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Jardins et vergers

 | 
Charles Higounet

Conclusions

Noël Coulet

Full text

  • 1 N. Coulet, Pour une histoire du jardin. Vergers et potagers à Aix-en-Provence, 1350-1450, dans Le (...)
  • 2 H. Bresc, Les jardins de Palerme (1290-1460), dans Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen Ag (...)
  • 3 L. Stouff, Ravitaillement et alimentation en Provence aux XIVe et XVe siècles, Paris La Haye, pp.  (...)
  • 4 Geschichte des deulschen Gartenbaues, dir. G. Franz, Stuttgart, 1985.
  • 5 M. Racine et F. Binet, Jardins de Provence, Aix, 1987.

1En ouvrant ce colloque, Monsieur Higounet a bien voulu rappeler l’article que je publiais voici vingt ans et où j’exhortais les médiévistes à s’intéresser au jardin, trop négligé alors par l’histoire rurale et l’histoire de l’alimentation1. Fort heureusement, l’aspect parénétique de ces pages est aujourd’hui sur bien des points désuet. D’autres depuis, dont Henri Bresc en 1972, ont fourni, servis par des sources plus riches, des analyses plus approfondies des jardins urbains, de leur rôle économique et de leur signification sociale2. L’histoire de l’alimentation a donné lieu à d’excellentes synthèses qui, pour des régions et des époques différentes du Moyen Age, font une place importante aux fruits et aux légumes et qui fournissent les éléments d’une réflexion sur leur rôle dans l’alimentation et le commerce3. Une grande collection nationale d’histoire de l’agriculture, la Deutsche Agrargeschichte a consacré un volume entier, récemment sorti de presses à une histoire totale du jardin4. Depuis une dizaine d’années paraît une revue spécialisée (Journal of Garden History) dont les sommaires ne concernent pas uniquement les arts du paysage. Et l’on peut voir, depuis peu, à la devanture des libraires une nouvelle collection consacrée à l’art des Jardins de France dont le premier volume qui présente les jardins de Provence5 s’ouvre par une mise en perspective géographique et historique de cet aspect du paysage. Tout pourtant n’est pas encore gagné : il suffit d’ouvrir l’article Garden du Dictionnary of Middle Ages. Il ne connaît que le jardin d’agrément, élément du cadre de vie aristocratique, envisagé uniquement au travers des textes littéraires et des enluminures.

  • 6 O. de Serres, Le théâtre de l’Agriculture et mesnage des champs, Paris, 1600, 1, VI.
  • 7 Cité par G. Cherubini, l’Italia rurale nel Basso Medio Evo, Rome-Bari, 1985, p. 25.
  • 8 M. Racine et F. Binet, op.cit., p. 45.
  • 9 Pays d’Aygues. Inventaire Général des Monuments et Richesses artistiques de la France. Vaucluse, c (...)

2Le pari de notre colloque était précisément de ne pas séparer ce que les jardiniers ont uni ou, du moins, qu’ils ont uni pendant si longtemps : l’utile et l’agréable, le délassement et l’approvisionnement, le symbolique et l’économique. Tel qu’il nous est apparu aux temps carolingiens, le jardin intègre les fleurs à l’herbier. Dans les jardins aixois du XVe siècle, le “jardin du roi” créé par René d’Anjou comme dans ceux des bourgeois de la capitale, le potager et les fleurs voisinent. La place des fleurs y est encore modeste et au XVIe siècle encore, Olivier de Serres réserve un seul des quatre carrés de son potager aux cultures florales6. Même dans le jardin palatial andalou, sous le signe du paradis et de l’immuable, le souci de la provende, pour reprendre les termes de Lucie Bohlens, n’est pas absent. Partout, dans mes jardins aixois, essentiellement potagers mais modestements ouverts sur le marché local de l’Herberie, comme dans les jardins palermitains d’Henri Bresc, fortement intégrés dans un circuit commercial, les contrats de fermage réservent aux propriétaires et à certains de leurs amis un droit d’accès pour goûter aux plaisirs de la promenade et du délassement. Encore au XVIIIe siècle, Jean-Pierre Bériac nous présente en Bordelais des jardins où “utilité et plaisir restent entremêlés”. La préoccupation de l’ordonnance du paysage chez les auteurs de la Renaissance italienne n’est pas exclusive des soucis de l’économie domestique : si L.B. Alberti recommande de planter les arbres fruitiers en bel ordre (“in ordine a uno filo”), c’est parce qu’ainsi ils sont plus agréables à regarder, mais aussi parce que, disposés de cette manière, ils épuisent moins le sol et que l’on piétine moins le terrain au moment de la cueillette que lorsqu’ils sont rangés de manière anarchique7. Il me paraît qu’une des tâches qui s’imposent à nous au terme de ce colloque est de suivre l’évolution qui conduit à séparer les fonctions du jardin, d’en dater les étapes et de réunir les éléments d’une explication de ce phénomène, en analysant l’ambiance culturelle et les conditions économiques du divorce qui s’instaure ainsi dans l’habitat aristocratique et bourgeois entre jardin nourricier et jardin d’agrément. C’est là une enquête qu’il faudra conduire dans la longue durée, terrain de coopération privilégié, comme notre colloque, entre médiévistes et modernistes. A titre indicatif, je relève quelques jalons en Provence qui illustrent surtout la difficulté de proposer un schéma trop linéaire. Dès la première moitié du XVIe siècle, Peiresc aménageant le jardin de sa villa de Belgentier ne consacre, agissant à l’encontre des conseils d’Olivier de Serres, qu’un carré sur quatre au potager8. En revanche, dans le cas, bien documenté et bien étudié par Elizabeth Sauze, du château de la Tour d’Aygues, il faudra attendre le milieu du XVIIIe siècle pour voir François Bruni détruire les vastes jardins de rapport consacrés jusque là à la production de fruits et légumes pour leur substituer un parc d’agrément. Encore y insérera-t-il, malgré tout, un jardin potager décoratif9.

  • 10 Op. et toc. cit.
  • 11 R. Mosti éd., I protocolli di Johannes Nicolai Pauli. Un notaio romano dell’ 300, Rome-Paris, 1982 (...)
  • 12 Cf. E. Le Roy Ladurie, Paysans de Languedoc, Paris, 1966, t. 1, pp. 60 sqq ; A.-M. Nada Patrone, o (...)
  • 13 P. Bonnassie, La Catalogne du milieu du Xe à la fin du XIe siècle. Croissance et mutations d’une s (...)
  • 14 P. Toubert, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du IXe siècle à l (...)
  • 15 J. Meuvret, Agronomie et jardinage au XVIe et XVIIe siècle, dans Eventail de l’Histoire vivante, H (...)

3Je ne prétends pas par là baliser l’histoire des jardins, pas même dans une seule région française. Et nous avons bien senti au cours de nos travaux cette grande diversité des jardins d’un pays à un autre qui nous laisse présager des rythmes d’évolution spécifiques. A cette diversité régionale, on ne pouvait que s’attendre, en raison des différences de climat, de tradition agricole, de culture agronomique, d’habitudes alimentaires. Mais insensiblement, un autre facteur de divergence, que nous n’avions pas prévu au départ, est apparu entre nous sur la définition même de l’objet de nos réflexions. La question a surgi lors de la discussion d’une communication, à l’arrièreplan d’un autre débat : le jardin cesse-t-il de mériter ce nom lorsqu’il sort de la sphère de la vie privée ? Qu’est ce donc qu’un jardin ? Et bien sûr aussi, qu’est ce qu’un verger ? Il faut bien affronter cette difficulté. Quel trait doit on retenir comme caractéristique du jardin ? La clôture, que l’iconographie —la littérature aussi, Philippe Ménard nous en a donné maints exemples — privilégie et qui est à la racine de nombreux mots désignant ce type d’exploitation du sol, à commencer par le terme même de “jardin” ? Mais tous les jardins ne sont pas enclos. Le mode de culture ? Une certaine manière, comme artisanale, de travailler le sol et de soigner les plantes qui fait dire à Olivier de Serres : “Le jardinier est appelé l’orfèvre de la terre parce que le jardinier surpasse le laboureur comme l’orfèvre surpasse le simple forgeron”10 ? Mais les ferrages méridionales qu’évoque le rapport d’Arlette Higounet et certaines cultures spécialisées hors des jardins bénéficient de semblables attentions. Serait-ce la nature des plantes cultivées ? Mais, nous avons pu le constater, les “plantes de jardin” varient d’une région à l’autre. Ici, la vigne est au nombre des produits de l’horticulture. Ailleurs, elle pénètre dans le jardin sous forme de treilles qui contribuent au décor et produisent de l’ombre tout autant qu’elles fournissent des raisins délicats. Le noyer, le noisetier, l’amandier sont ici arbres de plein champ, là cultivés en vergers. Et que dire de ce bail enregistré par un notaire romain en 1354 pour une parcelle de jardin et sa production de grains : petium orti... cum omnibus bladis in eo existentibus ?11 C’est là sans doute un cas extrême, mais qui doit nous inciter à porter une attention particulière aux cultures que contiennent ce que les documents dénomment jardins. Nous le faisons à l’ordinaire dans la perspective d’une histoire du patrimoine botanique et de son enrichissementl12. Nous avons d’ailleurs commencé par là avec le rapport de Dietrich Vogellehner et nos séances n’ont jamais perdu ce problème de vue. Mais il faudrait aussi être attentif aux espèces qui sont déjà dans le patrimoine botanique avant de pénétrer dans le jardin et à celles qui sortent du jardin pour gagner la culture de plein vent. Pierre Bonnassie a, dans sa thèse, attiré l’attention sur la grande mutation de l’arbre fruitier qui se dessine en Catalogne autour de l’an mille13. De même, la thèse de Pierre Toubert a mis en évidence dans le Latium médiéval un certain cycle de l’arbre : le noyer et l’amandier, d’abord arbres de jardins, quittent, dans le courant du XIIe siècle, l’enclos du potager pour les terroirs périphériques et cèdent leur place aux arbres à fruits sucrés et pulpeux14. Certaines cultures industrielles comme le lin, le chanvre ou le safran, à partir d’un certain stade de développement, cessant d’être des cultures rares et délicates, quittent les jardins pour les champs. Tout jardin est d’acclimatation. La communication de Pierre Féral nous a fourni de nouveaux exemples de ce rôle d’expérimentation du jardin, jadis bien souligné par Meuvret15. Faute de trouver une différence spécifique, nous voici contraints, un peu honteusement sans doute, de considérer comme jardins — j’emploie volontairement le pluriel pour en souligner la diversité — ce que les textes que nous étudions désignent comme tels. Au moins aurons nous été rendus attentifs au foisonnement de types qui se cache sous ce terme unique et équivoque et incités à réfléchir à ce que pourrait être une typologie efficace.

  • 16 Arch. dép. Var, Arch. comm. Pourrières, CC4.

4La ville et ses abords ont été notre terrain d’observation privilégié. Il n’y a là rien que de très naturel, dans la mesure où le jardin est un des aspects du genre de vie urbain et où les résidences aristocratiques sont longtemps, comme en Sicile ou en Andalousie, urbaines ou péri-urbaines. Dans la mesure aussi où, comme on l’ajustement souligné, l’abondance de la main d’œuvre et le taux élevé des consommateurs en milieu urbain stimule la production et crée très tôt de véritables ceintures maraîchères. Je n’en regrette pas moins que notre programme ait autant laissé dans l’ombre — seul le rapport de Christopher Dyer nous éclaire sur ce point — le jardin paysan pour lequel nous disposons, il est vrai, des belles analyses déjà citées de Toubert et Bonnassie. Le jardin villageois mérite qu’on l’examine indépendamment de l’attraction urbaine. Prenons l’exemple du petit village provençal de Pourrières et de son cadastre de 140716 : le nombre des parcelles de jardin — 188 — et leur répartition — presque tous les patrimoines en comportent au moins une — ne me semble pas alimenter un courant intense d’approvisionnement des villes les plus proches, Aix ou Brignoles.

  • 17 L’approvisionnement des villes, Flaran 5, 1983, pp. 105 et 129-131.
  • 18 C.-M. de La Ronciere, Prix et salaires à Florence au XIVe siècle (1280-1380), Rome Paris, 1982, pp (...)

5L’attention à la ville et aux zones péri-urbaines s’impose dès que l’on entre dans le débat sur la place des produits du jardin et du verger dans l’alimentation. Un débat qui n’est pas neuf à Flaran où il fut amorcé lors de la session consacrée à l’approvisionnement des villes. Mais comment ne pas le rouvrir avec le thème de notre colloque ? Sans doute, les plaidoyers de F. Irsigler et R. Van Uyten17 tendant à réévaluer l’importance de la consommation des fruits et légumes doivent-ils apparaître comme des débordements critiquables d’“enthousiastes des jardins” à Ch. Dyer qui fournit dans son rapport des données concrètes à l’appui d’une estimation basse de la place de ces denrées sur les tables. La discussion restera longtemps ouverte et est condamnée à demeurer en partie spéculative parce que — et c’est vrai de presque tout ce qui concerne le jardin — on est là dans un domaine taisible qui ne se reflète que très fragmentairement dans la documentation d’archives. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas continuer à poursuivre ce débat en croisant, comme nous l’avons fait ici, des sources aussi diverses, que les microfossiles des latrines et les comptes domestiques. Tout récemment encore, la thèse de Charles de La Roncière sur les prix et les salaires à Florence au XIVe siècle18 a versé de nouvelles pièces à ce dossier en analysant les dépenses alimentaires de l’hôpital Santa-Maria Nuova. Il a pu montrer à la fois que les produits du jardin connaissent une vogue nouvelle mais aussi que, en temps de crise, le goût pour ces denrées se révèle moins vif que le besoin de vin, de viande et même d’œufs. Malheureusement, les données chiffrées dont il a disposé ne portent guère que sur les légumes. Il n’a pu tester de la même manière le comportement du prix des fruits. Or c’est là le nœud du débat : les fruits objets de luxe ou denrée courante, friandises ou éléments du repas ? Si les moines cités par Ch. Dyer se contentent au milieu du XVe siècle d’une pomme par semaine, un siècle plutôt, les pensionnaires de l’Hôpital étudié par La Roncière voient régulièrement figurer sur leur table des fruits d’une dizaine d’espèces différentes. Nouvelle illustration de la grande diversité des jardins et vergers et de leur rôle dans la vie économique.

  • 19 Op. cil., pp. 243-375.
  • 20 Geschichle des deutschen Gartenbaues, op. cil., p. 107.
  • 21 L’approvisionnement des villes, op. cit., p. 86.

6C’est dans la ville et à sa périphérie que l’on peut le mieux observer les relations économiques et les rapports sociaux qui naissent de l’exploitation des jardins. Mais le seul tableau précis dont nous disposions à cet égard est celui qu’Henri Bresc nous présente pour l’Italie du sud, sur la base d’une documentation exceptionnelle. Il correspond à un certain type d’économie maraîchère que l’on ne retrouve pas partout. Ailleurs, la situation est encore bien floue. Même contraste entre ce que nous apprenons à lire Ch. de la Roncière sur les divers types d’ortolani florentins au XIVe siècle19 et la pauvreté des informations que l’on peut glaner en France sur les professionnels du jardinage. Même leur organisation corporative ou confraternelle nous échappe : au silence sur ce point de l’ample bibliographie médiévale dépouillée par Madame Higounet répond le petit nombre de données recueillies pour le Bordelais des temps modernes par J.-P. Bériac. Il n’en faudrait pas moins regarder de plus près la chronologie de la formation des confréries de jardiniers qui ne sont pas toutes aussi tardives que celle de Bordeaux et étudier l’hagiogéographie des patronages concurrents de saint Fiacre et sainte Marie-Madeleine. Il est frappant de constater que dans les pays germaniques, en revanche, les jardiniers semblent très tôt organisés en métiers : dès le XIIIe siècle à Bâle par exemple20. Et dans les villes flamandes du XVe siècle des corporations de fruitiers et jardiniers regroupent plusieurs dizaines de membres et défendent activement leurs droits21. Ici encore, il convient de préciser et d’expliquer de tels contrastes régionaux.

  • 22 Op. cit., p. 212.

7La ville et les zones péri-urbaines sont également un terrain d’élection pour examiner la relation qui unit et articule la maison et le jardin. Certes, cette liaison étroite entre l’habitat et le clos n’est pas spécifiquement urbaine : il suffit de rappeler ce texte relatif à un village du Latium que cite P. Toubert et qui nous montre deux paysans achetant une maison ita quod ipse Jacobus et ejus familia possint projicere mundaturas et sporcatas de dicta domo in orto suo22. Belle image du lien organique, le terme ici s’impose, entre ces deux éléments de l’espace domestique : la maison nourrit son jardin. Cette liaison est aussi symbolique. Lucie Bohlens et Henri Bresc nous ont fourni des exemples très suggestifs d’une articulation très forte entre certaines demeures et les jardins qu’elles dominent, jusqu’au cas limite de ce trône, source de fertilité qui irrigue le jardin palatial.

  • 23 Arch. dép. Bouches-du-Rhône, Aix, 306 E 9, 11 août 1418.
  • 24 Ibid., 309 E 167, f° 62 ; 306 E 47, f° 21.
  • 25 P. Pansier, Histoire de la tangue provençale à Avignon, t. 2, Avignon, 1925, p. 135.

8Cette emprise s’exprime d’une manière moins royale par ces “vues” sur le jardin systématiquement aménagées dans les demeures des Bordelais au XVIIIe siècle. Il faudrait étudier dans la longue durée les modalités de l’intégration du jardin à la demeure, qu’il s’agisse du décor peint transportant le jardin, le verger et les plaisirs qu’ils procurent à l’intérieur même de la maison ou de l’organisation de l’espace domestique. P. Grimai a, à juste titre, insisté à ce propos sur l’importance de la loggia qui reprend la fonction des triclinia estiva des jardins antiques. Mais il faut ici, sans se limiter aux villas de la Renaissance italienne, multiplier les jalons. On me permettra de citer deux exemples aixois, tous deux du début du XVe siècle qui attestent de la large diffusion de cette préoccupation hors de l’espace italien et hors des milieux princiers. Voici, d’une part, d’après l’inventaire, qui en est dressé en 1418, la maison du maître rational Jean de Genoardis : on y voit une loggia ante ortum meublée en salle à manger avec une table de noyer pro comedendo, un dressoir et plusieurs sièges. La présence d’une cassette à tenir le fil et d’un nécessaire de couture laisse penser que la maîtresse de maison s’y installe à d’autres heures de la journée23. Voici aussi, la demeure d’un riche médecin juif, Mordacaysse Salomon de Carcassonne : son contrat de mariage en 1426 est signé dans la loia sive maniador sita in magno viridario dicti magistri. On retrouve chez ce notable de la communauté juive la gloriette des jardins aristocratiques, édifiée dans le verger même24. Même la description de la fonction nourricière du jardin ne s’épuise pas dans l’économique : le plaisir de manger les fruits de son verger excède la satisfaction d’un besoin alimentaire. Je n’en veux pour exemple que le partage des fruits de la bastide que Guillaume Saignet donne à facherie en 1429 : il s’agit d’une division à mi-part, normale pour ce genre de bail, sauf pour les amandes, noix et olives des arbres de la vigne où les fachiers laisseront à la disposition du bailleur tous les fruits que sa main pourra atteindre (“tant quant el l’actendra de sa man”)25.

9Pour guider notre réflexion, nous avons dû prendre appui sur un nombre considérable de travaux dispersés qui apportent incidemment quelques informations, souvent minimes, toujours précieuses, sur les jardins et les vergers. Les indices rerum, lorsque de tels ouvrages en comportent, ne considèrent pas toujours l’objet de nos travaux comme digne de mention. Il faut donc rendre un hommage particulièrement appuyé à nos rapporteurs car la tâche qui leur était confiée était ici beaucoup plus difficile que lors des précédentes journées d’études. Le travail de synthèse accompli, notamment pour la France et l’Angleterre, est d’une grande richesse et fera, sans nul doute, du volume des actes de ce colloque un irremplaçable instrument de référence. On me permettra d’exprimer le regret que nous ne puissions pas disposer de rapports analogues pour les XVIe et XVIIe siècles, période qui m’apparaît, au terme de nos travaux, comme fondamentale. Pour ne prendre que quelques exemples, c’est alors que, selon Ch. Dyer, se développe en Angleterre dans des proportions considérables le besoin et la production de fruits et de légumes. C’est aussi, nous le savons, le temps des grandes mutations du paysage des jardins, l’époque où il faudrait suivre de près cette séparation de l’utile et de l’agréable que j’évoquais en commençant.

  • 26 L. Stouff, Arles à la fin du Moyen Age, Aix-Lille, 1986, p. 377.

10Pour étudier les jardins et les vergers, nous avons dû, comme les auteurs dont nous avons exploité les travaux, mettre en œuvre une batterie de sources d’une grande diversité. Il ne pouvait en être autrement, tant les informations disponibles sont tenues et dispersées, tant ces aspects du paysage agricole se cachent dans les sources d’archives. Il nous a fallu non seulement entasser cadastres sur notaires, explorer les comptabilités des seigneurs, des bourgeois, des décimateurs, fouiller les A vis, annonces et affiches mais aussi confronter les écrits des agronomes à l’expérimentation in situ, solliciter la compétence du botaniste soutenue par l’érudition de l’humaniste, recueillir les apports d’une archéologie de l’eau et découvrir les résultats prometteurs d’une archéologie du jardin. S’agissant d’un lieu si fortement investi de symboles, comment ne pas solliciter le témoignage de la littérature ? C’était bien là pratiquer cette pluridisciplinarité indispensable à notre démarche, comme Monsieur Higounet l’avait souligné, dès ses propos d’introduction. Il resterait pourtant d’autres voix à entendre et d’autres voies à explorer. J’en signalerai quelques unes. Seules quelques interventions de H. Gilles au cours des discussions ont ici représenté le droit du jardin. Et pourtant, un lieu aussi protégé, placé sous le signe de la clôture, souvent au bénéfice d’une irrigation dont il faut partager l’usage avec d’autres, a donné lieu à une importante élaboration de règlements et à une jurisprudence qui s’avéreraient sans doute d’un grand intérêt pour notre propos, comme on peut en juger par les statuts communaux italiens et les publications qu’ils ont suscitées. Nous n’avons pas négligé non plus l’histoire des techniques de l’irrigation ou de la culture. Nous entrevoyons certains aspects du travail spécifique du jardinier par l’analyse des baux à ferme, mais il reste sur ce point de grandes zones d’obscurité, notamment en ce qui concerne l’outillage. L’équipement du jardinier est sans doute pauvre, mais il a ses spécificités. C’est ainsi que Louis Stouff a repéré dans les inventaires arlésiens un type de houe dit de verger qui a ses caractères distinctifs, comme les deux autres types de houe qu’il signale adaptées, elles, aux deux vignobles différents de la campagne arlésienne26. Nous avons assez vu que l’art du jardinier consiste à adapter au mieux au milieu les espèces végétales en rusant avec la nature. Le jeu auquel l’ortolan se livre ainsi à l’aide des murs, des pentes, des arbres se pratique aussi sans nul doute avec l’outillage qu’il aménage à cette fin. L’iconographie n’a certes pas été totalement absente de nos journées ; mais on aimerait un inventaire plus systématique des représentations du jardin. Il n’est pas dit qu’un tel répertoire ne nous livre pas davantage d’informations sur l’image du jardin que sur la réalité du paysage et les méthodes de l’horticulture. Mais revendiquer les droits du jardin nourricier ne nous interdit pas d’explorer l’imaginaire et d’entrer aussi dans les jardins féériques ou extraordinaires. Dans les jardins funéraires également, dont une forme miniaturisée se trouve dans cette nouvelle du Decameron (IV, 5) où la tête de l’amant assassiné placée dans un pot fait prospérer quelques pieds d’un très beau basilic de Salerne. Lucie Bohlens et Henri Bresc ont fait allusion à cet aspect des jardins. Le rapport entre la sépulture et le jardin demanderait pourtant à être davantage élucidé et illustré, en étudiant notamment la “jardinisation” du cimetière. On pourrait, sans nul doute, allonger la liste de ce programme. Il est normal qu’au terme de nos séances nous associons la satisfaction du travail bien accompli et la conscience de tout ce qui nous reste encore à faire en appliquant à nos journées la conclusion de Candide : “Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin”.

Notes

1 N. Coulet, Pour une histoire du jardin. Vergers et potagers à Aix-en-Provence, 1350-1450, dans Le Moyen Age, 1967, p. 239-270.

2 H. Bresc, Les jardins de Palerme (1290-1460), dans Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen Age Temps modernes, 1972, p. 55-127. Cf. aussi, dans la thèse récemment parue du même auteur, Un monde méditerranéen. Economie et Société en Sicile, 1300-1450, Palerme-Rome, 1986, les pp. 167-169.

3 L. Stouff, Ravitaillement et alimentation en Provence aux XIVe et XVe siècles, Paris La Haye, pp. 103-108 ; M. Montanari, L’alimentazione contadina nell’allo mediœvo, Naples, 1979, pp. 308-371 ; A.-M. Nada Patrone, Il cibo del ricco e il cibbo del povero. Contributo alla storia quantitativa dell’alimentazione. L’area pedemontana negli ultimi secoli del Medio Evo. Turin, 1981, pp. 133-158, 177-210.

4 Geschichte des deulschen Gartenbaues, dir. G. Franz, Stuttgart, 1985.

5 M. Racine et F. Binet, Jardins de Provence, Aix, 1987.

6 O. de Serres, Le théâtre de l’Agriculture et mesnage des champs, Paris, 1600, 1, VI.

7 Cité par G. Cherubini, l’Italia rurale nel Basso Medio Evo, Rome-Bari, 1985, p. 25.

8 M. Racine et F. Binet, op.cit., p. 45.

9 Pays d’Aygues. Inventaire Général des Monuments et Richesses artistiques de la France. Vaucluse, cantons Cadenet et Pertuis, Paris, 1981, pp. 618-624.

10 Op. et toc. cit.

11 R. Mosti éd., I protocolli di Johannes Nicolai Pauli. Un notaio romano dell’ 300, Rome-Paris, 1982, n° 163, p. 175.

12 Cf. E. Le Roy Ladurie, Paysans de Languedoc, Paris, 1966, t. 1, pp. 60 sqq ; A.-M. Nada Patrone, op. cit., p. 142-157, 189-199.

13 P. Bonnassie, La Catalogne du milieu du Xe à la fin du XIe siècle. Croissance et mutations d’une société, Toulouse, 1975, pp. 456-459.

14 P. Toubert, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du IXe siècle à la fin du XIIe siècle, Rome-Paris, 1973, p. 214.

15 J. Meuvret, Agronomie et jardinage au XVIe et XVIIe siècle, dans Eventail de l’Histoire vivante, Hommage à Lucien Febvre, Paris, 1953, t. II.

16 Arch. dép. Var, Arch. comm. Pourrières, CC4.

17 L’approvisionnement des villes, Flaran 5, 1983, pp. 105 et 129-131.

18 C.-M. de La Ronciere, Prix et salaires à Florence au XIVe siècle (1280-1380), Rome Paris, 1982, pp. 64-67, 211, 220 sqq.

19 Op. cil., pp. 243-375.

20 Geschichle des deutschen Gartenbaues, op. cil., p. 107.

21 L’approvisionnement des villes, op. cit., p. 86.

22 Op. cit., p. 212.

23 Arch. dép. Bouches-du-Rhône, Aix, 306 E 9, 11 août 1418.

24 Ibid., 309 E 167, f° 62 ; 306 E 47, f° 21.

25 P. Pansier, Histoire de la tangue provençale à Avignon, t. 2, Avignon, 1925, p. 135.

26 L. Stouff, Arles à la fin du Moyen Age, Aix-Lille, 1986, p. 377.

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