1C’est aujourd’hui un lieu commun que de présenter l’économie médiévale des XIV^e et XV^e siècles sous le signe de la crise. Durant ces vingt dernières années, les études se sont multipliées pour en souligner l’ampleur. L’accent fut principalement mis sur les productions céréalières, en raison de la place occupée par les grains dans la consommation quotidienne de l’époque et surtout d’une répartition générale et équilibrée de ces cultures sur tous les terroirs. Pour être souvent fragiles, les indices établis n’en sont pas moins concluants. Quelle que soit la région, les courbes des dîmes et des prix accusent les mêmes tendances. Il est ainsi possible de mesurer statistiquement l’ampleur de la récession, et d’établir une chronologie relativement précise des variations de la production que l’on estime avoir fléchi, à la fin du XIV^e siècle, dans des proportions variant de 25 à 45 % selon les époques et les régions1.

2Pour la vigne, nos connaissances sont loin d’être aussi précises. Il faut dire que les difficultés de l’étude sont autrement plus importantes. L’influence du climat, des sols, de l’exposition, de la nature et de l’âge des plants jouent plus encore que pour les céréales. A celle-ci s’ajoutent des considérants commerciaux qui favorisent ou non son extension. Il s’ensuit que les sources les plus précises, telles les dîmes, dont les séries sont d’ailleurs fort rares, n’apportent qu’une vision tout à fait localisée, dessinant au mieux une tendance sans jamais permettre de mesurer l’état exact des fluctuations tant les causes de variations sont nombreuses d’un lieu à l’autre. Sur un même terroir, les écarts peuvent en effet être considérables compte tenu de la localisation mais surtout de la soumission aux accidents métérologiques comme la grêle, qui peut frapper tel vignoble et épargner tel autre. Finalement l’évolution générale de la production est beaucoup moins facile à saisir. Elle supposerait au prélable d’importantes recherches régionales portant sur les taux d’encépagement, sur les rendements, sur les prix et sur la rentabilité, qui n’ont guère, à ce jour, fait l’objet de recherches poussées.

3En l’état actuel, peu de travaux spécifiques ont été consacrés aux vignobles médiévaux. Le plus souvent leur étude n’est abordée que par le commerce des vins ou dans le cadre plus général de travaux d’économie régionale, voire d’économie urbaine limitant dans ce cas le champ géographique d’observation au seul arrière-pays. Il s’ensuit qu’une synthèse est à ce jour bien difficile à établir. Tout au plus peut-on restaurer les grandes phases de l’évolution2.

4C’est aux XII^e et XIII^e siècles que se constitue le grand vignoble français. Depuis l’étude magistrale de Roger Dion3, l’histoire et la géographie de ce développement sont bien connues. Liée aux possibilités de marchés et surtout aux facilités de transport des vins, la vigne prospère un peu partout, principalement à proximité des grands centres de consommation urbains et aux alentours des voies fluviales ou maritimes qui assurent un débouché aux vins. A Torée du XIV^e siècle, elle s’étend bien au-delà des limites naturelles de fructification que Dion fixe schématiquement à une ligne allant de l’estuaire de la Loire, au Loir, à l’Ile-de-France, à la Champagne et jusqu’à la Lorraine où elle est partout présente en dehors des zones forestières.

5Au nord et à l’ouest de cette ligne, la vigne demeure relativement diffuse. Elle prospère toutefois en quelques sites favorisés par le sol et par le climat. On s’efforce de la faire fructifier avec plus ou moins de succès dans des régions d’où, de nos jours, elle a complètement disparu. L’essor d’un certain nombre de ces vignobles s’explique par leur isolement. A l’écart des grands courants commerciaux, ils se développent au XIII^e siècle en rapport avec l’usage du vin qui se répand dans la société. On les retrouve à Test d’une ligne Vannes Lamballe, dans la presqu’île de Ruys4, mais aussi dans le bassin de Rennes tout au long de la Rance5. Dans le Maine, la vigne est solidement implantée autour du Mans, entre Sarthe et Orne ainsi que sur l’Huisne6. Dans le Chartrain, le Dunois7 et la Normandie, elle est déjà plus exceptionnelle si ce n’est sur les rives de la Seine, de l’Eure, de l’Iton et de la Risle, particulièrement autour de Vernon, Gaillon, Chambray, Breteuil et Beaumont, où elle pousse en dépit de conditions climatiques et pédologiques défavorables8. Plus au nord on la retrouve sur la bordure sud et est de la Picardie9 et jusque dans les Ardennes, voire en quelques parcelles aux abords de Lille ou de Valenciennes.

6Au sud et à l’est de cette ligne, à l’exception des zones de hauts reliefs, et avec un avantage climatique certain aux régions les plus méridionales, tous les facteurs naturels sont au contraire réunis. Pour autant la vigne ne devint une culture privilégiée que là où les conditions de marché proche et de communications aisées existaient. Dès lors, le niveau de production dépassa rapidement les nécessités de la consommation locale. La vigne fit figure, en quelque sorte, de première culture spéculative, susceptible d’apporter à la population un surcroît de prospérité. Trois grandes régions se détachent. Tout d’abord s’inscrit l’Ile-de-France et ses satellites, en particulier la Champagne, le Laonnais et le Soissonnais. Grand centre de consommation et de redistribution, Paris concentre les productions de ses terroirs et de ceux qu’elle stimule ; au dire de G. Fourquin la capitale rivalise en volume des vins avec la principale zone que constitue le Bordelais et son très vaste arrièrepays de la Garonne, du Tarn et de la Dordognel10. En troisième place s’inscrit la zone méditerranéenne du Languedoc et de la Provence dont on mesure mal l’importance faute de connaître parfaitement l’ampleur des exportations. A ces trois zones, s’adjoignent des vignobles qui pour être moins développés n’en sont pas moins importants : ceux d’Anjou dont les productions s’écoulent vers la Bretagne, le Maine et la Normandie, ceux d’Orléans et d’Auxerre orientés vers Paris, et ceux de Bourgogne dont les exportations prennent surtout leur essor dans la seconde moitié du XIV^e siècle11.

7A la fin du XIII^e siècle et dans la première moitié du siècle suivant, la vigne gagne encore du terrain dans tous ces secteurs. Partout les plantations accompagnent le développement urbain. Sans jamais former véritablement une puissante couronne autour de la cité – comme on l’a souvent écrit pour faire image – sans rarement devenir une monoculture, les vignobles périurbains dessinent des taches de forte densité qui vont en s’accroissant. C’est ainsi qu’à Besançon, la seconde moitié du XIII^e siècle marque une phase d’élargissement de toutes les zones déjà encépagées. La culture touche même les zones les moins favorisées de la dépression du Doubs12. Ailleurs, dans la banlieue d’Aix, la vigne gagne sur les défens et les “bosques” ; les concessions à charge de planter se poursuivent encore dans les années 1341-1345, période à laquelle de nouveaux lots échoient à de petits propriétaires qui les exploitent directement. Là même où l’on constate, avant la peste noire, un mouvement d’abandon de villages, celui-ci ne s’accompagne pas d’une désertification des terroirs ; les vignes se maintiennent et continuent d’être plantées13.

8Le fait s’observe aussi en Bourgogne. A Pommard, par exemple, dès les dernières décennies du XIII^e siècle, la vigne empiète sur les zones vouées aux céréales et envahit la plaine ; à Dijon, au XIV^e siècle, elle l’emporte largement sur celle des côtes dans une proportion voisine des deux tiers14. En Lyonnais, il en est de même ; la vigne mord sur les cultures et non l’inverse15.

9Les progrès sont surtout importants sur les terres encore vierges où la conquête va de pair avec l’encépagement. Dans le midi, la reprise de la colonisation, dans la seconde moitié du XIII^e siècle, s’accompagne d’une extension des plantations. C’est le cas entre Tarn-et-Garonne où les dernières bastides de Bouloc (1242) et du Temple (1260) accueillent des colons acceptant de planter des vignes sous prestation d’un agrier au cinquième ou au sixième, voire contre un cens très faible afin de favoriser le développement de la culture16. C’est aussi le cas dans la région de Bordeaux, où le roi Edouard I^er accepte en 1279 de découper sa forêt en lots à défricher et à complanter. C’est enfin le cas des palus qui, vers cette même période, se couvrent de ceps ; cependant que dans l’Entre-Deux-Mers, le mouvement, pour être plus limité, n’en est pas moins significatif de ce vaste mouvement d’expansion17.

10Ailleurs, en Provence, la vigne gagne sur les bois et les terres gastes sur lesquelles le comte concéde volontiers le droit de planter. Là encore, à la fin du XIII^e siècle, le vignoble pénètre profondément les rouveraies de Sisteron, fait reculer les pinèdes de Digne, grignotte les bois du Gapençais, s’étend dans la vallée de la Durance... Ainsi, progressivement et partout où la situation s’y prêtait, le cep remplace-t-il l’arbre et escalade-t-il les pentes souvent jusqu’au-dessus des 1100 mètres18.

11Du côté de Béziers, la poussée se poursuit. Vers 1340, un peu moins du quart des parcelles sont des vignes nouvellement plantées. Les nouveaux complants gagnent le versant de la Montagne Noire. Là encore, la vigne “ronge la garrigue” et empiète sur les terres céréalières19.

12Les progrès sont tels qu’on est en droit de se demander si l’on n’est pas à la limite d’une situation de surproduction, d’autant que l’extension des surfaces s’est souvent accompagnée d’un remplacement des anciennes vignes par des cépages à hauts rendements, comme c’est le cas à Metz et en Ile-de-France où, du moins en certains lieux, les bons plans ont cédé la place à de mauvais gamais20.

13Les quelques taux d’encépagement dont nous disposons pour la première moitié du XIV^e siècle, donnent l’image d’une certaine saturation. En Biterrois, vers 1340 les vignes représentent près du tiers des parcelles mises en culture. Bien que leur superficie soit inférieure à celle des parcelles céréalières, l’encépagement demeure considérable. Il correspond au double de ce qu’il était au milieu du siècle précédent21. Certes, la vigne demeure souvent localisée en quelques secteurs privilégiés ; toutefois, en certaines paroisses du Lyonnais, les parcelles de vigne étaient en 1325, plus nombreuses que les parcelles de terre ; plus généralement, sur les bons sites, comme à Saint-Genis de Laval, elles totalisaient 30 % des biens cultivables mouvant du chapitre Saint-Jean22. Cette densité semble même dépassée aux abords de Toulouse, où en 1335 la vigne couvrait 60 % des surfaces détenues par les citadins23.

14Il reste que dans une économie étroitement cloisonnée, l’impression d’un trop fort taux d’encépagement ne saurait être confortée par ces quelques exemples. Tout dépendait des perspectives de débouchés commerciaux. Il s’ensuit que le seul indice susceptible d’apporter quelque lumière sur l’état de saturation du marché demeure l’étude des prix. Malheureusement ceux-ci sont parmi les plus difficiles à établir compte tenu du petit nombre de données, de la qualité différente des vins et des variations de leur cours tout au long de l’année. Les quelques résultats obtenus sont apparemment contradictoires. Dans la région parisienne, sans doute en raison d’une demande en accroissement, le niveau moyen du prix du muid reste très sensiblement supérieur de 1320 à 1342 à ce qu’il était de 1287 à 1303. Cependant cette situation est peut-être exceptionnelle vu l’importance de la population concentrée dans la capitale24. Au contraire, dans le Biterrois, entre le milieu du XII^e siècle et les années 1330-1340, le vin est loin d’avoir suivi l’ascension des prix céréaliers. Alors que la valeur nominale du froment augmentait d’environ 300 % et celle de l’orge d’un peu plus encore, le vin avait à peine doublé25. Ailleurs, à Périgueux par exemple, de 1329 à 1491, le prix de vente au détail ne fut jamais aussi bas qu’au début du XIV^e siècle26.

15En fait, la notion de surproduction demeure toute relative. Elle dépend du volume de la consommation interne et partant du chiffre de population, mais aussi des ressources disponibles pour se procurer le breuvage, enfin et surtout des possibilités d’exportation. Or vers le début du XIV^e siècle, si l’on en juge par les comptes de la Grande Coutume de Bordeaux, ces dernières atteignent leurs plus hauts sommets27.

16Pourtant déjà certains symptômes de crise sont apparus. En de nombreux endroits la concurrence avait provoqué des mesures protectionnistes. Celles-ci peuvent s’expliquer par la volonté des communautés urbaines de protéger leurs productions locales et par conséquent de prohiber les importations de vins des régions voisines ou lointaines, sauf, bien entendu, en cas de pénurie. Or, ces mesures, dont les premières apparaissent à la fin du XII^e siècle, se multiplient brusquement dans la seconde moitié du XIII^e siècle, comme si la conjoncture économique imposait de recourir à des barrières susceptibles de maintenir les prix du vin à un niveau suffisant de rentabilité, de préserver le vignoble autochtone menacé de disparition du fait de la concurrence, voire de maintenir la prospérité commerciale par l’établissement d’une sorte de monopole d’exportation. De semblables décisions sont reprises en Bordelais dès 1241. A cette date, les accords passés avec Agen fixent la date du 11 novembre pour l’arrivée des vins de la région située en amont de Saint-Macaire. A Sisteron en 1257, à Salon-de-Provence en 129328, à Angers au temps de Charles I^er d’Anjou29, à Montpellier en 1316, à Périgueux avant 1329, à Narbonne à une date inconnue, antérieure à 1344, les villes obtiennent le droit d’interdire l’entrée des vins étrangers dans un but lucratif. Pour autant ces garanties, peut-être conjoncturelles, ne furent pas toujours mises en pratique. Dans le Bordelais, l’extraordinaire ascension du commerce international fit que la bourgeoisie oublia, au début du XIV^e siècle, ses vélléités protectionnistes30. Il reste qu’à la suite des grandes conquêtes du vignoble, on semble craindre, un peu partout, la saturation qui commence à peser sur les marchés viticoles.

17La seule chose que l’on puisse dire est que le vignoble paraît atteindre sa plus forte densité en même temps que la démographie atteint la sienne ; et l’impression générale qui se dégage des différentes études est celle d’un équilibre précaire qu’une moindre variation à la baisse de la demande en vin est susceptible de perturber.

18Dans la seconde moitié du XIV^e siècle, le contraste est frappant. Les textes ne parlent plus que de “friches” de “gasts”, “d’hermès”, “de terres autreffois en vigne”, de “vignes en désert et en toppe”, de clos qu’on ne laboure plus depuis longtemps. Partout l’expansion à fait place à la récession. Aux complants qui se poursuivent jusqu’au milieu du siècle, succède un grand mouvement d’abandon des sols et des cultures. Toutes les sources confirment l’importance du progrès des friches. Tous les renseignements concordent que ce soit l’étude du chartrier des Bernabé de Périgueux, les enquêtes sur les biens des Hospitaliers, la confrontation des bien détenus par les bourgeois de Toulouse entre 1335 et 1391, la comparaison des enquêtes de 1313 et 1429 pour le comté de Bigorre, l’examen des cens impayés, l’étude des cadastres reconstitués31, la tendance des dîmes, etc...

19Si l’on en juge par l’étude des productions des clos de Saint-Denis, la crise semble avoir débuté avant la peste noire. La courbe accuse en effet une très nette différence entre la fin du XIII^e siècle (1284-1303) et le second quart du XIV^e siècle (1320-1342). Dans l’ensemble la production, par rapport à la moyenne de la période, a baissé dans la plupart des clos et dans des proportions souvent fortes, sans que l’on sache s’il faut imputer cette baisse à une réduction des surfaces ou plutôt à une regression des rendements due au climat ou à un certain vieillissement des cépages32. Dans la région de Périgueux, les premières traces d’abandons de vigne remontent aux années 1344-1345 ; ils touchent d’abord les régions les plus éloignées de la ville, puis la proche banlieue où ils se succèdent régulièrement entre 1375 et 1390.

20En Bordelais, la crise se profile avec la guerre, dès 1337. Immédiatement les mesures de protection reprennent à l’égard des vignobles de mouvance française. La chute des exportations maritimes inquiète les Bordelais qui, en 1351, sollicitent d’Edouard III l’interdiction de charger des vins en aval de la ville afin de garder le contrôle des exportations et de pouvoir ainsi freiner l’essor des plantations et la concurrence du Médoc33. Parallèlement la récession commerciale amène Philippe VI à accepter la reconduction des privilèges des villes d’Agen et de Bergerac qui craignent la concurrence des vins d’amont alors qu’elles ont du mal à écouler les leurs.

21Pour autant la grande récession ne débute guère avant 1350. Elle s’accélère et se généralise dans les années 1370-1380. Elle rebondit en Ile-de-France, en Anjou et en Champagne dans les années 1415-1440, puis en Bordelais après 1451-1453. On ne saurait toutefois parler, sans exagération, de cycles dépressifs dans la mesure où le mouvement de réencépagement, sans être véritablement synchrone, compense quelque peu celui des abandons. Il reste, qu’en dépit des restaurations qui suivent chaque trève, ces derniers l’emportent certainement et dans une large proportion jusqu’au moins le milieu du XV^e siècle.

22Les causes du malaise sont assez bien connues. La principale tient à la chute démographique déjà amorcée avant 1348, et qui, à partir de cette date et jusque vers 1450, a pu atteindre entre le quart et le tiers de la population. Celle-ci eut deux sortes de conséquences. Tout d’abord une baisse brutale de la consommation, même si en période de bas prix des grains et d’amélioration du niveau de vie des populations artisanales le niveau moyen de consommation des vins par les citadins a pu sensiblement s’élever34. La seconde conséquence, tout aussi dramatique, concerne la main-d’œuvre. Sa contraction eut pour effet une augmentation des salaires sur laquelle nous reviendrons ci-après, mais elle joua aussi en faveur d’un abandon des cultures dans la mesure où le dur labeur de la vigne ne permit pas aux populations subsistantes de prendre en charge beaucoup plus de parcelles qu’elles ne le faisaient auparavant. La culture à bras, de loin la plus répandue, imposait des limites, la force de travail n’étant pas extensible au point d’absorber toutes les terres disponibles.

23La crise est également liée à la guerre. La chronologie des attestations de friches recoupe assez bien celle des événements militaires, et celle des acensements les périodes de trèves. La guerre agit rarement directement. Sans doute les chroniques font-elles allusion à des arrachages de ceps par les soudards en campagne, mais le fait demeure à prouver35. La guerre agit d’abord par l’insécurité qu’elle provoque. Celle-ci se concilie mal avec la culture des vignes qui nécessitent des soins constants. La fuite des populations vers la ville engendre des ruptures dans le cycle des travaux, voire des récoltes, et à moyen ou plus long terme, la plante n’étant plus en état de production, provoque des abandons. Plus encore, la guerre brise l’équilibre instable de l’offre et de la demande, restreignant périodiquement les exportations et précipitant une économie à la limite de la surproduction dans une situation d’excédents. C’est là sans doute, plus que les destructions, l’une des grandes causes du malaise. Le recul des exportations fut en effet considérable. Alors qu’en Bordelais, au début du XIV^e siècle, environ 10 000 ha de vigne travaillaient pour l’exportation, auxquels il faut ajouter 12 à 15 000 ha situés dans le Haut-Pays, dans la seconde moitié du siècle, la moyenne de l’ensemble, calculée sur la même base de 30 hectolitres à l’hectare36, ne serait plus, avec des exportations moyennes variant de 11 000 à 30 000 tonneaux, que de 3 à 9 000 hectares. Ainsi, quelles qu’aient été les mesures protectionnistes remises en vigueur et même aggravées en 1373 afin de protéger le vignoble Bordelais face à la concurrence des vins du Haut-Pays, il ne fait aucun doute que celui-ci souffrit cruellement de la conjoncture militaire. Consécutivement, la politique menée par la bourgeoisie bordelaise fut responsable des déserts viticoles de l’arrière région. Partout la guerre est synonyme de contraction des marchés et bien évidemment de répercussions sur la production, même si l’on entrevoit mal la réaction des producteurs. L’ampleur de la récession commerciale peut donner une idée du désastre. A Rouen, par exemple, de 1421 à 1478, le trafic des vins qui, pour la presque totalité provenait de Paris et d’Orléans, sombra dans des proportions variant entre le tiers et les trois quarts37. En Anjou, les exportations qui atteignaient avant 1422 quelque 30 à 36 000 pipes de 450 litres, n’étaient plus, en 1430, que de 15 à 18 000 pipes38. A Reims, les quantités de vin menées hors de la ville qui s’établissaient à 9 650 queues en 1425, ne dépassèrent que très rarement le chiffre de 5 000 queues jusqu’en 143739.

24Pour être importante la guerre n’est pas seule en cause. Elle ne fait souvent que renforcer les effets d’une conjoncture commerciale dépressive. A Marseille, par exemple, l’indiscutable recul de la vigne à la fin du XIV^e et au début du XV^e siècle, est d’autant plus marqué que l’essor antérieur du vignoble était lié au trafic maritime, lequel, depuis la fin du XIII^e siècle, n’avait cessé de décliner. Plus généralement, la prospérité des vignoles, étroitement liée aux débouchés des vins, se ressent profondément de la contraction ou de la perte de marchés. C’est ainsi qu’à Arles, l’arrêt des exportations vers Avignon après 1378, puis après 1403, paraît être marqué par un recul des surfaces encépagées, notamment dans la Crau40. Ici la disparition de la cour pontificale joue un rôle moteur, ailleurs, comme en Anjou, d’autres causes ont les mêmes effets. La politique fiscale de la monarchie, portant le prix du vin à un taux trop élevé, en arrive à priver les producteurs d’une partie du débouché breton, accentuant ainsi le marasme41.

25Logiquement, une telle situation de chute des exportations et de la consommation, conduisant tout droit à la surproduction, aurait dû s’accompagner d’une régression très sensible de la valeur des vins. Or, ceux-ci, loin de diminuer en valeur nominale, eurent tendance à augmenter dans des proportions qui, semble-t-il, dépassent le seul phénomène d’érosion monétaire. Le fait est incontestable, aussi bien en Ile-de-France qu’à Reims ou Périgueux42. Un tel phénomène ne saurait s’expliquer sans une perte assez considérable des surfaces viticoles. La remontée des prix, dans la seconde moitié du XIV^e siècle et jusqu’aux alentours des années 1400, semble attester, par conséquent, qu’en bien des lieux la vigne régressa plus que les céréales.

26Ce recul fut, semble-t-il, assez général. Si l’on excepte la région de Dijon où la progression ne paraît pas s’être interrompue du XIII^e à la fin du XV^e siècle43, toutes les régions furent affectées à des degrés sans doute variables qu’il est difficile d’apprécier. Les indices sont malheureusement assez ténus et dispersés qui permettent d’avancer des chiffres. Un peu partout les plaintes, dont le bien fondé est parfois sujet à caution, s’élèvent à propos de la chute des dîmes. En Sologne, celle du grand hôtel de Vernon qui rapportait 30 à 40 tonneaux n’en rapporte plus, en 1448, que quatre à six44 ; celle de la Gravelle qui valait 6 tonneaux avant la guerre, n’en fournit plus en 1448 qu’un demi. Dans la région parisienne, la dîme d’Antony qui en 1384 était estimée à 35 muids n’en donne plus que 20 quelques années plus tard. Il reste que peu de documents nous permettent d’apprécier l’évolution sur le long terme. Là où il est possible d’établir des courbes, celles-ci n’accusent pas partout de telles variations et n’obéissent pas aux mêmes rythmes. A Pommard, par exemple, la dîme marque un fléchissement dans la seconde moitié du XIV^e siècle qui va s’accentuant dans les premières décennies du siècle suivant, sans toutefois dépasser apparemment les 15 % à 20 % de baisse45. En Anjou, au contraire, la courbe de Malboire accuse une remontée spectaculaire de 1380 à 1400 suivie d’une inflexion, puis d’un effondrement vers 1420 sans réelle récupération postérieure ; au total, sur ce terroir, la chute fut certainement de l’ordre de 30 %46.

27Les enquêtes, les aveux et les comptes donnent la même impression d’effondrement. Entre 1370 environ et 1384, dans la région de Reims, “le vignoble a partout souffert et la production a baissé de 50 %”47. Dans l’ensemble et dès 1350, les clos anciens de Saint-Denis accusent une régression des surfaces du même ordre48. Dans la banlieue de Melun, sur 32 arpents que possédait l’abbaye du Lys, 22 étaient en friches. En 1400, près d’Angers, sur 39 hectares de vigne situés à Epinard 17 ne produisaient plus rien. En Saumurois, dès 1360, un tiers du vignoble d’Aubigné était abandonné. Dans la même région, à Tillé, en 1441, la proportion des friches atteignait la moitié des surfaces49. Dans la région de Périgueux, entre 1351 et 1437, les deux cinquièmes du vignoble des Bernabé avaient cessé d’être exploités en vigne “et l’on peut estimer entre le tiers et les deux cinquièmes la chute de la superficie totale du vignoble de la banlieue”50. On pourrait multiplier les exemples qui donnent presque toujours une fourchette identique, variant entre le quart et parfois plus de la moitié des surfaces encépagées.

28Le Midi n’est pas à l’abri. Le Roy Ladurie parle d’une profonde régression viticole dans toute la région provencale et languedocienne entre 1350 et 145051. Pour la même période, Baratier en montre les effets, sur le terroir marseillais52. Et si N. Coulet en nie l’existence pour les terres proches d’Aix, il n’exclut pas, que l’important recul qu’il observe à Pourrières dans les trente premières années du XV^e siècle, ait été à l’image de la situation des campagnes aixoises53. Pour sa part, L. Stouff, étudiant le terrier d’Arles de 1437, fait encore état de 11 % de vigne en friche dans la Crau et de 8 % en Camargue à une date où la reconstruction semble déjà bien avancée54. A Vic-en-Bigorre les abandons sont encore plus considérables ; entre 1313 et 1429, les surfaces encépagées qui servaient à la production familiale, sont passées de 80 à 60 hectares55, cependant qu’à Toulouse, la confrontation des estimes de 1335 et de 1391 montre également un très net recul du vignoble suburbain.

29Malheureusement ces exemples singuliers ne permettent pas de suivre à l’échelle régionale l’évolution globale des superficies dans la mesure où, parallèlement aux abandons, des reprises s’affirment. A plus forte raison ne permettent-il pas d’avoir une vision globale au niveau français compte tenu des variantes de la conjoncture locale. Il reste que, de 1350 à 1450 environ, la vigne connut une des principales crises de son histoire.

30La remise en état du vignoble fut une opération lente et difficile, qui n’épousa pas partout le même rythme. En règle générale et en raison des profits que la vente des vins permettait aux paysans de dégager, les nouveaux acensements de vignes abandonnées ou de friches à complanter furent souvent plus rapides que ceux des champs56. Dans la banlieue d’Aix le mouvement s’amorce dès 1380, puis s’accélère à partir de 1430, se transformant en une véritable reconquête de l’ensemble des terres au profit du vignoble. Ainsi en est-il peut-être aussi en Bourgogne où l’habile politique économique et fiscale des ducs, stimulant les exportations, encouragea les plantations. En Lyonnais, la charnière à partir de laquelle les acensements l’emportent sur les abandons semble se situer entre 1380 et 1417 ; encore faudrait-il distinguer selon les terroirs, les bons étant très vite réoccupés57. Ailleurs les premiers efforts furent parfois limités, voire annihilés, par la reprise des guerres. Et ce n’est pas avant les dernières décennies du XV^e siècle qu’en Ile-de-France et Bordelais, par exemple, ils portèrent réellement leurs fruits58.

31La reconstruction fut partout encouragée par des mesures d’incitation. Aux laboureurs acceptant de reprendre les vignes délaissées, les bailleurs multiplièrent les concessions59. Tantôt, ils consentaient des diminutions substantielles des cens ou des champarts ; tantôt encore ils renonçaient partiellement, pour une durée déterminée, au profit des parcelles ; tantôt enfin, comme en Lyonnais, de 1350 à 1420, ils remplacèrent la tâche à part de fruits par un cens réajusté et sans doute plus avantageux60.

32A cette politique, assez conservatrice quant aux formes juridiques d’établissement des tenures, s’ajoutèrent d’autres types de contrats qui, tout en sauvegardant les droits de reprise du propriétaire, accordaient au tenancier, avec une réduction substantielle de la redevance, l’assurance d’un maintien dans les lieux, contre l’obligation de complanter et d’entretenir la vigne en état de production. Ainsi le bail à viage connut-il une faveur nouvelle. Primitivement ces concessions furent faites à une vie, puis progressivement la durée eut tendance à s’accroître. En Anjou, la règle fut le bail à trois vies, alors qu’en Auxerrois, à la fin du XV^e siècle, il s’était étendu à quatre vies61.

33Bien entendu, la raréfaction de la demande en terre fit la loi du marché. A côté du bail à viage, qui fut le type même du bail de crise, le contrat d’association qui avait présidé à la naissance du vignoble du IX^e au XI^e siècle, réapparut62. Tout comme le précédent, il permit au propriétaire de procéder à de nouveaux encépagements sans bourse délier, mais cette fois moyennant la rétrocession d’une partie du fonds. Cette sorte de pariage, connu sous le nom de “complant”, se définit comme une convention passée entre un bailleur abandonnant sa terre à un cultivateur qui se chargeait de la planter. L’opération devait être réalisée dans un délai prescrit, durant lequel le tenancier ne versait rien. Le délai expiré et la vigne en état de production, une moitié du fonds revenait au bailleur, l’autre restait au preneur contre le versement d’une redevance. Ce type d’acte apparaît pour la première fois en Anjou en 1385 puis tend à se répandre. Si la coutume de 1411 n’y fait pas encore allusion, en revanche celle de 1462 le mentionne expressément. Couramment employé dans la région d’Arles de 1400 à 1450, il est également connu dans la banlieue aixoise à partir de 1424 et s’impose de 1430 à 1450 environ. On l’utilise également en Toulousain vers 1422, en Orléanais vers 1450-1456 et en Quercy à la fin du siècle, mais principalement à partir du siècle suivant63.

34Peu à peu les conditions devinrent moins avantageuses. Là où les friches diminuaient sous l’effet des réacensements consécutifs à la reprise démographique ou à l’immigration, les propriétaires tendirent à être plus exigeants. C’est ainsi qu’en Lyonnais, dans la seconde moitié du XV^e siècle, les réductions qu’accordèrent les seigneurs « furent le plus souvent achetées, soit au comptant, soit à tempérament sous forme de rente foncière » amortissable, provoquant fréquemment un endettement de la paysannerie64. Ailleurs, en Limousin, les seigneurs revinrent souvent sur les concessions faites antérieurement ; ainsi les baux à quart de fruits accordés au début du siècle firent-ils progressivement place à des contrats à mi-fruits65. Visiblement, la crise s’éloignait.

35Structurellement, les modifications foncières sont assez mal connues. Si dans la région d’Arles, en raison peut-être d’une origine très ancienne, le vignoble est de plus en plus morcelé, à l’inverse on assiste ailleurs à un début de concentration des parcelles qui profita surtout aux coqs de village, aux citadins et à quelques communautés66. Il s’ensuit également que par reprise de friches contiguës de vignes, la taille des parcelles eut parfois tendance à s’accroître. C’est ainsi qu’en Bigorre, où elles étaient de très petite étendue, la surface moyenne doubla entre 1313 et 1429. Cependant, dans l’ensemble, le remembrement demeura limité et la superficie des vignes paysannes n’évolua pas considérablement. Comme par le passé, les tenanciers les plus nombreux ne possèdent, au sortir de la crise, qu’une à deux, voire trois parcelles. Or, même si un certain glissement s’est produit vers le haut de l’échelle, même si la superficie moyenne des parcelles a pu légèrement augmenter, la tenure viticole paysanne demeure modeste. En Bigorre, pour une exploitation paysanne type de 4,90 ha la vigne ne couvrait encore que 40 ares67. En Lyonnais, sur le territoire viticole de Saint-Cyr, 70 % des vignes de la censive mesuraient moins de 6,8 ares68. Dans les banlieues urbaines et sur les terroirs privilégiés, la vigne citadine était sensiblement plus étendue. A Arles, où la possession des vignes était répandue dans toutes les couches de la population urbaine, les superficies variaient, en 1437, de 70 ares pour les plus pauvres à 1,5 ha pour les bourgeois et à près de 2 ha pour les anoblis. En moyenne, le nombre de parcelles évoluait là encore entre deux et trois par famille, d’une superficie de 40 ares, donnant aux vignes familiales une surface proche de l’hectare. C’était là, semble-t-il, une situation normale que l’on retrouve à Lyon, à Aix et dans un grand nombre de vignobles périurbains méridionaux69.

36Il s’ensuit que la reprise tint sans doute plus à la remontée du chiffre des exploitants qu’à un accroissement significatif, en surface et en nombre, des lots exploités. On manque cependant de données comparatives pour assurer cette hypothèse. Le fait semble se vérifier à Chablis où en 1527 on compte quelque 700 propriétaires contre 450 seulement en 132870. On sait aussi quel fut en Bordelais et dans le midi le rôle des immigrants dans la reprise viticole71. Celui de la bourgeoisie urbaine n’est pas moins net. La recherche de placements avantageux commenda les investissements. Ainsi de 1388 à 1446, l’emprise des Lyonnais s’affirme-t-elle sur une quarantaine de paroisses viticoles situées en un ruban tout au long du fleuve. Il en est de même à Arles, à Carpentras, à Aix, où, passé les années 1420, « la reconstruction viticole appartient au monde de l’échoppe et de la boutique, aux Juifs et surtout aux notaires et hommes de loi ». Pour autant il ne s’agit pas d’invasion, l’emprise se limite souvent, comme à Lyon, à quelques paroisses limitrophes de la ville, où elle ne dépassa pas 7 à 10 % du sol ; elle eut même tendance à diminuer à la fin du siècle, la bourgeoise s’orientant, comme cela semble être le cas à Paris, vers d’autres types de spéculation72.

37La seule modification structurelle observable semble être l’effacement des clos seigneuriaux usant d’une main-d’œuvre salariée. C’était là surtout le fait des vignobles les plus septentrionaux où la pratique des terrages et des baux à temps était au XIV^e siècle assez peu répandue. La tendance à l’augmentation des charges, s’accusa dès avant 1348. Les salaires, en valeur réelle, eurent tendance à augmenter. Les raisons en sont à rechercher dans une population déjà en état de surmortalité. La situation s’aggrava après 1350 entraînant la taxation et le blocage des rémunérations. En Bourgogne tout d’abord, puis en France les mesures amenèrent une diminution des gages73. Mais, bien que ceux-ci aient régressé après 1354 et se soient stabilisés vers 1370, après une seconde remontée consécutive à la deuxième vague de peste74, les conflits avec les employeurs ne cessèrent pas pour autant. Le malaise est notoire à Metz en 1355, à Châlon-sur-Marne et à Sens en 1383, à Tonnerre et à Auxerre en 1393, à la Charité-sur-Loire en 1402, où l’on se plaint, de surcroît, du manque de conscience des travailleurs75. Or la vigne est une culture exigeante qui nécessite de très nombreuses façons. Il s’ensuit qu’un certain nombre de vignobles se situent à la limite de la rentabilité. Dès avant 1350 et surtout dans les deux décennies suivantes, on note déjà, dans quelques déclarations, que la viticulture coûte plus qu’elle ne rapporte76. Certes l’élévation des coûts aurait pu être compensée par l’augmentation globale du profit de la vente des vins. Or, il n’en fut pas partout ainsi. Tout dépendait du rendement que nous connaissons mal, et surtout de la qualité des vins qui en faisait leur prix. Dans ce domaine d’importantes différences existaient d’une province à l’autre. A Paris, vers 1360, quand la queue de vin français valait 13 livres, celle de Bourgogne atteignait 26 livres et celle de Saint-Pourçain beaucoup plus77. En Normandie, quand en 1406 la queue de vin ordinaire variait entre 2 et 5 livres, celle d’Orléans s’élevait à plus de 10 et celle de Beaune se payait 30 livres78. On connaît malheureusement assez mal le prix de vente du producteur79, mais tout laisse à penser que même en défalquant les frais de transport, les divers péages et impôts, le profit des vignobles de qualité couvrait encore largement les dépenses, d’autant que l’évolution des goûts privilégiait ces crus80. A l’encontre, dans un certain nombre de vignobles, tels ceux d’Anjou ou du Pays Nantais, l’exploitation demeurait à la limite de la rentabilité81.

38Trois solutions alors s’offraient : compresser les dépenses d’entretien des vignes au risque d’une chute des rendements, modifier le mode de faire-valoir en passant par le service d’un intermédiaire qui se chargeait de toutes les façons⁸¹, ou encore abandonner la vigne à des tenanciers en la concédant en censive ou en tenure à part de fruits82. En bien des lieux, situés principalement sur les limites climatiques, la conjoncture eut ainsi raison du vignoble aristocratique. Au demeurant les paysans en furent parfois bénéficiaires, non que leurs exploitations étaient davantage viables, car en termes de rentabilité arithmétique le profit restait aléatoire, mais, dans la mesure où ils n’avaient aucun débours de main-d’œuvre, les rentrées d’argent produites par la commercialisation de quelques pipes de vin amélioraient incontestablement leurs conditions de vie.

39De crise en crise le vignoble s’était géographiquement modifié. A l’échelle du pays on note un reflux très marqué des terroirs peu rentables. Dans le nord de l’Anjou, les aveux et dénombrements témoignent rarement de nouvelles plantations. Dans la région de Durtal ou de La Flèche, les closeries les plus touchées furent reconverties. A la place de la vigne réduite à quelques arpents on cultiva des fèves, des pois et des céréales. Le même phénomène semble affecter le Haut-Maine, l’Orne et le Perche, en un mot toutes les régions situées sur la lisière de la zone de fructification naturelle et à plus forte raison, au nord et à l’ouest de celle-ci, la Bretagne et la Normadie où le pommier à cidre s’imposa83.

40La vigne abandonne également les régions trop élevées. En Provence, le cadastre de Sisteron ne la mentionne plus au XVI^e siècle ; selon toute vraisemblance, la région était devenue, une zone de pâture84. La vigne recule aussi partout où les difficultés de communication créent des contraintes pour l’acheminement des vins et augmentent le coût des transports. En Camargue, par exemple, les cadastres révèlent qu’à la fin du XV^e siècle et pour cette raison, elle a presque complètement disparu, si ce n’est dans la partie nord-est du pays85.

41A l’échelle locale et régionale, la reconstruction impose aussi des modifications dans la répartition du vignoble. On assiste à une disparition des parcelles dispersées et parallèlement à une concentration dans les secteurs les plus appréciés et dans les zones proches des centres de consommation. Le fait est net autour de Lyon, mais aussi dans la région de Reims, en Saumurois ou dans la Crau86. C’est ainsi que peu à peu au sortir de la crise se dessine la carte du vignoble moderne.

42Les travaux ne sont malheureusement pas assez nombreux pour pouvoir comparer la situation de la fin du XIII^e siècle à celle du début du XVI^e. Les monographies manquent, et bon nombre de vignobles attendent leur historien. Mais surtout, au plan de l’espace viticole, la couverture géographique fait souvent défaut. Déjà, en 1970, le regretté Charles Higounet appelait à développer les recherches de cartographie historique, sa voix a été entendue, cependant beaucoup reste à faire.