1Soucieux de protéger énergiquement la famille française et de relancer la natalité, le gouvernement de Vichy s'appuie largement sur les dispositions du Code de la famille afin d'organiser la répression des pratiques abortives. Des magistrats dévoués à la « Révolution Nationale » se chargèrent de préciser plus avant la doctrine vichyste en la matière, relayés par les auteurs des périodiques judiciaires tout autant dévoués à l'expérience pétainiste. Ainsi la jurisprudence affine-t-elle les quatre aspects retenus par le Code de la famille primitif, avorteuse(eur), avorteuse(eur) par habitude, avortée par elle-même, professionnel(le) de santé. Au fil des arrêts, le délit impossible est banni. La personne qui tenterait des manœuvres abortives sur une femme dont l'état de grossesse ne serait pas avéré est incriminable, quand bien même utiliserait-elle des moyens réputés inefficaces. La remarque vaut également pour la femme opérant sur elle-même. L'intention de commettre le « crime » prévaut sur sa réalité ; la coutume renforce cet aspect en élargissant la notion de commencement d'exécution, notamment par l'assimilation de la réitération à la récidive, ce qui aggrave la situation pénale des délinquants d'habitude.

UN REDOUBLEMENT RÉPRESSIF

2Parmi les innovations apportées par l'article 82 du Code de la famille à la répression des pratiques abortives, l'aggravation des peines en des cas spécifiques pose aux tribunaux un certain nombre de difficultés d'appréciation. La jurisprudence doit préciser certains aspects de cette nouvelle réglementation. Les dispositions du Code de la famille relatives à l'aggravation sont réservées à trois types de délits particulier : les avorteurs par habitude pour lesquels les peines de prison et d'amende sont accentuées, les professionnels de santé encourant l'interdiction d'exercer leur métier, les récidivistes condamnés à plus de trois années d'emprisonnement et risquant la relégation313.

3Dès le 16 août 1940, la Cour d'appel de Poitiers livre son interprétation de la notion d'habitude prévue au paragraphe 2 de l'article 82 du Code de la famille : une succession de deux avortements commis par la même personne suffit à constituer le délit aggravé. Le jugement précisant même que l'une des manœuvres peut avoir eu lieu antérieurement à la promulgation du décret-loi de 1939, pourvu que la seconde ait été perpétrée sous son empire314. Ce n'est que bien plus tard que la Cour de cassation aura à se prononcer sur ce point confirmant l'appréciation pictavienne. Le 24 mars 1944, la juridiction suprême estime que « l’habitude d'avortement est suffisamment caractérisée par l'accomplissement de deux faits successifs, quelque soit d’ailleurs l’identité de la personne sur laquelle les manœuvres ont été tentées ». Cette dernière précision est due à la nature du pourvoi examiné : la plaignante estime que bien qu'ayant pratiqué des manœuvres à deux reprises, elle n'est pas passible de l'aggravation du fait qu'il s'agit de la même « victime315 ».

4Les professionnels de santé définis au paragraphe 4 de l'article 82 du décret sont passibles des mêmes peines que les avorteurs, auxquelles s'ajoute une interdiction d'exercice de leur profession plus ou moins longue. La Cour de cassation dut rendre son arbitrage sur essentiellement deux aspects : ils encourent l'aggravation s'ils ne sont pas en service au moment des faits, de même que s'ils agissent à titre gratuit316.

5Enfin, certains ont cru échapper à la relégation en faisant valoir que s'ils étaient bien des délinquants par habitude, ils n'étaient points récidivistes ainsi que l'exige l'article 83 du Code de la famille317. La juridiction suprême devait arbitrer à plusieurs reprises des infractions de cette espèce. Le 23 octobre 1942, elle rend une première décision estimant qu'« aux termes de l’article 4-5° de la loi du 27 mai 1885, modifiée par le décret-loi du 29 juillet 1939, sont relégués les individus ayant encouru une condamnation à trois ans au moins d’emprisonnement par application du paragraphe 2 de l’article 317 C. pénal, ce qui exclut la nécessité d’une condamnation antérieure318 ». Pour Marcel Nast, annotant cet arrêt dans la Semaine Juridique, le législateur a voulu, par l'aggravation des peines contre les avorteurs d'habitude, les assimiler aux « criminels incorrigibles qu'il convient d’éliminer du milieu social », les reléguer en définitive. La loi prévoit toutefois que seuls les « récidivistes » condamnés à plus de trois années d'emprisonnement seront passibles de la relégation. Afin d'étendre la répression, la Cour de cassation entérine donc une définition de la récidive davantage proche du sens de la réitération. Il n'est pas nécessaire que le prévenu ait déjà été condamné pour les mêmes faits, ce qui importe c'est de bannir les « avorteurs et avorteuses professionnels », convaincus d'avoir pratiqué plusieurs avortements, bien qu'étant délinquants primaires. Concluant que cette décision est conforme à l'esprit de la loi, Marcel Nast « comprend que le législateur ait fait abstraction des notions juridiques du droit pénal commun, pour punir plus sévèrement ceux qui ont réussi à se soustraire à toute poursuite, pour chacun de leurs avortements, que ceux qui n'ont commis qu'un acte abortif [...] » et les estime « aussi dangereux que les voleurs, vagabonds, ou escrocs qui ont encouru plusieurs condamnations, ils méritent, comme eux, d'être extirpés le plus tôt possible du milieu social ». Un mois plus tard, le Tribunal correctionnel de Chartres prend pourtant le contre-pied de cet avis estimant que la peine accessoire de la relégation ne peut être prononcée que contre un récidiviste : elle ne saurait donc s'appliquer à un délinquant primaire, même condamné à une peine principale de plus de trois ans de prison319. Confirmé en appel, le jugement vient alors en cassation, où les magistrats réitèrent leur volonté ostracisante320.

6L'ampleur de la jurisprudence, comme la précision des arrêts retenus et commentés dans les périodiques judiciaires, pose la question de l'exemplarité. Ne pourrait-il pas s'agir là d'une série de jugements exceptionnellement sévères, qui n'ont d'autre but que de démontrer, par le biais de ces publications, l'éventuelle imprégnation politique de la justice correctionnelle ? Cette solution reste à vérifier à une échelle locale, en portant notamment l'éclairage sur l'activité « nuisible » des avorteurs et avorteuses qui, bien que particulièrement forclos depuis les dispositions du Code de la famille jusqu'aux prescriptions vichystes, ne représentent jamais plus d'un quart des condamné(e)s de la catégorie « avortement ».

UNE CATÉGORIE SOUS-REPRÉSENTÉE

7Vouées aux gémonies par l'ensemble des théoriciens de la « Rénovation Nationale », les avorteuses et avorteurs ne sont pourtant pas l'objet d'une répression effrénée321. Ni la figure emblématique d'une Marie-Louise G.322, ni la véhémence des discours littéraire, scientifique et juridique ne se retrouvent dans l'application pénale de l'article 82 du Code de la famille et de la loi du 14 septembre 1941. Plus encore, l'hypothèse répressive selon laquelle la justice de l'État français, dans une logique de stigmatisation des comportements agénésiques, s'attacherait moins à sanctionner les avorteuses que leur « victimes » et leurs complices, se confirme au fil des analyses.

8Un tout autre argument tendant à expliciter cet inventaire peut cependant être objecté. Il s'agirait de considérer la sous-représentation des avorteuses comme la conséquence directe d'une politique répressive plus efficace dans la détection de grosses affaires, impliquant à chaque fois une avorteuse ayant agi sur un plus grand nombre d'avortées. L'outil statistique permet de réfuter aisément cette hypothèse, démontrant que le nombre d'avorteuses condamnées est insuffisamment supérieur à celui des avortées par autrui pour qu'il en soit ainsi : en 1941, trois avorteuses sont condamnées pour quatre avortées, trois pour cinq en 1942 et 1943 ; en 1944, le maximum est atteint avec près de trois pour six, retombant l'année suivante où il s'agit enfin de trois pour trois. Au paroxysme de la répression des pratiques abortives, le nombre d'avortées par avorteuses n'atteint donc jamais deux. Comme cela a déjà pu être démontré, l'exercice judiciaire témoigne davantage d'un intérêt pour de petites affaires concernant le plus souvent deux voire trois prévenus ; avorteuse(eur), avortée et complice.

9L'explication la plus plausible quand à cette sous-représentation des hommes et des femmes pratiquant des manœuvres abortives sur qui leur en fait la demande tient donc d'autres facteurs. Principaux agents des pratiques anticonceptionnelles telles qu'elles sont réprouvées par le gouvernement de Vichy, les avorteuses et les avorteurs ne représentent jamais le quart des comparants au titre de l'avortement. Même si l'on comptabilise les délinquants habituels et les professionnels de santé, ce qui démontre l'application d'une politique répressive différant des « tendances » législatives promulguées depuis 1939, mais idéologiquement en accord avec les fondements natalistes et familialistes de la Révolution Nationale. Ainsi les tribunaux sanctionnent-ils davantage l'acte de stérilité volontaire, plutôt que la pratique ou la tentative de manœuvres anti-conceptionnelles. La répression porte moins sur celles et ceux qui « proposent » ce « service » que sur les femmes s'avérant prêtes à en « disposer » ; en récusant le sort naturel qui leur incombe, elles affirment l'inaliénabilité de leurs corps.

10Il reste enfin un dernier argument quant à l'interprétation de la sous-représentation des avortées et avorteurs dans la répression de ces pratiques. L'analyse des fortes proportions d'auto-avortement et de complicités parmi les condamnations recensées apporte en effet quelques éléments de réponse. Considérant la part réservée à l'auto-avortement exagérée voire démesurée, nombre de complicités pourraient dissimuler un comportement bien plus prééminent que la justice ne l'envisage. Le 15 mars 1943, René A. est ainsi condamné à deux mois d'emprisonnement pour la complicité de l'acte commis par sa maîtresse ; l'instruction démontre pourtant qu'après maintes tentatives en solitaire, la femme s'en remit à son amant, qui réussit lui-même à introduire la canule dans le col de l'utérus de sa maîtresse, pratiquant alors l'injection intra-utérine d'eau salée qui devait être décisive323. Comme plusieurs exemples tendent à démontrer ce même processus, il paraît donc évident que les statistiques pénales s'en trouvent inévitablement faussées. Sans pour autant nier qu'il puisse exister des femmes réussissant à se procurer l'avortement par elles-mêmes324, nombre d'entre elles les ont subies de la part d'un « complice », qui lui-même serait bien davantage impliqué dans l'affaire que ne le laisse entendre le jugement du Tribunal correctionnel considéré.

11La répression pénale des pratiques abortives dans la France des années noires démontre une fois encore la distance séparant le discours idéologique du pragmatisme judiciaire. Le gouvernement de Vichy ainsi que les principaux idéologues chargés du volet « natalité » de la politique de Révolution Nationale argumentent dans le sens d'un renforcement de la répression des avorteuses. Les tribunaux correctionnels, tout autant désireux de châtier ces pratiques, se montrent incontestablement plus réalistes en considérant l'avortement d'une manière plus globale. Ce désaccord, emblématique de l'État français, tient au décalage entre deux conceptions de la justice : d'un côté, le gouvernement de Vichy voudrait instaurer une justice exemplaire pour châtier ces « criminels contre la société », ce qu'il parviendra à matérialiser dans une certaine mesure, avec la création du Tribunal d'État ; d'un autre côté, la justice correctionnelle conserve un mode de fonctionnement plus « républicain », aux traditions éprouvées. Cette apparente contradiction entre deux « volontés » ne doit cependant pas faire abstraction de l'héritage dont le gouvernement de Vichy est le dépositaire. Édouard Daladier le premier, cristallisant un discours nataliste déjà ancien, engagea la République à pourchasser plus encore les coupables d'avortement. Dans sa logique autoritaire, le gouvernement de Vichy ne fait qu'intensifier une répression dont les fondements sont déjà bien en place, réservant l'autorité doctrinale aux plus conservateurs parmi les juristes. Plus encore, la volonté universelle de sanctionner les comportements agénésiques dans leur ensemble se refuse à ne traquer que les praticiens de l'avortement ainsi que les y engagent les incessantes dénonciations du « crime contre la race ». Les théoriciens de la « Rénovation Nationale » n'eurent à stimuler davantage cette répression de l'anti-France faite femme.

DE LA FAISEUSE D’ANGES AU « CONNAISSEUR EN AFFAIRES DE FEMMES »

12La répartition sexuée des individus pratiquant des manœuvres abortives sur des tiers semble une nouvelle fois inscrire les années de Vichy dans un renouvellement de la répression. Un premier indice attestant de cette tendance procède de la comparaison avec les résultats obtenus par Anne-Marie Sohn, dans une étude prenant fin en 1939. De son corpus, l'auteur déduit notamment deux remarques : les femmes désirant se faire avorter s'adressent majoritairement à des professionnels de la santé (71,6 %) ; les hommes interviennent minoritairement en tant qu'avorteurs (moins de 5 %)325. Au contraire, l'étude des quinze tribunaux correctionnels montrent une « déprofessionnalisation » des manœuvres abortives en même temps qu'une relative masculinisation de celles-ci. Pour plus d'un quart, les individus saisis par la justice puis condamnés pour avoir pratiqué des manœuvres abortives sur autrui sont des hommes : amants ou amis ayant procuré l'aide décisive, spécialistes locaux auto-proclamés de ces « affaires de femmes ». Les hommes représentent enfin un tiers des professionnels de santé sanctionnés.

13Lorsqu'en 1940, Louisette P. est embarrassée par une grossesse dont elle ne veut pas, elle se souvient des mots que lui avait prononcés l'un de ses anciens amants. En mars 1940, elle entretient en effet une relation sentimentale avec Jean G. Apprenant à son grand désespoir qu'il est marié, elle le quitte le mois suivant. En octobre 1940, elle se retrouve enceinte d'un nouvel amant et décide alors de faire appel à celui qui, quelques mois auparavant, lui avait fait la promesse de lui venir en aide en pareil cas. Rendez-vous est pris à Châtellerault où Jean G. officie dans une chambre d'hôtel, à l'aide d'un spéculum, d'une poire et d'une sonde. Fort de cette « réussite », Jean G. devient alors le « sauveur » attitré des amies de son ancienne maîtresse. Il reconnaît avoir agi sur quatre d'entre elles ce qui lui vaut d'être condamné à trois ans de prison326. Si des hommes non-professionnels semblent tout autant reconnus pour leurs « qualités », ainsi qu'en attestent les multiples sollicitations dont ils peuvent être l'objet, ils n'hésitent pas non plus à faire état de leurs compétences, parfois insoupçonnées, afin de débarrasser leur maîtresse.

14Au début de l'année 1943, sur les indications d'un mari jaloux, les services de police de la ville de Niort repêchent un spéculum dans la Sèvre. Odette F. a quitté le domicile conjugal depuis quelques temps ; elle est enceinte de son amant. Se promenant, elle croise son mari, rue Basse. Lorsqu'il s'informe de son état, elle lui avoue tout ; il la dénoncera. Elle a des pertes de sang, voit une sage-femme qui lui fait ingérer diverses infusions et pratique sur elle des injections. Mais rien ne vient. Devant ce constat d'échec, son amant « n'aimant pas les enfants », décide d'intervenir personnellement : « [...] Le samedi 2 janvier, l'après-midi, vers 16 heures, je me suis mis à l'œuvre. J'ai fait coucher Mme F. sur le lit en ayant eu soin de lui mettre un oreiller sous les reins afin de faciliter l'opération ; je lui ai introduit le spéculum dans les parties sexuelles, j'ai tourné l'écrou pour en écarter les bords, puis j'ai introduit une sonde afin de crever l'œuf, et je lui ai donné une injection à l'eau savonneuse. Le fœtus est descendu le lendemain dans l'après-midi. Je m’en suis saisi et l'ai jeté dans les cabinets […]327 ». L'intervention d'un homme, qu'il soit l'amant ou un ami de la femme supposée enceinte, s'apparente parfois à une disposition d'urgence, un dernier recours. La mise à contribution de l'amant est sans doute un moyen sûr d'échapper à la répression ; la limitation des intermédiaires réduisant les bavardages indiscrets.

15Les hommes n'échappent donc pas à l'aggravation pénale des pratiques anti-conceptionnelles. Soucieux d'exhaustivité, les tribunaux ne sauraient persister dans l'exclusive considération féminine de l'avortement : il ne s'agit plus ni d'une « affaire de femme », ni d'un exercice de « spécialiste » ; ce portrait erroné de l'intimité féminine ayant sans doute longtemps marqué la féminisation de la répression. Parfois érotisées, souvent excessivement détaillées, les descriptions témoignent d'une perception sans cesse biaisée de l'accès au corps féminin. Les procès-verbaux recensés exhalent à chaque fois un parfum de scandale. L'intrusion d'un homme dans l'intimité d'une femme est davantage suspecté que s'il s'agissait d'une personne du même sexe. Enfin, la présence croissante d'hommes tant parmi les avorteurs que dans l'ensemble des individus saisis par la justice au titre de la répression des manœuvres anti-conceptionnelles, où ils constituent 12 % des comparants, atteste d'une véritable « déprofessionnalisation » de ces pratiques. Les métiers définis au paragraphe 4 de l'article 82 du Code de la famille ne sont que faiblement représentés (13 %) par rapport à la période antérieure (70 %)328. Ainsi que le note un praticien pictavien : « en dehors des médecins, des pharmaciens, des sages-femmes ou des "faiseuses d'anges" sur qui certains doutes peuvent peser en raison de leur réputation ou de leur moralité ou contre qui des présomptions sérieuses, précises et concordantes, peuvent être retenues, il y a de nombreuses femmes qui sont très expertes dans la pratique des manœuvres abortives et qui, elles-mêmes ou avec le concours d'un auxiliaire, arrivent à obtenir, grâce à l'introduction d'une sonde, par exemple, dans le col utérin, l'avortement désiré329 ». Investissant davantage le privé, les autorités judiciaires s'attachent à faire de l'avortement un fléau exemplairement châtié. Les investigations sont perspicaces, obligeant les comparants et les témoins à se répandre en détails intimes dont la probable indécence ne saurait servir la probité des accusés.

UN DESTIN PARFOIS FUNESTE

16Nombre de rapports retraçant relèvent ou amplifient la supposée « brutalité » de telles pratiques. La presse, quant elle y est autorisée, expose ces femmes ayant « la conscience aussi élastique que la vie privée330 ». Les portraits alarmistes des pratiques abortives diffusés tant par les natalistes de l'entre-deux-guerres que par le Commissariat Général à la Famille, se vérifient parfois sur le terrain331.

17En février 1944, une information pour « avortement ayant entraîné la mort » est ouverte par la section des affaires criminelles de Limoges. Dans la matinée du 20 janvier 1944, un cadavre de femme est découvert dans une châtaigneraie du hameau de Chaix, commune de Saint-Bonnet-sur-Briance (Haute-Vienne). L'autopsie révèle vite que la mort est due à des pratiques abortives « malheureuses ». L'identité de la victime établit qu'elle était l'épouse d'un prisonnier de guerre. Mais surtout, elle était enceinte depuis plusieurs mois. Servante chez un minotier, Marie-Louise C. avait pour amant le fils de son patron. À peine est-il informé de la grossesse supposée de sa maîtresse, qu'il décide de faire appel à l'un de ses amis qu'il sait habile en de telles situations. Jean M., connu comme avorteur dans les environs, donne rendez-vous à ce couple illégitime en détresse ; contre une somme de 3 000 francs, il accepte de les « délivrer ». Pour cela, ils louent une chambre route de l'Isle à Limoges. Le 18 janvier 1944, Jean M. fait une injection à Marie-Louise C. puis lui « pose » une sonde qu'elle doit conserver jusqu'au lendemain. Là, elle reçoit une seconde injection. Dans la nuit qui suivit l'opération, elle tombe en syncope et décède. Affolés, les deux complices chargent le cadavre dans une voiture et le déposent, au petit matin, dans les bois. Bien qu'ils comparaissent pour avortement et non pour homicide involontaire, ils sont sanctionnés de très lourdes peines : Louis C., l'amant, primo-délinquant, est condamné à trois ans de prison assortis de 10 000 francs d'amende, Jean M. à quatre années d'emprisonnement ainsi qu'à la même amende. Au surplus, le mari prisonnier s'étant porté partie civile au nom de son fils, ils doivent également payer des dommages et intérêts s'élevant à 30 000 francs332. Plus que jamais, l'avortement apparaît ici comme un crime ; un double crime, celui de l'enfant à naître, celui de la femme enceinte. L'instruction souligne davantage le caractère homicide des manœuvres : il n'est plus question d'avortement et de meurtre au sens figuré, il s'agit de crime au sens propre.

18Dans une affaire similaire, l'orientation de l'enquête diffère sensiblement. Elle s'intéresse surtout à l'examen minutieux des manœuvres ayant entraîné la mort. Ceci soulevant nombre d'interrogations. S'il s'agit certes d'un autre tribunal, d'un juge d'instruction et de policiers différents, il apparaît cependant que ces distinctions sont moins liées à l'identité des personnels judiciaires qu'à celle des coupables. Armande D. et Lydie B. sont en effet responsables de cet « accident ». La première est une amie de la victime, Suzanne H.. Ensemble, elles sont notoirement connues pour « avoir des relations intimes avec des soldats de l'armée allemande » depuis le départ de leurs maris prisonniers333. Comme dans le cas précédent, lorsque Suzanne H. s'alarme d'un retard de règles, son amie Armande D. se met en quête d'une avorteuse afin qu'elle « le fasse passer ». Contre une somme de 1 000 francs, Lydie B., avorteuse réputée et déjà condamnée en 1935 à un an d'emprisonnement, consent à pratiquer sur elle une injection d'eau tiède. Devant l'insignifiance des résultats, elle la « travaille » avec une poire-seringue à quatre reprises. À partir de là, les témoignages se contredisent. Le 17 juin 1942, Armande D. dit avoir rencontré son amie dans la rue Victor Hugo, à Niort. La trouvant particulièrement fatiguée, elle affirme l'avoir conduite dans sa chambre pour l'apaiser avec des vapeurs d'éther ; elle serait ensuite tombée de sa chaise sur les genoux et aurait trépassé après « quelques sursauts ». Cette version est contredite par l'expert médical. S'il semble admis que la victime ait succombé à une syncope provoquée par des manœuvres abortives, la réputation de son amie Armande D. amène le praticien à s'interroger plus avant. Remarquant qu'« un filet de sang à odeur putride s'échappait de ses parties génitales », il n'exclut pas que la victime ait subi une injection intra-utérine juste avant sa mort. Plus encore, constatant qu'elle était « à moitié habillée et qu'elle avait sur la culotte une tache liquide au liseré rosé », il conclut son rapport d'autopsie en confirmant cette thèse. Armande D. n'a pas fait que conduire son amie chez une avorteuse. Juste avant sa mort, elle pratiqua sur elle une injection d'eau savonneuse mêlée d'eau de vie allemande ; une syncope emporta Suzanne H. sur le coup. Elle fut ensuite « rhabillée de sa culotte et de sa robe ». Lydie B. est condamnée à cinq années d'emprisonnement, Armande D. à trois ans.

19Dans ces deux affaires, les méthodes d'investigations mises en œuvre diffèrent en plusieurs points. Dans le premier cas, la liaison sentimentale de la victime est mise en avant : il s'agissait d'une relation « sérieuse ». Tandis que dans le second exemple, Suzanne H., lasse de vivre seule, « se serait laissée aller avec n'importe qui ». Le sexe des accusés semble aussi importer. Dans le premier exemple, il s'agit d'hommes incertains de la réussite de leurs manœuvres à tel point qu'elle apparaît double au vu des méthodes traditionnellement usitées : ils font une injection intra-utérine puis installent une sonde dans le col de l'utérus de la victime. Aucun détail supplémentaire n'apparaît alors dans les différents rapports si ce n'est que la victime succomba à une syncope. L'essentiel de l'enquête portant sur le « traitement » que le cadavre dut subir avant qu'il ne soit découvert. Laissant davantage apparaître des criminels que des avorteurs, cette investigation sexualise précisément la pratique des manœuvres abortives. De ce point de vue, l'atteinte au corps d'une femme par un homme reste obscène, l'imprécision des manœuvres ayant entraîné la mort résultant d'une brutalité supposée et de la méconnaissance en « affaires de femmes ». Le second exemple retrace une expérience aboutissant certes au même résultat, mais dont les implications diffèrent radicalement, d'où les particularités du processus judiciaire. Ici la victime, femme de prisonnier, n'a pas reconstitué une existence stable en compagnie d'un autre homme ; elle enchaîne les rencontres. Ceci corrobore la trivialité des descriptions dont il est fait état lors de l'instruction. Ayant offert son corps au plus grand nombre, Suzanne H. aurait alors suscité l'indiscrétion de l'inventaire la concernant. Les détails de la mort par syncope à la suite d'une ultime injection n'apparaissent sans doute pas suffisamment explicites, encore faut-il que les rapports compulsés livrent les différentes taches maculant ses vêtements, leur odeur, couleur et aspect général. Là où deux hommes se débarrassent d'un cadavre comme il en serait pour tout « crime », Armande D. rhabille Suzanne H. de sa culotte et de sa robe. Elle recouvre un corps et sexe, « lieu de fidélité » et de vie, devenu « siège de pêchés » et de mort.

20Bien qu'aboutissant en correctionnelle, ces instructions sont de type criminel, renforçant ainsi les certitudes affichées par les médecins les plus conservateurs, persuadés de l'intention meurtrière des individus rendant ce « service ». Pour autant, si la plupart de celles et ceux dont les « victimes » ont trépassé sont très sévèrement sanctionnées, la réalité de la répression des avorteuses laisse une impression en demi-teinte.

UNE AGGRAVATION « TROMPEUSE » DE LA RÉPRESSION

21Une fois encore, les résultats de cette répression apparaissent en décalage avec l'engagement politique et idéologique du gouvernement. Les catégories sur lesquelles le Code de la famille mettait l'accent dès 1939, « habituels » et professionnels de santé, ne sont que peu représentées : 20 % des avorteurs et avorteuses et moins de 4 % de l'ensemble de la répression des manœuvres abortives. Sans doute le législateur n'a-t-il pas su saisir la réalité d'une pratique largement « déprofessionnalisée » dans le sens où le recours à une « faiseuse d'anges » reconnue, à une sage-femme ou un médecin se raréfie. À moins que ces résultats ne trahissent l'aspect intimidant de la loi. Les avorteuses de renom se refusent par exemple à « officier » sur des femmes de prisonniers qu'elles savent particulièrement surveillées ; inversement, la plupart des femmes dans le besoin se passent si faire se peut d'intermédiaires souvent coûteux, parfois bavards et certainement épiés de toutes parts, tant la rumeur se répand rapidement.

22L'avortement est moins le fait de « professionnelles » au double sens du terme ; moins de sages-femmes, moins de femmes rompues à ces manœuvres. Sur les huit affaires ainsi recensées, seules deux aboutissent à des condamnations conformes aux prescriptions légales, les autres bénéficiant de circonstances atténuantes et de sursis alors que cela est proscrit. Elles sont peu nombreuses car l'entreprise est risquée : le 23 juillet 1941, Léa R. est condamnée pour l'avortement de la femme F. ; elle est punie de trois années d'emprisonnement et d'une interdiction professionnelle à vie334. Pour autant, parmi les avorteuses considérées comme « simples » ou primo-délinquantes, certaines voient leurs responsabilités minimisées par les chambres de mise en accusation. Ainsi Marie T., avorteuse de la petite ville de Saint-Junien (Haute-Vienne), n'est-elle sanctionnée que de dix-huit mois de prison alors qu'elle pratique avec habitude dès avant-guerre335. L'instruction la concernant ne dévoile pas moins de cinq avortements réussis ce qui constitue amplement le délit d'habitude. En 1942 toutefois, une « habituée » se verra refuser le « service » par Marie T. ; probablement se sent-elle observée, épiée, sachant pertinemment ce qu'elle risque. Selon toute vraisemblance, ce dernier aveu lui aura permis de bénéficier de circonstances atténuantes théoriquement proscrites en de pareils cas ; elle est sur la voie de la rédemption.

23Au total, un net décalage se produit dans l'application des sanctions vis-à-vis des avorteuses simples et par habitude, ces dernières ne recevant qu'en de très graves et rares occasions la qualification d'« habitude ». Elles sont généralement considérées comme des avorteuses simples et condamnées en tant que telles.

Tableau 13 : Typologie des condamnations pour les avorteuses simples336

24Malgré les dispositions du Code de la famille puis les exhortations du gouvernement de Vichy, la répression des avorteurs et des avorteuses ne commence guère qu'en 1943. Mais si les condamnations sont plus nombreuses à partir de 1941, les peines prononcées ne satisfont pas les exigences de la Révolution Nationale. En 1941, 23 % des sanctions édictées bénéficient du sursis et plus des trois-quarts des décisions pénales n'appliquent pas les règlements mis à leur disposition tant par la Troisième République que par le gouvernement de Vichy. En 1942, la répression s'intensifie quelque peu. Les condamnations « légalistes » représentent 38 % du total. Un tiers des peines bénéficie encore du sursis alors que, faut-il le rappeler, le paragraphe 6 de l'article 82 du Code de la famille puis la loi du 14 septembre 1941 excluent cette atténuation. Ce n'est qu'en 1943, année où le volume des condamnés est le plus important, que la répression est également la plus sévère. Aucun sursis n'est prononcé, aucune relaxe. Plus des deux tiers des condamnés sont sanctionnés de peines allant de un à cinq ans de prison ferme, les autres étant punis de moins d'une année de la même peine. Les tribunaux semblent enfin répondre aux admonestations de la Révolution Nationale qui fait de la relance de la natalité par la répression sévère des manœuvres anticonceptionnelles, une de ses priorités. C'est également l'année où les professionnelles de santé sont davantage sanctionnées. Ainsi Renée M. sage-femme à la Roche-Posay, est-elle condamnée à quatre années d'emprisonnement pour avoir accepté de délivrer l'épouse d'un prisonnier de guerre337. La répression se maintient en 1944. Aucun comparant n'est relaxé alors que des peines sursitaires sont prononcées dans la mesure de 5 %. Deux tiers des sanctions pénales sont « légalistes ». En 1945 enfin, la répression connaît une inversion radicale des tendances observées depuis 1943 : 20 % des peines bénéficient du sursis et seules un tiers font une application stricte de la loi.

25À côté de cette justice correctionnelle somme toute peu conforme aux idéaux de la Révolution Nationale, se tient la justice exceptionnelle de l'Etat français. Pour les affaires concernant les personnes coupables d'avortement « sur une grande échelle », il s'agit à compter de mars 1942 du Tribunal d'État, juridiction temporaire chargée de juger de manière expéditive ceux dont les actes menacent « l'unité et la sécurité de l'État ». Relevant directement du ministre de l'Intérieur, Pierre Pucheu à sa création, ces décisions sont irrévocables sauf par le fait du prince. Les magistrats scrupuleux en sont écartés au profit d'individus sans états d'âmes, nommés par décret : préfets, généraux, amiraux, ou juges en retraite ; Joseph Darnand, chef de la Milice, sera par exemple l'un de ceux-ci.

UNE AUTRE RÉPRESSION DE L’AVORTEMENT : LE TRIBUNAL D’ÉTAT338

26Juridiction « exceptionnelle », le Tribunal d'Etat est destiné à être saisi des cas d'avortement les plus graves, des suspects contre lesquels « il existe des présomptions graves, précises et concordantes [qu’ils ont] d'une manière habituelle ou dans un but lucratif, procuré ou tenté de procurer l’avortement d'une femme enceinte ou supposée enceinte, indiqué ou favorisé les moyens de procurer l'avortement339 ». Pour autant, sa saisine n'est pas automatique et obéit à une lourde procédure administrative, laissant augurer que la quantité d'affaires qui y sont déférées ne peut dépendre que du zèle de tel magistrat ou encore de tel préfet. Ainsi peut-on souligner que dans l'affaire Marie-Louise G., c'est l'acharnement d'un jeune magistrat qui fit pencher la balance, de même que nombre de cas émaillant le corpus constitué à partir des quinze tribunaux correctionnels envisagés auraient pu relever de cette juridiction exceptionnelle plutôt que des tribunaux correctionnels.

27L'analyse en détail des dossiers conservés dans la série 4W des Archives Nationales atteste d'une répression sévère mais restreinte. En effet, si la majorité des condamnés sont punis de très lourdes peines, ils restent peu nombreux, sans doute bien moins que ne l'espéraient les rédacteurs de la loi 300. Les deux sections parisienne et lyonnaise du Tribunal d'État ont ainsi vu comparaître quarante-six avorteurs et avorteuses ; huit hommes et trente huit femmes340. À Paris, les comparutions pour avortement représentent 7,15 % du total de l'exercice, à Lyon, il s'agit de 1,85 % ; le maximum de cette répression se situant en 1943 où les avorteurs constituent à Paris 16 % des condamnés.

28Les juges du Tribunal d'État ne dérogent cependant pas à la mission que leur a confiée le gouvernement, « au nom de la grandeur de la France ». A chaque saisine, il vont se montrer impitoyables, prononçant par deux fois la sanction suprême : le 8 juin 1943, à l'encontre de Marie-Louise G. exécutée le 30 juillet courant ; le 12 août de la même année, à l'endroit de Désiré P., décapité le 22 octobre suivant341. Les travaux forcés sont appliqués aux avorteuses et aux avorteurs déférés devant cette juridiction, pour plus des trois-quarts. Par sa définition et son intransigeance, le Tribunal d'État place les coupables d'avortement qui lui sont présentés au même plan que les « auteurs, coauteurs ou complices de tous actes, menées ou activités qui, quels qu'en soient la qualification, l'intention ou l'objet, ont été de nature à troubler l'ordre, la paix intérieure, la tranquillité publique, les relations internationales ou, d’une manière générale, à nuire au peuple français342 ».

Graphique 18 : Typologie des condamnations pour avortement devant le Tribunal d'État (1942-1944)

29Toutefois, l'exercice répressif du Tribunal d'État mérite amplement la dénomination d'arbitraire. Outre que la procédure permettant la saisine de ladite juridiction reste à la discrétion de magistrats et de personnels gouvernementaux, il s'avère au surplus que nombre d'affaires jugées ne semblent pas produire les caractères de gravité requis. S'il y a bien des avorteuses qui comparaissent pour avoir « officié » sur plus d'une dizaine de femmes, bien d'autres semblent très éloignées de la figure d'une Marie Louise G.. Ainsi Gabrielle D. comparaît-elle le 8 septembre 1943 devant la section parisienne. En janvier 1942, elle a accepté d'officier pour la somme – certes opulente – de 7 800 francs, sur la personne d'Adrienne C., laquelle est enceinte de son fiancé alors que ses parents s'opposent à toute union. Seul cet avortement lui est imputé ; l'avorteuse est condamnée aux travaux forcés à perpétuité ainsi qu'à 60 000 francs d'amende343. À titre de comparaison, le 19 juillet 1943, Claire M. est punie des mêmes peines alors qu'elle reconnaît avoir avorté seize femmes depuis le début de la guerre344. Si le premier exemple apparaît disproportionné par rapport au second, le cas de cette avorteuse n'en reste pas moins théoriquement passible du Tribunal d'État. Ces quelques observations semblent faire la démonstration qu'en matière d'avortement le Tribunal d'État est l'agent exemplaire d'une justice éminemment politique : la plupart des avorteuses et des avorteurs jugés par les quinze tribunaux correctionnels de février 1942 à août 1944 auraient pu y être déférées, tout autant que les quarante et une affaires dont les deux sections furent chargées. L'existence, enfin, d'un tel mode de fonctionnement laisse apparaître que le gouvernement de Vichy espérait sans doute davantage d'« obéissance » et de « zèle » de la part des magistrats et des préfets auquel incombe la responsabilité des procédures devant le Tribunal d'État.

30À Angoulême, lors de sa comparution le 6 avril 1944, Félicie M., âgée de 74 ans, reconnaît pratiquer une quinzaine d'avortements par an et ce, depuis 1938 – en échange de vivres en nature. Elle est condamnée à trois ans de prison et à 18 000 fr. d'amende. Le 12 juin de la même année, une sage-femme doit répondre de neuf avortements commis, qui plus est, sur des femmes de prisonniers, qu'elle fait payer de 500 à 3 000 fr. Récidiviste, elle est condamnée à huit ans de prison, dix ans d'interdiction de séjour, 24 000 fr. d'amende ainsi qu'à l'interdiction perpétuelle d'exercer son métier.

31Dans un cas comme dans l'autre, on pourrait multiplier les exemples à l'envi, c'est le Code de la famille de 1939 qui est appliqué, non la loi 300, même s'il est dit à chaque fois qu'il s'agit d'avorteuses d'habitude se faisant grassement rétribuer. Tous les caractères sont ainsi requis pour que le Parquet puisse transmettre ces dossiers au Tribunal d'État. Mais dans les quinze ressorts correctionnels étudiés, aucune affaire n'est renvoyée devant cette juridiction exceptionnelle. Pour autant, il ne s'agit en aucun cas de mesures d'indulgence vis-à-vis de femmes trop âgées ou simplement trop « désemparées » pour mériter un châtiment plus important. Dans les rapports qui sont exigés de leurs services, les commissaires de police doivent rendre compte à leur hiérarchie des enquêtes en cours. Le fonctionnaire zélé opérant à Limoges a beau signaler de nombreuses affaires au préfet de la Haute-Vienne, celui-ci ne les mentionne pas dans les comptes-rendus qu'il transmet au ministère. Seuls les délégués régionaux à la famille se plaignent de cette situation, exigeant à plusieurs reprises la stricte application des textes vichystes. Au mois de mai 1944, le représentant familialiste pour la région de Limoges s'adresse ainsi au préfet de la Haute-Vienne :

« Je crois devoir appeler très spécialement votre attention sur la circulaire citée en référence et dont ci-joint copie qui prévoit l'organisation d'une étroite collaboration entre l’autorité préfectorale et le Délégué Régional à la Famille dans la lutte contre l’avortement. La circulaire insiste sur trois aspects de cette collaboration : 1°) Création à la Préfecture d’un service spécialisé où seront rassemblés et étudiés tous documents relatifs au problème dont il s'agit ; 2°) Constitution de la documentation : a) Communication des duplicata de procès verbaux dressés en la matière par les services de police et de gendarmerie et des copies des jugements prononcés par les Parquets, b) Communication de toute nouvelle procédure et le cas échéant, de toutes suggestions d'ordre général ou particulier par le Délégué Régional à la Famille ; 3°) Coopération efficace à l'action des autorités judiciaires qui ont été invitées à se montrer impitoyables. Sur le premier point je serais heureux de connaître les dispositions que vous avez été amené à prendre afin de me mettre dès que possible en mesure de collaborer avec le service intéressé par la communication respective de toutes informations concernant des affaires d'avortement. Pour la constitution de la documentation, qu'il me paraîtrait opportun de faire remonter au moins jusqu'au 1^er janvier 1944, en plus des moyens indiqués auxquels je collaborerai autant qu'il me sera possible par la communication de toute nouvelle procédure qui serait portée à ma connaissance, et auxquels votre service spécialisé devra s'attacher avec une persévérance jamais démentie s'il veut obtenir des résultats, je me permets de suggérer que vous invitiez MM. les sous-préfets, qui par leurs fonctions connaissent personnellement et à fond leur arrondissement, à une vigilance de tous les instants pour provoquer toutes enquêtes et vous tenir très régulièrement au courant de l’état de la question dans leur circonscription en prévoyant au besoin un chapitre spécial dans les rapports périodiques qu'ils ont à vous fournir : la création de ce chapitre spécial serait pour eux un rappel constant de l'importance que le gouvernement attache à ces affaires ; il dépendrait de votre autorité et de vos instructions que ce chapitre ne demeurât pas un « État néant ». La loi n^o 300 du 15 février 1942 relative à la répression de l'avortement (J.O. du 7 mars 1942) dont ci-joint copie vous donne le moyen, lorsqu'il s'agit d’avorteurs professionnels, de coopérer efficacement à l'action judiciaire invitée à se montrer impitoyable. C'est dans ce cas des avorteurs professionnels que la répression doit être à la fois rapide et exemplaire : la rigueur des peines prévues par la loi et la publicité donnée à la sanction sont d'un effet salutaire sur ceux qui exercent cette activité criminelle ; une localité ou un canton débarrassé d'un avorteur professionnel, voit aussitôt la courbe des avortements tomber verticalement. Il me paraît conforme à l'esprit de la circulaire du 7 avril qu'en plus de l'échange de documentation entre votre service spécialisé et moi, chaque fois que vous seriez saisi d'une affaire où serait impliqué un avorteur professionnel au sens où l'entend l'article 1^er de la loi du 15 février 1942 vous m'invitiez à examiner avec vous l'opportunité de faire jouer l'une ou l'autre des sanctions prévues par cette loi. je vous serais particulièrement obligé de bien vouloir me faire savoir si vous êtes d'accord pour une application de la circulaire du 7 avril conforme aux suggestions ci-dessus énoncées et si vous avez déjà pris des dispositions pour cette application345 ».

32Pourtant assermentés au Maréchal, les magistrats du parquet, de même que les responsables préfectoraux, eux-mêmes nommés par l'exécutif, ne transmettent que peu d'informations à leurs supérieurs concernant les « avorteuses d'importance ». Le Tribunal d'État reste une juridiction d'exception parmi la dizaine que comporte le système judiciaire vichyste, rendant la frontière avec la « justice ordinaire », incertaine. Plus que disparates les résultats de la répression de l'avortement par le Tribunal d'État sont à l'image du gouvernement de Vichy, irréguliers, inégaux voire ineptes. Il s'agit véritablement d'une répression arbitraire. La «déprofessionnalisation » évoquée plus haut, cette majorité de petites affaires de peu de gens, en même temps qu'elle démontre la dissolution sociale du phénomène, justifie le manque de « coopération » des magistrats, pour la plupart déjà dubitatifs quant à la « légalité » d'une telle juridiction ; seuls quelques-uns, en quête de promotion, franchissent ce pas. Certains tribunaux se refusent par ailleurs à déférer une avorteuse habituelle ayant officié dans leur juridiction, alors que les femmes sur lesquelles elle a « pratiqué » devraient comparaître en correctionnelle. C'est le sens d'une correspondance du procureur général près la Cour d'appel de Dijon adressée au garde des Sceaux : « il ne nous a pas paru possible d'envisager une disjonction des poursuites au profit du Tribunal d'Etat, en raison même de l'importance de l'affaire dans laquelle est impliquée cette sage-femme et de la nécessité de la confronter devant le Tribunal correctionnel avec les trente-neuf autres inculpées346 ». Au surplus, les coupables répondant aux critères énoncés dans le texte de la loi 300 – hormis pour ce qui concerne l'aspect financier – semblent se raréfier, réalité révélatrice d'une évolution notable des manœuvres abortives et de leur perception par la justice correctionnelle.

33Les individus se livrant à la pratique de l'avortement sur autrui subissent donc une répression singulière. Peu nombreux, ils sont les plus durement sanctionnés ; la loi leur est administrée avec davantage d'application. Les tribunaux semblent ainsi suivre les recommandations gouvernementales, non dans la profusion des accusés, mais par la sévérité des sanctions. Enfin, s'ils ne sont plus nombreux à être incriminés de la sorte, c'est que quantité d'entre eux comparaissent au titre de la « complicité », bénéficiant alors d'une atténuation de leur participation au « crime » commis. Partant des strictes dispositions légales, l'appareil judiciaire fixe ainsi les règles d'une répression toujours plus infaillible, rompue à considérer le plus grand nombre de protagonistes autour de l'avorteuse et de sa « victime », l'avortée.