1Bien que le niveau de nos connaissances actuelles ne soit pas identique pour l’ensemble de l’Ibérie du maïs, qui va de la Navarre occidentale au nord portugais (voir la carte ci-jointe), nous disposons cependant de suffisamment d’éléments pour répondre aux questions essentielles posées par le thème qui nous occupe aujourd’hui :

• le cadre chronologique du développement du maïs et les rythmes de sa progression ;

• la connaissance de l’agrosystème dans lequel il s’introduit et qui l’a précédé ;

• les caractéristiques les plus importantes de la nouvelle culture agraire que crée l’implantation de cette plante ainsi que les conséquences fondamentales qui découlent de l’acclimatation et du triomphe de cette céréale américaine.

2Le tableau que nous pouvons offrir aujourd’hui est le fruit d’une évolution historiographique que nous pourrions résumer en trois étapes principales : la première correspond à l’époque des Lumières (Vargas Ponce pour le Pays Basque ou Sarmiento pour la Galice) avec quelques prolongements au XIX^e siècle. La seconde, que nous pourrions qualifier d’érudite, qui s’ouvre aux alentours de 1900 et se contente de la citation isolée et anecdotique et dont l’orientation est souvent assez maladroite ; un bon exemple de ce travers est la vaine tentative de résoudre cette question à partir des rentes territoriales sans se rendre compte que ces redevances pouvaient n’avoir que peu de relation avec la production céréalière réelle1. Cette orientation poussa à situer le triomphe du maïs (et ses effets) au cours d’un Siècle des Lumières supposé révolutionnaire.

3Cette vision s’est maintenue avec insistance dans des œuvres bien connues et très citées dans les années 1960 et 1970 (Vicens Vives, Garcia Lombardero, Dominguez Ortiz, Bouhier, etc.).

4L’ouverture de l’histoire au monde notarial, popularisée par les grandes thèses françaises d’histoire rurale des années 1960 et adoptée dans notre pays lors de la décennie suivante dans certains milieux pionniers, tout comme l’impulsion provenant également d’outre-Pyrénées donnée à la suite de la grande enquête décimale parisienne fut à l’origine d’une troisième étape révisionniste commencée en Espagne avec les I Jornadas de Metodologia Aplicada de Saint-Jacques de Compostelle (1973) où furent présentés les premiers résultats d’un ample projet de recherche alors en cours2. Cette nouvelle orientation a été complétée, après des recherches importantes et variées, par quelques travaux ponctuels réalisés et présentés au cours de cette présente année qui permettent d’en savoir un peu plus sur des zones peu étudiées jusqu’ici comme la Cantabrie, la Galice intérieure, le Pays Basque et la Navarre ; peu de lacunes subsistent maintenant, si ce n’est en ce qui concerne le Portugal3.

5Cette révision historiographique a permis, non seulement d’offrir de solides statistiques sur les premières décennies de l’introduction du maïs, mais encore de lever les doutes qui existaient au sujet d’une prétendue imprécision terminologique des premiers temps qui aurait conduit à une confusion insoluble entre le mil traditionnel, très fréquent dans beaucoup de ces terres, et le maïs. Une bonne fréquentation de la documentation notariale et des sources ecclésiastiques contemporaines (dîmes, comptabilités des fabriques et confréries, livres de perception des rentes monastiques) nous prouve que ces deux céréales étaient parfaitement différenciées, avec une terminologie claire et variée qui ne permet aucune discussion4. Ce n’est que quand le mil disparaîtra en tant que culture et que la distinction ne sera plus nécessaire que le maïs finira par usurper aussi son nom, en Galice tout au moins.

6L’abondante bibliographie disponible montre clairement qu’au cours du XVI^e siècle, le maïs ne fut guère plus qu’une curiosité américaine cultivée dans de petits jardins d'Andalousie et du Portugal. La rupture assez précoce de l’expansion dans cette Espagne du nord, dès les années 1560/1570, ne produisit pas de changement immédiat dans un modèle productif dont la tendance est désormais orientée à la baisse : chute de la population, recul de la production agricole, faillite des secteurs d’exportation comme la sidérurgie basque, les salaisons galiciennes ou la laine castillane, sans qu’existe aucune solution de rechange.

7Ce sont les crises de courte durée, particulièrement intenses, qui, parce qu’elles se produisaient dans une économie déjà affaiblie, firent apparaître de nouvelles possibilités, parmi lesquelles le maïs, qui finira par jouer le premier rôle dans ces terres du nord de la péninsule5. Le processus commence avec les années 1596-1599 marquées par une forte crise démographique en 1598-99, point culminant de la fameuse peste qui, justement, commence à Santander et qui a des conséquences particulièrement fortes en Cantabrie et aux Asturies, alors que son influence est moins grave au Pays Basque et en Galice. C’est précisément dans les régions les plus touchées que l’on trouve les premières références au maïs, dès la fin du XVI^e siècle aux Asturies et, ce qui est beaucoup plus important, il apparaît que sa présence était déjà considérable dès les années 16106 (voir tableau I).

TABLEAU 1. - La culture du maïs : appendice statistique.

8C’est ainsi que ces régions déficitaires en céréales et importatrices de blé dans les dernières décennies du XVI^e siècle, deviennent très rapidement exportatrices de maïs, dès 1612 pour les Asturies et 1617 pour Santander7. Dans cette zone centrale, le maïs devient rapidement très populaire de sorte qu’en 1620-49, dans certaines circonscriptions du littoral asturien, il constitue plus de la moitié de la récolte et que, sur le littoral de Santander, à Honor de Miengo plus précisément, en 1660-79, il s’approche des trois-quarts de la production céréalière8.

9Nous pensons que la Galice littorale occidentale, le Pays Basque, le nord-ouest navarrais et peut-être le Portugal connaissent une introduction un peu plus tardive. Que ce soit parce que la crise de la fin du XVI^e siècle y fut moins intense ou parce que les bonnes récoltes du début du XVII^e n’y incitèrent pas aux innovations, ce qui est certain c’est que, dans ces régions, les premières références, un peu plus tardives en général, ne sont qu’anecdotiques9. C’est avec la mauvaise période qui commence en 1626 et qui ne s’achève qu’en 1644, période marquée par les crises de 1626, 1631-33 et 1643-44 que le maïs cessera d’être une culture sporadique pour apparaître comme une solution aux difficultés du temps10. Les résultats à court terme ne se firent pas attendre et, comme cela s’était passé dans les autres régions, ces zones déficitaires en grains deviennent exportatrices ; ainsi, la Junte du Royaume de Galice demande en 1637 l’autorisation d’exporter ses excédents de maïs, comme son homologue, la Junte des Asturies, l’avait fait l’année précédente11. Dans toutes ces circonscriptions le développement de la nouvelle culture fut rapide et, dans la zone littorale, deux ou trois décennies suffirent pour que le maïs devienne la céréale majoritaire dans les greniers paysans.

10Enfin, dans la Galice cantabrique, comme dans les zones de transition vers l’intérieur proches de chaînes de montagnes qui barrent le passage aux influences maritimes, le maïs s’introduit plus tardivement, de manière progressive. Ainsi les années 1630-1640 voient l’apparition des premiers champs de maïs dans le littoral de Mondoñedo12 comme dans les vallées navarraises (vallée du Baztán13) ou dans les zones de transition de la région de Santander (vallée de Cayón14) ; dans les années 1650, il apparaît dans la zone de transition de l’occident galicien, où il s’introduit très lentement et tardivement au-dessus de la barrière des 500 mètres d’altitude. Au-delà des chaînes de montagne, les printemps froids, les gelées tardives, la sécheresse estivale imposent de sérieuses limites à sa culture, et dans ces régions, elle n’atteignit que de modestes porportions, sauf dans quelques régions viticoles ou certaines vallées bien abritées15. Dans la majorité des cas le maïs ne semble pas dépasser les 30 % de la production, comme dans certaines vallées de la Galice intérieure (Chantada ou Alta Limia) à la fin du XVIII^e siècle16.

11A cet égard, le contraste entre le Pays Basque humide et la plaine de l’Alava est très expressif : en 1771-75, le maïs formait 68 % de la production céréalière en Biscaye et 58 % en Guipuzcoa, il n’atteignait pas les 5 % en Alava (4,6 exactement) contre plus de 57 % pour le blé17. De même, dans la vallée pyrénéenne de Baztón, au commencement du XIX^e siècle, le maïs fournissait 70 % de la récolte alors que dans la région d’Estella, en Navarre méridionale, il ne formait qu’1,6 % du total des grains18.

12Si nous nous situons maintenant au milieu du XVIII^e siècle, nous trouvons le maïs majoritaire même dans ces régions plus tardivement gagnées (Galice cantabrique, Pays Basque et bassins fluviaux moyens et hauts de la Galice occidentale) où il approche 60 % de la production19.

13Dans de nombreuses circonscriptions des terres basses de Santander, des Asturies, de la Galice occidentale et peut-être au Portugal, où les chiffres oscillent entre 71 et 94 %, l’évolution vers la monoculture céréalière est en marche20. En effet, les données disponibles pour le début du XIX^e siècle montrent que le maïs continue sa progression : les céréales traditionnelles, les pommiers au Pays Basque, la vigne en Cantabrie, Mondonedo et Galice occidentale, le lin dans cette dernière région sont les principales victimes du triomphe écrasant et absolu de notre céréale dans cette Espagne nord-Atlantique. Comme déjà le disaient les habitants de Bordones (Pontevedra littoral) en 1761 : “c’est le maïs qui abonde dans cette paroisse et si quelque riche sème un peu de blé, de seigle ou de lin, c’est à titre de curiosité ou pour payer quelque rente”21. Les habitants de Galizano (province de Santander) disent aussi la même chose en 1752 quand ils signalent que ce qu’ils produisent, c’est du maïs, des haricots, du vin et du foin ; ils ajoutent cependant, que “de temps en temps, il leur prend la fantaisie de semer un peu de méteil de blé et d’orge, mais il n’y a pour cela aucune règle fixe”22.

14Il est possible maintenant de tirer quelques conclusions claires de ce processus de développement de la culture du maïs dans notre zone.

15Le développement du maïs n’est pas marqué par la continuité géographique. Il semble que les Asturies furent sa première terre d’adoption en même temps que la Cantabrie. Des deux côtés de cette zone centrale d’apparition, le maïs s’installe dans le Pays Basque, en même temps que dans les rias du centre de la Galice occidentale, cette pénétration littorale s’achevant dans la Galice Cantabrique et dans celle qui jouxte le Portugal ; il est assez probable que sur l’autre rive du Mino le maïs ait été présent plus tôt que sur la rive espagnole. Vers l’intérieur la graminée américaine ne tarde pas à gagner les basses vallées, mais l’altitude et l’affaiblissement de l’influence océanique opposent des difficultés de plus en plus fortes à cette progression. Ici le processus de pénétration vers l’intérieur est lié directement à la nature des diverses vallées et aux caractéristiques spécifiques de chaque bassin fluvial. Au-delà des barrières montagneuses et de l’influence océanique, la présence du maïs est toujours tardive et elle n’atteindra que des proportions modestes dans les conditions les plus favorables et dans un siècle des Lumières déjà avancé quand ce n’est pas dans les premières décennies du XIX^e siècle23.

16Cette discontinuité géographique et la précocité des régions littorales prêchent pour une transmission par voie maritime plus que par voie terrestre. Les conditions économiques de chaque région, aussi bien structurelles que conjoncturelles, jouèrent un rôle de premier ordre dans cette transmission.

17Si on en juge par ce qui se passe dans le littoral de la région de Pontevedra, ceux qui accueillirent en premier lieu cette nouveauté furent les petits et moyens paysans à cause des nécessités de leur propre subsistance. Le maïs se présente donc, comme une céréale plus liée à la recherche de l’autosuffisance paysanne qu’à la recherche de quantités commercialisables par les gros laboureurs excédentaires. Mais il y a plus : le triomphe du maïs correspond dans le temps avec l’effondrement d’une puissante bourgeoisie rurale gagnée par les idéaux de la rente et destinée à se transformer en une importante noblesse intermédiaire24.

18Mais cet accueil et cette acclimatation du maïs, si rapide dans beaucoup de cas — en claire contradiction avec l’archaïsme prétendu des sociétés rurales et leur prétendu attachement aux traditions —, ce développement du maïs donc, nous oblige à nous interroger sur l’écosystème agraire qui le précède.

19Fréquemment, on attribue au maïs la suppression de la jachère et le passage à des assolements sans année de repos ou, si l’on préfère, la reconversion vers les réponses intensives25. D’habitude, cette affirmation ne s’appuie sur aucune documentation sérieuse, difficile, il est vrai, à apporter pour ces époques ; de même, les systèmes agraires précédents ne sont pas suffisamment explicités. Alors que ce que nous pouvons affirmer aujourd’hui, c’est qu’il existe des preuves indiscutables, fondées sur les rares ordonnances municipales conservées (Cotobad, 1595) et sur des témoignages moins sûrs toutefois, mais vraisemblables, extraits des registres notariaux, donc que nous avons des preuves de l’existence de régimes intensifs au moins depuis le XVI^e siècle ; ceux-ci consistaient en la division du terroir en deux soles, celle des céréales d'hiver (blé ou seigle) et celles des cérales de printemps (surtout le millet). Mieux même : il est possible que sur le littoral de la province de Mondonedo et sur les meilleures terres, on ait fait une troisième culture de navets entre celles que nous venons de citer26.

20Nous ne connaissons pas la superficie touchée par ce système et nous ne savons pas s’il concernait toute cette Ibérie humide, mais il est assez probable que ces systèmes intensifs aient été plus étendus qu’on ne le pense à en juger par l’importance de la culture du millet dans de nombreuses circonscriptions — toute la Galice littorale, les Asturies et peut-être Santander et le nord du Portugal —, par la présence notable du fumier dans les inventaires après décès et par ce que l’on sait du rythme de son utilisation. L’équilibre remarquable entre les céréales d’hiver et de printemps invite aussi à envisager cette possibilité ; quoi qu’il en soit la présence massive du millet favorisa clairement l’introduction du maïs car il s’agit de cultures coïncidant dans le cycle agraire. De même, l’analyse de l’outillage ne montre pas de différence sensible entre la situation antérieure à l’introduction du maïs et la situation postérieure à celle-ci27. Nous savons également que le maïs ne provoqua pratiquement pas d’opposition au sein de la communauté paysanne car un changement dans le mode d’exploitation du terroir n’était pas nécessaire, contrairement à ce qui passa ensuite pour la pomme de terre qui sera à l’origine de nombreux conflits28. Les polémiques dues au maïs sont à mettre en relation avec la perception des dîmes, mais il s’agit là d’une constante de l’histoire rurale de l’Ancien Régime, la perception des novales ayant toujours posé de nombreux problèmes29.

21D’autres facteurs purent également favoriser ce processus : la prédominance d’un paysannat propriétaire — il détient fréquemment autour de la moitié des terres — ou la présence de paysans bénéficiant de contrats emphytéotiques —foro galicien ou asturien — qui favorisent le développement de l’individualisme agraire et permettent une plus grande liberté à l’heure de prendre les décisions. Il n’est pas vrai non plus que la rente fixée en nature ait pu freiner de façon décisive les changements de culture : dans la Galice du maïs, les rentes forales fournissent des quantités dérisoires de cette céréale dans les comptabilités ecclésiastiques du XVIII^e siècle alors que cette plante s’était rendue maître des terres cultivées. La conversion possible des redevances en argent et leur caractère modéré purent permettre ces changements qui favorisaient les deux parties. Des paysans renforcés par la meilleure productivité du maïs devenaient plus intéressants pour les percepteurs des foros ; en même temps, les paysans profitaient de meilleurs rendements à la semence et à l’unité de superficie de notre plante ; ainsi baissait de manière considérable le poids relatif de la rente sur le produit brut paysan sans que cela ait le moindre effet négatif sur les revenus des propriétaires qui, en outre, pouvaient accroître leurs rentes durant les phases d’expansion. Il n’existe donc pas de freins sociaux à l’introduction du maïs : l’ensemble de ces facteurs positifs en explique la facilité et la fréquente rapidité de sa diffusion.

22Avec une certaine insistance, à laquelle moi-même je ne suis pas étranger, on a l’habitude d’utiliser l’expression “révolution du maïs” quand il s’agit de caractériser le nouveau modèle agraire créé autour de la belle américaine. L’expression cependant demande à être nuancée : si l’on prétend en l’utilisant mettre en relation ce processus avec des transformations décisives du régime économique, elle est exagérée, mais si on entend par là ce que l’on a appelé “une révolution paysanne silencieuse”, alors nous croyons que l’expression prend toute sa valeur. En effet, elle s’applique alors aux importantes prises de décisions effectuées par les paysans en tournant le dos à la littérature agronomique de l’époque et qui sont en avance sur des réflexions théoriques manquant souvent de réalisme30. En disant cela, nous voulons montrer que les transformations qui découlèrent de l’introduction du maïs furent primordiales et c’est bien ainsi qu’avait su le voir le Père Sarmiento, un Galicien, quand il affirmait au milieu du XVIII^e siècle : “plus utile a été pour l’Espagne le premier épi de maïs qui a été apporté d’Amérique pour être semé que tout l’argent du Potosi”31.

23Voyons donc, maintenant, quelles ont été ces conséquences :

24a. c’est la démographie qui est sans doute l’aspect le plus clair de cette accumulation de transformations. Considérons d’abord, les premières décennies de l’évolution : les données récentes fournies par l’équipe d’Emiliano Fernandez de Pinedo renforcent la vision déjà esquissée dans d’autres travaux pionniers. Les résultats apparaissent dans le tableau II.

25Même si le recensement de 1591 présente certaines déficiences pour quelques provinces qui pourraient affecter la Galice, le contraste semble évident entre l’Espagne du maïs (Galice, Asturies), qui connaît une phase de croissance modérée, déjà due, dans certaines zones aux effets bénéfiques du maïs et l’Espagne intérieure affectée par une chute nette de sa population accompagnée d’une baisse non moins nette de la production33.

26Par la suite, les différences allèrent en se creusant. Dans le tableau III, il apparaît clairement que l’Espagne atlantique n’a cessé de gagner des positions durant la plus grande partie de l’Ancien Régime.

Tableau 3. - Evolution de la population (1591-1860) (millions d’habitants)

27Cette croissance a été assez uniforme sur toute la façade atlantique, même si les taux les plus élevés sont enregistrés pour la partie occidentale, en corrélation assez étroite avec les intensités les plus fortes de culture du maïs. Voici les données les plus fiables que nous puissions offrir aujourd’hui34, tableau 4.

Tableau 4. - Espagne atlantique : évolution démographique (1591-1860) (milliers d’abitants)

28Nos connaissances actuelles nous permettent d’affirmer que si la pression relative de la population, dans un contexte de baisse de la production (fin du XVI^e siècle dans les Asturies, 1626/1643 en Galice) put promouvoir la solution innovatrice du maïs dans un premier temps, il semble clair que ce fut le triomphe massif de cette plante qui rendit possible l’espèce d’euphorie démographique qui se produisit ensuite avec avance de l’âge au mariage féminin, renforcement de la solidité des couples et augmentation de la descendance familiale ; en outre, la mortalité présente des caractéristiques très avancées pour l’époque : faible mortalité infantile et juvénile, crises larvées et haute espérance de vie35. Une espèce de modèle démographique de l’Espagne du maïs s’impose alors qui contraste clairement avec celui des zones plus attardées où il n’est pas cultivé. Cette dualité peut même être constatée au sein de deux des entités historiques dont nous avons parlé, la Galice et le Pays Basque. C’est ainsi que pendant que la population du Guipuzcoa augmentait de 61 % entre 1587 et 1706, la province intérieure de l’Alava perdait le quart de sa population entre 1593 et 172436 ; en Galice, tandis que les provinces intérieures de Lugo et d’Orense stagnent entre 1591 et 1631, les provinces littorales connaissent une franche progression37 ; cette situation se consolide dans la période suivante : en 1591, les provinces intérieures représentaient 55 % de la superficie galicienne et regroupaient 54 % de la population, les zones périphériques ayant les 45 et 46 % restants. Un équilibre relatif existait donc à cette époque ; or en 1752, cet équilibre est rompu en faveur du littoral : l’intérieur n’abrite plus que 40 % de la population et donc la côte les 60 % restants. La densité de la Galice du sud-ouest atteint à ce moment 71 habitants par kilomètre carré contre 33 seulement pour l'intérieur. Cette situation n’est pas propre à la Galice et nous assistons à un mouvement général de population de l’Espagne nord-atlantique en direction du littoral, mouvement qui continuera jusqu’à nos jours. Et le maïs fut le premier grand moteur de ce changement transcendental aux conséquences pluriséculaires.

29Mais le premier mouvement commence à donner des signes de faiblesse, aux Asturies d’abord, puis en Galice occidentale et au Pays Basque et un peu plus tard dans les autres circonscriptions et l’on semble s’acheminer vers une stagnation démographique avec l’apparition de phénomènes tels que l’émigration, le retard de l’âge au mariage féminin, la hausse du taux de célibat féminin définitif, la chute du nombre d’enfants et une certaine aggravation de la mortalité ordinaire et catastrophique38. C’est pour cela que la croissance du XVIII^e siècle semble assez anodine avec des augmentations de 20 à 30 %39. Cependant, de nouvelles solutions vont apparaître à la fin du siècle pour donner une nouvelle impulsion à la démographie, même si alors cette croissance se fait à partir de niveaux proches de la saturation. Sur ces innovations dans l’agrosystème, je reviendrai un peu plus tard.

30b. Si le maïs semble avoir joué un rôle décisif dans la croissance démographique, il a été beaucoup moins positif en ce qui concerne l’élevage, contrairement à ce qui a été dit et malgré ses indéniables qualités fourragères.

31Aujourd’hui nous connaissons bien la situation de l’élevage avant l’entrée du maïs et son évolution postérieure aussi bien pour la Galice que pour les Asturies. Dans tous les cas, les effectifs sont pléthoriques à la fin du XVI^e et au début du XVII^e siècle avant l’implantation du maïs et ces effectifs vont connaître ensuite une chute plus ou moins catastrophique selon les zones40. La corrélation entre l’ampleur de cette baisse des effectifs et le degré de pénétration du maïs est presque parfaite : dans les plaines littorales où le maïs était hégémonique, la chute fut nette : vers 1750, les effectifs par exploitation furent réduits au quart ou au cinquième de leur niveau initial, baisse que ne put compenser le doublement du nombre des exploitations. En revanche dans les hautes terres où le maïs avait rencontré plus de difficultés, le recul de l’élevage fut modéré et ces régions devinrent de véritables réserves de viande pour la zone atlantique41.

32Si les amples défrichements repérés sur la zone littorale permettent d’expliquer le recul de l’élevage dans le premier cas, le maintien de vastes espaces communautaires dans l’intérieur et les zones de transition justifient son maintien dans ces régions.

33Il faut noter cependant, que, en échange de la baisse des effectifs dans la première zone, le maïs produisit aussi des effets positifs sur l’élevage : il permit une meilleure stabulation des animaux, le nombre des espèces élevées extensivement (chevaux et moutons) diminuant au profit des bovins et des porcins, élevés de façon intensive, de plus, la disparition des espèces semi-sauvages permit une amélioration de la qualité de ce bétail42.

34En définitive, nous aboutissons à une meilleure association entre l’agriculture et l’élevage : au milieu du XVIII^e siècle, les meilleures densités d’animaux par hectare cultivé se trouvent sur ces régions littorales, preuve que cette association se fait au bénéfice des deux activités43.

35Enfin, il faudrait signaler que l’évolution progressive vers la monoculture du maïs, en libérant le sol durant une longue période du cycle agraire annuel, permit de tirer un profit immédiat de cette jachère verte d’octobre à avril, favorisa l’expansion des cultures fourragères (navets ou céréales récoltées en vert) et ouvrit à plus long terme la voie vers l’association maïs/prairies artificielles44. Cette solution que réclamaient tant les institutions de la culture des Lumières, en pleine effervescence au XVIII^e siècle, semble avoir tardé à gagner des adeptes au sein des troupes paysannes45. Il faut dire que ce thème n’a guère été étudié ; nous disposons seulement de preuves indirectes qui nous permettent de connaître l’implantation de ces prairies artificielles temporaires en Galice occidentale, au moins dans la première moitié du XIX^e siècle, mais nous n’en connaissons pas l’extension, bien qu’on la suppose modeste46.

36c. Il nous semble aussi inexact de présenter le maïs comme la cause de la disparition de la jachère ou de présenter son implantation comme une simple substitution de culture incapable d’altérer le système agraire préexistant.

37Il est vrai que dans la Galice cantabrique, le maïs semble se limiter à prendre le relais du millet et autres céréales secondaires comme l’orge ou l’avoine et à limiter le rôle des céréales d’hiver (blé, seigle) sans modifier le modèle d’assolement en vigueur47, même s’il ne faut pas exclure tout à fait certains progrès sur ce point ; au Pays Basque, le millet n’était pas si développé si bien que le maïs ne se contenta pas de le remplacer : il soumit le blé, culture dominante, à une lente érosion biséculaire48, ce qui put permettre des progrès substantiels en ce qui concerne des rotations dont l’évolution est par ailleurs, mal connue.

38En Galice occidentale et aux Asturies, et peut-être en Cantabrie et au nord du Portugal, les changements semblent avoir été plus profonds : le système antérieur de récolte annuelle (dont nous ne connaissons pas l’extension) fut remplacé par des rotations triennales ou biennales plus intensives ; à côté de l’association dominante maïs/haricots apparaissent les céréales d’hiver (blé, seigle), celles de printemps (millet), les plantes textiles (lin, chanvre) et parfois les fourragères, comme le navet, formant des systèmes à 4 ou 5 récoltes sur 3 ans ou de 3 à 4 récoltes sur deux ans sur les terres de bonne et moyenne qualité ; seules les terres inférieures ne portaient que leur récolte annuelle de maïs, sans jachère49.

39Cette surexploitation de la terre ne conduisit pas, comme beaucoup se plaisent à le dire, à la loi des rendements décroissants, mais à des récoltes plus abondantes comme nous le verrons tout à l’heure. Cela fut possible grâce à l’association parfaite entre le terroir cultivé, la stabulation du bétail et l’existence de vastes zones incultes fournissant un engrais naturel ; ajoutons-y les travaux incessants auxquels la terre était soumise, la présence de terres irriguées qui arrivent à couvrir dans certaines zones le tiers du terroir cultivé — des pourcentages analogues à ce que nous trouvons alors dans les fertiles huertas du Levant — et l’usage assez courant d’amendements tels la chaux au Pays Basque, dans la seconde moitié du XVII^e siècle, et dont l’utilisation est due au maïs, d’algues et de mollusques en Galice, de sables et de marnes, etc.50

40Mais ce passage de la simplicité à la complexité sous l’action du maïs n’est qu’une partie d’un processus déclenché par la pression excessive de la population sur les subsistances. Quand le drame malthusien devint patent au milieu du XVII ? siècle, commence un autre mouvement de reconversion dans les zones pionnières qui implique la disparition de cultures traditionnelles comme le millet, le lin, le chanvre, la réduction du blé et du seigle à des pourcentages insignifiants — autour de 1 % dans la péninsule du Salnés dans la première moitié du XIX^e siècle — et l’imposition de manière presque exclusive de l’association maïs/haricots ; ce processus bien visible dans la Galice du sud-ouest paraît s’être produit également aux Asturies et en Cantabrie. C’est la voie qui conduit à la dernière solution qui a perduré jusqu’à nos jours : culture du maïs (aliment des hommes)/prairie artificielle temporaire (aliment du bétail). Ainsi nous assistons au chemin inverse, de la complexité à la simplicité, qui permet les meilleurs rendements possibles dans le cadre de l’agriculture traditionnelle51.

41Ainsi donc, le maïs n’a pas créé dans le nord de la péninsule l’agriculture intensive, mais il l’a perfectionnée et étendue ; si la première phase peut être définie comme celle de l’amélioration progressive d’une polyculture à prédominance céréalière associée à l’élevage du bétail en vue de l’autosuffisance, dans la seconde l’objectif semble être une bonne harmonie entre le maïs et l’élevage bovin. La première s’appuyant sur le porcin recherche l’autarcie, la seconde sur le bovin recherche des excédents commercialisables. Quand le chanoine galicien Pedro Antonio Sanchez nous présentait les bovins comme la véritable “bourse” du paysan, il reflétait une réalité de la fin du XVIII^e siècle52.

42d. Il est admis que le succès du maïs fut le résultat de sa meilleure productivité qu’il s’agisse de rendements à l’unité de superficie ou surtout par rapport à la semence. Il suffit de se reporter à la question numéro 9 de l’enquête du marquis de la Ensenada (1752) pour voir comment dans les zones où le maïs est cultivé la quantité de semence utilisée sur une unité de superficie donnée atteint au maximum la moitié de celle utilisée pour les céréales traditionnelles et si, ensuite, nous passons à la question 12, nous voyons que les rendements du maïs sur cette même superficie sont meilleurs53. En libérant une partie non négligeable de la semence et en augmentant les récoltes en même temps, le maïs permet de renforcer le produit net du paysan, surtout dans les zones où la rente de la terre stagne dans la longue durée. Dans ces conditions, toute hausse des rendements permet d’augmenter la part qui revient au paysan54.

43L’étude de l’évolution des rendements dans la longue durée n’est pas moins intéressante, même si cette question mériterait encore d’être approfondie. Nous pouvons seulement offrir un tableau assez complet et assez fiable pour la Galice occidentale.

44Vers 1600, les chiffres pour la zone de Saint-Jacques de Compostelle varient de 3 à 5 pour 1 en superficie pour les céréales classiques, soit de 7,5 à 12 hectolitres par hectare55 ; au milieu du XVIII^e siècle, le Cadastre de la Ensenada qui pèche par défaut donne tout de même des chiffres nettement supérieurs ; si nous recourons à des sources plus fiables comme les comptabilités de patrimoines ecclésiastiques et de métayage, nous aboutissons à des rendements compris entre 5 et 7 pour 1, soit de 16 à 20 hectolitres/hectare — il faut tenir compte du fait que la mesure de maïs est plus grande que celle de blé et que celui-là est maintenant omniprésent alors qu’auparavant, il était inexistant. Un nouveau saut semble se produire à partir de 1770 si bien que dans le deuxième quart du XIX^e siècle, la fourchette est comprise entre 7 et 10 pour 1, soit de 22 à 28 hectolitres/hectare, toujours pour les mêmes zones56.

45Bien que la productivité des céréales traditionnelles ait connu certains progrès, il est clair que le grand animateur de cette phase expansive fut le maïs. Notons, tout de même, que ce progrès ne fut pas rapide et automatique, mais le fruit d’une lente conquête avec ses avances et ses reculs comme le prouvent l’évolution de la population et les courbes indicatrices de la production, en particulier les comptes de métairies et les dîmes. De toutes façons, ce niveau de rendements est très honorable à l’échelon international et s’inscrit en faux contre les qualificatifs d’archaïque et de conservatrice que l’on applique d’habitude à l’agriculture espagnole d’Ancien Régime57.

46e. L’usage continu du terroir, les rendements croissants et les importants défrichements dus à une population en expansion permirent une augmentation très nette des niveaux de production, peut-être pas très éloignée de la croissance démographique concomitante. En effet, dans la Galice occidentale, le produit décimal augmenta de 92 % entre le creux de 1640 et 1750 et de 94 % aux mêmes dates, dans la Galice cantabrique58 ; au Pays Basque, la production fut multipliée par quatre entre 1588-1591 et 1771-1775, mais ce chiffre semble tout de même excessif59. Pendant que se produisaient ces brillantes croissances l’intérieur galicien (province d’Orense) stagnait et la plaine de l’Alava (Pays Basque intérieur) voyait son niveau de production baisser de 35 % entre 1588 et 1720. Une fois de plus la dichotomie littoral/intérieur est bien visible. Cette progression est non seulement le fruit des possibilités supérieures du maïs, mais reflète également les conséquences de deux puissants mouvements de défrichements : le premier se situe dans la deuxième moitié du XVII^e siècle sous l’impulsion de l’euphorie démographique du moment et l’autre semble se produire, du moins partout où cela est possible sans altérer la relation terroir cultivé/inculte à partir de la “désamortisation” de Godoy (premières années du XIX^e siècle), puis de la vente de grands espaces communaux de la part des communautés fortement endettées, phénomène bien mis en valeur par l’historiographie basque60.

47Au moment de faire le bilan des changements associés au maïs et de présenter les résultats de la révision historiographique menée à son sujet, je voudrais me livrer à deux séries de réflexions.

48Premièrement, ce qui est le plus frappant c’est sans doute l’originalité de l’évolution conjoncturelle de cette Espagne atlantique qui contraste nettement avec celle des autres Espagnes, l’intérieure et la méditerranéenne. Nous pourrions proposer la chronologie approximative suivante61 : Première étape : de 1563/1573 à 1630/1643, marquée par la crise du modèle classique, c’est-à-dire la faillite des secteurs traditionnels d’exportation (forges basques et cantabres, bois et industrie navale, laines, pêche et salaisons) qui permettaient d’équilibrer les importations de blé, textiles, produits coloniaux, etc. Les dernières décennies de cette période préparent déjà les bases de l’inversion à partir de solutions endogènes, en claire rupture avec le modèle précédent pour s’acheminer vers ce qui a été appelé une “agriculturisation”62, c’est-à-dire le passage d’une économie plus ouverte à une autre plus fermée. L’inversion apparaît en premier lieu sur les courbes baptismales et les dénombrements de population, avant d’être visible sur les courbes décimales qui sont peut-être affectées par les difficultés de la perception des dîmes du maïs à ses débuts63. Les données impressionnistes sur les exportations de céréales semblent nous indiquer que le rapport population/subsistances s’est inversé et est devenu très positif dans les derniers lustres de cette période.

49Deuxième étape : entre 1630-1643 et 1680-1683, c’est celle de la véritable euphorie agraire de cette civilisation du maïs. Les conséquences de l’introduction de cette plante et la première vague de défrichement provoquèrent une authentique splendeur céréalière et la cristallisation d’un système démographique avancé pour l’époque, capable d’assurer une espérance de vie proche de 35 ans et une durée moyenne de la vie des couples proche de 30 ans, en même temps qu’il garantissait un taux de survie à 20 ans atteignant les 600 pour mille, chiffres peu communs pour l’Europe de ce temps et impensables pour le reste de la Pénisule Ibérique64.

50Troisième étape : entre 1680-1683 et 1727-1740 les premiers nuages apparaissent ainsi que les crises comme celles de 1690-1693, 1699 et 1709-1710. Aux Asturies, la croissance qui avait débuté plus tôt semble s’arrêter entre 1690 et 1730 (chute de la production de 50 %) ; d’autres zones comme la Galice ou le Pays Basque paraissent récupérer après les orages, mais l’épuisement est notable à partir de 1730. La civilisation du maïs semble plafonner alors.

51Quatrième étape : de 1717-1740 à 1770-1780 la tendance — sauf pour certaines zones comme Mondonedo qui est à la traîne et les Asturies qui semblent surmonter la crise — est à la cristallisation d’une situation malthusienne dans laquelle la population a crû plus vite que les ressources disponibles et se voit contrainte à devenir la variable capable de s’adapter, ce qui engendre les mécanismes classiques d’autorégulation : émigration masculine définitive, célibat féminin et retard de l’âge au mariage fonctionnent à la perfection : la population galicienne est pratiquement stable entre les dénombrements de 1752 et de 1787, les plus fiables de l’Ancien Régime.

52La cinquième étape : de 1770-1780 à 1830-1840 ouvre le cycle final de ces économies traditionnelles. La tendance est clairement à la hausse freinée seulement durant de brèves périodes comme les crises qui se produisent entre 1808 et 1814, hausse provoquée par les perfectionnements dans la culture du maïs — hausse des rendements — et par le deuxième cycle de défrichements dont nous avons parlé tout à l’heure. Comme cette phase se réalise à une époque où la dîme est remise en question65, les courbes n’enregistrent pas cette évolution si bien que les polémiques historiographiques ne sont pas près de s’éteindre.

53En résumé : un brillant XVII^e siècle en plein cœur du Siècle de Fer européen et qui contraste avec l’effondrement de l’Espagne intérieure comme avec la légère croissance de l’Espagne méditerranéenne ; en revanche, nous assistons à un pauvre XVIII^e siècle avec quelques rares progrès dus d’ailleurs plus à des héritages du siècle précédent qu’à des innovations spécifiques. C’est dans ce marasme qu’il convient de situer les analyses brillantes et pessimistes du problème agraire recueillies dans l’Essai de la Société Royale Economique Basque66 ainsi que les efforts pour analyser les causes de la décadence de l’agriculture galicienne réalisés par l’Académie de l’Agriculture de la Corogne (1765/1774)67 et les tentatives des autres sociétés économiques pour faire naître de nouvelles initiatives68. Malgré tout, les résultats pratiques de ces initiatives semblent avoir été très maigres et les solutions — nouveaux défrichements et élévation des rendements — proviendront une fois de plus de l’intérieur du système.

54Deuxièmement : cette histoire plus que biséculaire ouvre la voie à d’autres sujets de réflexion.

55Il semble clair qu’au départ, il existait des modèles économiques relativement avancés pour l’époque où des activités primaires dominantes s’accompagnaient d'un niveau assez estimable de commercialisation et d’industrialisation, même s’il est probable que ces deux aspects ont été surestimés par l’historiographie69. Le changement de conjoncture et les longs conflits internationaux semblent avoir fait s’écrouler en quelques décennies ce brillant modèle du XVI^e siècle. Quand le maïs se présente dans ces contrées, il restait très peu de choses de la splendeur précédente ; à partir de ce moment s’impose une “agrarisation” qui consolide un nouveau modèle économique fondé sur les idéaux de l’autosubsistance avec un niveau d’échanges réduit au minimum. Lorsque la conjoncture internationale s’améliora au XVIII^e siècle, ces régions, où les bases de l’économie étaient maintenant très fermes, connurent des tentatives plus ou moins comparables aux processus proto-industriels ; citons les forges basques, les fabriques de farines de Santander, les draperies de Mondonedo ou les salaisons de la Galice occidentale qui furent les tentatives de transformation les plus intéressantes, pourtant vouées à l’échec.

56Bien que l’analyse de cet échec soit complexe70, il faut reconnaître que le modèle agraire triomphant avec le maïs dut y être pour beaucoup : il facilita le triomphe d’une puissante hidalguia (noblesse), consolidée au XVII^e siècle, vouée à l’idéal de la rente et toujours opposée aux transformations de structures, ce qui ne put que renforcer les secteurs dominants déjà existants, la haute noblesse et le clergé ; avec les progrès de la productivité, le maïs favorisa la pulvérisation des exploitations et du parcellaire si bien que d’une société de moyens et puissants paysans excédentaires nous passons à une majorité de paysans insuffisants. Par exemple, en Galice occidentale, à la fin du XVI^e siècle et au début du XVII^e, les exploitations paysannes avaient entre 2 et 5 hectares, avec une bonne concentration autour de 3 ha, distribués en parcelles moyennes de 3 000 m² ; au milieu du XVIII^e siècle, l’exploitation moyenne tourne autour de un hectare et parfois moins et la parcelle moyenne autour de 1 000 m² dans le meilleur des cas71 ; dans le “valle” de Cayón (province de Santander), 59 % des paysans n’atteignent pas 0,89 ha en parcelles qui mesuraient en moyenne de 356 à 890 m^2, également au milieu du XVIII^e siècle72. Dans ces conditions, la prolifération d’une paysannerie rarement autosuffisante freina le développement d’un marché intérieur, ce qui fit dépendre excessivement les secteurs de transformation des conditions internationales.

57Si nous devions, pour conclure, esquisser un bilan de ce modèle agraire, il nous faudrait admettre, qu’autour du maïs et des améliorations apportées progressivement à sa culture, réussit à se produire un cycle intéressant, très étendu de l’embouchure du Douro jusqu’aux Pyrénées navarraises, capable de rompre avec les moules rigides de “l’histoire immobile” et des théories néomalthusiennes73. Le résultat fut une forte croissance des possibilités de la production et un presque triplement des niveaux de population à l’origine de véritables fourmilières humaines capables d’approcher et même de surpasser les 100 habitants au kilomètre carré, le tout dans un contexte démographique en avance sur son temps.

58Face à ces brillantes lumières, les ombres de ce tableau sont bien connues : minifundium et microparcellaire, émigration de jeunes célibataires et taux de célibat féminin élevés, faiblesse de la bourgeoisie et prolifération de paysans dépendants, forte ruralisation et faiblesse des villes, autosuffisance non atteinte et faiblesse du marché intérieur et, enfin, prédominance du secteur agraire et faiblesse des activités de transformation.

59Il est certain que tout cela suffit à remettre en question l’idée d’un développement économique s’accompagnant d’une amélioration des niveaux de vie, mais il est indéniable qu’a été créé un système de croissance simple, apportant des réponses intéressantes et modemisatrices dont les effets se firent sentir fortement dans la longue durée.