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La tuilerie cistercienne de Commelles en forêt de Chantilly
p. 213-218
Texte intégral
1À 35 kilomètres de Paris, en pleine forêt de Chantilly, un ensemble unique réunit deux unités de production rarement examinées dans le contexte de l’économie cistercienne. Tout d’abord, c’est une série de quatre grands étangs créés par les convers de l’abbaye de Chaalis à partir de l’année 1204 au plus tard. Ces étangs ont dû servir à une pisciculture très active. Mais une surprise attend le promeneur arrivé à l’endroit où les eaux de la Thève entrent dans le premier des étangs. Au-delà d’un mur d’enceinte, il y aperçoit une espèce de pyramide en belles pierres de taille posée sur six arcades, deux grandes et quatre plus petites. La date de construction de cet édifice semble facilement pouvoir remonter au Moyen Age. Mais quelle en est la date exacte et la fonction ?
2À cette question, le regretté Bertrand Gille a déjà fourni une réponse partielle. Traitant des industries du feu et en particulier du recul de la brique romaine au cours du Haut Moyen Age, il constate : « Il y eut néanmoins des constructions de briques, et à une époque assez reculée. À Foigny, dans l’Aisne, par exemple, les Cisterciens fabriquaient des briques de grandes dimensions. » Un peu plus loin, il vient à parler des fours et il cite la cheminée de Commelles qu’il date du xiiie siècle. Quant à sa fonction, Gille hésite entre un four à chaux, une tuilerie ou une fabrique de carreaux ; la première hypothèse paraissant la plus plausible : « C’est une grande cheminée en pyramide d’une douzaine de mètres de haut qui rappelle étrangement les cheminées des cuisines de l’abbaye de Fontevrault ou de la cathédrale de Pampelune1. » Comprendre la fonction exacte de la cheminée de Commelles par un simple coup d’œil n’est effectivement pas possible. Mais un travail déjà ancien, paru en 1903, peut nous y aider2. Il a d’ailleurs le mérite de traiter la cheminée dans le contexte de la grange à laquelle elle appartenait. Le titre « Commelles » — rien de plus — ne promet guère un intérêt particulier, mais la lecture montre vite qu’il y a eu tout sur le terroir de cette grange : un four à verre, un four à chaux et une tuilerie. Cependant, alors que le four à verre et le four à chaux se trouvaient en dehors de l’enceinte de la grange et n’ont pas encore bénéficié d’un examen précis, la fonction de la cheminée ressort clairement des documents cités : elle a servi à la production de tuiles et de carreaux.
3Avant de donner quelques détails à ce sujet, remarquons d’abord que toute cette activité industrielle à Commelles était complétée et soutenue à la fois par un secteur agricole. On l’a déjà remarqué ailleurs à propos d’une grange de Clairvaux engagée dans la sidérurgie3. À Commelles, il n’en était pas autrement. On s’efforçait de nourrir sur place les convers travaillant dans les techniques du feu. Malgré un sol sableux, très maigre, les documents mentionnent des prés et quelques champs. On y pratiquait l’élevage et en particulier la pisciculture. La présence de nombreux convers explique probablement aussi l’étendue des étangs aménagés à la même époque que la cheminée.
4En tant que grange, Commelles apparaît pour la première fois dans un privilège de 11514. À ce moment, ce n’était sans doute qu’un tout petit établissement. Son agrandissement devient sensible à partir de 1175 et surtout à partir de 1203 par des rachats et autres acquisitions massives de nemora. De toute évidence, c’est surtout le bois de chauffe qui est recherché dans ces acquisitions, car depuis 1198 on a obtenu l’autorisation d’enlever sur le territoire du village voisin de Luzarches la glaise nécessaire ad tegulas faciendas5. La destination du grand four conservé à Commelles ne peut donc faire de doute. Au début, c’était surtout le four d’une tuilerie.
5Vers 1228, la production des tuiles est déjà en pleine expansion. En dehors de leur grange de Commelles, les convers semblent avoir envisagé la possibilité d’une installation supplémentaire près des terrières de Luzarches où ils trouvaient la glaise. L’acte qui reconduit les droits d’usage contient à ce sujet une interdiction révélatrice : In dictis tamen terrariis domum facere, terrarias vendere aut dare nisi de nostra licentia non valebunt, sed tegulas et alia inde facta dare poterunt aut vendere et sicut voluerint dispensare6.

6Les tuiles, nécessaires à toutes les toitures des bâtiments cisterciens, n’étaient plus, en ce moment, le seul produit du four de Commelles. L’acte de 1228 note alia inde facta sans aucune restriction de commercialisation (poterunt vendere), mais il ne précise pas davantage. De fait, la nature exacte de ces produits complémentaires ne ressort d’aucun texte. Elle n’a été révélée que par l’archéologie. Une fouille dont les résultats furent publiés dès 1903 confirme ainsi la production de tuiles, mais elle a mis à jour en outre des poteries et des carreaux vernissés, décorés de fleurs de lys, de rosaces ou d’étoiles. Des spécimens de ces carreaux ont été récupérés également dans les ruines de l’abbaye de Chaalis. Au début du siècle, on les trouvait chez divers particuliers de la région de Senlis7.
7La tuilerie de Commelles n’a pas été la première exploitation de ce genre créée par les Cisterciens de Chaalis. Dès le milieu du xiie siècle, ils en possédaient une autre en bordure du plateau de Louvres, près de leur grange de Vaulerent8. Vers 1150, parmi les titres de cette grange, on relève, donnée par Robert de Fosses, une terra ad tegulas faciendas ; c’est sans doute la même terre que le pape a confirmée au mois de mars 1153 en la désignant de terra Tegularum9, ce qui aurait dû donner le toponyme Thieuloy qu’on trouve effectivement dans l’Oise pour une grange cistercienne et l’habitat antérieur du même endroit10. Mais près de Vaulerent, les choses se sont passées autrement. Les convers de Chaalis ont abandonné relativement vite l’exploitation de cette première tuilerie au profit de celle, plus grande et plus moderne, à Commelles. Les raisons semblent évidentes.

DÉCOUVERTE DU FOUR DE LA TUILERIE DE COMMELLES - 1903
8Ch. Higounet a relevé d’importants travaux de défrichement auxquels les convers de Vaulerent ont procédé sur le terroir de Vaulerent (bois de la Buscalia, bois d’Argenteuil). Pendant une première période, les arbres coupés et leurs souches auront suffi pour approvisionner en bois la tuilerie. Mais une fois les défrichements terminés, il fallait un déplacement et un changement de régime. On chercha donc un aréal forestier assez vaste et une nouvelle terrière aussi proche que possible. Celle-ci étant trouvée en 1198 près de Luzarches (pris de la concession 13 livres parisis), on entame dès 1203 les achats systématiques de bois autour de Commelles et bientôt la construction du grand four et l’aménagement des étangs.
9Combien de temps a duré l’exploitation en direct de la tuilerie par les convers de Chaalis ? Elle a dû cesser au xive siècle, car un compte des marguilliers de l’église Saint-Pierre de Senlis mentionne, en 1406-09, un tieullier (tuilier) de Commelles qui a vendu à Senlis 10000 tuiles renforcées et un millier et demi d’autres tuiles11 Lorsqu’en 1666 le Grand Condé devient propriétaire de Commelles, il supprime aussitôt la tuilerie pour y installer une faisanderie. Les fours disparaîtront sous d’importants remblais. Seule, la grande cheminée reste debout, et bientôt on ne saura plus à quelle fin elle a servi à l’origine. En 1736, on pense qu’un fourneau y a servi à fabriquer des verres. Le goût romantique l’appellera « Lanterne des Morts ».
10Commelles apparaît ainsi comme l’exemple d’une grange forestière désignée surtout aux industries du feu, à la production de tuiles, de céramique, de vernissage, peut-être aussi de verre et de chaux, mais en même temps c’est un centre d’élevage et surtout de pisciculture. Comme les dépendances cisterciennes du pays du Der, engagées dans la sidérurgie, c’est une grange polyvalente dont le régime en exploitation directe n’a cessé qu’au xive siècle et la production de tuiles probablement au xviie. Vuedans un contexte plus large, cette tuilerie cistercienne n’a sans doute pas été aussi unique qu’elle nous paraît aujourd’hui. Elle est la seule conservée, la seule peut-être qui a combiné la production de tuiles à celle d’une céramique plus fine, décorée à la fleur de lys. Mais ses tuiles n’ont pas dû être hors du commun. Commelles a seulement contribué à répandre la tuile de forme nouvelle, plus adaptée aux régions pluvieuses du Nord de la France que ne l’était la tuile romaine. Il semble que les premiers spécimens de cette forme nouvelle ont apparu dès la fin du xie siècle, en Bourgogne12.
Notes de bas de page
1 Histoire générale des techniques, publiée sous la direction de Maurice Daumas, t. I, Paris, 1965, p. 509 s.
2 E. Dupuis-G. Macon, Commelles, dans Comité archéologique de Sentis. Comptes rendus et mémoires, 4e série, t. VI, 1903, p. 1-92.
3 J.-M. Roger, Les forges de l’abbaye de Clairvaux à Wassy au Moyen Age, in : Mines et métallurgie (xiie-xvie siècle). Actes du 98e congrès national des Sociétés savantes, Saint-Etienne, 1973. Philologie et Histoire jusqu’à 1610, t. I, Paris, p. 23-59.
4 D. Lohrmann, Papsturkunden in Frankreich, Neue Folge, t. VII, Göttingen, 1976, p. 327 : grangiam de Cumeles. Les donations précédentes sont résumées par Dupuis et Macon, p. 5-7.
5 Dupuis et Macon, p. 8 s., 82 s. Bibl. Nat., ms. lat. 17113, p. 234-241 (extraits de Gaignières d’après les titres originaux) ; ms. lat. 11003, f. 167, no 541 (cartulaire de Chaalis du xive siècle).
6 Bibl. Nat., ms. lat. 11003, f. 169, no 526. Voir Dupuis et Macon, p. 82 s.
7 Dupuis et Macon (supra, n. 2).
8 Sur cette grange, voir le travail magistral de Ch. Higounet, La grange de Vaulerent. Structure et exploitation d’un terroir cistercien de la plaine de France. xii-xve siècles, Paris 1965, en particulier, p. 20 s. (défrichements).
9 Papsturkunden, VII (supra, n. 4), p. 332.
10 Thieuloy-Saint-Antoine (cant. Marseille-en-Beauvaisis). Voir L.-E. Deladreue Hist. de l’abbaye de Lannoy, Beauvais, 1881, p. 129 s., et Papsturkunden, VII (supra, n. 4)’p. 355 (Teuletum). Pour le toponyme, contraction de teguletum fréquente dans la France du Nord, voir A. Longnon, Les noms de lieu de la France, réimpr. Paris, 1968, p. 564, no 2602. Les Prémontrés de Selincourt sont installés à Thieulloy-l’Abbaye (Somme, cant. de Poix). On voit que les toponymes aideraient considérablement à promouvoir l’histoire de la tuilerie au Moyen Age.
Un acte de l’abbaye de Camp (nord du dioc. de Cologne) mentionne, en 1296, une fabricam et domum laterum. En Allemagne du Nord, des briqueteries cisterciennes sont fréquentes. Il conviendrait de s’occuper également des carrières cisterciennes. Ourscamp en mentionne une au début du xiiie siècle près de sa grange de la Carmoie. Voir la carte des granges cisterciennes du Beauvaisis, dans D. Lohrmann, Le rétablissement du grand domaine à faire-valoir direct en Beauvaisis au xiie siècle, dans Francia, t. VIII, 1980, p. 110. De très nombreuses exemptions de péages, de lignis, lapidibus et alii, ont été relevées par L. Duval-Arnould, Exemptions générales de péages accordées par les papes au xiiie siècle, dans Römische Kurie. Kirchliche Finanzen, etc. Studien zu Ehren von Herm. Hoberg, t. 1 (Misc. hist pont 45 ; Rome, 1979), p. 153 ss., nos 9, 12-18, 20, etc.
11 Dupuis et Macon, p. 83.
12 Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture, t. IX, Paris, 1968, p. 325 ss. (article sur la tuile, très riche).
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