Six siècles de dominations
p. 65-69
Texte intégral
« En temps calamitosos de guerras y tribulacions sufrirlas ab resignaciό y abaixar lo cap, a fí de poderlo tornàr a alsar despues de finidas ».
Politar, maxime 39.
1Dans ses versions anciennes aussi bien que modernes, l’histoire d’Andorre prend volontiers les allures d’une courte récitation dont les lignes furent définitivement fixées au début du xxe siècle. Charlemagne et Louis le Pieux avaient conquis le pays en chassant les musulmans de Catalogne. Charles le Chauve donna les Vallées au comte d’Urgell en 843, celui-ci vendit l’Andorre à la cathédrale d’Urgell en 1133. Les évêques d’Urgell constituèrent un fief des Vallées d’Andorre qui fut concédé aux comtors de Caboet. À ces derniers succédèrent les vicomtes de Castelbon, puis les comtes de Foix. En 1278, un arbitrage fut accepté qui accordait aux évêques d’Urgell et aux comtes de Foix merum et mixtum imperium, pleine et suprême juridiction sur l’Andorre, en indivision. Aux comtes de Foix succédèrent les rois de Navarre, et à partir d’Henri IV, les rois de France. Les révolutionnaires ne voulurent pas se compromettre avec un pays dont le statut juridique était odieusement féodal à leurs yeux. En revanche, Napoléon Ier, à la demande des Andorrans, accepta en 1806 de prendre la succession de Louis XVI. Quels que fussent les régimes politiques, le titre de coprince d’Andorre fut par la suite régulièrement transmis aux chefs d’État qui se succédèrent à la tête de la France.
2D’une certaine façon, la difficulté majeure de l’histoire andorrane tient dans ce petit synopsis qui a suscité nombre de travaux et provoqué bien des dérapages. Pourtant, c’est assurément sa grande force aussi que de faire apparaître cette impressionnante chaîne de transmissions. Elle permet de dévoiler en une seule question toute la complexité d’une histoire institutionnelle. Qu’est-ce qui a été transmis ? Malgré les tentatives faites en ce sens, il est bien évident qu’il ne s’agissait pas de la souveraineté sur l’Andorre. On ne saurait croire en aucun cas que ce fût cela que Charles le Chauve concéda à son fidèle Sunifred sous le nom de villa, non plus que le propos de la vente d’Ermengol VI. Une solution moderne consiste à dire que c’est le pouvoir sur les Vallées qui fut ainsi transmis au fil des siècles. Admettons. Il n’en reste pas moins que la longue durée de ce chaînage de transferts, plus que millénaire, nous met en face des limites d’une telle proposition. Qu’est-ce que ce pouvoir transmis depuis le ixe siècle ? Le mot, manifestement, recouvre des réalités qui n’ont rien de commun, ou vraiment pas grand chose.
3Le propos de cette première partie est donc de rompre avec une représentation monolithique du pouvoir pour tenter d’en percevoir les diverses figures. Pour ce faire, nous avons choisi d’exposer d’abord six monographies successives sur les six groupes de seigneurs qui exercèrent leur domination sur les Vallées. Ici, le pouvoir est présenté comme l’ensemble des arguments et des influences que chacun pouvait faire valoir, et l’analyse s’appuie essentiellement sur la nature des documents qui nous les donnent à connaître et sur ce que l’on peut savoir du contexte de leur production. Nous avons essayé, ensuite, de retracer le cadre commun dans lequel les prétentions de chacun prenaient sens, et les transformations de cette architecture générale des dominations au cours des siècles. Là, le pouvoir apparaît, non pas comme la somme des prérogatives individuelles, mais comme l’unité de discours dans laquelle pouvaient s’affirmer les ambitions de chacun. En la matière, l’étude porte surtout sur des bribes langagières et des configurations rhétoriques, sans oublier pour autant les moyens mis en œuvre afin de leur donner quelque réalité. Enfin, nous avons tenté de mesurer l’influence réelle de ces structures sur la vie des Andorrans. Dans cette dernière optique, le pouvoir est considéré comme la contrainte effective exercée sur la société locale. Sa capacité de ponction sur les activités de production et la richesse des Andorrans nous a semblé un indice pertinent.
4Les maîtres d’Andorre, tous étrangers aux Vallées, furent pour la plupart de très grands seigneurs, de puissants feudataires ; et l’implantation de ces grands « féodaux » a presque toujours été comprise comme une féodalisation des Vallées d’Andorre. C’est à cette conception commune que nous avons voulu tourner le dos. Il est manifeste, cependant, que derrière cette petite question d’histoire andorrane se tient inévitablement le grand débat sur la nature de la féodalité. Il ne saurait être envisagé, évidemment, de traiter en quelques lignes d’un problème aussi complexe. En revanche, ce serait contribuer à la confusion générale que de ne pas préciser quelque peu l’emploi que nous avons fait des principales conceptions qui s’affrontent. Tout récemment, C. Wickham a proposé de grouper les différentes positions autour de trois modèles1. Le premier, d’inspiration marxiste, s’applique à décrire un mode de production caractérisé par une paysannerie globalement maîtresse de sa production et une aristocratie captant sa plus-value par la coercition. Les problématiques développées dans ce courant – notamment en Espagne – ne nous sont pas apparues très adaptées à l’échelle de notre étude ; il n’en sera pas fait mention. Ce féodalisme n’en est pas moins resté un souci constant, « un horizon théorique2 » qui nous a conduit à traquer tous les lambeaux d’informations disponibles sur les conditions sociales et écologiques de la production et sur les modalités de la ponction et des contraintes seigneuriales exercées sur ces activités (dans les chapitres IV et V, mais aussi tout au long de la deuxième partie). Le second modèle distingué par C. Wickham – largement dominant en France – est celui de la société féodale dont le grand livre de M. Bloch apparaît comme la référence fondatrice3. Dans cette optique, la sujétion paysanne par une aristocratie guerrière prend place dans un fractionnement du pouvoir qui s’organise autour du fief et des liens d’homme à homme. Cela dit, les thèses défendues dans cette ligne sont d’une grande diversité ; les contradictions se sont multipliées, et depuis plus de dix ans, la polémique est vive autour du schéma de la mutation ou révolution féodale4. Le modèle de P. Bonnassie avait à nos yeux l’avantage d’être d’une exceptionnelle rigueur et de concerner notre région5. C’est peu dire, au demeurant, que la fréquentation des textes catalans nous a largement convaincu de sa justesse. Aussi, sont essentiellement qualifiées de féodales, dans les chapitres qui suivent, les relations sociales nécessairement liées à la recomposition des pouvoirs précipitée entre 1030 et 1060 dans la Catalogne telle que l’a décrite P. Bonnassie. Le troisième groupe d’interprétations distingué par C. Wickham aborde la féodalité comme une réalité strictement juridique ; le manuel de F. L. Ganshof en est souvent tenu pour l’expression achevée6. C’est un point de vue très largement rejeté aujourd’hui, au motif principal que cet ensemble d’institutions n’aurait jamais fonctionné. Il y a quelques bonnes raisons à cette critique. Il n’empêche que, si l’on nous permet ce raccourci, le fait qu’une société ne fonctionne pas selon ce qu’affirme le droit nous paraît relever du truisme : si le droit était l’expression pure des faits, il n’y aurait pas besoin de droit. À vouloir confondre l’un et l’autre, il est fort à craindre que l’on ignore cet écart entre le droit et le fait, ce jeu de miroir forcément déformant où se fonde le droit et où s’instituent les sociétés. Les travaux ne manquent pas, au demeurant, qui permettent de considérer le fonctionnement du droit médiéval autrement que ne le faisait F. L. Ganshof, autrement aussi que ne le suggèrent certaines écoles anglo-saxonnes d’anthropologie du droit7. Même si notre entreprise monographique ne nous a permis que quelques remarques très latérales sur cet aspect des choses, il nous a paru important d’attirer parfois l’attention sur la dimension proprement juridique des faits, des textes, des interprétations. Nous avons alors parlé de féodalité.
Notes de bas de page
1 C. Wickham, « Le forme... », p. 28-43. L’historiographie et la bibliographie sur la question sont colossales. Pour un tour d’horizon récent, nous renvoyons aux récents colloques de Conques 1998 (P. Bonnassie (éd.), Fiefs...), Spolète 1999 (Il feudalesimo...), et Estella 2001 (Señores...).
2 A. Guerreau, Le féodalisme...
3 M. Bloch, La société féodale.
4 Ce débat a déjà suscité des dizaines et des dizaines de contributions. Pour une bibliographie et un état de la question relativement récent, voir le numéro spécial de la revue Médiévales (no 37, automne 1999).
5 P. Bonnassie, La Catalogne...
6 F. L. Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité ?.
7 À titre d’exemples : F. Calasso, Medioevo... ; P. Grossi, L’ordine giuridico... ; E. Cortese, La norma giuridica... ; P. Brancoli, La formazione... ; B. Clavero, El derecho...
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