1Evoquer le carrefour routier de Bapaume à l’époque médiévale, c’est évoquer un lieu de passage extrêmement important pour l’ensemble du commerce terrestre de cette époque. Le carrefour de Bapaume est surtout révélateur des mutations de la circulation terrestre qui interviendront entre le xii^e et le xiv^e siècle, puisque nous verrons en cet endroit le droit de conduit primitif devenir quasiment un droit de douane à l’orée du xiii^e siècle, la voirie romaine laisser la place à un réseau diffus de voies parallèles, et la perception du péage en un point fixe devenir une perception en de multiples bureaux-annexes disposés en cercles concentriques autour de la ville.

Apparition du droit de conduit au xi^e siècle

2Le choix de Bapaume comme point de passage entre la France et la Flandre est révélateur de la sensibilité de la circulation à la plus petite inégalité de relief. Nous sommes, en effet, ici sur un léger seuil permettant de passer du bassin de la Somme à celui de l’Escaut. La circulation en ce lieu s’était sans doute manifestée dès l’époque gauloise, mais nous n’en avons aucune trace précise. A l’époque romaine, deux voies se croisaient ici : la voie Cambrai-Amiens et la voie Saint-Quentin-Arras. Un débat s’est développé pour savoir si une troisième voie romaine Bapaume-Péronne s’y trouvait également ; il ne semble pas que celle-ci, si elle a existé, ait revêtu une très grande importance à l’époque romaine, tout au plus pourrait-on parler d’un diverticulum.

3Par contre, la situation a été bouleversée à partir du xi^e siècle. La route Péronne-Arras devient la route principale et la plus fréquentée. La voie romaine Saint-Quentin-Arras voit son tracé abandonné entre Rocquigny et Bapaume. Il faut dire que si le réseau romain était souvent de direction est-ouest, l’axe du commerce médiéval va être nord-sud. La voirie romaine placée en situation de voirie parallèle ou transversale va se détériorer rapidement.

4Une des preuves de cette domination du trafic nord-sud nous est donnée par le nom des portes de la ville de Bapaume ; celles du nord et du sud portent le nom des grandes villes commerçantes les plus proches : Arras et Péronne ; celles de l’est ont pour dénomination, le premier village rencontré : Beugnâtre et Saint-Albin. S’il fallait un autre témoignage pour justifier que le courant commercial dominant fut nord-sud, nous l’aurions dans le fait que tous les villages bénéficiant d’avantages particuliers au péage (donc ne risquant pas d’entrer en concurrence avec un trafic important) se situent au nord et au sud de la voie romaine Bapaume-Cambrai, à une courte distance de celle-ci donc dans une direction est-ouest par rapport à la ville de Bapaume1.

5Le seuil de Bapaume, il est important de le souligner, se situe également sur ce qu’il faut appeler une « zone-frontière » ; il avait servi à l’époque romaine de séparation entre les Atrébates au nord et les Ambiani et Viromandui au sud. Il se situe très près de la frontière de l’Empire, ce qui lui donne une certaine valeur stratégique. La forêt d’Arrouaise qui l’occupe pour une large part aux x^e et xi^e siècles est au point de vue des communications une zone d’insécurité ; ceci est attesté par le toponyme de Coupe Gueule… Comme l’indique l’introduction du tarif de péage de 14422, ce lieu « emporte encorres le nom de Coppegueulle… car passait peu d’avoirs, ne de marchans qui ne fussent dérobées… ».

6Il y a aussi l’épisode du bandit de grand chemin Berenger, le « Berengier gayan » dont le récit nous est présenté dans le document de 1442, qui aurait donné son nom au lieu-dit Motte Bérenger ou Tronc Berenger qui est attesté au milieu du xi^e siècle, puisqu’il figure dans le tonlieu de Saint-Vaast d’Arras de 1036 présenté dans le cartulaire de Guiman d’Arras3.

7Pour protéger des dangers de la forêt, ceux qui y circulaient, une abbaye fut fondée dans la forêt d’Arrouaise dès la fin du xi^e siècle super stratam publicam4. Cette abbaye d’Arrouaise joua en quelque sorte le rôle de « pacificatrice » de la route dans la traversée périlleuse des bois. Elle s’établit d’ailleurs non loin de la Motte Bérenger attestant ainsi son rôle privilégié de protectrice des voyageurs. En 1097, l’évêque d’Arras écrivait aux moines : « Vous avez choisi pour le service de Dieu un lieu qu’on fuyait autrefois comme une caverne de brigands dont vous avez fait un refuge et la consolation des voyageurs5. » La congrégation d’Arrouaise au xii^e siècle avait acquis la réputation d’être la « protectrice des voyageurs », ainsi qu’en témoigne dans la chronique de Lambert d’Ardres le « bailliage d’un ostel-dieu, entre Guines et Wissant, aux religieux d’Arrouaise en un lieu où étaient détroussés les paysans, pour qu’ils transforment la situation6 ».

8Comme l’a souligné R. Dion, il est donc assez étonnant de voir se concentrer dans ce point relativement peu élevé du nord de la France, une abbaye chargée de la protection des voyageurs, une forteresse gardant l’entrée des campagnes habitées (la tour de Bapaume), un péage, une maladrerie, tout ce qui formait les attributs médiévaux des grands cols alpestres7… C’est sans doute l’abbaye d’Arrouaise qui fut à l’origine du droit de conduit qui s’exerça en ce lieu. Celui-ci est attesté dès la fin du xi^e siècle.

9Au début du xii^e siècle, la possession de ce péage lié à la protection des voyageurs fut assuré par les comtes de Flandre. C’est, dès cette époque, un péage important comme en témoignent les dotations du comté de Flandre. 1169 : rente de 500 livres à Marguerite, sœur du comte de Flandre ; 1177 : rente de 35 sols à l’abbaye de Maroeuil ; 1177 : rente de 40 sols à Notre-Dame d’Arras8 ; 1181 : rente de cent livres à Saint-Jean en l’Estrées d’Arras9.

Du droit de conduit au droit de douane

10Philippe Auguste prend le contrôle de ce péage en 1200 et en 1202, il en fait dresser le tarif.

11Philippe Auguste va faire de ce point de circulation privilégié par sa situation géographique (seuil) et stratégique (frontières de la Flandre et de l’Empire), un point de passage obligatoire pour le trafic commercial.

12S’il fallait une preuve supplémentaire de l’importance du passage par Bapaume, nous l’aurions en observant les itinéraires des ducs de Bourgogne Philippe le Hardi et Jean sans Peur entre 1364 et 141410. Nous relevons trente-sept itinéraires pendant cette période, allant de la région parisienne vers l’Artois (vingt dans le sens sud-nord, dix-sept dans le sens inverse) et sur ce nombre trente-trois passent par la ville de Bapaume.

13Au moment où le roi prend possession du péage, la forêt ne semble plus justifier le paiement d’une somme correspondant à la protection assurée, car les dangers ont diminué, les défrichements ayant quelque peu réduit sa superficie. Il s’agit donc, pour le roi, avec la possession de ce péage, d’être capable de contrôler tout le trafic entre la France et la Flandre.

14Bapaume, comme nous le montre la liste des villes consultées pour l’élaboration du tarif de 1202 (Arras, Péronne, Roye, Compiègne, Montdidier, Amiens11) jouait le rôle d’étape sur la route de Paris à la Flandre ou des foires de Champagne à la Flandre.

15Avec le mandement de 1202, Philippe Auguste transforme cette possibilité de passage en une obligation : omnia que transeunt de Flandria sive in Franciam, sive in Burgundiam, sive in Campaniam, sive ultra montes, sive in Provinciam, debent pedagium apud Bapalmas12… Ainsi donc, toutes les marchandises circulant de Flandre en France et vice-versa, doivent le péage en ce lieu. Nous pouvons d’ailleurs noter que si les territoires concernés sont cités avec beaucoup de précision au sud, il n’en est qu’un seul qui figure au nord : la Flandre.

16La zone dite « de Bapaume » est quant à elle clairement définie dans le document de 1202 ; pour le sud, il s’agit « d’au-delà du bois d’Arrouaise », pour le nord « au-delà de la laighe de Coguel » (le ruisseau de Cojeul). La « route de Flandre », la « voie de Bapaume » devient donc « le droit chemin le roi » ; tout passage par une autre route est interdit.

17Le texte qui organise ce qu’il faut bien appeler un droit de douane est noté comme ayant été effectué à Capi. Il existe deux lieux distincts dénommés Cappy ou Capi (Capy) dans la région de Bapaume susceptibles d’être le lieu de relevé du péage de 1202. Il peut s’agir de la ville de Cappy-sur-Somme qui a été érigée en commune à la fin du xii^e siècle. Le sceau communal de cette ville représente d’ailleurs le maire armé d’une hache sur un pont. Il n’existe pas de pont en ce lieu, mais ceci pourrait laisser penser que nous avons affaire à un point de passage avec un trafic assez abondant.

18Cependant, tout près de Bapaume, près d’Haplincourt, nous avons un lieu-dit Capi ou Capy qui figure encore sur une carte de 169613 et qui, dans le cadastre actuel, est dénommé « fond de Capy ». En ce lieu, situé dans une dépression à l’entrée du village d’Haplincourt, nous pouvons encore voir aujourd’hui une chapelle entourée d’un bouquet d’arbres. Cette construction, en cet endroit, peut là aussi nous faire penser à un point de passage fréquenté. Compte tenu de l’organisation du péage que nous verrons plus loin, il pourrait donc s’agir de ce dernier lieu comme point de relevé de l’enquête et du tarif de 1202 plutôt que de la ville sur la Somme. Cette identification ne résout pas le problème posé par ces deux toponymes très proches en des lieux distants seulement d’une vingtaine de kilomètres. Y avait-il un lieu de dépendance entre ces deux lieux ? Peut-être peut-on supposer que Capy, près de Bapaume, est dénommé ainsi parce qu’il s’agit d’un lieu où le trafic serait contrôlé de la même manière qu’à Cappy sur la Somme ? Mais, nous entrons là dans les conjectures…

19Dès le mandement de 1202, nous voyons à propos du péage de Bapaume surgir une certaine ambiguïté dans le double rôle qu’il a à assumer. Il est à la fois un point de passage obligatoire pour les voies terrestres (il y a donc naissance en fait d’un couloir de circulation commerciale obligatoire à emprunter pour le trafic entre Flandre et France et vice-versa). Mais il est aussi un droit de douane pour toutes les marchandises allant de France en Flandre quel que soit le chemin choisi « per terram vel mare14 ».

20Il s’agit donc dans un cas d’un droit levé en un lieu précis lié à des routes, dans l’autre d’un droit général d’exportation ou d’importation donnant lieu sans doute à des certificats…

21Ainsi, conformément à ce second rôle, le Parlement de Paris en juin 129415 reconnaissant les droits des péagiers de Bapaume, les habitants de Reims, Langres et Châlons durent payer les droits dus à Bapaume, soit pour les marchandises passant à Bapaume, soit pour celles prenant d’autres routes.

22Le péage de Bapaume, le « Bapaume » va osciller entre ces deux rôles définis plus haut, en s’orientant de plus en plus vers le second à partir du milieu du xiv^e siècle. Pour cette étude des routes et des chemins médiévaux, c’est le premier rôle qui nous intéresse : celui du point de passage obligatoire.

Bapaume, point de passage obligatoire

23Pour l’application d’une telle mesure, une question se pose cependant. Peut-on obliger tous les marchands à passer par Bapaume, même si pour eux une telle route représente un détour considérable ? Devant l’impossibilité d’appliquer cette mesure efficacement, car si des marchands peuvent emprunter des routes directes avec la Flandre sans passer par Bapaume, ils ne les abandonnent pas… Le tarif de 1202 décide d’exempter les commerçants des villes ou des régions qui peuvent joindre la Flandre sans passer par Bapaume, pour les produits qu’elles reçoivent pour leur consommation propre ou qu’elles fabriquent. Il s’agit des habitants des villes de Thérouanne, Fauquembergue, Tournai, Amiens, Corbie, Cambrai, Valenciennes, Beauvais, des régions du Boulonnais, comté de Saint-Pol en Ternois, Hainaut, Ponthieu, des Normands et de ceux de l’Empire.

24En 1276, par exemple, dans un autre domaine, Robert, comte d’Artois accorde « la faculté aux bourgeois de Saint-Omer de faire voiturer leurs vins de Beauvais par les chemins qu’ils leur plairaient sans payer le tonlieu de Bapaume16 ». Ces diverses mesures vont entraîner de multiples contestations, car les villes souhaiteraient profiter de ces facilités pour jouer le rôle « d’étapes » et développer leur commerce. C’est le cas de Tournai17 et d’Amiens18.

25Pour les bourgeois et les commerçants des villes qu’on pouvait « obliger » à passer par Bapaume parce qu’ils avaient la nécessité pour leur trafic de le traverser, on va s’efforcer au xiii^e siècle de contrôler toute leur circulation. Le tarif va en quelque sorte « canaliser » le trafic Flandre-Paris ou Flandre-Champagne par une même route : omnes qui debent pedagium apud Bapalmas, debent pedagium apud Peronam, apud Roye, apud Compiendum et Crispiacum19. Cette situation nous est également prouvée par le fait que toutes les villes exemptées sont des villes qui peuvent commercer entre la Flandre et la France sans passer par aucun des points de péage cités.

26Le tarif du péage de Bapaume du xiii^e siècle nous révèle aussi que la circulation terrestre était extrêmement importante à cette époque et témoignait d’un trafic international comme en fait foi le terme ultra-montes et la présence de produits méditerranéens dans la liste des produits taxés : figues, amandes, cordouans, etc.

27Rares sont les villes privilégiées dans les divers tarifs ; nous pouvons citer Saint-Omer, Douai, Arras ; certaines, par contre, se voient pénalisées à des degrés divers, notamment à propos du commerce des draps : Ypres, Lille, Gand, Bruges.

D’un itinéraire à un réseau de chemins diffus

28Si le commerce au xi^e siècle s’effectuait entre la Flandre et la France par la « route de Flandre », il faut se garder de concevoir cette route comme une voie extrêmement bien tracée sur tout son parcours. Même si sur certaines parties, comme entre Senlis et Verberie que la ville de Gand fait refaire à ses frais en 1322 afin d’accélérer ses expéditions vers Paris, elle doit se présenter comme un chemin certes rudimentaire mais bien dégagé (la délibération des Gantois indique qu’il s’agit de « tracer ou d’améliorer ledit chemin ») ; sur d’autres, en revanche, plus que d’une route, il faut parler d’un faisceau de voies parallèles les unes aux autres et empruntées au gré des connaissances des divers voituriers.

29Il est à peu près certain que les définitions de Philippe de Beaumanoir au xiii^e siècle dans les coutumes du Beauvaisis, chapitre XXV, concernant les chemins et les voies sont plutôt des souvenirs théoriques que la description des réalités de son époque.

30Trois témoignages nous montrent l’état réel des routes dans la région que nous étudions au Moyen Age :

31Une charte de 1324 octroyée aux habitants de Moislains parle du chemin » de Manencourt à Equancourt » (figure) comme d’un « kemin mouvant en descendant sur Manencourt » ce qui signifie qu’il n’était pas toujours précisément tracé au travers des labours20.

32C’est ce que confirme deux siècles plus tard Jean Second en 1533 en décrivant la route entre Arras et Lille : « C’est un chemin en très mauvais état, nous sommes montés sur une terre ensemencée et nous avons fait passer les chevaux à travers un fossé… mon frère sortit de là par un autre chemin très commode que nous n’avions pas remarqué et que les infâmes paysans du voisinage qui avaient vu notre embarras ne nous avaient pas indiqué21… »

33S’il fallait une preuve supplémentaire de l’état des routes, le fait qu’Edouard III en 1359 pour sa grande chevauchée de Calais à Reims et Paris avait prévu cinq cents valets avec pelles et cognées pour aller devant les charrois aplanir les chemins et les voies, couper les épines et les buissons pour charrier plus d’aise, nous montre que leur revêtement était loin d’être satisfaisant.

34Si la route, loin d'être un ruban dans la campagne, est formée d’un faisceau de voies plus ou moins écartées les unes des autres, le péage ne peut être considéré comme seulement un point fixe sur une route qui contrôlerait tout le trafic. Dans le cas précis de Bapaume que nous étudions ici, il s’agit donc plus en fait d’une zone de péage assez large que nous allons nous efforcer de préciser que d’un seul poste de perception des droits.

35En effet, si, d’habitude, le faisceau des voies se concentrait en une seule aux abords des villes importantes, il semble bien, comme nous le montre le croquis, que vers Bapaume, on assiste au phénomène inverse, c’est-à-dire que les voies parallèles formant la route s’écartent de plus en plus les unes des autres ; un certain nombre contournant soit par l’est, soit par l’ouest la ville de Bapaume. Ce phénomène, comme nous allons le voir, se développera aux xiii^e et xiv^e siècles et imposera aux péagiers de Bapaume une adaptation à ce mode de circulation.

36Comment la création de ces nouveaux chemins se produit-elle ? Les marchands abandonnent le tracé de la route principale, et à travers champs contournent la ville ou le poste de péage… un l’effectue, puis dix, puis cent… l’ornière s’est élargie ; l’herbe ne repousse plus ; une nouvelle sente est née… On peut donc dire en quelque sorte que le péage est créateur de nouvelles routes…

D’un point fixe de perception à des bureaux annexes

37A l’origine du péage, à la fin du xi^e siècle, le mode de perception était sans doute un point fixe peut-être situé d’abord à l’abbaye d’Arrouaise, puis après dans la ville de Bapaume même (ce que les textes appellent le treu ou le tronc).

38La naissance de nouveaux itinéraires contournant et évitant la ville à la fin du xii^e siècle vont entraîner une modification dans le mode de perception du péage. Nous voyons sur le croquis plusieurs des voies nées à cette époque et qu’utilisaient les marchands (chemin des caminaras, chemin du pas d’âne,…).

39Si le bureau de péage, situé dans la ville ou à proximité de celle-ci sur la voie nord-est, subsiste au xiii^e siècle, deux autres bureaux annexes du péage sont attestés à cette période, de nature sans doute différente.

40L’un à l’ouest de Bapaume est à Coupe-Gueule (un lieu-dit encore noté dans la carte de 169622) ; dans les documents que nous avons consultés, il est attesté comme lieu de perception des droits du péage, pour la première fois en 126223. Nous le retrouvons cité en 128324, en 1318 dans les comptes du péage25 où nous voyons citer « un sergent à Coupe Gueule », en février 1384 où, dans un itinéraire Senlis-Arras du duc de Bourgogne Philippe le Hardi, figure entre Lihons et Arras l’indication « coupe Gueule »26, et également au début du xv^e siècle dans les Itinéraires Brugeois27 où est noté l’expression par Bapaume vel per Coppengueules.

41Les marchands semblent en 1262 surpris de la prise en charge par les péagers de Bapaume non seulement d’une route, mais de toute une région ; c’est ce que nous ressentons en lisant leurs témoignages : les marchands d’Ypres parlent en effet « des exactions et griefs commis à leur égard à l’endroit nommé Coupe-Gueule où on a ranconné les gens de Flandre qui allaient en France28… » ; ils rajoutent que cela s’est produit « dans une ville qui a nom Coupe Gueule par dehors Batpaumes… où vinrent les péagiers de Batpaumes… ». L’expression « par dehors Batpaumes » nous montre que les marchands à cette date en passant par Coupe-Gueule pensaient avoir évité le péage et le paiement des droits. C’est ce qui justifie l’emploi du terme « ranconner » à propos de l’action des péagers. Coupe-Gueule était donc un bureau-annexe du péage de Bapaume situé près de l’abbaye d’Eaucourt et ayant un sergent…

42L’autre lieu de perception du péage attesté au xiii^e siècle est Capi, l’endroit où a été dressé le tarif du péage en 1202 et que nous n’avons pas retrouvé dans d’autres documents. Pourquoi avoir choisi un tel lieu pour établir la liste des produits taxés au péage, à la place de Bapaume ? Si nous acceptons l’identification de Capi avec le lieu-dit à l’est de Bapaume, nous pouvons penser qu’il s’agit là d’un site où circule un trafic assez intensif. Il est situé près des voies contournant le péage par l’est qui ont contribué à effacer la voie romaine Saint-Quentin-Arras entre Rocquigny et Bapaume.

43La présence d’un réseau de communications assez fréquenté autour de Capi nous est attesté également par l’existence de lieux-dits : les « six chemins » et les « quatre chemins » tout près de cet endroit. Il ne semble pas que Capi ait été le siège d’un bureau annexe du péage comme Coupe-Gueule. Nous avons plutôt affaire dans ce cas à un site où s’installaient des cavaliers dépendant du péage qui parcouraient la campagne pour percevoir, sur les marchands qui circulaient sur les routes évitant Bapaume, les droits du tonlieu. On cite, en effet, dans les comptes de 1318 : « les sergents à cheval allant à travers le pays29 ». Il s’agit donc en quelque sorte d’une « douane volante » qui venait sans doute régulièrement s’installer au lieu-dit Capi.

44Il est difficile de savoir exactement qu’elle est la part du trafic restant sur les « routes principales » par rapport à celle qui va circuler sur les « chemins parallèles ». Le seul renseignement dont nous disposons à ce propos date du milieu du xv^e siècle30 ; il nous montre que l’argent encaissé au « tronc de Bapaume » représente 60 à 65 % du trafic total.

45En est-il de même aux xiii^e et xiv^e siècles ? Il est impossible en l’état actuel des recherches de le savoir précisément. Si nous connaissons, en effet, les recettes du péage en 1300 : 3 200 livres31, nous ne connaissons pas la répartition entre les divers bureaux annexes. De toute évidence, à voir le tableau de 1453, les recettes des « douanes volantes » devaient s’ajouter à celles du « tronc de Bapaume », ce qui explique que même dans ce cas, nous ne savons pas exactement quelle était la part de ceux qui choisissaient de contourner Bapaume par rapport à ceux qui traversaient la ville. Ce qui est sûr, c’est qu’au fur et à mesure qu’on s’avance dans le xiii^e siècle, les chemins contournent la cité et les routes parallèles vont se multiplier, les marchands essayant par tous les moyens d’éviter le fisc…

46La multiplication des points de péage au cours de ce siècle pourrait nous donner à penser que « l’évasion » du trafic va se développer. Nous assistons, en effet, à une sorte de course-poursuite entre les marchands et les péagers. A la fin du xiii^e siècle, les voituriers suivent des itinéraires qui s’éloignent de plus en plus de Bapaume afin d’échapper aux péagers et à la « douane volante ». Une preuve de l’emploi de tels chemins nous est donnée au début du xiv^e siècle par le relevé de la clientèle d’un cirier douaisien32. Nous voyons dans la clientèle de ce cirier de Douai, des habitants de Beaumetz-les-Cambrai, du Transloy, de villages situés donc beaucoup plus près d’Arras ou de Cambrai où existait le même type de services.

47Pourquoi les habitants de ces villages choisissent-ils d’aller à Douai ? Parce qu’ils préfèrent pour leur sécurité et leur confort emprunter les routes tracées par les marchands et fréquentées par eux. Ils suivent donc le « flux de circulation » qui, évitant Bapaume (cf. croquis), rejoint en venant du sud Douai en passant par Le Transloy et Beaumetz. Ce trafic entraîne dans les comptes de 1318 l’apparition d’un bureau de perception du péage à Beaumetz ; ce document cite en effet : « un sergent à Biaumes33 ».

48Le bureau de péage de Beaumetz-les-Cambrai qui existait peut-être avant 1318 n’est en tout cas pas attesté avant cette date dans d’autres documents. Nous ne savons pas son importance exacte au début du xiv^e siècle ; mais si l’on se réfère à la situation au milieu du xv^e siècle, on s’aperçoit que ce point de perception en 1452-1453 a les secondes recettes juste après Bapaume34. Il s’agit donc d’un village sur une voie très fréquentée, même si ces recettes ne représentent que 10 % des revenus du « tronc de Bapaume ».

49Les itinéraires des marchands décrivent donc à partir du début du xiv^e siècle des cercles concentriques de plus en plus éloignés du lieu de perception primitif. Les voies situées à l’est de cette ville sont d’ailleurs plus fréquentées que celles situées à l’ouest d’après les comptes du xv^e siècle. En effet, nous avons trente-six livres tournois de recettes pour les péages de l’est contre cinq livres tournois pour ceux de l’ouest.

50Il est vrai qu’avec les routes situées à l’est de Bapaume, on peut non seulement éviter cette ville, mais également gagner du temps pour un certain nombre de liaisons avec des villes importantes au niveau commercial (Douai, Cambrai, etc.). Cependant, il y eut aussi un certain développement de chemins contournant Bapaume par l’ouest. Nous en avons la preuve avec le toponyme « voie de Bourgogne » donné au chemin entre Achiet et Miraumont qui correspond également à des limites communales, ce qui peut nous confirmer son ancienneté. Sa fréquentation entraîne la naissance d’un bureau annexe du péage à Posières attesté en 133435. Nous pouvons penser que le bureau de Posières a fonctionné avant cette date, mais nous n’en avons pas trouvé trace. Comme celui-ci ne figure pas dans les comptes de 1318-132036, il faut en déduire qu’il est apparu entre ces deux dates.

51Il faut donc imaginer le travail des péagers arrêtant systématiquement tous les véhicules, toutes les marchandises, les cavaliers comme les piétons circulant sur les routes de la châtellenie, vérifiant la moindre sente, la plus petite voie. Mais ce n’était pas le seul travail de ceux qui étaient les employés du péage. A côté des divers bureaux annexes, il y avait également un envoyé du péage à Arras, attesté dans les comptes de 1318-132037. Nous pouvons penser que les commerçants et les voyageurs recevaient lorsqu’ils avaient acquitté le péage de Bapaume un certificat qui leur servait de quittance et de preuve et qu’ils devaient présenter à toute réquisition des agents du péage. Si un tel certificat n’avait pas existé, en effet, comment les représentants des péagers auraient-ils pu savoir à Amiens, Arras, Gravelines, etc., que les marchands n’avaient pas acquitté les droits. Faute de cette attestation de paiement, les commerçants étaient exposés à des procès ou à des amendes de la part des envoyés du péage.

52Avec le bouleversement commercial de la fin du xiv^e siècle, annoncé dès 1277 lorsque le premier bateau de Gênes atteint la Flandre par Gibraltar, qui voit se manifester le développement de la navigation, le droit de Bapaume devient de plus en plus un « droit de douane » et ne concerne plus seulement l’histoire des voies terrestres. Au xiv^e siècle, des agents du péage sont envoyés dans des ports pour vérifier que les marchandises arrivant de France y ont bien acquitté les taxes, notamment le « Bapaume ». Dès 1333, à Gravelines38, puis en 1390 à Dunkerque39 où nous voyons taxé un batelier de Noyon.

53De tels agents sont aussi envoyés dans des villes situées sur les voies terrestres, ainsi à Menin en 139740. En 1400, le « droit de Bapaume » va peu à peu s’établir avec la Somme comme barrière économique et douanière ainsi que l’indique à cette date la création de commis dans diverses villes situées sur cette rivière et connues comme point de franchissement : Bray, Corbie, Esclusiers, Amiens, Abbeville. En 1453, la perception du péage est attesté à dix « helles »41 ; indépendamment des trois péages vus plus haut : Coupe-Gueule, Posières, Beaumetz ; nous trouvons Metz-en-Couture lié à l’utilisation à la fin du xiv^e siècle d’une route Péronne-Cambrai évitant Bapaume. Sur cette route à Aizecourt-le-Haut, nous trouvons un lieu-dit : « route de Paris en Flandres42 ».

54Nous remarquons également dans la liste des « helles », deux villes de la vallée de la Somme : Amiens et Abbeville, deux villes de la vallée de l’Oise : Guise et Estrées-au-Pont, deux villes commerçantes qui figuraient dans la liste des villes exemptées en 1202 : Tournai et Cambrai. Il s’agit dans tous ces lieux pour les agents des péagers soit de percevoir les droits, soit de vérifier que ceux-ci ont été acquittés par les marchands circulant entre Flandre et France ou vice-versa.

55Il est cependant à remarquer que c’est au moment où le royaume de France installe ces contrôles multiples et transforme totalement le « Bapaume » en un droit de douane frappant toutes les marchandises, que le commerce terrestre entre France et Flandre ne représente plus le commerce dominant dans l’économie européenne. Le grand commerce international a en effet délaissé la France pendant le xiv^e siècle, soit qu’il prenne la voie maritime, soit qu’il parcoure les voies terrestres de l’isthme allemand au lieu de celles de l’isthme français.

56La grande période du péage terrestre de Bapaume, avec ses bureaux annexes tout autour de la ville, ses « douanes volantes » et ses marchands créant des routes et des sentiers pour échapper aux taxes et modelant le paysage et les habitudes de la région s’est donc situé entre 1300 et 1350. L’élargissement, la dilution des fonctions, l’augmentation du nombre des annexes quelquefois très lointaines, c’est déjà, à la fin du xiv^e siècle et au début du xv^e siècle, la décadence…