1La virulence des discours, l'intensité coercitive des cas cités en exemple dans les périodiques judiciaires, laissaient augurer une forte répression. Pour autant, la « Révolution Nationale » de la répression des infidélités conjugales n'a pas eu lieu. Tout au plus est-il possible d'évoquer une pusillanime « Rénovation », en accord avec certains principes idéologiques du régime. Si l'augmentation du nombre des condamnations devant les tribunaux correctionnels n'est plus à démontrer, les peines prononcées sont d'une telle pondération que les objectifs annoncés par le pouvoir semblent terriblement éloignés de la réalité judiciaire. Afin d'analyser cette pratique pénale, l'échelle des peines, leurs disparités, leurs dissemblances ainsi que leurs dérogations seront tour à tour envisagées255.

UNE PRATIQUE JUDICIAIRE PLUS PÉNALISANTE

2Dans les quinze départements étudiés, l'activité judiciaire fait état d'une nette progression des sanctions, en adéquation avec les statistiques nationales disponibles. Le volume de « résultats » publié par l'IHTP rapporte des proportions de condamnations à l'emprisonnement significativement aggravées256 : 3,6 % en 1941, 15,6 en 1942, autour de 34,2 en 1943, 33,5 en 1944 et 21,1 % en 1945. Les chiffres émanant des quinze ressorts correctionnels étudiés suivent approximativement la même évolution, avec la même échelle (tableau 7). « La justice pénale en France » ne détaille cependant pas plus avant ces données. Le volume des peines prononcées avec sursis est par exemple inconnu, de même que celui des relaxes. L'étude détaillée des tribunaux permet de combler ces vides en même temps qu'elle révèle les écueils de certaines conclusions trop hâtives.

Tableau 7 : Répartition sommaire des décisions de justice en matière d'infidélité conjugale dans les quinze tribunaux correctionnels envisagés

Tableau 8 : Répartition sommaire des décisions de justice en matière d'infidélité féminine dans les quinze tribunaux correctionnels envisagés

Tableau 9 : Répartition sommaire des décisions de justice en matière d'infidélité masculine dans les quinze tribunaux correctionnels envisagés

3Tout d'abord, les peines d'amende s'amenuisent chaque année, passant de plus des trois-quarts à la moitié des décisions correctionnelles de 1941 à 1944 ; l'octroi du sursis en la matière disparaît. La part des condamnations à l'emprisonnement connaît une forte progression due à la volonté répressive du régime. Il ne faut cependant pas se fourvoyer : chaque année, plus de la moitié de ces sanctions bénéficient du sursis. Reste une proportion d'acquittements somme toute assez forte, se stabilisant entre 15 et 20 %.

4La répression des infidélités conjugales gagne donc en importance. Elle conserve toutefois une relative « clémence » en regard des discours politiques et juridiques, lesquels sont nettement plus coercitifs que l'activité judiciaire ne peut en témoigner. Les dispositions légales anciennes et nouvelles ne semblent guère mises en œuvre de manière aboutie. Les infidélités féminines sont par ailleurs davantage poursuivies et sanctionnées. La sévérité des peines est également plus grande. L'entretien de concubine au domicile conjugal, unique sanction de l'infidélité masculine, reste bien moins réprimé que l'ensemble des infidélités féminines, en quantité et en qualité, attendu qu'il n'est passible que de peines d'amende et que les taux de relaxe avoisinent en moyenne les 25 %, culminant en 1941, 1943 et 1945 à près de 30 %.

5L'ensemble des discours répressifs d'une part, l'invention du délit particulier lié à l'adultère des femmes de prisonniers d'autre part – l'un et l'autre se stimulant mutuellement – ont donc pour effet d'aggraver la pénalisation des infidélités. D'un point de vue strictement juridique, les magistrats ne font qu'appliquer plus rigoureusement des dispositions datant du début du xix^e siècle, ainsi que l'exige Joseph Barthélémy dans sa circulaire aux procureurs généraux du 25 avril 1942 : apprécier avec plus de rigueur le danger social que constitue l'adultère, appliquer les sanctions que le législateur a prévues, en n'admettant qu'avec circonspection l'existence de circonstances atténuantes.

6Dans la France des années noires, la pratique judiciaire liée aux infidélités féminines semble donc consacrer le retour à des valeurs morales que l'évolution des mœurs avait rendu obsolètes ; le divorce « disparaissant », il ne suffit plus à sanctionner l'adultère, la répression passant ainsi du civil au pénal, du privé au public. Il reste cependant à vérifier ces hypothèses d'ensemble par une étude plus approfondie des sanctions prononcées et, le cas échéant du discours les accompagnant.

DES SANCTIONS « IRRÉGULIÈRES »

7Si la répression des infidélités féminines apparaît d'emblée plus rigoureuse, le propos mérite amplement d'être nuancé. Certes, le nombre de comparutions augmente, les condamnations conjointes sont également plus nombreuses. Dans la très grande majorité des cas étudiés, le complice du délit considéré est sanctionné d'une peine équivalente alors qu'elle pourrait être inférieure à celle du délinquant principal. Pour autant, l'analyse en détail de la typologie des peines appliquées montre que dans la plupart des cas pour le délit d'adultère, dans une moindre mesure concernant le concubinage notoire, les règlements tant exigés, les sanctions tant attendues ne sont pas ou très peu appliqués. Cette simple remarque sonne mal avec le ton que l'État français donne à son engagement moral ; les magistrats du siège, pourtant maintes fois rappelés à l'ordre, ne semblent pas s'engager dans la voie d'une sévérité obstinée sur ces questions.

8Concernant l'application des dispositions relatives à l'adultère, le constat est limpide : dans la très grande majorité des situations, les sanctions sont largement inférieures aux prescriptions légales, encore que la tendance soit malgré tout à l'aggravation des peines, mais dans une mesure pour le moins timide. De 1941 à 1944, la part des peines d'amende chute de dix points représentant encore entre deux tiers et trois quart des condamnations ; après 1942, elles ne bénéficient plus du sursis. Preuve également de cette aggravation pénale, la part des peines de moins de trois mois de prison augmente très fortement, allant jusqu'à représenter un quart des sanctions en 1943, l'année même où le taux des peines d'amende est le plus bas ; plus de la moitié bénéficient néanmoins du sursis. Ces quelques observations attestent certes d'une faible augmentation de la sévérité des sanctions, mais ne témoignent en aucun cas d'une application stricte des lois. Il faut attendre 1943 et 1944 – soit lorsque Maurice Gabolde prend les fonctions de garde des Sceaux et s'adresse péremptoirement aux parquets le 21 juin 1943 – pour inventorier quelques condamnations, de femmes de prisonniers pour l'essentiel, auxquelles sont appliqués pleinement les articles 337-338 du Code pénal : des peines supérieures à trois mois de prison sont prononcées à hauteur de 1 % en 1943 (avec sursis) et 6 % en 1944, dont 5 avec sursis. En même temps, la part des relaxes, qui avait disparu en 1942, représente du dixième au septième des condamnations démontrant une nouvelle fois le désaccord grandissant entre une magistrature debout répondant davantage aux exigences politiques et une magistrature assise plus soucieuse du respect des traditions hexagonales.

9La politisation de la répression de l'adultère est nettement perceptible au vu des catégories pour lesquelles les sanctions sont les plus sévères, les femmes de prisonniers et leurs amants. Il leur est fait une application certes a minima mais stricte de la loi. Ces affaires sont également les seules que reprend en détail la chronique judiciaire des quotidiens locaux, les rares fois où cela a lieu.

Tableau 10 : Typologie des condamnations en adultère257

Tableau 11 : Typologie des condamnations en concubinage notoire avec l'épouse d'un prisonnier de guerre258

10La répression du « concubinage notoire » atteste d'une plus grande sévérité, même si les dispositions de la loi du 23 décembre 1942 ne sont là encore que minoritairement appliquées. En 1943 et 1944, environ un tiers des sanctions seulement fait état d'une répression « légaliste », appliquant pleinement les dispositions prévues ; la première année, la moitié de ces condamnations bénéficie du sursis, les neuf-dixième la seconde. Il ne faut cependant pas entendre ici un quelconque effet de la Libération, la très grande majorité de ces décisions étant prononcée avant l'automne 1944. En 1945, c'est avec une plus grande mansuétude que perdure l'usage de ce texte : 16 % des décisions en font un emploi rigoureux, dont la moitié est assortie du sursis. Si globalement, la répression du « concubinage notoire » reste nettement plus sévère que ne l'est l'adultère – la peine d'amende est moins usitée tandis que la prison est prononcée dans plus d'un tiers des cas en 1943 et 1944 – il n'en demeure pas moins que ces sanctions se situent toujours en deçà des espérances affichées par l'État français. Ainsi, à 75 % en 1943,62 % en 1944 et 84 % en 1945, les dispositions d'une loi exigée avec tant d'insistance par les milieux juridiques, imposée avec tant de véhémence par un gouvernement en quête d'une moralité privée « transparente », ne sont pas mises en œuvre. La pratique montre que la majorité des juges peine à constituer l'infraction, comme ils hésitent encore davantage à sanctionner sévèrement ces conduites illégitimes, en l'absence des maris prisonniers ; c'est d'ailleurs le sens de plusieurs décisions correctionnelles relevées. L'intention du plaignant reste également un élément déterminant de la nature du jugement à venir : dans le cas où le mari captif exprimerait sa seule intention divorciaire, le juge pourra alors estimer, comme dans les années 1930, que la sanction civile se suffit à elle-même, contrevenant alors à l'ensemble des recommandations politiques exigeant le rétablissement d'une véritable répression pénale des infidélités féminines. Ainsi est-ce le cas de Germaine A. comparaissant le 18 octobre 1943 au Tribunal correctionnel de Limoges en compagnie de son amant259. La lettre poignante de son mari prisonnier ne faisant état d'aucune violence, l'un et l'autre ayant finalement convenu qu'il fallait « entreprendre le divorce », la peine infligée aux délinquants n'est alors que de 600 francs d'amende. Un mois plus tard le même tribunal, composé des mêmes magistrats, condamne une autre épouse de prisonnier et son amant à une peine d'emprisonnement d'une durée d'un mois.

11La disparité de certaines décisions peut enfin trouver une explication dans le degré de sévérité du personnel judiciaire présent à l'audience. À Limoges par exemple, lorsque le procureur en titre Michel S. est absent et qu'il se voit remplacé par le juge suppléant Jean P. faisant alors office de procureur, la quotité des amendes est divisée par quatre dans les affaires d'adultère, passant d'une moyenne de 2 400 francs à 600 francs, la prison avec sursis n'est prononcée qu'une seule fois dans une affaire de concubinage notoire. C'est ainsi, également, que l'étude comparée des sanctions édictées dans les différents tribunaux correctionnels se révèle vite stérile. Leur nature dépend en effet de nombreuses variables. La sévérité des magistrats d'un ressort à l'autre ne pourrait se mesurer que si chacun d'entre eux avait à statuer des mêmes affaires, au même moment, dans un contexte similaire. Il ne fait aucun doute qu'un petit Tribunal d'instance, tel que celui de Ruffec (Charente), sera par exemple plus sévère vis-à-vis des quelques femmes de prisonniers y comparaissant pour adultère que ne pourrait l'être un Tribunal de grande instance, devant la multitude de cas inscrits au greffe : sur cinq affaires de concubinage notoire jugées dans l'ancienne sous-préfecture du nord-charente, la prison est à chaque fois prononcée, dont trois bénéficiant du sursis.

12La sacralisation du lien conjugal, condition sine qua non de l'établissement puis de la stabilité familiale, est une constante de la Révolution Nationale. Tombée en désuétude durant l'entre-deux-guerres, la répression des infidélités connaît ainsi un renouveau dans la France de Vichy. La volonté politique s'associe ici aux discours juridiques les plus conservateurs pour dicter aux tribunaux de nouvelles directives. Les magistrats les plus zélés, les plus avides de promotions, sauront s'en inspirer. Les Parquets cependant, semblent s'être davantage investis dans l'application de ces préceptes, poursuivant en cela le travail inquisiteur des magistrats instructeurs, de la police et de la gendarmerie. Au contraire, la magistrature assise se montre plus temporisatrice, plus soucieuse des traditions juridiques hexagonales dont une forme de respect de la vie privée. Auxquelles s'adjoignent la non-rétroactivité des lois pénales, les droits de la défense, et les divers règlements sur l'atténuation des peines. Les sanctions édictées sont ainsi en deçà de la volonté gouvernementale. Il reste enfin que la plupart de ces enquêtes s'emploient à dénigrer des pratiques sexuelles féminines, lesquelles seraient socialement déstabilisantes. Pour autant, les peines s'appliquent identiquement aux hommes et aux femmes, qu'ils soient complices ou délinquants principaux. La majorité des condamnations sont prononcées conjointement et solidairement.

13La volonté de remettre chacun à la place qui lui est dévolue dans une société organique, fondée sur une différence des sexes, biologiquement définie, sous-tend un accroissement de la surveillance des femmes. Elles ne doivent sortir de leurs naturelles attributions sans quoi elles encourent l'ostracisme social. Dans l'esprit de cette perception dualiste du féminin, l'État diligente un contrôle tacite, se portant sur le corps des femmes, vecteur sacralisé de la stabilité familiale. Ce contrôle doit toutefois être confié à une entité mâle, père ou mari. À moins qu'en l'absence physique ou morale du référent masculin, l'État ne se substitue à lui. La répression des infidélités conjugales dans la France de Vichy épouse naturellement ce processus. L'idéologie et le contexte particulier des années noires provoquant une situation inédite. La surveillance qui incombe aux femmes à compter de l'été 1940 porte ces faits sur la sphère publique, entraîne leur dénonciation, et le cas échéant leur condamnation par la justice. La statistique judiciaire et la conduite des instructions attestent de cela en 1941 et 1942. Dans une logique toute vichyste, une catégorie particulière, issue de la défaite, subit encore davantage cette surveillance : les femmes de prisonniers. Les règlements qui les concernent viennent encore accentuer et augmenter cette répression. À partir de 1943, les répressions de l'adultère et du concubinage notoire se stimulent l'une et l'autre portant ainsi l'activité des tribunaux à une fréquence inégalée. Si Vichy pose enfin les bases d'une reprise de la répression des infidélités, celle-ci perdure à ce niveau jusqu'au début des années 1950, le maximum historique n'étant atteint qu'en 1946.