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Le vice ou la vertu

 | 
Cyril Olivier

La révolution nationale. Une «révolution sexuelle »

Le désordre des sens

Texte intégral

  • 117 Alain Corbin, Les filles de noce, misère sexuelle et prostitution aux xixe-xxe siècles, Paris, Aub (...)
  • 118 Jean-Yves le Naour, Régénération ou dépravation ? Moralisation, angoisse sexuelle et anomie dans l (...)

1« L'imminence du danger avivait le désir de jouir de l'instant117 ». Alain Corbin décrit ainsi la recrudescence de la prostitution au cours de la Première Guerre mondiale. La remarque vaut également pour la « drôle de guerre » de 1940, puis dans une large mesure pour la période de l'occupation allemande et de la France de Vichy. Toujours à propos de la Grande Guerre, Jean-Yves Le Naour souligne l'inadéquation entre le surcroît de l'offre prostitutionnelle et l'image d'une France en guerre « régénérée, purifiée, forte, virile mais chaste118 ». L'entreprise de Révolution Nationale s'appuie également sur la régénération, la pureté et la chasteté de la nation ; les autres caractères de force et de virilité ne pouvant lui être attribués du fait de sa position de vaincue.

  • 119 On parlera également de sexualités conjugales et non-conjugales.
  • 120 Alain Corbin, « La relation intime ou les plaisirs de l'échange », dans Histoire de la vie privée,(...)

2Particulièrement mise en lumière par la politique répressive du gouvernement de Vichy, l'intimité de ces femmes de « mauvaise vie » ne saurait être réduite à un quelconque hédonisme pervers. Mêlant diverses expériences sensuelles, ces pratiques se révèlent bien plus complexes et bien moins uniformes que ne le laisse entendre leur systématique assimilation à la « prostitution ». Pour plus de lisibilité, en tenant compte de la disparité des situations, il convient de conjurer ce discours de la décadence féminine et d'en déconstruire l'identification pénale – adultère, avorteuse, avortée, vénérienne, prostituée... – afin de concevoir une nouvelle typologie qui, sans pour autant négliger la qualification des délits, s'appuierait davantage sur la nature des pratiques charnelles considérées. D'un point de vue légal, comme d'un point de vue moral, les sexualités sont divisibles en deux catégories. Selon le critère matrimonial, il existe des sexualités légitimes qui se pratiquent dans les liens du mariage, et des sexualités qualifiées d'illégitimes119. Une autre différenciation pourrait tout autant se fonder sur la notion conceptionnelle. Le comportement affiché des femmes de « mauvaise vie » se traduit davantage dans la préférence « d'une sexualité érotique orientée vers la volupté », aux dépens d'une « sexualité génitale » qui serait toute dévouée à la procréation ; ce prisme de la nature sexuelle révélant comportements et expériences individuelles120.

Graphique 1 : Typologie familiale des femmes de « mauvaise vie » (1940-1944)

Graphique 1 : Typologie familiale des femmes de « mauvaise vie » (1940-1944)

Graphique 2 : Typologie sexuelle des femmes de « mauvaise vie » (1940-1944)

Graphique 2 : Typologie sexuelle des femmes de « mauvaise vie » (1940-1944)

LA CONJUGALITÉ DÉNATURÉE

3Une sexualité conjugale s'avérerait déviante dès lors qu'elle serait délibérément stérile. Pour autant, l'ensemble des femmes mariées usant des méthodes de restriction volontaire des naissances ne connaît pas d'expérience judiciaire : seuls les comportements que le contrôle social atteint sont dénoncés. Ainsi, 6 % des femmes de « mauvaise vie » ont une pratique sexuelle conjugale (graphique 2). Ces couples stériles sont une cible privilégiée de la propagande familialiste. Des affiches du Commissariat général à la Famille viennent rappeler combien le couple sans enfants est « à la dérive », pour paraphraser l'un de ses slogans. Comme le sont par ailleurs les familles de peu d'enfants : « L’enfant unique est triste » peut-on lire sur une autre affiche.

  • 121 Adolphe Landry, La révolution démographique, Études et essais sur les problèmes de la population, (...)
  • 122 Audition de Georgette S., 25 septembre 1941 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribun (...)
  • 123 Ibid.

4Adolphe Landry conjure les « sentiments altruistes » de parents qui ne veulent pas diviser leur propriété après leur mort, il dénonce également leurs « sentiments égoïstes » : les enfants sont une cause de dépense, de peine et de tracas, une gêne pour l'activité des adultes121. Afin de ne pas compliquer plus avant les droits successoraux de leurs enfants respectifs, Georgette et Marcel F., mariés après avoir eu respectivement un et deux enfants de précédentes liaisons, n'en veulent pas de supplémentaire. En 1941, elle est pourtant à nouveau enceinte. D'accord avec son mari, Georgette décide d'« éviter par la suite des discussions aux enfants issus de trois lits différents122 ». Contrairement aux femmes s'en tenant à une stricte sexualité conjugale, Georgette S. se voit questionnée sur ses menstruations et sa vie sexuelle d'avant son mariage avec Marcel : « J'ai été réglée à partir de l'âge de 13 ans. Mes périodes de menstruation durent environ trois à cinq jours, assez régulières et peu douloureuses. J’ai eu pour la première fois des rapports sexuels avec un homme à l'âge de 17 ans. À partir de ce moment, je le reconnais, j’ai mené une vie assez déréglée. J'ai accouché pour la première fois le 27 février 1931 de ma fille Jeanne [...] Je me suis mariée le 3 juillet 1937 avec F. Marcel, veuf, père de deux enfants. Notre ménage a donc maintenant trois enfants, mon mari ayant reconnu ma fille lors de notre union123 ». Pourtant perspicace, l'enquête ne pourra apporter d'autre élément au dossier. L'expression « vie assez déréglée » n'a semble-t-il pour justification qu'une première grossesse menée à terme hors mariage.

  • 124 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Loudun, liasse 85 ; affair (...)

5Les femmes mariées dont la sexualité ne s'orienterait pas vers la reproduction sont donc passibles d'une exclusion du social. Elles se rendent coupables de pratiques abortives, plus rarement d'infanticides. « Je crois quand même qu'une enquête bien faite pourrait aboutir car à une époque où l'on nous prêche la famille et la morale il est inadmissible que d'aucuns mène une vie pareille124 » peut-on lire sur une lettre anonyme dès le mois d'octobre 1940, preuve s'il en est de la prégnance de la jeune propagande vichyste sur des esprits déjà marqués par le discours familialiste « républicain ». La répression des pratiques anti-conceptionnelles en est le moyen juridique.

  • 125 AD 79 : 3U3, Versement de juillet 1979 (non coté), Tribunal correctionnel de Niort, affaire Justin (...)
  • 126 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Poitiers, liasse 187 ; aff (...)

6La précarité des familles ne désirant pas d'autres enfants est indéniablement liée aux événements, aux règlements en cours d'élaboration, comme par exemple la loi sur le travail féminin de 1940, qui substitue la présence maternelle au foyer à un deuxième salaire. Une maisonnée déjà « riche » de plusieurs enfants est un prétexte couramment invoqué pour interrompre une grossesse. Parfois, la conjugalité est durablement marquée par les événements et il arrive que des femmes soient enceintes au moment où leur mari doit partir se battre. Le 29 juin 1944, Justine V. répond de deux avortements devant le Tribunal correctionnel de Niort. Le premier eut lieu au mois d'août 1940. Jeune mariée de 19 ans, elle voit son époux partir au front. Elle découvre qu'elle est enceinte et pendant deux mois, elle n'a aucune nouvelle. Le croyant mort, elle décide de ne pas prolonger cette grossesse et avorte à trois mois. Le mari reviendra quelques temps après et obtiendra le divorce125. Janine D. a 25 ans en 1940. Comme Justine, elle a récemment épousé un homme mobilisé. Il obtient une permission de quelques jours et Janine tombe enceinte. Mais elle est catégorique : elle « ne veut pas d’enfants pendant la guerre ». Sans pour autant en avertir son mari, elle s'administre quotidiennement les « moyens de faire couler sa grossesse ». Elle est « délivrée » à six mois. Les enquêteurs vont toutefois insister avec ténacité afin de lui faire avouer une éventuelle liaison adultère. Réitérant fermement sa volonté agénésique, elle est condamnée à cinq mois de prison126.

  • 127 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Poitiers, liasse 197 ; aff (...)
  • 128 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Loudun, liasse 93 ; affair (...)

7À coté de femmes ne désirant plus d'enfants au vu des souffrances que leur ont prodiguées les précédentes, d'autres avortent en avouant simplement que l'entente du « ménage n'étant pas parfaite », elles préfèrent en rester là. A Poitiers, Luce G., 33 ans, est dans cette situation. En 1943, elle passe à l'acte ; une amie lui procure les « instruments ». Dénoncées par une voisine soupçonneuse, elles sont toutes deux condamnées à un an d'emprisonnement127. D'autres encore font les frais de l'ambiance délatrice qui sévit alors. À Saix (Vienne), Victorine E. est dénoncée par une lettre anonyme. À plusieurs reprises, elle se serait avortée, ayant de fréquentes hémorragies. L'examen démontrera que ces dernières sont le résultat d'une maladie congestive contractée après la naissance de sa fille en 1924. L'instruction se clôt par un non-lieu128.

8Les sexualités conjugales n'échappent donc pas au cliché des «mauvaises mœurs ». Qu'elles soient ou non mariées, la sensualité ne doit avoir pour les femmes qu'une fin générative. Leur situation est certes « légitime », elles n'en sont pas moins suspectées, dénoncées parfois à tort et donc humiliées. Dans cette stigmatisation, il n'est nullement question de plaisir. S'il leur est attribué un vice, c'est de ne pas désirer autant d'enfants que la morale vichyste semble l'exiger. Leur faible représentation parmi les femmes de « mauvaise vie » semble signifier que la prétendue moralité de leur engagement conjugal les écarterait de bon nombre de soupçons : sachant qu'elle est « légitime », leur sexualité n'intéresse pas plus avant les enquêteurs. La simple constatation de la fidélité d'un ménage dissuade d'entreprendre de plus profondes investigations de l'intime : sur les quelques 66 affaires considérées, la probité du couple n'est mise en cause qu'à deux reprises. La conjugalité sexuelle ne véhicule pas son lot de fantasmes et de ragots, suffisant dans bien des cas, au déclenchement d'une enquête. L'absence quasi-systématique de descriptions des pratiques intimes signifie également que les investigations s'arrêtent au lit conjugal, même si l'interrogation des cycles menstruels reste le « détour obligé » de toute femme suspectée de faire acte de restriction des naissances.

DES PRATIQUES DÉRAISONNABLES

9Les sexualités illégitimes sont à l'opposé des liens conjugaux. Là encore des distinctions s'imposent. Car si dans 30 % des situations le mari est « retenu loin de son foyer par suite des circonstances de guerre », il reste qu'environ 25 % des femmes de « mauvaise vie » observent ces comportements bien que leur époux soit présent au foyer (Graphique 1). Elles sont avorteuses, avortées, adultères, ou complices d'autres femmes de « mauvaise vie ». Leur conjoint est précisément décrit comme un être faible ou absent – au sens propre comme au figuré –, qui ne sait « tenir » sa femme et l'empêcher de transgresser une double norme : naturelle pour ce qui est des valeurs sexuées, juridique concernant les impératifs moraux. À de rares exceptions, il peut être également un complice, d'un avortement, d'un infanticide, ou d'un outrage public à la pudeur. Dans tous les cas, l'État doit palier à cette forme d'« absence » pour réguler et imposer son contrôle social.

10Afin d'éviter une classification trop « juridique » – adultères, célibataires, séparées, veuves – dont la pertinence sur ce point est somme toute limitée, il convient d'envisager cette catégorie des rapports intimes du point de vue des pratiques. Ces femmes de « mauvaise vie » dont la sexualité n'est pas conjugale peuvent être représentées en trois sous-ensembles selon qu'elles vendent leur corps pour de l'argent, qu'elles ne recherchent qu'une satisfaction sensuelle, ou encore qu'elles aient un intérêt matériel et/ou affectif à se comporter ainsi.

11La majorité des femmes de « mauvaise vie » correspond à cette quête matérielle et/ou affective. Il s'agit de femmes adultères, célibataires, veuves ou séparées, qui, non contentes de transgresser la norme conjugale, sont le plus souvent volontairement stériles. Deux entrées permettent de les identifier dans les archives judiciaires : la conjugalité, elles sont adultères, complice du « concubinage notoire » ou de l'« entretien de concubine au domicile conjugal » dont est accusé leur amant ; la génération, elles sont avortées ou infanticides alors qu'elles ne sont pas mariées. Par bien des aspects, leur vie intime est une entorse à la norme familiale, conjugale et conceptionnelle ; elle ne se placent cependant pas toutes en dehors du concept familial. Certaines ont constitué ou reconstitué un foyer sans être mariées, mais cette sorte de « famille recomposée » avant l'heure n'a aucun sens dans la France des années noires, ni aucune existence juridique : elles ne sont que des femmes soupçonnables et soupçonnées.

  • 129 Audition de Jeanne G., 2 décembre 1943 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal co (...)
  • 130 AD 79 : 3U3, Versement de juillet 1979 (non coté), Tribunal correctionnel de Niort, affaire Cathy (...)
  • 131 AD 79 : 3U3, Versement de juillet 1979 (non coté), Tribunal correctionnel de Niort ; affaire Germa (...)

12« Je ne sais pas ce qui a pu me pousser ainsi à la débauche, car je ne suis pas démunie d'argent et je ne puis croire qu'à une crise de cafard et d'ennui » confesse une épouse de prisonnier interrogée en 1943 dans une affaire de concubinage129. Écartant d'emblée la vénalité dont les enquêteurs tentent de l'affubler, cette femme préfère réduire sa situation au marasme relationnel plutôt que d'être rangée parmi les « débauchées », ne pouvant « maîtriser son affectivité ». Libres en elles-mêmes, ces femmes le sont davantage que ne le laissent entendre des investigations qui, plutôt que de considérer la composition ou la recomposition méthodique d'un environnement familial hors normes, préfèrent asséner une morale rédemptrice : à l'indicible raison, se substitue un discours pathologique de la sexualité. Choisir la volupté sur la génération, c'est non seulement faire la preuve d'une « bestialité » sexuelle, mais également celle de l'emploi de méthodes contraceptives et/ou abortives contre nature. C'est le sens de la confession désenchantée d'une employée du sanatorium allemand de Niort, coupable d'avortement : lasse de « vivre seule », elle se serait « laissée aller avec n’importe qui130. » C'est aussi une possible traduction de l'expérience individuelle de Germaine Y. prenant régulièrement de la tisane d'armoise depuis qu'elle a un amant, absorption dont la fréquence et la longue durée seraient à l'origine d'une fausse-couche précoce131. L'expérience familiale, assise de la « Rénovation Nationale » doit être vécue dans une norme conjugale et nulle part ailleurs, dans un but procréateur à nul autre pareil.

  • 132 Audition de Lydie O., 9 janvier 1942 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal corr (...)
  • 133 Voir Pierre Darmon, Le tribunal de l'impuissance : virilité et défaillances conjugales dans l'anci (...)
  • 134 AD 79 : 3U3, Versement de juillet 1979 (non coté), Tribunal correctionnel de Niort ; affaire Moniq (...)

13L'audition des épouses infidèles renseigne utilement sur la nature de leur sexualité. Même si les procès verbaux qui en témoignent ne sont que des constructions pensées à la fois par les enquêteurs et par les femmes concernées, ils traduisent malgré tout les raisons invoquées de cette transgression de la norme conjugale. Parmi celles-ci, l'incompatibilité des personnes, la mésentente conjugale, l'état de « mauvaise intelligence » des époux ne sont que rarement signifiés ; « nous nous sommes séparés, mon mari et moi en février 1941, parce que nous ne nous entendions pas […]132 ». Dans la conception familiale de la « Rénovation Nationale », il s'agit déjà d'un interdit. Preuve en est la législation sur le divorce qui laisse un substantiel temps de réflexion aux époux indélicats. La rupture du contrat conjugal ne pouvant s'appuyer sur un simple malentendu, il faut trouver d'autres logiques à cette « faute ». Plus couramment, c'est le contexte des années noires et ses effets qui davantage influent et génèrent les comportements proscrits. L'absence du mari est fréquemment objectée, qu'il soit prisonnier de guerre, requis civil, travailleur volontaire, simplement éloigné de son épouse par la débâcle de 1940 ou la ligne de démarcation. Déviantes par trahison, par abandon, ces femmes infidèles sont affublées d'une avidité sexuelle mêlée de perversion et d'insatisfaction. Certaines d'entre elles, parfois, osent avouer leurs désirs inassouvis. Dans le cas de Monique V., il s'agit de justifier son adultère alors qu'elle vit encore avec son conjoint : « je n'aurais jamais accepté si mon mari avait été en état d'avoir des rapports sexuels ». Le mari plaignant doit alors venir se justifier à la barre d'un véritable « tribunal de l'impuissance133 » : trois mois après leur mariage, une maladie est venue « l'empêcher de remplir son devoir conjugal » ; humilié, il retire sa plainte134. Outre la trahison du serment de fidélité, ces comportements se traduisent par une volonté affichée de « jouir » de l'instant, alors que la Révolution Nationale s'établit au contraire sur la contrition et la rédemption nécessaires au relèvement de la société. Cet hédonisme-là est d'autant plus pervers qu'il s'établi aux dépens d'hommes et de familles en souffrances, douleur étendue à la nation tout entière.

  • 135 Auditions du 14 mai 1943 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de (...)

14Ce que révèlent enfin et surtout ces comportements, c'est l'urgence affective, cette incapacité à la rédemption silencieuse et solitaire, l'inaptitude à s'abstenir un temps de plaisir charnel. À cette anomie, l'État ne peut répondre que par la répression. La dénonciation de pratiques prétendument déviantes déclenche des investigations qui ne manquent pas de rapporter ces sensualités. Le fait qu'elles soient détaillées avec une précision rigoureuse alors qu'elles devraient demeurer dans la pénombre de l'alcôve, permet de déceler des expériences « indécentes », pour une part non conceptionnelles, et d'envisager les sexualités sous un jour nouveau. Leur expression parfois publique, à l'échelle du quartier ou du village, constitue déjà une déviance en soi. Marcel G. entretient des relations avec Renée Z. qu'il rencontre à Badevel (Doubs) ; son mari est travailleur volontaire en Allemagne. Au début, il lui rend simplement visite, à plusieurs reprises. Puis à partir du 1er janvier 1943, il a des « relations sexuelles avec Mme Z. environ trois fois par semaine », dans sa chambre. Renée Z. confirme la version de son amant : « [...] au début de 1942, G. m'a demandé d'avoir des relations sexuelles avec lui, j'ai accepté sans hésitation. Depuis, j'ai entretenu des relations avec G. plusieurs fois par semaine. Ces actes se passaient dans mon logement135 ». Outre le caractère adultère de cette relation, le consentement résolu de Renée constitue l'unique déviance de celle-ci. D'autres sont nettement plus explicites en ce qui concerne le lieu de leurs ébats, les modalités de la rencontre et surtout l'acte charnel en lui-même, établissant une véritable codification de ce type de rapports amoureux.

  • 136 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Civray, liasse 12 ; affair (...)
  • 137 Alain Corbin, Les filles de noces, op. cit., p. 486 (voir note 117).

15 « Pour avoir des relations en forêt, je ne me déshabillait pas complètement, mais me contentait d'enlever mon pantalon et de me retrousser, de sorte que j'étais nue jusqu'à la ceinture. Quant à F., il se contentait d'ouvrir son pantalon et de sortir sa verge. L'acte sexuel se faisait avec D. sur moi 136 . » Cette femme de prisonnier, outre qu'elle avoue froidement son infidélité, livre au surplus une description minutieuse de son expérience extraconjugale. Un tel éclairage ne sert à rien dans une affaire d'adultère sinon qu'à démontrer la perversité croissante de la prévenue depuis le départ de son mari. La relative absence des hommes, leur dévirilisation et le contexte politique et social des années noires, font des enquêtes ainsi menées de véritables quêtes de sens, cherchant inlassablement les raisons de ces actes, essayant de les enrayer par une dénonciation systématique et publique. En conclure cependant que face à la pudibonderie vichyste, les mœurs seraient plus débridées dans la France des années noires est certes quelque peu hâtif. Pour reprendre une fois encore l'aphorisme proféré par Alain Corbin, « l'imminence du danger», le marasme, semblent clairement « aviver le désir de jouir de l'instant137 ».

  • 138 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Poitiers, liasse 195 ; aff (...)

« Le dimanche 12 septembre 1943 vers 19 heures, je me trouvais en bas de la rue de la Chanterie, en compagnie de ma petite amie Mlle N. Claire ouvrière pour le compte des autorités d'occupation, domiciliée chez sa mère 90 rue de la Tranchée. Nous nous connaissons depuis environ quatre mois. Nous étions arrivés en bas de la rue de la Chanterie vers 18 heures, nous avons d'abord conversé gentiment ; puis notre conversation a été plus douce et intime. À un certain moment, cette intimité s'extériorisa par des attouchements réciproques à nos parties sexuelles. Nous nous sommes excités mutuellement, et d’un commun accord tacite nous avons décidé d'avoir sur place des relations sexuelles. Mlle N. s'allongea sur le dos et retroussa quelque peu sa jupe et sa combinaison. Elle n'enleva pas sa culotte, car il s'agissait d'un « slip » blanc. Pour ma part, je me suis déboutonné la partie avant de mon pantalon et j'ai sorti ma verge. Je me suis allongé sur mon amie et j'ai eu avec elle une liaison en passant à côté du slip. J’étais en train de faire les mouvements de va et vient lorsque avant d'éjaculer nous avons été dérangés. Nous avons aussitôt chacun remis de l'ordre dans nos vêtements138 ».

  • 139 Audition de Lucienne S., 28 avril 1942 ; AD 87 :1085W782, Tribunal correctionnel de Limoges, affai (...)
  • 140 Audition de Fernande L. ; AD 87 : 1085W363, Tribunal correctionnel de Limoges, affaire Fernande L. (...)
  • 141 Alain Corbin, « La relation intime ou les plaisirs de l'échange », art. cit., p. 506 (voir note 12 (...)
  • 142 Audition de Lucie R., 21 mai 1941 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correct (...)

16Là encore, l'investigation est semble-t-il menée au-delà des stricts besoins de l'enquête, à moins qu'il ne s'agisse de démontrer l'emploi de la méthode contraceptive dite « du retrait » vraisemblablement aperçue par le passant délateur. Autant de précisions pourraient donc signifier la recherche, derrière la tendance la plus évidente et la « moins grave » – adultère, outrages publics à la pudeur, si l'on traduit en terme de qualification pénale – de comportements qui seraient volontairement stériles. Ainsi, ces pratiques agénésiques peuvent-elles être détectées au détour d'une banale enquête : « je tiens à déclarer que mon amant est très consciencieux et se retire chaque fois que la nature commence à agir mais malheureusement je dois reconnaître qu'au printemps 1941, sans vous déclarer si c'était de ma faute ou de la sienne, je me suis trouvée enceinte de ses œuvres [...]139 ». Nettement moins naïfs sont les propos tenus par Fernande L. qui reconnaît avoir de nombreux amants en l'absence de son mari prisonnier : elle considère qu'il est « presque normal » qu'une « femme pratique sur elle-même des avortements140 ». Pour des raisons similaires, outre le lot de fantasmes qui l'entoure, le « coït debout » est systématiquement signalé, une légende tenace propageant la stérilité d'une telle position amoureuse141. Ainsi Marie F. dut-elle se rendre à l'évidence du caractère infondé de cette rumeur. Après avoir eu à Limoges « des relations sexuelles dans la rue des Pénitents Noirs ou des Sœurs de la rivière [elle ne sait plus très bien] un soir de décembre 1941 vers 18 heures, alors que la rue était mal éclairée et contre le mur d'un immeuble » – elle se trouva enceinte et dut recourir à l'avortement. Pour le même motif, Lucie R. se prostitue debout, dans la rue142.

  • 143 AD 16 :19W374, Tribunal correctionnel de Barbezieux ; affaire Zélanie G., 28 avril 1944.
  • 144 Audition de Zélanie G., 27 janvier 1944 ; AD 16 : ibid.
  • 145 Audition de Marcel F., 26 janvier 1944 ; AD 16 : ibid.
  • 146 Audition de Serge L., 20 octobre 1944 ; AD 16 : 19W330, Tribunal correctionnel d'Angoulême, affair (...)
  • 147 Audition de Fernand L., 1er octobre 1943 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal (...)

17Il est donc remarquable que dans chacune des investigations menées à propos des expériences sensuelles de femmes identifiées comme étant de « mauvaise vie », la stérilité de ces pratiques soit systématiquement suspectée. La traque des sexualités illégitimes révélerait donc une mission de bien plus grande ampleur : déceler les comportements agénésiques, suspects de plaisir, et de pratiques « contre-nature », objet des fantasmes les plus fous. Ce processus se manifestait déjà dans les rapports du commissaire de police de Limoges envisagés plus haut. À Saint-Aulaye (Dordogne), d'une banale affaire d'adultère, l'enquête décèle deux, peut-être trois méthodes de restriction volontaire143. Chacun des amants livre une version personnelle des faits. Zélanie G. ne se cache pas d'avoir eu des « relations sexuelles avec plusieurs hommes mariés, ainsi qu'avec des Allemands ». Elle avoue également avoir invité Marcel F. à la rejoindre dans sa chambre en l'absence de son mari, afin de l'« emmancher » : « Dès son arrivée, je me suis couchée sur le lit les jambes en l’air, je l'ai fait approcher, lui ai passé la main dans la braguette, et après lui avoir caressé la verge un moment, je me la suis mise dans les parties sexuelles et lui ai dit : « Pousse » ! Au moment psychologique, il s'est retiré et le sperme est tombé par terre144 ». S'il ne risque rien pénalement, l'amant sait pertinemment que le coïtus interruptus est proscrit par la morale. Il décrit donc différemment la scène, en prenant soin de faire reposer sur sa maîtresse la responsabilité de l'infécondité : « En arrivant chez elle, j’ai constaté qu'elle m’attendait à la porte de la chambre. Elle m'a fait entrer et, aussitôt elle s'est couchée sur le lit, les jambes en l'air et elle m'a dit : « Approche » ! Elle a déboutonné ma braguette, m'a caressé la verge un petit moment, l'a introduite dans ses parties sexuelles en disant : « Pousse » ! J'ai continué le mouvement en avant en arrière un petit moment, et au moment psychologique, cette femme m’a passé la main derrière les fesses et m’a dit : « Tu peux tout laisser dedans, ça ne risque rien », ce que j'ai fait d'ailleurs145 ». Avec cette déclaration, Marcel F. se préserve donc d'une expérience stérile. Si les relations sexuelles qu'il a eu avec Zélanie G. sont demeurées infécondes, ce n'est pas de son fait ; il ne s'est jamais retiré au « moment psychologique » agissant de sorte qu'il aurait pu féconder sa partenaire à chaque coït. Toutefois, en proférant de tels aveux, en rapportant notamment les propos de sa maîtresse, « cela ne risque rien », il permet aux enquêteurs de la soupçonner encore davantage : elle userait de méthodes contraceptives à moins qu'elle ne soit obligée d'avorter de temps à autre ou encore de supprimer un nouveau-né non désiré. Marcel F. laisse donc Zélanie à ses « affaires de femmes », déniant toute responsabilité si jamais des investigations plus approfondies s'intéressaient à la fécondité de la prévenue. De la même manière, dans une affaire se déroulant à Aigre (Charente), Serge L., rompant avec sa maîtresse, exige qu'elle se fasse établir un certificat médical attestant qu'elle fut bien indisposée au moment de leur rupture146. Enfin, l'échappatoire le plus couramment employé par des hommes voulant se dégager de toute responsabilité à venir consiste à imputer de nombreux amants à leur ancienne maîtresse, : « [...] j'ai eu des relations intimes avec cette femme mais assez espacées [...] J'ai appris que cette femme était de mœurs légères et avait eu des relations avec le facteur F. et sans doute avec d'autres hommes147 ». Ces hommes sont donc un médium utile de la répression : ils contribuent à l'examen pathologique des sexualités féminines, faisant des femmes les principaux agents de l'illégitimité et de la stérilité de ces pratiques.

18Les aspects conjugaux et génésiques, les manquements aux normes qu'ils inspirent, sont donc bien au centre de la stigmatisation des femmes de « mauvaise vie ». Le plaisir éhontément éprouvé détermine un autre type que l'on peut rassembler sous le terme d'« ouvertement hédoniste ». Dans la France de Vichy, un tel comportement est inacceptable. Participant à des réunions privées qualifiées de « débauchées » ou encore multipliant publiquement les aventures amoureuses, elles représentent 4 % de l'ensemble des femmes de « mauvaise vie » (graphique 2).

  • 148 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Loudun, liasse 91 ; affair (...)
  • 149 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Civray, liasse 12 ; affair (...)
  • 150 AD 86 : 1131W7.
  • 151 Alain Corbin, « La relation intime ou les plaisirs de l'échange », art. cit., p. 498 (voir p. 120)

19Le plaisir n'est pas ou peu dit ; il n'est par conséquent pas su. Non que ces expériences-là soient exemptes de volupté, mais que celle-ci reste terrée dans les profondeurs de l'intime. La description des pratiques en cause suffit alors à développer l'imaginaire des censeurs. Dans la catégorie des sexualités « ouvertement hédonistes », le plaisir sensuel n'est plus dissimulé, même si l'extase n'est évoquée qu'en de très rares occasions. Les documents produits préférent le terme de « débauche », moins couramment celui de « libertinage ». « Moralité plus que mauvaise, exemple vivant de la débauche et du dévergondage, ne convient que renfermée dans une maison publique, n'est pas digne d'être Française » annonce un rapport de la gendarmerie de Loudun (Vienne) en préambule d'une enquête portant sur les agissements de Albertine R. Ayant transformé sa « maison en maison publique », cette femme accueille chez elle, dans son poste de garde-barrière à Monts-sur-Guesnes (Vienne), de nombreux jeunes gens venant y « faire l'amour ». Des militaires allemands se joignent parfois à cette joyeuse assemblée dont l'unique but est de profiter des plaisirs de la chair. Ne pouvant interdire ces rencontres, l'instruction judiciaire se borne à démontrer la présence de mineurs lors des ébats, ce qui constitue le délit d'excitation de mineurs à la débauche148. Multiples également sont les pratiques mettant en évidence des jeux érotiques parfaitement éloignés d'une quelconque « vocation » conceptionnelle : « Au cours de réunions ayant lieu dans l'hiver 42, chez Mme R. et chez Mme U., toutes deux femmes de prisonniers, à la Porcherie de Sommières, réunissant H., le frère de Mme L. et ces deux femmes, ils firent des crêpes et dansèrent en veillées. Un soir, sur les dires du fils H., la femme U. l'aurait attiré sur ses genoux, embrassé, caressé la verge en passant la main dans sa culotte, puis mesurée celle-ci en tendant l’étoffe de son pantalon. Il dit ensuite qu'elle lui demanda de lui faire l'amour, ce qui fut fait debout le long d'un mur sur le bord du chemin du retour149 ». Les gestes se font alors érotiques voire obscènes, les partenaires multiples. Par leur illégitimité, leur stérilité, mais aussi du fait de leur hédonisme jugé pervers, ces sexualités sont au plus près de la prostitution stricto sensu. C'est notamment le sentiment d'André B., médecin-chef de l'hôpital Pasteur de Poitiers, exposant, dans un rapport d'expertise, l'« usure sexuelle » d'une femme qui en arrive à ne plus éprouver le moindre plaisir charnel, signe marquant de la « descente » vers la prostitution : « [...] elle a eu de nombreux amis, tous des militaires allemands ; elle changeait souvent, mais n'allait pas avec n'importe qui et refusait tout paiement : elle ne trouve à l'acte sexuel aucun plaisir et convient que, dans ce cas, il serait normal de se faire payer. Elle y viendra très probablement et très vite, avec le sourire et une belle inconscience, elle emploie très spontanément des mots grossiers ; elle est déjà très mal pétrie150 ». Dans leur fuite en avant, pour beaucoup anomique, ces femmes de « mauvaise vie » intègrent les « réseaux de plaisirs vulgaires que les autorités tentent de constituer en enfer151 » comprenant à la fois des sexualités où le plaisir est partagé et la prostitution par laquelle il est unilatéral.

LA SEXUALITÉ SANS PLAISIR

  • 152 AD 86 : 1131W8.

20Agénésiques, non conjugales, mais exemptes de plaisir sont les sexualités vénales ; le docteur B. définissant l'une de ses patientes comme étant « essentiellement passive et suggestible, sans droite », réunissant ainsi « l’ensemble des tendances fondamentales à l'organisation de la prostitution152 ». La vénalité sexuelle est donc le dernier stade d'une déchéance annoncée dès la première transgression de la norme conjugale et conceptionnelle. Il suffit pour s'en convaincre de considérer l'ampleur de l'assimilation à la prostitution dont sont victimes les femmes de « mauvaise vie » non vénales : « femmes de mœurs légères », « débauchées », « se livrant au libertinage », leur désignation les insère dans un processus de dégénérescence intime, corporelle et sensuelle. De fait, les prostituées, qu'elles soient clandestines, arpenteuses ou en maison, ont un statut particulier parmi les femmes de « mauvaise vie ». Par négativité, elles sont la référence en matière de licence et de dépravation, le miroir sans cesse imposé à ces femmes qui n'entrent pas dans le rang, l'abîme toujours auguré. D'autant qu'elles tiennent une position particulière au sein des dispositifs de luxure : elles donnent du plaisir sans en prendre, sans se livrer, sans se soumettre ; tout au plus y consentent-elles fallacieusement le temps de la transaction, de la passe. Les femmes de « mauvaise vie » non vénales sont ainsi liées aux prostituées du fait des images mentales qu'elles inspirent.

21En 1941, une jeune femme, identifiée en tant que prostituée clandestine, relate sa « descente aux enfers » :

  • 153 Audition de Simone C., 24 octobre 1941 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal co (...)

« Mon père s'est remarié avec Mme T. Je vis avec elle ainsi que mes frères, mais je ne suis pas heureuse. C'est pour cela que je quitte souvent le domicile de ma belle-mère. Je vais souvent vers la caserne pour voir les soldats allemands, je vais me promener avec eux parfois. Il y a trois mois environ, un soir que je me trouvais à la « Rosée du matin », sous les rochers, un jeune homme que je ne connaissais pas m’a entraîné dans le fond et soulevant ma jupe puis il m'a introduit quelque chose de gros dans mes parties sexuelles. J'ai beaucoup souffert. Il m'a donné 5 fr. puis il est parti. Par la suite, j'ai recommencé à me laisser prendre par des soldats sur les bords de la Vienne, dans une carrière au bout de la rue d'Avancourt et même chez moi dans les waters. Je recevais des petites sommes d'argent allant de 4 à 20 frs. Je profitais de cet argent pour m'acheter de menus objets. Parfois les soldats me faisaient voir qu'il fallait que je “secoue” leur membre viril. Ma belle-mère m'a souvent donné des corrections pour avoir ainsi passé mon temps en ville mais c'est plus fort que moi, il faut que je quitte son domicile. Si je fais ces fautes c'est pour me procurer de l'argent 153  ».

22Dénoncée par une plainte en contamination de plusieurs soldats, elle tente de faire reposer le poids de sa déchéance – dont elle est clairement consciente – sur les épaules de sa belle-mère : l'appât du gain semble être un motif plus juste. Son apparente naïveté mêlée de désespoir témoigne de sa jeunesse. Une prostituée plus âgée et plus expérimentée ne s'épancherait sans doute pas ainsi, car elle donne un sens pathologique à sa démarche qui en fait une véritable nymphomane : cela est plus fort qu'elle, malgré la douleur avouée – qui traduit sans doute une souffrance autre que physique – elle « recommence à se laisser prendre ». Entre la nécessité financière et la luxure, les magistrats chargés de l'instruction du dossier ont tôt fait de prendre parti. Ils la constituent en exemple de dépravation, suivant un inconnu dans les zones obscures d'une déjà sombre boîte de nuit, recherchant la compagnie des soldats, les masturbant, et tout cela pour de l'argent ; malgré elle, contre elle. En l'acquittant pour avoir agi sans discernement, Le Tribunal correctionnel renoue avec la vision pathologique de la prostitution, faisant définitivement d'elle une asociale.

  • 154 « Sont abrogées toutes dispositions réglementaires prévoyant l'inscription des prostituées sur des (...)
  • 155 Alain Corbin, « La relation intime ou les plaisirs de l'échange », art. cit., p. 498 (voir note 12 (...)

23Les sexualités vénales sont certes l'objet d'un intérêt réglementaire et répressif tout particulier, mais leurs strictes pratiques ne sont que très rarement mentionnées. Les fantasmes associés aux prostituées sont tant rebattus, qu'il ne semble pas nécessaire d'en reprendre les contours, d'en reconsidérer les différents aspects. La « femme en carte », la « clandestine » ne sont bien souvent identifiées que par la visite médicale. Celles qui ne s'y soumettent pas ou qui ne sont jamais malades n'ont par conséquent pas d'existence documentaire. On pourrait ajouter aux raisons de cet « angle mort » de l'archive, la destruction des documents concernés par l'application de l'article 5 alinéa 2 de la loi du 13 avril 1946154. Parfois, au détour d'informations ouvertes dans d'autres enquêtes, quelques morceaux de vie peuvent être glanés çà et là. Mais au contraire des descriptions liées aux sexualités non vénales, aucun témoignage ne rapporte de sensualité, tout simplement parce que cela n'en est pas : il s'agit de prostitution. Il faut donc, outre la disparition de nombreuses archives, considérer la vénalité autrement qu'à travers les fantasmes littéraires d'habitués du bordel, de moralistes rédempteurs ou de policiers accusateurs et méprisants. Ce commerce sexuel est un acte « inutile », « anormal », « amoral », car non génésique, non conjugal et sans hédonisme aucun. La prostituée est ainsi couramment associé comme jadis à la « puanteur de l'ordure155 » s'exhalant des rues arpentées de jour comme de nuit, au « déchet organique » qu'elle représente socialement, tel un parasite sur un corps sain, à la « maladie », vénérienne ou dégénérative constitutive de la prostitution, au « cadavre » putrescent qui, rassemblant ces derniers aspects olfactifs et pathologiques dresse l'image définitive d'une prostituée symbole d'une triple mort : sociale, morale et vénérienne. Preuve en est la description physique et mentale qu'un médecin expert auprès du tribunal de Niort fait d'une de ses patientes accusée de s'être avortée par elle-même. Son récit, emprunt de compassion, fait le portrait railleur d'une condition féminine parmi les plus démunies :

  • 156 Rapport médical du Dr. L., 28 juin 1943 ; AD 79 : 3U3, Versement de juillet 1979 (non coté), Tribu (...)

« [...] Micheline R. n'a rien d'une hétaïre, elle a au contraire l'aspect de la femme publique de bas étage avec fond probable d'éthylisme chronique. Elle porte beaucoup plus que son âge : sa peau est ridée, ses seins flétris, tout son corps amaigri est ravagé par des cicatrices inesthétiques ; ses cheveux d'un jaune-sale sont clairsemés et son regard s'accompagne d'un nystagmus qui enlève toute expression à ses yeux. Elle déclare qu'elle a eu ses premiers rapports sexuels à l’âge de 9 ans, avec son beau-père, c'est à dire avec l'amant de sa mère et qu'à la suite de ces premières armes, elle dut être hospitalisée à l'Hôpital Broca où elle fut traitée pendant un an pour syphilis. À la suite de cette affection, elle fut confiée à l'Assistance publique, rue Denfert Rochereau pendant une année, puis, sa mère étant morte, envoyée dans un "couvent" au Havre jusqu'à l'âge de 21 ans, où, assure-t-elle, sa vocation se fixa définitivement. En effet, à 22 ans, elle entra en maisons, et elle paraît avoir fait un tour de France qui n’a rien de commun avec le compagnonnage, et qui dura une dizaine d'années. En rassemblant ses souvenirs, elle se rappelle avoir séjourné à Bois-Colombes, au Havre, puis à Versailles, puis à Bourges, Nevers, Montluçon, Luçon, La Rochelle, Thouars, La Pallice... Entre temps, elle faisait aussi la rue, obligée parfois d'entrer à l'hôpital. Au Havre, par exemple, elle fut à nouveau soignée pour sa syphilis et c'est à cette occasion que serait apparu son nystagmus. En maisons, elle fut surmenée, faisant souvent une trentaine de "passes" par jour, mais elle en sortit il y a une dizaine d'années, réduite à la misère et n'ayant enrichi que les tenanciers. En outre, elle a dû être opérée à Nevers pour adénites cervicales tuberculeuses. En 1935, elle fit la connaissance d'un ami nommé S., un "vrai de vrai" qui la sortit de maison et auquel elle voua une fidélité définitive qui n'aurait été interrompue qu’à cause du malheur des temps, le P. en question étant parti travailler en Allemagne et l'ayant laissée sans ressources, et elle-même ayant été évacuée de La Pallice. À signaler qu’en 1938, elle aurait fait une typhoïde avec abcès aux deux jambes et abcès artificiel. Ce sont ces abcès qui lui ont laissé les cicatrices disgracieuses aux membres inférieurs. Au sujet du délit qui lui est reproché, la femme R. déclare qu'elle a raconté à la gendarmerie une histoire sans fondements pour avoir la paix et qu'elle n'a jamais tenté de se faire avorter à la suite de ses relations avec le nommé V. ou le nommé N. Tout ce monde paraît avoir à peu près la même moralité et aucun des intéressés ne dit sans doute la vérité. La femme R. a-t-elle commencé une grossesse ? C'est possible, puisqu’elle n'avait, dit-elle, jamais eu de retard. A-t-elle, dans le but d'interrompre une grossesse supposée fait emploi de cataplasmes sinapisés ? C'est aussi possible car c’est un moyen quelquefois employé si nous en croyons certaines confidences de femmes, mais il n'apparaît pas avoir une valeur certaine. On peut supposer que cette femme ancienne pensionnaire de maisons closes connaît d’autres méthodes plus efficaces qu’elle a employé sans doute autrefois. L'examen de ses organes génitaux révèle une vulve béante, flétrie avec une grande lèvre portant une cicatrice d'intervention pour Bartholinite. Le col utérin est profondément situé au fond du vagin. Il a un orifice punctiforme, ce qui laisse supposer avec raison qu'il n'a jamais été dilaté pour une raison ou pour une autre. En résumé, si les chefs d'inculpation paraissent indiscutables en ce qui concerne la prostitution et l’incitation de mineurs à la débauche, celui d'avortement ne semble pas pouvoir être médico-légalement étayé 156  ».

24Ces femmes de « mauvaise vie », telles qu'elles sont considérées dans la France des années noires, sont au final les figures dionysiaques d'une « Rénovation Nationale » qui tente de s'imposer à tous dans la contrition. À des degrés divers, elles suscitent à la fois le fantasme et la haine du fait de leurs multiples transgressions normatives. Une sexualité qui ne serait pas conjugale et conceptionnelle est fatalement honteuse et hédoniste, les termes étant alors liés voire synonymes. Jamais auparavant la stigmatisation de ces catégories n'avait atteint un tel degré. D'autant qu'aux femmes dont les comportements préexistent la Seconde Guerre mondiale, viennent s'ajouter les catégories engendrées par la situation de guerre, de débâcle, puis d'occupation.

  • 157 Émile Durkheim, De la division du travail social, op. cit. et Le Suicide : Étude de sociologie, op (...)

25Illégitimes, stériles ou vénales, les sexualités envisagées sont une indécence. Car il incombe aux femmes de ne pas transgresser la norme imposée, au risque d'être perçues à côté des prostituées, en marge de la Révolution Nationale. Prises dans leur ensemble, ces femmes renient la collectivité en transgressant un « éternel féminin » fait de maternité et de soumission à l'autorité masculine et, par extension, à celle de l'État. L'anomie de Durkheim caractérise la désobéissance aux règles imposées par la société ; elle signifie également que celle-ci se révèle impuissante dans l'imposition d'une norme préétablie157.

  • 158 Georges Falconnet et Nadine Lefaucheur, La fabrication des mâles, Paris, Le Seuil, 1975, p. 65.

26En 1975, des sociologues fixent la norme masculine sur la base de la trilogie « pouvoir, puissance, possession » : « la puissance est censée permettre et justifier le pouvoir, et celui-ci à son tour assurer la possession158. » Critère normatif de la vie sociale publique et privée, la virilité s'impose par la force. Dans un ménage, l'homme est responsable. « Chef de famille », il est «propriétaire » de sa femme et de ses enfants. L'épouse qui fait la démonstration de velléités émancipatrices encourre le blâme, la critique, la censure, le mépris, la disgrâce, l'indignation, la haine ou encore la vengeance. Certaines femmes pourront ainsi se sentir coupables de n'avoir pas observé de comportement sexuel « normal », tant est violemment ressentie leur « différence ». Craignant une certaine « mystique « de la sexualité féminine – sang, plaisir – l'État s'efforce de raffermir la surveillance des comportements qui pourraient délibérément échapper à la régulation sociale : les prostituées « légalistes » sont strictement contrôlées en même temps qu'elles subissent un processus d'enfermement, les clandestines sont pourchassées ; les femmes de prisonniers adultères sont mises à l'index, de même que celles qui dérogent à la règle « faire-élever-éduquer » des enfants dans un foyer uni. L'ensemble de ces déductions pourrait permettre l'introduction d'un système normatif des femmes de « mauvaise vie », sur le modèle trilogique développé plus haut : la possession d'une partie des secrets de la procréation, du plaisir et du commerce sexuel, assure la puissance des femmes dans les rapports binaires du couple hétérosexuel et par là même leur pouvoir dans la société civile. Ainsi sont perçues ces femmes de « mauvaise vie », ainsi vont-elles être forcloses, ostracisées et châtiées.

Notes

117 Alain Corbin, Les filles de noce, misère sexuelle et prostitution aux xixe-xxe siècles, Paris, Aubier, 1978, p. 486.

118 Jean-Yves le Naour, Régénération ou dépravation ? Moralisation, angoisse sexuelle et anomie dans la France de la première Guerre mondiale, Thèse nouveau régime, Université d'Amiens, 2000, p. 241.

119 On parlera également de sexualités conjugales et non-conjugales.

120 Alain Corbin, « La relation intime ou les plaisirs de l'échange », dans Histoire de la vie privée, sous la direction de Philippe Aries et de Georges Duby, tome IV : De la Révolution à la Grande Guerre (volume dirigé par Michelle Perrot), Paris, Le Seuil, « Points-Histoire », 1987, p. 506.

121 Adolphe Landry, La révolution démographique, Études et essais sur les problèmes de la population, Paris, Sirey, 1934, p. 40-41.

122 Audition de Georgette S., 25 septembre 1941 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Montmorillon, liasse 25, affaire Georgette S., 30 janvier 1942.

123 Ibid.

124 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Loudun, liasse 85 ; affaire Moïsette G., octobre 1941.

125 AD 79 : 3U3, Versement de juillet 1979 (non coté), Tribunal correctionnel de Niort, affaire Justine V., 29 juin 1944.

126 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Poitiers, liasse 187 ; affaire Janine D., 16 décembre 1942.

127 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Poitiers, liasse 197 ; affaire Luce G., 26 février 1944.

128 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Loudun, liasse 93 ; affaire Victorine E., mai 1941.

129 Audition de Jeanne G., 2 décembre 1943 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Poitiers, liasse 197, affaire Loïc D., 24 février 1944.

130 AD 79 : 3U3, Versement de juillet 1979 (non coté), Tribunal correctionnel de Niort, affaire Cathy B., Lucie R., Madeleine H., 28 janvier 1943.

131 AD 79 : 3U3, Versement de juillet 1979 (non coté), Tribunal correctionnel de Niort ; affaire Germaine Y., 7 janvier 1943.

132 Audition de Lydie O., 9 janvier 1942 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Montmorillon, liasse 27, affaire Lydie O., 5 juin 1942.

133 Voir Pierre Darmon, Le tribunal de l'impuissance : virilité et défaillances conjugales dans l'ancienne France, Paris, Le Seuil, 1979, 310 p.

134 AD 79 : 3U3, Versement de juillet 1979 (non coté), Tribunal correctionnel de Niort ; affaire Monique V. et Joseph S., 15 juillet 1943.

135 Auditions du 14 mai 1943 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Montmorillon, liasse 40, affaire Marcel G. et Renée Z., 16 juillet 1943.

136 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Civray, liasse 12 ; affaire Marie-Thérèse J., 8 octobre 1943.

137 Alain Corbin, Les filles de noces, op. cit., p. 486 (voir note 117).

138 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Poitiers, liasse 195 ; affaire Claire N., 6 janvier 1944.

139 Audition de Lucienne S., 28 avril 1942 ; AD 87 :1085W782, Tribunal correctionnel de Limoges, affaire Lucienne S. et Simone G., 24 juillet 1942.

140 Audition de Fernande L. ; AD 87 : 1085W363, Tribunal correctionnel de Limoges, affaire Fernande L., 29 octobre 1941.

141 Alain Corbin, « La relation intime ou les plaisirs de l'échange », art. cit., p. 506 (voir note 120).

142 Audition de Lucie R., 21 mai 1941 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Poitiers, liasse 138, affaire Lucie R., 12 juin 1941.

143 AD 16 :19W374, Tribunal correctionnel de Barbezieux ; affaire Zélanie G., 28 avril 1944.

144 Audition de Zélanie G., 27 janvier 1944 ; AD 16 : ibid.

145 Audition de Marcel F., 26 janvier 1944 ; AD 16 : ibid.

146 Audition de Serge L., 20 octobre 1944 ; AD 16 : 19W330, Tribunal correctionnel d'Angoulême, affaire Serge L. et Raymonde R, sd.

147 Audition de Fernand L., 1er octobre 1943 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Civray, liasse 13, affaire Fernand L. et Émilienne B., 4 février 1944.

148 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Loudun, liasse 91 ; affaire Albertine R., juillet-août 1941.

149 AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Civray, liasse 12 ; affaire Micheline U., 13 mai 1943.

150 AD 86 : 1131W7.

151 Alain Corbin, « La relation intime ou les plaisirs de l'échange », art. cit., p. 498 (voir p. 120).

152 AD 86 : 1131W8.

153 Audition de Simone C., 24 octobre 1941 ; AD 86 : Versement du 16 juin 1975 (non coté), Tribunal correctionnel de Poitiers, liasse 155, affaire Simone C., 12 février 1942.

154 « Sont abrogées toutes dispositions réglementaires prévoyant l'inscription des prostituées sur des registres spéciaux de police ou l'obligation pour elles de les présenter périodiquement aux services de police. Les registres et fiches existants seront détruits au fur et à mesure qu'un fichier national sanitaire et social aura été établi » ; Journal Officiel de la République française, 14 avril 1946, p. 3139.

155 Alain Corbin, « La relation intime ou les plaisirs de l'échange », art. cit., p. 498 (voir note 120).

156 Rapport médical du Dr. L., 28 juin 1943 ; AD 79 : 3U3, Versement de juillet 1979 (non coté), Tribunal correctionnel de Niort ; affaire Micheline R., 2 septembre 1943.

157 Émile Durkheim, De la division du travail social, op. cit. et Le Suicide : Étude de sociologie, op. cit. (voir note 16).

158 Georges Falconnet et Nadine Lefaucheur, La fabrication des mâles, Paris, Le Seuil, 1975, p. 65.

Table des illustrations

Titre Graphique 1 : Typologie familiale des femmes de « mauvaise vie » (1940-1944)
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/20042/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 153k
Titre Graphique 2 : Typologie sexuelle des femmes de « mauvaise vie » (1940-1944)
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/20042/img-2.jpg
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