Bourgs castraux et bourgs ruraux en Anjou aux xie-xiie siècles
p. 173-179
Texte intégral
1Le mouvement de fondation de bourgs, en Anjou, constitue de très loin la plus importante des entreprises de fixation volontaire du peuplement qui ait laissé des traces dans les sources écrites1. On dénombre, sur ce territoire2, 98 bourgs fondés, dans leur grande majorité, entre 1050 et 1100 (fig. 1)3. Un peu plus du tiers d’entre eux (41 sur 98) ont été créés auprès d’un château.
2L’objectif de cet exposé est d’évaluer l’influence des châteaux sur la répartition et la topographie des bourgs, et de déterminer si les bourgs castraux se distinguent des bourgs ruraux par des critères de différenciation autres que la simple proximité géographique du château.
Répartition des bourgs
3Les bourgs castraux et les bourgs ruraux ont souvent été fondés par les mêmes personnages. Ainsi le seigneur de Beaupreau crée presque simultanément, peu après le milieu du XIe siècle, un bourg auprès de son château et deux bourgs ruraux à Andrezé et à La Chapelle-du-Genêt, situés respectivement à une distance de 3,5 et 4,5 km4. Ces distances sont quelquefois plus considérables : la famille seigneuriale qui possède le château d’Ingrandes, crée deux bourgs ruraux dans la paroisse de Saint-Georges-du-Puy-de-la-Garde, à une quarantaine de kilomètres5. Dans leur ensemble, les seigneurs châtelains ont créé presque autant de bourgs ruraux que de bourgs castraux. Il semble que la fondation d’un bourg ait relevé de la puissance banale. Même lorsque le seigneur châtelain n’est pas le donateur du terrain à construire, c’est lui qui donne l’autorisation de fonder le bourg. Sur les 32 bourgs dont les actes de fondation sont parvenus jusqu’à nous, 27 ont été créés par des seigneurs châtelains, 4 autres ont été autorisés par le comte d’Anjou, un autre a été fondé par un vicarius comtal.

Fig. 1. — Le mouvement de fondation de bourgs en Anjou. Grisé : actes de fondation. — Hachuré : actes de donation et premières mentions.

Fig. 2. — Carte de répartition des bourgs en Anjou.
4Le bourg, en Anjou, vient presque toujours se greffer sur un noyau d’habitat aggloméré : on ne compte guère que trois bourgs ruraux fondés ex nihilo. Dans tous les autres cas, la fondation du bourg ne constitue pas l’origine de l’agglomération, mais représente un nouvel essor de celle-ci. Le bourg est souvent construit sur une parcelle qui révèle la proximité immédiate des habitations (verger, jardin, ouche...) ou même sur un terrain déjà partiellement bâti. L’extrême morcellement des terres qui font partie de la dotation des bourgs indique également qu’ils ont été créés dans des terroirs déjà largement exploités. Mais le caractère de peuplement complémentaire du bourg apparaît surtout dans le fait que sa fondation est toujours postérieure à celle de l’église. Cela vaut pour les bourgs castraux tout autant que pour les bourgs ruraux : les seuls châteaux qui ont donné naissance à des bourgs sont ceux qui étaient déjà dotés d’une église.
5Les fondations de bourgs, en Anjou, semblent étroitement associées à la mise en application de la réforme grégorienne. Chronologiquement, elles correspondent à la première vague massive de restitutions d’églises par des laïcs6 et il ne s’agit pas d’une simple coïncidence puisque sur 32 bourgs dont nous possédons les actes de fondation, 28 ont été créés à l’occasion de la restitution de l’église. Lorsque le bourg n’est pas fondé sur une parcelle de la réserve seigneuriale, il est souvent construit dans le cimetière. Les termes de burgus et de cimiterium semblent parfois employés l’un pour l’autre au xie siècle. Indépendamment du pouvoir d’attraction sur l’habitat que devait présenter l’immunité locale attachée aux cimetières, il est possible que certains seigneurs laïcs aient cherché, en fondant un bourg, à tirer profit de biens ecclésiastiques qu’ils étaient obligés de restituer.
6Les bourgs castraux — et eux seuls — ont parfois été dotés d’une église réservée à leur usage. Le cas semble s’être produit lorsque la première église de l’agglomération était située à l’intérieur de l’enceinte castrale : ainsi à Candé, où la fondation d’un bourg à l’extérieur de la fortification a entraîné la construction d’une deuxième église7. A Thouarcé, où le seigneur restitue les trois églises comprises à l’intérieur du castrum, la fondation du bourg amena la reconstruction de l’une d’elles à l’extérieur de l’enceinte8.
7Les châteaux ont parfois donné naissance à des bourgs multiples, dont le nombre varie de deux à quatre : huit châteaux ont ainsi entraîné la fondation de dix-neuf bourgs. A Chemillé, le premier bourg attesté a été fondé auprès de l’église Saint-Pierre, qui était antérieure à la construction du château et se trouvait à l’extérieur des fortifications. Deux autres bourgs construits in Castro, Notre-Dame et Saint-Gilles, sont ensuite mentionnés. La fondation d’une quatrième église à l’extérieur de la fortification, Saint-Léonard, a entraîné la création d’un nouveau bourg9.
8L’influence des châteaux sur les fondations de bourgs paraît donc indirecte : c’est seulement dans la mesure où ils ont modifié la géographie paroissiale que les châteaux ont joué un rôle dans la répartition des bourgs. Le pouvoir d’attraction du château sur le peuplement se manifeste cependant par la création de bourgs multiples, souvent dotés chacun d’une église propre.
Topographie des bourgs
9Dans certains cas, le fondateur du bourg ne précise pas au départ quelles seront les dimensions du bourg : ainsi à Beaupreau, à Andrezé et à Saint-Pierre-Montlimart, les moines de l’abbaye Saint-Serge-d’Angers reçoivent l’autorisation de construire un bourg « aussi grand qu’ils le pourront10 ». En règle générale, cependant, le territoire du bourg est soigneusement délimité à l’avance. Ses dimensions sont parfois indiquées par une mesure de superficie (2 arpents à Saint-Léonard-de-Durtal, Avrillé, Montrevault, 4 charruées à Brossay11), ou le nombre de maisons qu’il est permis de construire (terra ad burgum faciendum... usque ad centum domos12). Ailleurs, ses limites sont définies par celles de la parcelle sur laquelle il est construit : ainsi à Saint-Georges-du-Puy-de-la-Garde, où l’étendue du bourg coïncide avec celle du cimetière, et au Plessis-aux-Nonnains où le terrain à bâtir est un verger13.
10Les limites du bourg sont souvent matérialisées par un fossé. A La Chapelle-du-Genêt, où l’abbaye Saint-Serge-d’Angers a reçu l’autorisation de fonder un bourg autour de l’église, le moine chargé de la construction a occupé une portion de terre qui ne faisait pas partie de la donation primitive ; on finit par la lui concéder uti invaserat cum fossatis... scilicet ad burgum construendum14. A Brossay, les limites du bourg sont constituées par la « levée des fossés du cimetière15 ». Lors de la délimitation du bourg fondé près du château de Montreuil-Bellay, le donateur du terrain à bâtir tient en personne, ad demonstrationem autem hujus telluris et divisionem, un pic pour faire les fossés (picium ad faciendas fossas16.)
11Ces fossés que l’on trouve autour des bourgs ruraux comme des bourgs castraux avaient un rôle symbolique certain ; avaient-ils également une fonction militaire ? Sans doute n’en fallait-il pas beaucoup poulies mettre en état de défense17, mais il semble en tout cas y avoir eu une différence de degré, sinon de nature, entre ces limites fossoyées et les fortifications entourant un petit nombre de bourgs qui faisaient partie intégrante du castrum.
12Trois d’entre eux ont été fondés dans des enceintes préexistantes, ce qui indique l’ampleur des basses-cours de certains châteaux du xie siècle :
13A Champtoceaux, le seigneur donne à l’abbaye de Marmoutiers « tout ce qu’il possède en propre à l’intérieur des murs du castrum, à savoir des vignes, des terres cultivées et des friches ». Le bourg des moines était séparé du château par un large fossé, qui était cultivé en temps de paix. Au début du xiiie siècle, le bourg est qualifié de castrum burgensium18. A La Tourlandry, le seigneur fonde le bourg entre les deux enceintes extérieures de son château (intra duo castellaria exteriori dicti castelli19.) A Montrevault, le seigneur donne la nouvelle église Saint-Nicolas avec trois arpents de terre qu’il possède en propre à l’intérieur de son château, dont deux pour la construction du bourg20.
14Si les limites du bourg paraissent, en règle générale, avoir été fixées dès la fondation, il n’est pas évident que celle-ci ait été accompagnée d’un allotissement régulier des parcelles. Seul un très petit nombre de bourgs présentent, actuellement, des traces de planification : quelques plans en damier, comme à Juvardeil, et, plus fréquemment, des plans en arêtes de poisson (Saint-Léonard-de-Durtal, Saint-Sauveur et Saint-Guingalois de Château-du-Loir). Il est souvent impossible, au vu des plans cadastraux, de distinguer le bourg du noyau de peuplement antérieur. On y parvient plus aisément pour les bourgs castraux : en raison de l’existence de deux ou plusieurs églises, l’agglomération a souvent conservé une structure bi-ou multipolaire.
Bourgs et marchés
15Presque tous les marchés et les foires, en Anjou, sont associés à des châteaux. Leur création semble sans rapport avec celle des bourgs, auxquels ils sont généralement antérieurs. Il est probable que les bourgs castraux ont dû bénéficier plus particulièrement du courant commercial né autour du château, mais les sources écrites n’apportent guère de précisions à ce sujet. Un accord intervenu entre le seigneur de Château-Gontier et les moines du prieuré du Géneteil indique quel genre de restrictions pouvait être apporté à l’activité commerciale du bourg castrai : les boulangers du bourg du Géneteil sont autorisés à aller vendre leur pain à la porte du château et à remporter chez eux ce qu’ils n’auront pas vendu, mais ils ne peuvent exposer qu’un ou deux pains à leur fenêtre pro signo panem vendendi, le reste devant se trouver à l’intérieur de la maison, avec les « autres marchandises » qu’il est interdit d’étaler, à une brassée au moins de la fenêtre21.
16Les fondations de bourgs paraissent liées à l’exercice de la puissance banale ; elles répondent à une volonté d’intensifier la mise en valeur de la réserve seigneuriale et peut-être, dans certains cas, à un désir des seigneurs laïcs de tirer parti de biens ecclésiastiques au moment de leur restitution. Si une majorité de bourgs a été fondée par des seigneurs châtelains, la localisation des châteaux ne paraît pas avoir exercé une influence déterminante sur leur distribution : leur répartition paraît commandée principalement par celle des églises.
17L’examen des sources écrites et des plans cadastraux ne permet guère de définir des critères qui distinguent l’ensemble des bourgs castraux de celui des bourgs ruraux. L’influence des châteaux sur les bourgs construits dans leur voisinage s’est traduit cependant, dans un certain nombre de cas : par la construction d’une nouvelle église à l’usage du bourg ; par l’existence d’une enceinte fortifiée ; par la création de bourgs multiples. Seuls les bourgs castraux obéissant à ces critères se différencient des bourgs ruraux, dans la mesure où la complexité de l’organisation religieuse, l’existence de quartiers distincts et la présence d’une fortification autour de l’agglomération indiquent une amorce d’urbanisation.
Notes de bas de page
1 Seules entrent dans le cadre de cette étude les localités où les textes attestent l’existence d’un burgum. Nous en avons donc exclu aussi bien les agglomérations fortifiées fondées par les comtes d’Anjou dans la première moitié du xie siècle que les « cimetières habités » créés dans le second quart du xiie siècle, qui ne sont jamais qualifiés de bourgs et correspondent à des fondations de paroisses. Ce texte constitue le résumé d’une communication plus étoffée.
2 Le territoire de l’Anjou correspond actuellement au département de Maine-et-Loire et à une partie de ceux de la Mayenne et de la Sarthe.
3 32 bourgs sont connus par des actes de fondation, 30 autres par des actes de donation, le reste par de simples mentions.
4 Beaupreau, ch.l.c., arr. Cholet, M.-et-L. Voir Y. Chauvin, Cartulaire de l’abbaye Saint-Serge, dactyl., Caen, 1969, no 50 (1062) et no 151 (1055-1083).
5 Saint-Georges-du-Puy-de-la-Garde, cant. Chemillé, arr. Cholet, M.-et-L., Cartulaire du Prieuré Saint-Pierre-de-Chemillé, no XVI, éd. H. Hemmer, Le rôle économique et social des prieurés angevins de Marmoutiers, thèse de l’École des Chartes, 1944, et Y. Labande-Mailfert, Le premier cartulaire de Saint-Nicolas d’Angers, thèse de l’École des Chartes, 1931, nos 103 et 170.
6 J.M. Bienvenu, Recherches sur le diocèse d’Angers au temps de la réforme grégorienne, thèse de3e cycle dactyl., Paris, 1968, a montré que les restitutions d’églises, qui ont commencé, dans le diocèse d’Angers, antérieurement aux condamnations canoniques, ne cessent de devenir plus nombreuses dans le courant du xie siècle et atteignent un sommet entre 1075 et 1100 ; leur nombre diminue sensiblement entre 1100 et 1125 pour s’accroître à nouveau, de façon spectaculaire, entre 1125 et 1150.
7 Candé, ch.l.c., arr. Segré. Marchegay, Documents inédits sur l’Anjou, dans Bibl. de l’Ec. des Chartes, 1875, no XXII.
8 Thouarcé, ch.1.c., arr. Angers : Livre Blanc de Saint-Florent, Arch. dép. M.-et-L., H 3713, fo 17.
9 Chemillé, ch.l.c., arr. Cholet : Cartul. de Saint-Pierre de Chemillé, éd. H. Hemmer, op. cit., no I, IV.
10 Beaupreau et Andrezé : voir n. 4. Saint-Pierre Montlimart, cant. Montrevault, arr. Cholet : Cartul. de l’abbaye Saint-Serge, éd. Y. Chauvin, no 250.
11 Saint-Léonard. cne de Durtal, ch.l.c., arr. Angers : Cartul. Saint-Serge, éd. Y. Chauvin, no 156. Avrillé, cant. et arr. Angers : Cartul. de l’abbaye N.-D. de la Charité, éd. P. Marchegay, dans Archives d’Anjou, III, Angers 1854, no 89. Montrevault, ch.l.c., arr. Cholet : Cartul. Noir de la Cathédrale d’Angers, éd. Urseau, Angers 1908, no 63. Brossay, auj. La Madeleine, cne Cizay-la-Madeleine, cant. Montreuil-Bellay, arr. Saumur : Cartul. de l’abbaye Saint-Aubin d’Angers, éd. Bertrand de Broussillon, Angers 1896, no 140.
12 Capella de Mirica, localité non identifiée de la paroisse Saint-Georges-du-Puy-de-la-Garde : Cartul. Saint-Nicolas, éd. Y. Labande-Mailfert,no 103.
13 Saint-Georges-du-Puy-de-la-Garde, cf. n. 5 (terra ad burgum faciendum... sicut ipsius ecclesie cimiterium in se illam continebat) ; Plessis-aux-Nonnains, cne Cherré, cant. Châteauneuf, arr. Segré : Archives d’Anjou, III, no 241.
14 Cartul. Saint-Serge, éd. Y. Chauvin, no 72.
15 Cartul. de Saint-Aubin, no 151.
16 Cartul. de Saint-Nicolas, no 67.
17 Peut-être faut-il mettre certaines de ces défenses villageoises en rapport avec la fortification des cimetières en Anjou, condamnée par le Concile de Clermont en 1095.
18 Ch.1.c., arr. Cholet. Arch. dép. M.-et-L., 38 H1, nos 2 et 13.
19 Cant. Chemillé, arr. Cholet : Cartul. Saint-Pierre de Chemillé, no 86.
20 Voir n. 11.
21 Cartul. d’Azé et du Géneteil, éd. M. du Brossay, dans Archives Historiques du Maine, t. III, nos XXI et XXIV.
Auteur
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