et les autres soient à portée de s’éclairer sur le prix de leurs ventes, et de leurs achats, d’après la quantité de soyes, celles des espèces, le nombre de concurrens et les autres circonstances propres à influencer sur les prix ; or ce concours ne peut avoir lieu qu’en une foire autorisée par le Roy… »19

15L’accumulation des cas favorablement accueillis finit par représenter la moitié environ des demandes. Il ne faut pas oublier, non plus, que les demandes émanent très souvent des élites du royaume : grandes familles nobles, grands seigneurs, notables urbains et villageois. Ces élites ont probablement accès à des réseaux d’influence, de clientèle, de protection au sein des instances gouvernementales et administratives nationales et provinciales. Il est certainement plus facile de dénoncer la multiplicité des foires dans l’abstrait que de refuser la demande de telle ou telle personne bien en cour auprès d’un intendant de province ou d’un ministre.

16Le décision d’accorder ou non des foires et marchés dépend également du contexte local : les privilèges anciens priment en principe sur les demandes nouvelles. En pratique, il faut respecter une certaine distance dans le temps et dans l’espace entre deux rassemblements commerciaux. La règle générale exige une distance de quatre lieues entre deux localités, surtout si les jours de foire ou de marché coïncident. Au milieu du XVIII^e siècle, les consuls de Casteljaloux (subdélégation de Nérac) écrivent au roi pour lui demander de ne pas accorder la création d’un marché à Caumont-sur-Garonne le mardi de chaque semaine. Ils développent deux lignes d’opposition, une qui fait appel aux idées générales sur le trop grand nombre de marchés et l’autre qui défend l’antériorité des marchés, donc des privilèges de leur ville :

« Les raisons sur lesquelles des suppliants fondent leur opposition sont en premier lieu que la multiplicité des marchés qu’on prétend établir dans les villes et bourgades du pays interrompent le commerce pour les uns et les autres, tout comme la culture des terres, parce que les paysans destinés à cette opération, soit par libertinage, soit pas curiosité ou par paresse, n’en manquent pas un, de cette façon le travail ne se fait point, les nouveaux établissements dans ce genre sont par conséquent non seulement inutiles mais préjudiciables au public […] ; nous avons néanmoins tout lieu de craindre que notre marché en souffrira, ce qui donne lieu à notre opposition. S’il s’agit de privilèges nous en avons au dessus de Messieurs de Caumont, notre marché est aussi ancien que la ville, notre ville est privilégiée, parce qu’elle est décorée d’un chapitre et d’un sénéchal, ce n’est donc que par envie que Messieurs de Caumont demandent ce nouvel établissement qui nous seroit très préjudiciable… »20

17En fait, les consuls de Casteljaloux voudraient parvenir à modifier le jour de marché choisi par leurs voisins distants d’environ deux lieues. Ils égrènent le calendrier des marchés dans les localités autour de Caumont pour arriver à la conclusion que le seul jour qui ne leur porterait pas préjudice est le vendredi. Ont-ils eu gain de cause ? Le dossier aux Archives de la Gironde est muet, mais l’état des villes de la généralité où se tiennent des marchés aux grains de 1755-1756 ignore Caumont de même que l’inventaire du Bureau du commerce21.

18Les seigneurs, propriétaires de foires et marchés, peuvent également s’opposer à la création de rassemblements commerciaux qui portent préjudice à leurs intérêts. En 1771, le village de Sémalens (subdélégation de Lavaur) demande la création de deux foires ; les paroisses voisines ne manifestent aucune opposition, ce qui n’est pas le cas de M. de Castries, seigneur de Puilaurens, représentant M. le maréchal de Belle-Isle. Selon le subdélégué de Lavaur, le seigneur est :

« Un peu intéressé à ce que cet établissement n’ayt pas lieu et fondé à y faire des oppositions, attendu qu’aux marchés de Puylaurens il se perçoit à son proffit un droit de coup sur les grains qui se vendent et tant qu’on vendrait aux foires de Semalens seroit en tant moins aux marchés de Puilaurens, parce que cette ville est la plus a portée de Semalens n’en estant qu’à une lieue »22.

19Le droit perçu par l’engagiste est d’1/48^e de tous les grains provenant des communautés voisines de Puylaurens ; il est affermé entre 1749 et 1752 pour 1400£ par an, ce qui situe tout l’intérêt d’éviter la création de foires ou marchés concurrents. D’ailleurs, ce même seigneur engagiste s’opposera quelques années plus tard au projet de rétablissement de foires et marchés dans la bourgade voisine de Saint-Paul-Cap-de-Joux23.

20L’attribution des foires et marchés est un droit régalien mais l’initiative des demandes revient pour l’essentiel aux seigneurs d’un côté et aux communautés ou leurs représentants de l’autre selon une répartition géographique assez différente. Il en est de même pour les droits de marché et de foire. On constate une assez forte participation seigneuriale dans la demande et dans la gestion des foires et marchés dans les provinces où l’emprise seigneuriale persiste à l’époque moderne, l’Ouest de la France en particulier.

Les foires et marchés dans l’espace

21L’étude des aspects juridiques et administratifs de l’attribution des foires et des marchés nous informe surtout de la nature de la demande et de ses variantes régionales et chronologiques, mais elle n’éclaire pas vraiment leur répartition dans l’espace national ou régional pas plus que les rapports entre l’implantation des centres commerciaux et l’organisation de l’espace rural. La dimension spatiale de ces rassemblements commerciaux est capitale. Leur semis constitue un des maillons de base de l’économie, voire de la société toute entière. Que savons-nous de la répartition géographique des foires et des marchés, de leurs densités ? Quelles variables semblent influencer cette répartition ? Ces questions concernent en priorité les espaces régionaux et nationaux. Mais il ne faut pas négliger les espaces plus réduits. Par exemple, il convient de s’interroger sur les aires de marché : comment les connaître, donner quelques exemples précis, essayer de comprendre comment le marché aide à organiser cet espace local.

22Les foires et marchés s’inscrivent dans un double continuum : le temps et l’espace. Un marché se tient dans un lieu précis, connu d’avance ; et il se retrouve, en général, semaine après semaine, année après année dans le même lieu. Il en va de même pour des foires bien que leur périodicité soit plus espacée et souvent plus irrégulière.

23La France d’Ancien Régime est en voie de construire un marché national nécessairement abstrait, invisible. Mais, encore à la veille de la Révolution (et après), ce marché là est loin d’être réalisé. Ce que les Français voient, ce sont des milliers de marchés physiques à travers le territoire – D. Margairaz énumère quelques 2446 lieux de marché vers 1793. Il convient de prendre ce chiffre comme un ordre de grandeur plus qu’une donnée d’une grande fiabilité tant les listes de marchés sont approximatives. Le même auteur dénombre également quelques 4264 lieux de foire24.

24Reportées sur deux cartes, ces informations permettent de saisir d’un coup d’œil le semis des foires et des marchés25. À vrai dire, ces cartes posent plus de questions qu’elles n’en résolvent. Tout d’abord, une remarque supplémentaire concernant la qualité des informations. Je pense, pour ma part, que ces cartes surestiment le nombre de lieux de foire et de marché. Dans bien de localités, toutes les foires inscrites sur les listes officielles ne se tiennent plus si jamais elles se sont tenues. Par conséquent, il conviendrait de minorer la fréquence des réunions dans un nombre important mais incertain de communes. De plus, il y a des marchés inscrits sur les tableaux révolutionnaires qui n’ont pas existé avant la Révolution et qui n’existeront pas après. Quelle proportion… ? Ces réserves faites, la géographie même des foires et des marchés doit ressembler très fortement à ce que l’on voit ici sur les deux cartes de D. Margairaz.

25Quelles variables pourraient expliquer les variations régionales que l’on y constate ? D’après Margairaz et B. Lepetit, aucun modèle ne rend compte complètement de la complexité des situations. Le relief joue évidemment un rôle – comparez la rareté des foires et marchés dans les Pyrénées et les Alpes et leur relative abondance dans les grandes vallées (celle de la Garonne, par exemple). Citons d’autres variables susceptibles d’influencer leur répartition : la densité de la population ; le taux d’urbanisation ou, au contraire, de dispersion de la population ; les réseaux de communication ; la nature des activités économiques (type d’agriculture, d’élevage) ; le pouvoir d’achat des populations26. Les poids respectifs de ces variables et l’influence, peut-être, d’autres pas encore prises en compte ne sont qu’imparfaitement connus. Il est vrai que les analyses statistiques de ces historiens ont dû se contenter de définir des variables et d’examiner une situation à un moment donnée de l’histoire alors que les foires et marchés existant à la Révolution ou vers 1840 sont le produit d’une histoire pluri-séculaire. Comment mesurer pour ces milliers de localités le poids du passé : la situation géographique, l’implantation gallo-romaine (pour commencer en notre ère), la présence ou non de couvents, de châteaux, le rôle des seigneurs successifs (leur prestige, leur accès ou non aux largesses royales), les mouvements de peuplement (sauvetés, castelnaux, bastides…), la mise en place des centres de pouvoir ecclésiastique et étatique, etc. ? Il me semble que les analyses globales d’explication devront être accompagnées maintenant d’études régionales qui s’inscriront nécessairement dans la longue durée.

26Prenons, par exemple, le destin des foires et marchés créés ou rétablis par l’autorité royale dans le ressort du parlement de Toulouse aux XVII^e et XVIII^e siècles. J’ai dénombré environ quatre-vingts lettres patentes créant ou rétablissant foires et marchés. Une solide majorité (50 sur 80) concerne la création de foires et marchés ensemble ; quant aux autres, ils s’agit donc soit de foires, soit de marchés seulement. Ces créations ou rétablissements ont-ils été couronnés de succès ? Les trouve-t-on encore sous la Révolution ou au XIX^e siècle ? En fait, le destin des foires se révèle être très différent de celui des marchés. Les foires ont un taux de réussite qui avoisine les 80 % ; les localités bénéficiant de créations de foires sous l’Ancien Régime continuent à en avoir entre 1790-1850. Autrement dit, le semis des foires continue à s’étoffer entre Henri IV et Louis XVI ; de nouvelles localités peuvent prendre place assez facilement ; de nouvelles foires peuvent s’intercaler dans le calendrier de celles déjà existant. En revanche, les marchés sont beaucoup moins heureux – moins du quart de ceux créés ou rétablis se maintiennent entre la Révolution de 1789 et celle de 184827.

27Comment expliquer cette réussite différentielle ? Le succès des foires peut se comprendre de deux manières complémentaires. D’abord, et en suivant D. Margairaz, les foires attirent des foires. L’existence de foires plus ou moins anciennement implantées ne décourage en rien de nouvelles créations et ne préjuge apparemment pas leur succès. Il y a là des facteurs aussi bien économiques que psychologiques – l’émulation des voisins poussent à la création de foires chez soi sur le même modèle. Leur succès viendrait, et c’est le second élément à considérer, du fait que les foires ont un « seuil de rentabilité » relativement faible. Il ne s’en tient que quelques unes par an, de une à quatre le plus souvent, et le rayon d’attraction n’est que de quelques kilomètres à la ronde, de quelques villages avoisinants. Pour que la foire soit une réussite, il suffit de la présence de quelques centaines de personnes, de quelques dizaines de bêtes et de quelques marchands. La communauté n’est pas obligée de faire de grands investissements, les participants non plus. Il convient de signaler aussi la souplesse du calendrier. Quelle rivalité peut exister réellement entre des communautés voisines qui répartiraient leurs quatre foires respectives sur huit mois différents ? La concurrence entre villages est diluée par le fait qu’à la distance dans le temps s’ajoute à celà dans l’espace. D’une certaine façon, le succès se mesure davantage par la survie que par le développement d’une foire d’une grande renommée ; le cas a pu se produire, mais rarement. À la fin du XIX^e siècle, quand le gouvernement oblige les communes tenant foires d’assurer une surveillance sanitaire, donc de payer un vétérinaire à chaque foire, un certain nombre de communes ont alors renoncé à les tenir car la ponction sur le budget communal n’en valait pas la peine.

28En ce qui concerne les marchés, les explications sont presque diamétralement opposées. D. Margairaz remarque que le semis des marchés ne manifeste pas le même phénomène de concentration ; il semblerait que les marchés anciens répuisent les nouveaux. Pourquoi ? Le calendrier des marchés est hebdomadaire ; les marchés doivent en fait se répartir sur six jours à cause de l’interdit dominical, à peu près respecté. La proximité d’autres marchés limite nécessairement le choix des jours ; souvenons-nous des plaintes des consuls de Casteljaloux face aux tentatives de créer un marché à seulement deux lieues et le même jour. La distance dans le temps ne fonctionne pas aussi bien que pour les foires. Pour survivre, un marché doit assurer le contrôle économique d’un territoire, d’un hinterland. Un nouveau marché risque d’empiéter sur une ou plusieurs aires de marché voisines. Dans un contexte d’évolution démographique relativement lente, le nouveau venu, pour réussir, doit détourner une part de la population et des marchandises vers lui, sinon c’est la disparition. Le fait que la grande majorité des nouveaux marchés n’aient pas survécu dans la région Languedoc/Gascogne orientale suggère que le semis des places marchandes était déjà largement esquissé avant 1600 et, sans doute, encore plus loin dans le temps. Une carte des marchés médiévaux ne risquerait-elle pas d’être très proche de celle de 1789, voire de 1850, au moins dans certaines régions – le Gers, la Haute-Garonne, le Tarn-et-Garonne, les Hautes-Pyrénées… ?

29Changeons d’objectif. Après les grands espaces, examinons les marchés et leur espace local. Nous venons de parler des aires de marché, des hinterlands, ou umland. Est-ce possible de les connaître ? Quelle signification pour les hommes de l’époque, pour nous les historiens ? Connaître, mesurer les aires de marché à l’époque moderne n’est pas chose facile. Deux voies assez distinctes nous le permettent, même s’il faut toujours garder à l’esprit qu’il s’agit beaucoup plus d’approximations que de réalités précises. Il y a ce que l’on pourrait appeler la méthode globale : on prend un espace donnée, on y compte les marchés, on divise la superficie par le nombre de marchés et on obtient une aire de marché moyenne pour la région ou espace étudié. C’est la méthode employée par A. Everitt pour son étude des marchés anglais dans l’Agrarian History of England and Wales. D. Margairaz utilise cet outil pour les foires et marchés de la France révolutionnaire28. Le rayon moyen des foires est de sept kilomètres, des marchés de huit kilomètres, ce qui donne des aires moyennes de 154 km² et de 200 km² respectivement (en prenant comme forme le cercle).

30Ces moyennes recouvrent des différences régionales assez importantes. J’ai tenté à partir de divers travaux et recherches personnelles de calculer les aires moyennes pour plusieurs grandes régions vers le milieu du XVIII^e siècle. Les résultats doivent être traités avec précaution, notamment à cause des approximations concernant les superficies analysées.

31Les aires de rayonnement de ces provinces vers le milieu du XVIII^e siècle correspond assez bien à la carte départementale de D. Margairaz pour la Révolution. Le problème de l’interprétation des données est exactement le même que pour les cartes des semis présentés plus haut. Je n’y reviendrai pas. Mais si cette méthode est utile à des fins de comparaison entre espaces régionaux ou nationaux, elle gomme inévitablement les différences notables entre marchés dans un même espace. C’est pourquoi je propose, en supplément, une seconde approche, plus empirique, mais aussi plus proche des réalités locales. Elle consiste, quand on le peut, dans la reconstitution des aires d’attraction à partir de sources diverses et variées. J’ai ainsi exploité des enquêtes fiscales et administratives datant des années 1741-1743 dans trois ensembles proches : les élections d’Armagnac et de Comminges et le diocèse civil de Rieux. J’ai aussi trouvé des listes de communautés « formant les marchés » de plusieurs centres du bas Quercy pour l’année 1766. Enfin, un questionnaire posé aux communautés de l’élection de Gap en 1789 permet également à déterminer des aires de marchés. Voici les principaux résultats pour un échantillon de marchés en forme de tableau. On pourra ainsi se faire une idée de la variété des situations dans les différentes zones étudiées29. Ces enquêtes demandaient (sauf pour le Quercy) où étaient les débouchés pour 191 les productions excédentaires ou, au contraire, les lieux où l’on s’approvisionnait. Les communautés répondaient en citant un ou plusieurs noms de villes ou bourgs à vocation commerciale. Dans la colonne consacrée au nombre de communautés, j’ai donné, quand les informations le permettaient, deux chiffres : le premier indique le nombre de villages qui ont placé le marché en première position ; le second, entre parenthèses, donne le nombre total de communautés qui ont cité le marché parmi les débouchés ou lieux d’approvisionnement. Pour donner une idée générale, dans l’ensemble de la région Armagnac-Comminges-Volvestre, la moyenne de communautés par marché dans l’aire principale se situe à 17,5 ; la moitié environ des marchés attire en priorité entre six et quinze communautés, l’autre moitié entre 15 et 40. On remarquera que certains marchés – Mauvezin et Jegun – semblent dominer leur hinterland sans partage alors que d’autres exercent une attraction plus faible ou moins exclusive (Saint-Girons et Veynes). Le cas de Saint-Girons mérite quelques explications. La capitale du Couserans possède une aire primaire assez importante avec vingt-huit communautés, mais son aire secondaire est trois fois plus vaste. Les données géographiques y sont sans doute pour quelque chose. En effet, il s’agit d’une zone de montagne, Saint-Girons contrôlant le haut bassin du Salat à sa sortie des Pyrénées. En amont, il n’y a que deux centres, Seix et Castillon, dont les foires et les marchés sont plutôt spécialisés dans la vente de bétail. Saint-Girons est cité par presque toutes les communautés du Couserans car c’est le principal marché aux grains dans une zone où leur production est déficitaire.

32Les aires de marché sont calculées à partir des superficies communales actuelles et sont donc à considérer comme des approximations, des ordres de grandeur. Encore une fois, le premier chiffre donne l’aire de la zone primaire, le second, entre parenthèses, l’aire totale. Ces zones d’attraction vont de moins de 100 km² (Gimont) à plus de 500 km² (Gap). À partir des superficies, j’ai calculé les rayons comme s’il s’agissait de cercles (alors que dans la théorie christallerienne, c’est l’hexagone la forme la plus appropriée)30. Les rayons s’étendent d’un peu moins de 5 km à plus de 13 km. Ces chiffres sont, je le rappelle, des ordres de grandeur, utiles surtout à des fins comparatives. Comme on peut le constater sur les cartes, les aires de marché (ici des aires prioritaires), ne sont pas très circulaires. C’est encore plus vrai dans les zones de montagne où les vallées orientent les aires commerciales. Il est possible pour la ville de Gap, par exemple, de connaître les distances réelles entre le marché et les communautés qui le fréquentent. Dans la zone primaire, la distance moyenne de Gap est de 15,6 km, pour l’aire secondaire de 31,6 km, chiffres largement supérieurs aux rayons calculés en prenant comme forme le cercle. Les villages alpins ne sont pas répartis de façon égale dans l’espace mais ils sont plutôt égrenés le long des vallées comme des perles sur un chapelet.

33La vaste majorité des communautés des régions étudiées reconnaissent avoir un ou plusieurs marchés ou lieux d’échanges où elles se rendent plus ou moins régulièrement. On peut penser raisonnablement que les paysans gascons avec leurs surplus et leur géographie relativement peu tourmentée fréquentent plus assidûment les marchés que les Alpins, souvent éloignés des centres par des sentiers tortueux. Un faible nombre de communautés n’indique aucun marché alors qu’entre un tiers et un peu plus de la moitié déclare fréquenter au moins deux places marchandes, ce qui indique la possibilité de choix dans les orientations commerciales. Il convient cependant de se garder d’un optimisme excessif dans la mesure où l’accès aux marchés n’est pas toujours très aisé : être éloigné de plusieurs lieues d’un marché par de mauvais chemins ne doit pas faciliter les échanges qui deviennent plus épisodiques que réguliers. Le fait que des milliers d’Alpins et de Pyrénéens sont obligés de quitter leurs foyers et leurs villages pour aller gagner leur pain dans des pays lointains alors que la plupart des gascons restent chez eux travailler la terre suggère que les possibilités économiques des uns et des autres ne sont pas les mêmes, l’accès aux marchés non plus. Signalons, enfin, une évolution à venir. Lorsque l’on pose des questions similaires dans la seconde moitié du XIX^e siècle (Gers, 1854 ; Haute-Garonne, 1885), une assez large majorité de communes répondent en nommant au moins deux marchés et le nombre de réponses avec trois et quatre réponses est bien plus important31.

34La superficie des aires d’attraction montre que nous avons affaire à des marchés ruraux, c’est-à-dire sans une population citadine importante, ce qui influe sur les zones de fréquentation. Des villes plus importantes ont des aires d’approvisionnement plus vastes. Pierre Chaunu cite les marchés du Neufbourg, gros marché normand avec une aire d’environ 350 km², et de Beauvais32, marché régional avec 1500 km². J.C. Perrot donne des chiffres pour Caen33 au XVIII^e siècle qui varient entre 450 et 670 km². Dans le Sud-Ouest, les marchés de Castelnaudary (Aude), de Montauban (TG) et de Toulouse (HG) ont des aires d’attraction qui s’étendent entre 900, 2500 jusqu’à 6250 km² respectivement34. La plupart de nos marchés ont des aires d’attraction nettement plus modestes ; ils se situent sur ce que l’on pourrait appeler une échelle cantonale ou, à la limite supérieure, une échelle d’arrondissement. Ce sont des marchés où les hommes et les femmes des villages avoisinants peuvent se rendre en quelques heures de marche (les zones de montagne étant un peu l’exception à cette généralisation).

35Le fait que le marché attire dans son orbite un certain nombre de communautés a des conséquences concrètes. D’abord, à l’intérieur de cette aire, les habitants y apportent les denrées et marchandises qu’ils ont produites ; en échange, le bourg leur fournit des biens et services qui ne sont pas facilement disponibles dans les villages. De fait, entre les villages et le bourg s’instaure une sorte de division géographique de travail : les villages s’orientent vers la production agricole, le bourg se chargeant des secteurs secondaires et tertiaires. Même dans des bourgs dont la population agglomérée ne dépasse pas le millier d’habitants, la structure socioprofessionnelle les distingue des villages sans armature commerciale. On peut le démontrer si l’on possède des sources permettant d’établir cette répartition socioprofessionnelle pour l’ensemble d’une aire de marché. Je l’ai déjà fait pour quatre cantons de la Haute-Garonne à partir des listes de patentés datant des dernières années du XVIII^e siècle35. J’ai répété l’expérience en employant des rôles de capitation de 1790 pour la région de Caraman, bourg marchand du Lauragais toulousain. Les résultats sont tout à fait comparables même si on peut estimer que les rôles de la capitation sont de moins bonne qualité que les listes de patentés en ce qui concerne les métiers non agricoles. Ceci dit, la portée des données est tout à fait comparable : le bourg-marché rassemble en son sein une forte proportion des activités secondaires et tertiaires alors que les villages n’entretiennent que quelques artisans typiques – tisserands, forgerons, meuniers, tuilliers – parmi la masse des paysans36. En d’autres termes, le bourg-marché accumule des fonctions centrales qui attirent des clients des villages où la demande n’est pas suffisante pour les faire vivre.

36Dernière remarque : l’espace ainsi modelé est intimement lié aux marchés plus qu’aux foires. Ces dernières, moins fréquentes, ne peuvent à elles seules façonner la géographie socioprofessionnelle de son aire d’attraction. Un bourg-marché a le plus souvent des foires en sus de son rassemblement hebdomadaire. Mais il me semble nécessaire de distinguer entre les deux types de réunions – le semis des marchés modèle l’espace français beaucoup plus que celui des foires.

Un fait social total

37Les foires et marchés que nous étudions sont surtout des rassemblements d’hommes et de femmes pour qui les ventes et les achats ne constituent qu’une partie de leur attraction. Il y a aussi une sociabilité de la place marchande qui en fait un lieu de détente, de loisir, de rencontre et retrouvailles. Comme toujours, cette sociabilité peut s’exprimer de diverses façons, plus ou moins paisibles, plus ou moins violentes. Pour des millions de ruraux, le déplacement au marché ou à la foire représente un vrai dépaysement par rapport à leur horizon quotidien. On ne travaille pas ou beaucoup moins ce jour-là ; on rencontre des personnes que l’on ne voit pas d’habitude, même de sa propre paroisse dans les pays d’habitat dispersé ; on se mêle à des foules beaucoup plus importantes que celles retrouvées normalement, à la messe dominicale par exemple ; on côtoie une abondance de marchandises étalées dans les rues et sur les places que l’on ne peut guère voir à d’autres moments ; enfin, les sollicitations pour s’amuser et prendre son plaisir ne manquent pas. La fête et la foire ne sont jamais bien loin l’une de l’autre.

38Le côté ludique des foires et marchés est accentué par la présence de professionnels du spectacle que l’on pourrait appeler les marchands de bonheur, c’est-à-dire des vendeurs de rêve, d’évasion. Ils donnent une dimension d’amusement aussi important pour le succès populaire des foires que les apports plus directement marchands. En quoi consistent ces spectacles de foire sous l’Ancien Régime ? D’après R. Gandilhon, auteur d’un passionnant article sur les saltimbanques dans les foires de Reims aux XVII et XVIII^e siècles, ces spectacles peuvent être regroupés en plusieurs grandes catégories : 1. les animaux, rares et exotiques, seuls ou en ménageries, ou dressés et savants ; 2. les phénomènes, géants, nains, hommes ou femmes difformes, filles poilues ; 3. vendeurs d’Orviétan, le plus souvent amuseurs aussi, afin d’attirer des chalands ; 4. carrousels et jeux de bagues, ancêtres de nos manèges ; 5. spécialistes de gobelets, récréations mathématiques, optiques, feux d’artifices ; 6. figures artificielles, personnages en cire, automates plus ou moins complexes et spectaculaires ; 7. sauteurs et danseurs à la corde, le plus souvent étrangers – Anglais, Hollandais, Turcs ou Italiens ; 8. marionnettes ; 9. comédiens. Les mélanges de genre ne sont pas rares ; les pièces de théâtre sont souvent précédés par des danseurs à la corde, la vente de remèdes universels par des femmes en Amazone ou des mangeurs de charbons ardents. Au XVIII^e siècle, des innovations techniques s’exposent dans les foires : montreurs d’optiques, de figures artificielles ou de cire, des expériences de physique ou d’électricité37. Il est probable que ce genre de spectacle est connu également dans les foires beaucoup plus rustiques que celle de Reims ou d’autres grandes villes, même si la qualité ou la nouveauté sont moins évidentes. Il faudrait s’interroger sur leur rôle dans la diffusion de nouvelles modes, d’idées, de formes d’expression auprès des populations qui fréquentent les foires.

39Dans des rassemblements plus strictement ruraux, les amusements sont souvent plus simples quoique variés. Voyons comment un observateur bourguignon décrit une foire à Saint-Forgeuil, le 16 juin, jour de la fête patronale, dans la région de Châlons-sur-Saône vers 1780 :

« [Il] se fait un apport fameux où se tient une foire de domestiques. La jeunesse des deux sexes s’y rend de quatre à cinq lieues à la ronde pour s’y affermer. Les maîtres et les maîtresses y viennent pour la même fin. On y vend toutes sortes de denrées et d’étoffes, etc. Les fermiers du seigneur amodient à un haut prix le droit de faire jouer de la musette, de tenir des danses, vendre du vin et avoir plusieurs espèces de jeux. De là des dépenses excessives, vives disputes, batteries fréquentes, excès et désordres incroyables. C’est une vraie bacchanale et qui mériterait l’attention de la police, la religion, les mœurs et le bien public y étant intéressés ».38

40Danser, boire, jouer, se battre – tout un programme ! Par ces activités de détente, les jours de foire et de marché s’apparentent aux dimanches et autres jours de fête. La danse est un des rares loisirs où les filles peuvent participer à égalité avec les garçons. En revanche, elles boivent certainement moins et figurent moins souvent dans les jeux de hasard qui foisonnent plus ou moins clandestinement dans ces occasions.

41Un des hauts lieux de la sociabilité est sans conteste l’auberge, doublement fréquentée lors des rassemblements commerciaux. Nous n’avons pas en France une étude complète de l’auberge sur le modèle de celle de Peter Clark sur l’Angleterre39. Les affaires débutées sur le foirail s’y concluent, d’autres prennent forme ; des amis et des parents s’y retrouvent, de nouvelles connaissances se nouent ; on mange, on boit, parfois à l’excès ; on parie son argent durement gagné ; certains hommes recherchent les bras complaisants d’une servante pas trop farouche. Les archives judiciaires fourmillent d’histoires où foires et marchés, auberges, alcool, violence se mélangent dans de détonnants cocktails. Le 20 novembre 1780, jour de marché à Castelnaudary : Jean Cabal, brassier, se rend à la place du marché des grains pour y vendre environ trois setiers de millet, ce qu’il fait. Ensuite, il se met à boire et à jouer son argent dans une ou plusieurs auberges de la ville, même après leur fermeture. Il ne refait surface qu’une semaine plus tard, l’argent de la vente du maïs ayant été épuisé depuis longtemps40. Dans la nuit du 25 au 26 juillet 1713, après l’assemblée de la Saint Anne dans la juridiction d’Auray en Bretagne : une soirée passé à boire dans une auberge aboutit à une rixe opposant quatre merciers ivres à trois soldats dans le même état ; un des merciers porte une hache d’armes qu’il emploie à l’encontre d’un soldat le tuant41.

42La sociabilité de la place marchande est également le mélange des hommes et des femmes de plusieurs paroisses. Garçons et filles y trouvent l’occasion de se rencontrer, d’élargir leurs horizons en perspective d’un mariage ; c’est une ouverture possible à la règle d’endogamie. Mais briser les frontières n’est jamais sans risque ; il y a toujours les frileux qui rejettent l’autre, qui brûlent de manifester leur propre identité face à l’extérieur, d’où des situations parfois explosives. Quand la jeunesse masculine dans sa forme collective rencontre une jeunesse rivale, la bagarre n’est pas loin42. Il faut faire attention de ne pas réduire la sociabilité à des manifestions déviantes. Si l’on compare la sociabilité à un iceberg, l’historien voit surtout la partie visible qui, paradoxalement, lui est exposée par les archives judiciaires. La partie immergée, beaucoup plus vaste, est composée d’actes, de rencontres, de plaisirs simples et honnêtes qui n’ont jamais défrayé la chronique judiciaire ou policière.

43Le même constat s’impose lorsque l’on aborde le problème des risques inhérents dans tout échange et dans tout voyage, même celui qui mène au marché ou à la foire. La route n’est pas toujours sûre entre les loups, les bandits de grand chemin, les conditions météorologiques. En septembre 1590, une grande tragédie frappe des femmes se rendant de bon matin au marché de Castres. Entassées dans un bac pour traverser l’Agout, elles se sont noyées quand l’embarcation a chaviré faisant, diton, une quarantaine de morts43. À une échelle moins grande mais aussi tragique pour lui, la mésaventure qui arrive à Benoît Belicart, vigneron de la région lyonnaise en janvier 1770. De retour de la foire de Beaujeu, il est saisi et arrêté par le froid et la neige, perdant ainsi ses forces et, à la fin, sa vie44.

44Une fois au bourg, le danger ne disparaît pas pour autant ; il a seulement changé de visage. Il faut se méfier, bien sûr, de ses adversaires dans le jeu du marchandage, que l’on soit acheteur ou vendeur. Le vendeur, lui, connaît sa marchandise et le prix qu’il veut en tirer. Seulement, il convient de faire attention à l’argent avec lequel on effectue le paiement ; les faux monnayeurs peuvent vouloir faire des affaires à ses dépens. C’est le cas quand un brassier des alentours de Pamiers propose des pièces de 50 sols à un boulanger de la ville pour l’achat de quelques mesures de grain. Un laboureur de la même région faillit être victime, lui aussi, d’un faussaire qui veut payer un cochon avec de nouvelles pièces de 30 deniers. Seule sa vigilance le protège contre ces agissements ; s’il se trompe, il n’a presque autre recours que de remettre lui-même les fausses pièces en circulation avec tous les risques que cela comporte45.

45Ceux qui portent des marchandises sous la halle ou sur la place font bien de se garder des voleurs prêts à s’en emparer si l’occasion se présente. Les vols à l’étalage constituent une rubrique fréquente dans les archives judiciaires. Dans la généralité de Lyon au XVIII^e siècle, ces vols concernent avant tout des marchandises non alimentaires – souliers, couverts, ceintures, montre, tabatière ou encore des textiles tels que fils, mouchoirs, pièces d’étoffes, draps, etc. Des voleuses préfèrent des pièces de dentelle, des mousselines, des tabliers, des boucles de jarretière, des boutons…46. En Bretagne ou dans la région toulousaine, le même genre d’objet semble prisé : au hasard des exemples, une culotte en cuir et des souliers en Bretagne, des voiles de mousseline et des mouchoirs en Haut Languedoc47. Le vol alimentaire semble relativement rare sur la place publique où la surveillance est sans doute plus constante que dans les champs, les greniers ou autres lieux de réserve.

46Les acheteurs ne sont pas à l’abri de surprises. Il y a ce que l’on pourrait qualifier de surprises légales, c’est-à-dire que l’acheteur a manqué de vigilance quant à la qualité de l’objet acquis. C’est un problème important surtout dans le domaine du bétail ; sans prendre garde, un paysan peut se trouver propriétaire d’une bête malade ou de mauvaise qualité. Les autorités ne peuvent rien contre les qualités intrinsèques d’un animal, mais elles essayent d’éviter la mise en vente de bêtes malades, surtout si elles sont atteintes de maladies contagieuses. Lors de la grande épizootie de 1774 dans le Sud Ouest de la France, les intendants ont interdit la tenue de foires et marchés dans les zones affectées. Dans d’autres occasions, on exige l’inspection sanitaire des animaux par des experts nommés par les consuls ou échevins avant leur mise en vente. Le véritable contrôle sanitaire des foires et marchés ne viendra cependant qu’à la fin du XIX^e siècle48.

47Un autre risque, moins grave, a priori, est celui d’acheter des marchandises ou des animaux volés. En effet, les foires et marchés sont connus comme des lieux de recel. Acheter des objets volés, c’est le plus souvent les acheter bon marché car les voleurs ont hâte de s’en débarrasser afin d’éviter d’être identifiés en possession du butin. De véritables bandes organisées sévissent parfois. Dans la région de Langres à la veille de la Révolution, un groupe de voleurs et de receleurs écume maisons et églises, fait « dénaturer les effets volés par les femmes qui vont les vendre dans les foires et les marchés et chez les fripiers des villes voisines, en sorte qu’il est très difficile d’en trouver aucune trace… »49. Au milieu du XVIII^e siècle en Bretagne, la bande dite Liger comprend des voleurs, des receleurs, des marchands de bestiaux. Elle vole des animaux dans la région de Fougères ou de Rennes qu’elle achemine vers les frontières du Maine, puis, comme pour des voitures volées de nos jours, les maquille et les vend dans les foires du Maine et de Normandie50. De temps à autre, les victimes de tels vols arrivent à retrouver leur bétail à une foire à quelque distance de chez eux ; dans ces cas, le voleur est probablement un néophyte, les vrais professionnels ne prennent pas pareil risque51.

48Les menaces pesant sur les biens ne sont pas les seules – l’intégrité physique et morale peut être mise en cause par la violence qui semble plus répandue que le vol. Une partie de cette violence est purement verbale, des atteintes à l’honneur par des diffamations, insultes, calomnies devant une multitude de témoins sur la place publique. La concurrence entre marchands les pousse parfois à des excès. Ainsi à la foire de Lagrasse (Aude), en 1767, deux marchands de chevaux se sont disputés la place sur le foirail. L’agresseur est condamné à « faire réparation d’honneur par acte public, devant notaire, avec dépens »52. De verbale, l’agression passe vite à la violence physique, des coups de poing, de pied, des soufflets, des cheveux arrachés – les moyens ne sont pas sophistiqués mais les dégâts peuvent être graves. Les causes de ces violences sont infiniment variables dans le détail tout en étant assez stéréotypées dans leurs grandes lignes. Des clients agressent des vendeurs, marchands ou simples particuliers, ou vice versa, parce que le prix demandé ou offert, la qualité d’une marchandise ne convient pas, parce que l’accueil n’est pas satisfaisant, ou parce que le client se comporte sans gêne en manipulant les denrées contre l’avis du vendeur. Des marchands se heurtent l’un à l’autre pour de vieilles histoires de rivalité ou de concurrence mal vécue. En 1786, à Montastruc-la-Conseillère (Haute-Garonne), une marchande de grains est insultée et souffletée par un autre marchand de grains furieux de voir une affaire lui échapper. Dans sa requête, la plaignante souligne combien une telle affaire, non sanctionnée, lui ferait du tort, d’autant plus que les injures portant atteinte à son honneur sont proférées en plein marché53. Des hommes se battent pour des histoires obscures de dettes, de jeu, d’identité villageoise ou corporative. Le 27 janvier 1783, quatre apprentis ont battu deux frères, tailleurs d’habits, sur la place de Castelnaudary en pleine foire. La motivation n’est pas très claire : de jeunes costauds cherchant à s’amuser aux dépens de plus faibles qu’eux ; rivalité de métier entre artisans villageois et apprentis de la ville ?54 En Bretagne, à la foire de Saint Clément en 1747, un cultivateur et ses deux fils s’en sont pris à coups de bâton à un meunier avec une telle ardeur qu’il en est mort. La réputation des meuniers dans la société rurale n’étant pas très bonne, on peut supposer que cette famille paysanne s’est estimée lésée dans ses rapports avec celui qu’elle a bastonné55.

49La journée de foire ou de marché connaît des lieux et des heures où la violence éclate plus facilement. Le matin, avant midi, les violences frappent prioritairement sur la place du marché et dans l’ensemble des lieux de commerce, boutiques, halles, champ de foire. Il s’agit probablement de disputes comme celles citées plus haut entre marchands ou entre clients et marchands. Les femmes, minoritaires, sont relativement plus nombreuses dans cette violence autour des activités commerciales. En revanche, à partir de midi, les femmes disparaissent, la violence se masculinise, les lieux de violence se déplacent aussi : le cabaret devient l’arène où s’affrontent les belligérants suivi du marché au bétail. Entre 14 et 18 heures, les auberges, souvent situées autour du champ de foire, battent leur plein, l’alcool fait son œuvre, les esprits s’échauffent avec les inévitables débordements56. Enfin, pour ceux qui rentrent chez eux en faisant de multiples arrêts dans les auberges qui jalonnent le chemin de retour, le danger augmente de se trouver impliqué dans une rixe.

50Comme nous venons de voir, la sociabilité n’est pas sans danger pour l’ordre public ; de même, la richesse qui s’étale sur la place marchande aiguise les appétits ; vols et violences font partie de l’univers de la foire et du marché. De tous temps, les pouvoirs publics ont estimé nécessaire l’encadrement de ces réunions, question de maintenir l’ordre mais aussi, et peut-être avant tout, d’affirmer leur autorité sur les lieux et les hommes. L’État, les seigneurs, les municipalités se déploient, de façon inégale sans doute, sur les foires et marchés pour montrer aux populations y rassemblées leur présence et, par conséquent, leur puissance. Mais qui parle d’autorité en France doit parler également de sa contestation : la place marchande est aussi un lieu où les pouvoirs sont contestés.

51L’État royal se manifeste dans les foires notamment par la présence de la maréchaussée dont c’est une des missions prioritaires de les surveiller. Voici comment la brigade de Langres définit sa mission en 1729 dans un procès-verbal :

« Nous estant transportez de cette ville de Langres sur les grands chemins de la route de Fayl-Billot, jour de foire, pour veiller aux désordres, vols et excès qui se commettent journellement dans les foires ainsy que c’est l’usage de la maréchaussée de se transporter dans les lieux où il se tient des foires. »57

52Le nombre de foires étant trop élevé et le nombre de brigades de maréchaussée trop faible, la surveillance n’est jamais parfaite, une situation qui perdura bien après la Révolution avec la gendarmerie. Quand les brigades sont sur les lieux, ils examinent les routes et chemins qui mènent au bourg, ils inspectent les locaux commerciaux, contrôlant notamment les marchands, demandant de voir des « acquits de foire, congés d’entrée, factures ou registres ». Les étrangers, les juifs, les mendiants et vagabonds attirent toute leur attention58.

53Parmi les autres représentants de l’État visibles, citons les inspecteurs des manufactures et leur personnel, notamment les contrôleurs des marques, chargés d’assurer la conformité des pièces de toile et des produits textiles avant leur mise en vente. Ces préposés au contrôle de la marque doivent prendre place dans les localités où les fabricants viennent mettre en vente leur production dès avant l’ouverture de la foire ou du marché. Ils s’installent dans un local, une chambre d’auberge par exemple, où ils attendent les artisans. Ce type de fonctionnaire travaille en priorité dans les régions où la production textile mérite une telle attention.

54La place marchande, lieu d’échanges et d’argent, attire non seulement voleurs mais également receveurs d’impôts et autres agents de la fiscalité directe et indirecte. Les commis des fermes des aides, des traites, de la gabelle y sont souvent présents pour percevoir les taxes dues et réprimer d’éventuelles fraudes. Les jours de foire, les commis des aides, les « rats de cave », mesurent le débit des vins avec leurs jauges le matin à l’ouverture et le soir après la fermeture. Les commis des traites surveillent les rues, les places où les marchands apportent leurs marchandises pour en savoir le contenu et la destination59. Leurs manières et leurs méthodes, surtout au XVII^e siècle, suscitent de vives réactions de la part des marchands et aubergistes. Moins provocants sont les receveurs de la taille et autres impôts directs. Dans la généralité de Montauban à la fin de l’Ancien Régime, on leur conseille de s’installer dans les communautés où il y aura une foire « pour ne pas donner le temps au paysan d’employer son argent à d’autres usages »60.

55Enfin, l’État manifeste sa présence par l’exercice de la justice et de la répression. Dans beaucoup de bourgs et petites villes, de plus en plus avec le temps, la justice royale est représentée par au moins un juge, un procureur et un greffier. Il n’est pas rare que les audiences se tiennent les jours de marché pour faciliter l’accès au tribunal des populations villageoises. Mais plus frappantes sont les mises en scène judiciaires de la punition des condamnés. Parmi les exemples les plus spectaculaires, les exécutions des mutins des révoltes antifiscales poitevines et périgourdines de 1637. Les autorités royales prévoient de supplicier les condamnés du Poitou à La Mothe-Fouqueraux « à une foire solennelle dont la nouvelle se portera bien loin, car il y aura des marchands de bestiaux de toutes les provinces ». En Périgord, on retarde l’exécution d’un meneur de deux jours pour attendre le jour de foire à Monpazier61. La volonté de frapper les esprits et de faire passer un message bien au-delà des frontières d’une seule communauté est évidente dans ces deux cas de révolte populaire. Plus communément, l’exécution des peines lors des foires et marchés fait partie d’une pédagogie de la peur et de la morale très ancrée dans la manière d’agir des autorités d’Ancien Régime.

56D’une façon analogue, les autorités seigneuriales et municipales, selon le cas, prennent place dans ces espaces publics. Elles affirment ainsi leur pouvoir sur les activités commerciales et sur le territoire des foires et marchés. Dans les seigneuries, un des signes les plus visibles est la pancarte affichée sous la halle ou près de la place sur laquelle sont rédigés les tarifs de la coutume, c’est-à-dire les divers droits de marché perçus par le seigneur. L’autorité seigneuriale se manifeste aussi par l’existence de juges, procureurs, sergents, greffiers et autres officiers ainsi que par les fermiers des divers droits. Les saltimbanques voulant se produire à Reims doivent, on l’a vu, supplier l’autorisation devant le bailliage ducal qui rend la justice au nom de l’Archevêque de la ville62. Dans la terre et le comté de Rieux en Bretagne, le seigneur avoue en 1681 avoir « droit le mercredi de chacune semaine qui est jour d’audience de sa juridiction de faire tenir le marché en laditte ville et cinq foires… ». La quatrième foire, appelée « foire de milleries », se tient le 6 octobre ; ce jour là, le seigneur de Rieux demande à ses vassaux de fournir « chacun un homme noble armé de hault bougeon, brigandine, espée, dague et cotte de maille pour empescher le désordre qui pourrait arriver en laditte foire et rendre les mal fachurs à justice… »63. Dans la seigneurie de Largouët, près de Vannes, le seigneur a droit de bouteillage dont le montant est dérisoire déjà au milieu du XVII^e siècle. Mais plus que la somme récoltée sur le vin, la chair de porc et le pain vendus en foire, c’est le rituel de sa levée, véritable manifestation d’autorité seigneuriale. « Le sénéchal, le procureur fiscal, des notaires, greffiers et sergents se rendaient en groupe à la foire, faisaient le tour des cabarets, dénombraient les barriques, et pour chaque barrique prenaient le prix d’une pinte, et pour chaque pipe, le prix d’un pot… et rédigeaient un procès-verbal de la levée ».En réalité, ces officiers agissent « pour ne pas laisser prescrire les droits du seigneur du Largouët », pour signifier son droit de juridiction sur la foire et le territoire où elle se tient64.

57Des municipalités se conduisent de la même façon dans les communautés où elles possèdent le droit de foire ou de marché. Sa justice règle les conflits nés des échanges, condamne des délinquants à une punition publique devant les habitués du marché. Ses officiers se paradent dans les rues et les places, sous la halle pour inspecter les poids et les mesures des marchands. Dans le bourg des Vans en Vivarais, le juge en robe, les consuls et maires en chaperons, précédés du valet de la ville en habit vérifient les poids des marchands revendeurs, artisans, hôtes, cabaretiers et merciers65. Cette mise en scène cherche à impressionner la foule avec la dignité des autorités, défenseurs du bien public.

58Mettre en avant l’autorité, qu’elle soit de l’État, d’un seigneur, d’une municipalité, c’est aussi s’exposer à sa contestation par toute ou une partie de la population. Dans le cas des foires et marchés, une telle contestation provoque immédiatement des conséquences sérieuses du fait de l’importance des foules qu’ils rassemblent. Deux groupes d’agents de l’État s’attirent plus ou moins régulièrement des ennuis : la maréchaussée et les commis des taxes indirectes. Dans la bourgade de Riom-ès-Montagne en Haute-Auvergne (Cantal), la maréchaussée a été prise à partie par une foule alors qu’elle prêtait main forte à l’arrestation d’un paysan débiteur d’un riche seigneur auvergnat. La résistance du paysan et de son fils a réussi à ameuter quelques centaines de personnes de la foire. On entend crier : « Où sont les gens qui font et veulent faire l’enlèvement ; nous sommes ici pour l’empêcher, les attendre et les tuer ! » Sous une grêle de pierres, les brigadiers doivent abandonner le champ de bataille sans leur prisonnier66.

59Les révoltes antifiscales du XVII^e siècle fourmillent d’exemples de commis des fermes victimes expiatoires de la haine populaire des gabeleurs et maltôtiers67. À Châtellerault, les marchés sont considérés comme un des centres du commerce de sel de contrebande. On y a installé une brigade des gabelles mais en 1648, la population l’a chassée et il faudra encore de longues années avant qu’une autre résiste à la pression locale68. Lors de la révolte des va-nu-pieds en Normandie, le chancelier Séguier rapporte que le 18 octobre 1639, des révoltés de plusieurs paroisses se sont rendus à la Saint-Luc de Gavray (Manche) armés de mousquets et de piques. Sur le champ de foire, ils ameutent les paysans et les marchands en disant : « Qu’il ne fallait pas payer aucun droictz, que la foire estait franche de tout ». Les commis des gabelles ont dû quitter la place69. D’après M. Foisil, les jours de foire et de marché ont joué un rôle important dans la révolte ; à ses débuts même, on trouve le meurtre par les habitants d’Avranches, le jour du marché, du lieutenant particulier au présidial de Coutances, accusé d’apporter l’édit d’établissement de la gabelle70.

60Même les paisibles contrôleurs de la marque sont parfois victimes du courroux populaire. En Haut Quercy, un préposé au contrôle de la marque a dû fuir successivement les foires de Sousceyrac et de Saint Céré en février 1751. Dans ce dernier bourg, quelques centaines de révoltés ont pris d’assaut l’hôtel de la visite. Le préposé s’est enfui par les toits avant d’être rattrapé et « meurtri de coups ». Il n’a la vie sauve que grâce à l’intervention d’un détachement de dragons en quartier d’hiver. Les cavaliers sont pris pour cibles à leur tour et l’un d’eux est tué d’un coup de pioche, ce qui provoque une fusillade faisant un mort et plusieurs blessés chez les mutins. Cette révolte est apparemment la conséquence d’une ordonnance de l’intendant de Montauban rendant obligatoire la visite des pièces de toile avant leur mise en vente, ce qui heurte aux intérêts des fabricants71.

61La contestation des autorités tourne souvent autour du thème des divers droits de marché qu’elles prélèvent. Leur ancienneté ne les rend pas nécessairement plus agréables aux marchands et aux autres particuliers pour qui ces droits peuvent sembler vexatoires et sans contrepartie. L’opposition s’exprime dans des circonstances diverses : il y a toujours des fortes têtes qui résistent par principe ; il y a des changements de tarifs, de nouveaux seigneurs ou fermiers qui cherchent à rendre les droits plus rentables ; il y a aussi des mouvements plus vastes comme durant la seconde moitié du XVIII^e siècle quand les droits sur les grains suscitent des oppositions dans maintes localités du Sud-Ouest.

62Lors des foires de Brix, près de Cherbourg, le seigneur possède plusieurs types de droits sur les activités commerciales dont un « droit du juge » qui semble porter sur les différents métiers et les marchandises exposées à la vente. Sa perception par des « gardes-jurés » soulève parfois des contestations. En 1718, par exemple, le garde-juré du métier de cordonnier voulait inspecter la marchandise de deux frères cordonniers, mais il a été « attaqué et pris à la gorge par Florent Hamon d’Alleaume et aurait reçu plusieurs coups de poins par la tête conjoinctement avec son frère George Hamon… ». En 1752, dans la même foire (la Saint Denis, le 9 octobre), ce sont des marchands mégissiers qui se montrent hostiles au « droit du juge ». Devant leur refus de payer, le garde-juré fait venir un commissaire en renfort :

« Ce qu’aiant fait lui commissaire s’est revestu de sa robe et collet, et accompagné du sieur James, huissier, se sont transporté à l’étal dudit Ledos… lui demandant que soient payés les droits deubs et demandés par le sieur Durieu (garde). Le dit Ledos répondit qu’il ne donnerait point d’argent sans au préalable avoir reçu une quittance ».72.

63Les représentants du seigneur ont fini par saisir des peaux de mouton en attendant la décision de la justice. En Bretagne, dans la seigneurie de Largouët dont nous avons vu plus haut la levée rituelle du droit de bouteillage, la modicité des sommes récoltées n’exclut pas une certaine amertume de la part des aubergistes. En 1664, les officiers seigneuriaux sont injuriés par la femme d’un cabaretier en ces termes : « Les juges sont tous damnés, ils sont tous chez le diable, vous irez chez le diable »73. Elle fait clairement le lien entre ce droit de foire et le pouvoir juridictionnel du seigneur.

64Parmi les réformes souhaitées par les Physiocrates, Turgot en tête, figure en bonne place la suppression des péages et des droits de place souvent perçus sans titre et sans justification. La campagne menée par des gouvernements successifs n’aboutit pas à des résultats très probants, trop d’intérêts étant en jeu. Mais la contestation de ces droits se poursuit localement, soit par des actions populaires, soit par la voie judiciaire. À Puylaurens (Tarn), par exemple, le « droit de coup » sur les grains, longtemps tombé en désuétude, appartient au Roi qui le cède vers 1750 à un engagiste. À partir de cette date, la communauté de Puylaurens et l’engagiste s’opposent vigoureusement et l’affaire est portée successivement devant le Parlement de Toulouse et la Cour des Aides de Montpellier, ces deux cours arrêtant en faveur de l’engagiste. Le seul compromis entre les deux parties est un accord exemptant les habitants du consulat du droit de coup74. À Castres, une situation un peu similaire existe jusqu’à la Révolution ; mais quand arrive la nouvelle de la nuit du 4 août, en plein marché, une foule se rassemble rapidement. Le programme est vite décidée ; elle envahit le grenier des fermiers du « coup », elle s’empare des registres et les brûle sur la place, elle saisit les mesures en bois dont se servent les fermiers et les cloue aux poutres de la halle comme autant de trophées75. Dans la région de Tarbes, les cahiers de doléances de 1789 contiennent de très nombreuses plaintes contre les multiples droits pesant sur les échanges. La communauté de Tostat résume bien le sentiment général dans l’article 16 de son cahier :

« [Elle demande] encore l’abolition du droit de péage, terrage, mesurage, poids publics, droit de souchet et autres qu’on exige dans les différentes villes du Royaume, comme contraires au bien de l’État et comme une source d’une infinité de concussions »76.

65La ville de Tarbes est particulièrement visée car en plus des droits perçus sur le marché, elle prélève un droit de pontonnage pour les personnes et marchandises qui empruntent le pont enjambant l’Adour, seul accès aux marchés pour de nombreuses communautés rurales. Une bonne partie de ces droits survivront à la Révolution à Tarbes et ailleurs sans pour autant trouver grâce aux yeux des villageois ou marchands. La première moitié du XIX^e siècle sera riche en émeutes contre la fiscalité du marché, y compris à Tarbes où, en 1859, une manifestation violente sera réprimée par la force des armes avec de nombreux morts et blessés sur la place devenu, l’espace d’une journée, champ de bataille77.

Conclusion

66Les foires et les marchés sont au centre de la vie économique et sociale des campagnes françaises de l’Ancien Régime. Ils participent, les marchés surtout, à l’organisation de l’espace : les bourgs-marchés concentrent des activités secondaires et tertiaires, laissant aux villages l’exploitation de la terre et quelques métiers artisanaux de base. Lieux d’une intense activité économique et sociale, ce sont aussi des endroits où les pouvoirs et la contestation se déploient et se rencontrent. Si j’ai laissé volontairement de côté dans ce rapport le problème des échanges des denrées agricoles et des produits plus élaborés, il ne faudrait pas les oublier bien que les données les concernant soient plus que lacunaires. Enfin, il semble nécessaire de continuer à recueillir des informations sur les foires et marchés, sur les échanges, sur les comportements et les mentalités qu’ils suscitent ou qu’ils révèlent car nos connaissances sont encore très incomplètes et les archives françaises et européennes sont loin d’avoir livré tous leurs secrets.