1A. Les documents1 se référant à ce que fut le monastère cistercien de Sainte-Marie de Meira (Lugo), dont le patrimoine s’étendait, en majeure partie, sur la moitié septentrionale des provinces de Lugo et de la Corogne, constituent la source essentielle de cette étude. Lesdits documents révèlent l’existence de communautés villageoises dont les membres — homines, herederos ou consortes — sont copropriétaires et titulaires de droits de jouissance sur les biens communs. L’existence de ces communautés est mise en lumière à plusieurs occasions, et ce, lorsque : elles cèdent, à titre individuel ou collectif2, des biens à nos moines ; elles se refusent à les leur transmettre ; elles s’opposent à un membre de la communauté qui cherche à enfreindre les coutumes communautaires. Ces documents font tout particulièrement allusion à l’évolution postérieure des communautés sous l’autorité de la seigneurie.

2B. Les communautés se caractérisent particulièrement par une évolution très lente sur le plan économique et juridique par rapport à l’époque avancée que nous étudions ici.

31. Ceci se remarque au niveau des droits de succession qui régissent ces communautés, se partagent et se fragmentent les biens appartenant à ces homines-herederos en quote-quart entre tous les enfants, personne n’étant exclu en raison de son âge ou de son sexe.

42. Les justices seigneuriales interviendront dans certains cas : elles ne pénalisent pas un membre de ces communautés pour homicide commis sur une personne n’appartenant pas à ladite communauté ; par contre, elles punissent celui qui a commis un crime contre quelqu’un de la communauté : homicidium pro defensiones ipsius popullancie vel vicini sui contra aliquem qui non sit de villa non pectet eum ; et si aliter eum fecerit, adveniat se cum abbate monasterii supradicti3. Une telle attitude n’est pas sans rappeler les aspects qui définissent les organisations communautaires de la gens.

53. En outre, les structures agraires montrent à quel point ces communautés sont peu développées car ces parentèles de homines-heredes sont copropriétaires et cotitulaires de la plupart des terres arables — exception faite de l’espace productif entourant la maison et des terres réservées à la viticulture — et de la totalité des bois et des terrains en friche qu’ils exploitent de façon indivise. La propriété communale et l’exploitation agricole en régime d’indivision est la conséquence d’une probable adaptation à l’organisation sociale qui, seulement de façon communautaire, a su donner à la terre une valeur économique et utilitaire, et il s’agit, peut-être, de la meilleure méthode d’adaptation de la paysannerie à un bas niveau de développement des forces productives.

63.1. Cependant, cette particularité a été affectée par la constitution des seigneuries ; notre monastère interfère à l’occasion dans la survivance de certains usages et coutumes ; généralement, le monastère opère en faveur de l’évolution des communautés à travers les concessions agraires et la création de nouveaux cadres géographiques et institutionnels qui sont à l’origine de nouvelles relations sociales.

73.1.1. Effectivement, à partir du début du deuxième tiers du xiii^e siècle et jusqu’au deuxième tiers du xiv^e, les moines de Meira commencent à transformer l’organisation économique du domaine, faisant pencher la balance des forces productives non seulement du côté des granges et des biens d’exploitation, mais également du côté des communautés villageoises qui avaient la jouissance perpétuelle des terres monastiques4. A dater du milieu du xiv^e siècle, cette organisation économique se retransforme, à cause des nouvelles relations qui naissent des concessions forales, conclues à titre temporaire et individuellement avec des familles conjugales5. Dès lors, les moines ne s’appuient plus sur la communauté villageoise, en tant que telle, mais sur les familles qui la composent, les rendant responsables du processus productif.

83.1.2. Cette décision a eu des conséquences favorables sur le développement de l’appropriation individuelle de quelques droits de plus en plus exclusifs sur les terres arables ; on matérialise ces droits par de nombreux enclos, comme le confirment les documents, dès le milieu du xiv^e siècle. A la fin du xiii^e siècle, il y a une appropriation individuelle très timide, ainsi qu’une utilisation restreinte des mesures agronomiques, ce qui indique la lenteur des changements au sein de la propriété. Bien que ces changements apparaissent occasionnellement, dans les documents de la fin du xiii^e siècle et de la première moitié du xiv^e siècle, ils n’acquièrent de l’importance qu’au moment où le rapport terre/homme se révèle défavorable à ce dernier, soit dès la fin du xv^e siècle. Dès lors, la terre augmente de valeur et les droits exclusifs et individuels s’y référant sont de plus en plus convoités. Cette mentalité s’oppose à la structure traditionnelle de l’utilisation de la terre.

93.1.3. La constitution des domaines seigneuriaux influe favorablement sur l’évolution du droit successoral au sein des communautés. Cette influence s’avère décisive lorsque les communautés ont besoin des terres monastiques et qu’elles les reçoivent, moyennant des concessions forales, en échange de certaines obligations qui impliquent ladite évolution. C’est pourquoi les clauses qui règlent la succession des biens aforados sont assez développées sur le plan juridique.

10A l’inverse des biens appartenant à la communauté villageoise, les biens monastiques qu’elles reçoivent sont indivisibles et ne sont pas partagés entre tous les enfants ; ils reviennent à un seul héritier, à l’exclusion des autres6. Les moines inclinent, dès la fin du xii^e siècle, en faveur de l’aîné et ils l’imposent lorsque le forero meurt sans tester car ils désirent que les héritiers soient des hommes en âge de produire et non des mocos pequenos7. De même, ils brandissent fréquemment le principe de légitimité, rappelant que ces hommes doivent être les fils de l’épouse du bénéficiaire et non d’une parceira8.

11Ils agissent en faveur de la famille patriarcale, ce qui entraîne la discrimination de la femme par rapport à l’homme : les biens monastiques sont transmis de père en fils, et à défaut en fille, et, à défaut de celle-ci, un frère ou un neveu du forero peut hériter9. Quant à l’épouse, elle reçoit une délégation des droits du mari, s’exposant à une reconduction du contrat avec élévation des rentes dès qu’elle est veuve10.

123.1.4. La constitution de la seigneurie provoque la création de nouvelles relations sociales qui contribuent à défaire la cohésion des communautés villageoises. A la paroisse se superposent, aux xii^e et xiii^e siècles, des conseils ruraux qui se créent et de nouveaux cotos, qui sont les cadres territoriaux et institutionnels où se définissent et matérialisent les pouvoirs juridictionnels des moines ; conseils et cotos constituent également les cadres géographiques de l’administration monastique au sein desquels se situent les devoirs et les droits des collectivités qui y habitent11. On forge ainsi de nouveaux liens de solidarité qui contribuent à dissoudre la cohésion des communautés villageoises. Le serment de vasselage prêté aux moines est la conséquence directe de ces nouveaux liens.

133.2. Comme nous l’avons signalé dans le paragraphe 3.1., certaines décisions monastiques réduisent la cohésion des communautés traditionnelles ; cependant le maintien en régime d’indivision de la plupart des terres arables et des bois ainsi que les concessions de chartes de franchises provoquent la survivance des anciennes communautés villageoises et la formation de nouvelles au cours des trois derniers siècles du Moyen Age. Vint-trois chartes de franchise sont accordées entre 1234-1333 (22 chartes jusqu’à 1313 et une en 1333) à des colons présents et futurs12. Certaines chartes concernent jusqu’à 50 ou 100 familles qui reçoivent des biens indéterminés qui ne revêtent aucun caractère individuel, preuve de leur caractère communautaire. En outre, les chartes de franchise réaffirment des usages traditionnellement pratiqués par les communautés, et elles assurent, au cours du xiv^e et du xv^e siècle, un certain respect des clauses qui y figurent13. Le renouvellement des foros, effectué pendant ces deux siècles, dans des lieux dotés de chartes de franchise, toujours en faveur des familles conjugales, et non point de l’ensemble de la communauté, renvoie assez fréquemment aux conditions du foro antiguo14. Cependant, la force de certaines communautés, due indirectement aux chartes de franchise, oblige nos moines à reconnaître leur existence dès le début du xvi^e siècle15. Mais on observe clairement le maintien des coutumes traditionnelles dans le cadre des exploitations villageoises. Les paysans, comme nous l’avons dit, exploitent collectivement la plupart des terres arables, les prés et les bois appartenant à la collectivité, et ce, pendant toute la période que nous étudions.

14C. En effet, les exploitations villageoises, à notre avis, conservent certains aspects d’un modèle d’organisation agraire inspiré d’une conception assez primitive de la propriété et du travail. Les différentes exploitations dont jouit, avant ou après le milieu du xiv^e siècle, individuellement chaque famille (plaza, casai, lugar, heredades ou partes de villa, villar...) sont généralement incluses dans un ordre supérieur de l’espace agraire. Cet ordre fonctionne à la manière d’une unité de production multifamiliale qui, en définitive, constitue une unité juridique, formée par un ensemble de familles unies par des relations et des travaux communs, qui dérivent de la copropriété ou de la cotitularité des moyens de production.

15Au sein de ces unités de production multifamiliales, qui constituent l’espace économique des communautés villageoises, chaque famille dispose d’un espace réduit à usage individuel et privé, délimité et clôturé. Cet espace se compose d’un huerto et d’une cortina jouxtant la maison ; dès le milieu du xiv^e siècle, peuvent s’y ajouter quelques terrains réservés à la culture de la vigne, une leira ou un bois16. En outre, chaque famille dispose de droits de jouissance, non délimités de façon précise sur la terre arable et les prés qui appartiennent habituellement à une seule communauté villageoise (les prés acquièrent une importance quantitative seulement à partir du xv^e siècle) ; sur les terres non cultivées qui, fréquemment, appartiennent aux différentes communautés et aux paroisses, et elles peuvent même être soumises au pouvoir de différents seigneurs.

16Une bonne partie des terres arables, des prés et des terres non cultivées, est, comme nous l’avons dit, exploitée de façon indivise et collective par tous les membres de la communauté puisqu’ils sont co-titulaires à différents degrés : les propriétaires, les foreros et les personnes qui possèdent ce double régime juridique. Les biens de jouissance individuelle de chaque famille constituent généralement un ensemble réduit que les documents opposent aux biens de jouissance communautaire.

17Les droits d’usage, la distribution et l’attribution des terres et des jouissances de chaque famille se règlent, semble-t-il, périodiquement parce que les exploitations se transmettent : como agora esta aiurado et devisado con todas suas herdades bravas e mansas, a mont e a font et con todas suas entradas et saydas, segundo las agora ten determinadas la dicta casaria, et en accord avec la communauté : lugar... segó que el esta determinado et marcado con licencia dos outros foreyros17. A partir du milieu du xv^e siècle, on observe une tendance à transformer en jouissance individuelle les biens communautaires par la conversion des attributions périodiques en appropriations définitives au profit d’une famille.

18Durant le xiii^e siècle, le monastère interdit, à plusieurs reprises, les bornages ou les appropriations individuelles faites par un forero ; cependant, les biens de jouissance individuelle augmentent progressivement à partir du milieu du xiv^e siècle18. Cela se concrétise fréquemment par des clôtures, et, à partir de la fin du xv^e siècle, ces biens de jouissance s’étendent aux bois. Jusqu’alors, les biens communaux avaient eu beaucoup d’importance dans les zones soumises à l’autorité des moines de Meira, et par conséquent, puisque les formes de propriété déterminent les formes sociales du travail, les travaux collectifs des champs et ceux de l’élevage également ; le monastère rappelle à ses foreros les obligations communes : que entredes a labrar et morar et criar con os outros do dicto lugar19. Cette exigence, répétée à maintes reprises dans les documents du xv^e siècle, amène à se demander si nous avons affaire à des terres qui appartiennent, individuellement et définitivement, à une famille paysanne ; ces terres sont soumises aux droits de pâturage que la communauté possède sur les terres non ensemencées (vaine pâture).

19L’indivision des champs arables fait que nos documents ne permettent pas de connaître de façon claire les données relatives au paysage. Les mesures agraires figurent à peine dans les documents antérieurs au milieu du xiv^e siècle ; et à partir de cette époque, on peut penser que les terres de labour sont mesurées suivant la quantité de grains semés. En effet, comme tous les membres de la communauté labourent les terres et en tirent profit, il n’est pas nécessaire de les mesurer ou de les décrire ; il suffit simplement de signaler l’emplacement de ces terres ; de même, les documents précisent le nom du propriétaire, sa filiation et ses droits.

20Le profit en régime d’indivision permet au monastère une certaine souplesse quand il s’agit d’adapter l’exploitation à la capacité de travail de la famille paysanne20, et de déterminer les dimensions optimum pour en faire une parcelle de subsistance et de reproduction qui peut être étendue ou réduite selon le rendement des moissons, et en accord avec la volonté du paysan qui a l’habitude de réduire son travail lorsque les récoltes sont très bonnes. Les moines engagent les foreros à produire ce dont ils ont besoin, imposant des productions qui ne sont pas destinées à la consommation, et ils les contrôlent même à travers des intermédiaires.

21En résumé, dans bon nombre de régions en Europe (Catalogne, Midi français, Latium méridional), une conception strictement individuelle de la propriété a triomphé, car le Droit romain y a été introduit de très bonne heure. Avant le xi^e siècle, les terres communales ont été reléguées au deuxième plan. A la même époque cependant, dans les zones septentrionales de la Galice, caractérisées par un faible développement des forces productrices, les structures et les relations communautaires se maintiennent jusqu’à la fin du xv^e siècle, bien qu’elles aient perdu de leur vigueur à partir du xiii^e siècle, et surtout dès le milieu du xiv^e. Dès lors, le processus d’appropriation de quelques droits de plus en plus individuels et exclusifs sur la terre s’accentue ; les mesures monastiques se multiplient, mesures qui ont une influence sur l’évolution des communautés villageoises. Cependant, le processus de constitution de seigneurie favorise l’évolution des communautés mais n’entraîne pas leur irréversible disparition, car les moines de Meira imposent à partir du xiv^e siècle, la constitution de nouvelles communautés et favorisent les coutumes communautaires en matière de labour et d’élevage. Des structures féodales et préféodales coexistent dans notre zone d’étude pendant tout le Moyen Age.