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Les chemins du savoir en Quercy et Rouergue

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Guy Astoul

Introduction

Texte intégral

1Savoir lire et écrire est resté pendant des siècles le privilège d’une minorité d’initiés qui, tels les scribes de l’Égypte pharaonique ou les mandarins de la Chine ancienne, ont exercé le magistère de la plume avec talent et minutie en mettant leurs compétences au service des puissants et des autorités. Dans le droit fil de cette tradition antique, les tabellions médiévaux ont seuls conservé le privilège de rédiger les actes et les contrats respectueux du droit romain, si bien que nos ancêtres méridionaux ont accordé à ces documents écrits une valeur symbolique qui justifiait une conservation minutieuse dans les coffres des familles. Peu importait alors de savoir lire et écrire ces parchemins méticuleusement calligraphiés, car, comme pour les livres religieux, il suffisait que quelque spécialiste investi d’une mission divinatoire soit en mesure de les déchiffrer. Ce rôle départi, pendant des siècles, aux clercs dans les églises ou aux notaires dans les communautés reste, comme dans l’antiquité, l’apanage d’un petit nombre de lettrés.

2Dès la fin du Moyen Age, la maîtrise de la lecture et de l’écriture n’est plus réservée à une infime minorité et elle progresse dans le clergé et la noblesse mais aussi chez les notables des cités. Ces progrès précoces dans les villes et dans la France du Nord, s’avèrent plus tardifs dans le Midi où la langue française s’impose seulement comme langue écrite au cours du xvie siècle. Les clivages qui en résultent s’accentuent, au xviie siècle, lorsque les petites écoles se multiplient dans les provinces du Nord de la France.

3Réservé à une minorité, un enseignement se développe dans le Midi, sous l’impulsion des protestants et grâce à leur forte présence en Haute-Guyenne, notamment en Bas-Quercy et dans le Rouergue méridional, les huguenots suscitent, dès la fin du xvie siècle, un réel développement de l’instruction. Ayant conquis les élites urbaines, le protestantisme a certainement joué un rôle précurseur dans l’effort d’alphabétisation entrepris pour favoriser la lecture individuelle de la Bible. À la suite du Concile de Trente, l’Église catholique entend retrouver sa suprématie sur ses brebis égarées, s’engage à développer l’instruction des enfants et entre dans une compétition de plus en plus tumultueuse avec les protestants. Cet encouragement favorise, au xviie siècle, les créations de collèges dans les villes et la multiplication des petites écoles dans les campagnes. Les écoles catholiques profitent de l’étouffement progressif de l’enseignement huguenot jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, et leur essor se trouve décuplé, en particulier en Bas-Quercy, où s’appliquent des mesures répressives sévères afin d’extirper l’hérésie protestante.

  • 1 M. Fleury et P. Valmary, « Les progrès de l’instruction élémentaire de Louis XIV à Napoléon III d’ (...)

4Pourtant si l’on en croit les enquêtes menées depuis Dupin, au temps de Charles X, l’alphabétisation dans le Sud-Ouest demeure très faible par rapport à la France du Nord. Plus tard, en 1879, les résultats de l’enquête Maggiolo1, réalisée grâce à un comptage des signatures des époux, à l’occasion de leur mariage, mettent en exergue ce retard. Récemment, une enquête réalisée sous l’égide de l’INED, non seulement le confirme, mais encore l’amplifie. De fait, la ligne Saint-Malo-Genève, séparant un Nord alphabétisé et un Sud illettré, lieu commun de l’historiographie hexagonale traditionnelle, apparaît de nouveau confortée comme ligne de partage.

  • 2 Jean Houdaille, « Les signatures au mariage de 1740 à 1829 », dans la revue Population, no 1-1977. (...)

5Sans remettre en cause l’idée d’un retard, au demeurant facilement compréhensible, tant paraissent insurmontables pour les populations rurales du Midi les handicaps de la langue, de l’isolement et du poids des traditions, il a suffi de comparer le nombre de signatures de mariés relevées dans les registres paroissiaux et celui que l’on observe chez les notaires, à l’occasion de leur contrat, pour découvrir que les populations du Bassin aquitain étaient beaucoup moins illettrées que ne le suggère l’enquête Maggiolo ou celle de l’INED2. Car la mesure de l’alphabétisation en Haute-Guyenne est gravement sous-estimée lorsqu’elle est calculée d’après les registres paroissiaux dont la tenue est souvent déplorable et l’un des objectifs de notre étude, après une longue enquête dans les registres des notaires, consiste à mettre en évidence les écarts mesurés entre les deux types de sources. Cela permettra de mesurer les réels progrès de la scolarisation des enfants, en Haute-Guyenne, au cours des deux derniers siècles de l’Ancien Régime et de montrer que les pourcentages d’alphabétisation atteignent un niveau très supérieur à ce qui a pu être constaté antérieurement.

  • 3 Une série de travaux et de manuels ont paru de 1970 à 1981 :
  • 4 En 1977, Lire et écrire. L’alphabétisation de Calvin à Jules Ferry, un ouvrage publié sous la dire (...)

6Depuis quelques décennies, les historiens associent les progrès de l’instruction aux mutations de la culture qu’il s’agisse de celle du peuple ou de celle des élites. Abordant ces mutations avec rigueur, de nombreuses études ont complètement renouvelé l’histoire de l’enseignement en France et parachèvent les recherches menées depuis un siècle sur les progrès de la scolarisation. La publication de ces travaux compléte et approfondit l’enquête sur l’alphabétisation et surtout démontre la réelle volonté populaire de s’instruire. Des thèses récentes, comme celle de Jean Quéniart ou de René Grevet favorisent, grâce à l’établissement d’une typologie des signatures selon leur qualité d’écriture, une approche plus affinée des résultats de l’alphabétisation obtenus selon la méthode Maggiolo3. Une série de travaux de synthèse complète ces recherches et permet de clarifier le rôle et la place de l’école, dans la société du xvie au xixe siècle4.

7En dépit de toutes ces nouvelles approches, de nombreuses zones d’ombres demeurent dans l’histoire de l’enseignement avant la Révolution, et, en particulier, en Haute-Guyenne et dans toutes les provinces d’Aquitaine, quelque peu délaissées par les chercheurs. La floraison de monographies villageoises élaborées au temps des polémiques entre cléricaux et anticléricaux permet parfois d’apporter quelques précisions sur l’école ; mais les études plus globales sont rares et une synthèse s’impose afin d’analyser les progrès de l’instruction à la fin de l’Ancien Régime. Partant de sources rarement exploitées comme les minutes notariées, les archives ecclésiastiques ou celles provenant de l’administration royale, il s’agit d’éclairer ces points obscurs aussi bien que de tenter une interprétation qui permette de mieux cerner l’évolution de l’enseignement, en Quercy et en Rouergue.

  • 5 Maria Rosaria Pelizzari (sous la dir. de), Suite vie della scrittura, alfabetzzatione, cutura scrr (...)
  • 6 Le terme acculturation est pris ici au sens que lui donnent les sociologues, soit une progressive (...)

8S’en tenir à une analyse de cette évolution sans chercher à comprendre comment s’expliquent les retards de l’alphabétisation serait évidemment la réduire à un simple commentaire de données sociologiques. Comme l’ont fait de nombreux chercheurs, et encore tout récemment, ceux réunis en colloque, à l’université de Salerne5, il s’agit de se demander quels étaient jadis l’importance et le crédit accordés à la signature et si celle-ci est bien le meilleur moyen d’évaluer l’alphabétisation. Allant plus loin dans notre réflexion, il nous est apparu nécessaire d’analyser l’analphabétisme des populations, de le replacer dans une analyse plus globale du système social tel qu’il fonctionne, sous l’Ancien Régime, dans l’Est aquitain, et de tenir compte du poids des traditions et des comportements dans les processus d’acculturation6.

9S’inscrivant dans le champ de l’histoire des mentalités, cette approche analyse les représentations du peuple et celles des élites à l’égard de la lecture et de l’écriture comme à l’égard de l’instruction. Il convient de la compléter par l’étude des structures socioculturelles, puis de comprendre pourquoi les progrès de l’alphabétisation ont été plus lents en Haute-Guyenne qu’ils ne l’ont été dans d’autres provinces. Cette analyse doit conduire à préciser comment s’exprime la volonté de plus en plus clairement affirmée de savoir lire et écrire, surtout de la part de ceux qui se trouvent au contact de deux cultures : celle des lettrés et celle des illettrés.

  • 7 Michel Vovelle, Idéologies et mentalités, Paris, rééd. Gallimard, folio, 1992, pp. 171-184. Il rep (...)
  • 8 Jean-Pierre Gutton, La sociabilité villageoise dans l’ancienne France, Paris, Hachette, 1979.
  • 9 Louis Dollot, Culture individuelle et culture de masse, Paris, PUF, 1974. Ce Que sais-je ? récapit (...)

10Ceux que Michel Vovelle appelle les « intermédiaires culturels »7, ont suscité peu de recherches même si tel ou tel aspect de leur rôle dans la sociabilité villageoise8 a déjà été étudié. En replaçant notre enquête sur l’acculturation des notables ruraux dans un système de représentations, de pouvoirs et de rapports sociaux particulièrement complexes, il s’agit de comprendre la lente évolution des mentalités dans une province méridionale et d’expliquer le rôle de médiateurs culturels que jouent ces notables dans les progrès de la francisation et de l’instruction du peuple. Il s’agit encore d’analyser comment nos ancêtres sont passés d’une « culture sauvage » essentiellement orale où l’écrit restait réservée aux savants et aux lettrés à une culture où l’écriture occupe une place déterminante dans l’acculturation populaire et dans l’organisation de la vie collective, tout en contribuant à la « civilisation » des masses rurales, c’est-à-dire à leur accès à la nouvelle « civilité »9.

  • 10 Ce que Michel Vovelle a appelé la « sensibilité prérévolutionnaire », dans Idéologies et mentalité (...)

11Au sein de la société urbaine, l’utilisation de l’écriture dans les affaires courantes, la lecture de nombreuses œuvres littéraires religieuses et profanes, une certaine participation à la rédaction de chroniques ont créé un terrain favorable à l’activité scripturaire qui prend alors la forme de livres de raison, de mémoriaux ou de livres de comptes dus le plus souvent à des marchands ou à des notables. Ce milieu urbain nourri d’une longue tradition littéraire, en particulier celui des marchands et fabricants montalbanais de souche huguenote, favorise la création de sociétés de lettres et de pensées qui, au xviiie siècle, contribuent à la diffusion des idées nouvelles et à l’émergence d’un nouvel état d’esprit10.

12Incontestablement, un bouleversement se produit, au xviie siècle, lorsque s’affirme une volonté populaire de s’instruire. L’objectif de nos recherches est de montrer que ce changement transforme les mentalités collectives et annonce les mutations profondes des sociétés rurales et urbaines dont il nous semble possible de considérer qu’elles s’amorcent dès le xviiie siècle. Ces recherches doivent permettre de saisir les différents aspects de l’acculturation du peuple, des notables ruraux et des élites et de montrer comment l’école se trouve depuis plusieurs siècles, au cœur des processus de transformations de la société. Afin d’atteindre ces objectifs d’explication, la tâche de l’historien à la fois passionnante et ingrate consiste à démêler les fils d’un énorme écheveau où s’enchevêtrent, sous l’Ancien Régime, religion, culture, pouvoir et société.

Notes

1 M. Fleury et P. Valmary, « Les progrès de l’instruction élémentaire de Louis XIV à Napoléon III d’après l’enquête de Louis Maggiolo (1877-1879) », dans Population, no 1 - 1957. Cet article reprend l’état récapitulatif et comparatif indiquant par département, le nombre de conjoints qui ont signé l’acte de leur mariage entre 1686-1690,1786-1790, 1816-1820 et 1872-1876. Le recteur honoraire L. Maggiolo, chargé de mission par le ministère de l’Instruction publique, a repris une technique déjà utilisée à des fins statistiques, mais en lui donnant une ampleur sans précédent grâce aux documents fournis par 15928 instituteurs.

2 Jean Houdaille, « Les signatures au mariage de 1740 à 1829 », dans la revue Population, no 1-1977. Il s’agit d’une enquête menée par l’ined à partir des registres paroissiaux. Les résultats portent sur des regroupements de départements et sont donc difficilement utilisables, mais ils considèrent qu’en moyenne les statistiques de l’enquête Maggiolo sont surévalués de 10 % dans le Sud-Ouest.

3 Une série de travaux et de manuels ont paru de 1970 à 1981 :

  • En 1970, au Congrès des Sociétés savantes de Reims, quatre intervenants, Dominique Julia, Jean Meyer, Jean Quéniart et P. Zind, ont contribué à l’émergence de nouvelles problématiques.
  • En 1971 et 1972, les travaux de Mireille Laget pour le Languedoc et ceux de Michel Vovelle pour la Provence, ont abouti à la publication d’études d’une grande précision sur l’instruction dans ces provinces méridionales.
  • En 1978, est éditée la thèse de Jean Quéniart intitulée Culture et société urbaine dans la France de l’Ouest au xviiie siècle. Par l’établissement d’une typologie des signatures selon leur qualité d’écriture, cette thèse permet d’affiner les résultats de l’alphabétisation obtenus selon la méthode Maggiolo.

4 En 1977, Lire et écrire. L’alphabétisation de Calvin à Jules Ferry, un ouvrage publié sous la direction de François Furet et Jacques Ozouf, a permis de clarifier le rôle et la place de l’école dans la société du xvie au xixe siècle.
- En 1981, paraît une Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, en 4 tomes. Le deuxième rédigé par François Lebrun, Marc Vénard et Jean Quéniart concerne la période « de Gutenberg aux Lumières » et constitue une solide synthèse des recherches récentes.

5 Maria Rosaria Pelizzari (sous la dir. de), Suite vie della scrittura, alfabetzzatione, cutura scrritta e istituzioni in età moderna, Naples, Università degli studi di Salerno-ESI, 1989, 650 p. Compte rendu des actes de ce colloque est donné sous la plume de Michèle Benaiteau, dans Annales ESC de janvier-février 1993.

6 Le terme acculturation est pris ici au sens que lui donnent les sociologues, soit une progressive acquisition d’une culture au détriment de la culture traditionnelle.

7 Michel Vovelle, Idéologies et mentalités, Paris, rééd. Gallimard, folio, 1992, pp. 171-184. Il reprend l’expression utilisée à l’occasion d’un colloque organisé, en 1978, par le Centre méridional d’histoire sociale, des mentalités et des cultures.

8 Jean-Pierre Gutton, La sociabilité villageoise dans l’ancienne France, Paris, Hachette, 1979.

9 Louis Dollot, Culture individuelle et culture de masse, Paris, PUF, 1974. Ce Que sais-je ? récapitule en quelques pages dans le premier chapitre, les différentes approches historiques de la notion de culture. L’expression de « culture sauvage », citée par Louis Dollot, est tirée du livre original, Primitive culture, d’Edouard-Burnett Tylor, un historien et ethnologue anglais du xixe siècle.

10 Ce que Michel Vovelle a appelé la « sensibilité prérévolutionnaire », dans Idéologies et mentalités, cité ci-dessus. Il s’agit du titre d’une des contributions qui se trouvent rassemblées dans cet ouvrage, pp. 277-304.

© Presses universitaires du Midi, 1999

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