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Les juifs et la ville

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Chantal Bordes-Benayoun

Deuxième partie : la citoyenneté, constructions, et obstacles

1942-1944. Autour de la clandestinité en ville

Jean Estebe

Texte intégral

  • 1 Raul Hilberg, La Destruction des juifs d‘Europe, Folio histoire, 2 vol., 1992. Tarend Hannah, Eich (...)

1À partir de l'été 1942, les Juifs étrangers résidant en France sont en péril mortel puisque la police française les traque pour les livrer à l'ennemi. Après l'occupation de la zone libre, en novembre 1942, ce sont pour l'essentiel les Allemands qui se chargent directement des déportations, du moins en Midi toulousain, domaine privilégié de cette étude. A ce moment-là, tous les Juifs sont menacés quelle que soit leur nationalité. En Haute-Garonne, 2 038 personnes au total ont été victimes des déportations raciales, soit environ le tiers des Juifs étrangers et le dixième des Juifs français habitant le département. Si, malgré ce terrible bilan, la majorité des Juifs ont réussi à se sauver, c'est pour de nombreuses raisons, mais d'abord grâce à leur sens de l'initiative : les Juifs ont pris leur sort en mains et ne se sont pas comportés comme ces agneaux qu'on égorge décrits par Hannah Arendt ou par Raul Hilberg dans des ouvrages, certes remarquables, mais beaucoup plus valables pour l'Europe orientale que pour la France1. Quelles méthodes d'autodéfense les Juifs menacés de mort ont-ils adoptées et quels sont les milieux sociaux où ces méthodes ont pu être couronnées de succès ? Le problème se pose très différemment selon qu'on se place en ville ou en milieu rural.

2Ayant rappelé le cadre politique et social dans lequel se situe la persécution de 1942-1944, nous observerons donc d'abord le cas d'une famille juive en fuite dans un village : comparaison nécessaire qui permettra de déceler a contrario les caractères originaux de la vie clandestine en milieu urbain. On terminera en montrant comment s'établit une tension entre vivre et survivre chez les Juifs qui sont entrés dans la clandestinité.

Antisémitisme et société

  • 2 Par le recensement de l'été 1941 (loi du 2 juin) et l'apposition de la mention juif sur les cartes (...)
  • 3 Les deux statuts des Juifs (2 octobre 1940 et 2 juin 1941) promulguent de nombreuses interdictions (...)
  • 4 Décret du 4 octobre 1941.

3L'État français entre octobre 1940 et décembre 1942 prend une série de mesures qui font des Juifs une catégorie inférieure de la société. Les Juifs sont comptés et recomptés2, mis sous surveillance, privés très souvent de leur profession antérieure, réduits à la pauvreté3 ; les jeunes gens sont parfois empêchés de poursuivre leurs études. Une bonne partie des Juifs étrangers sont placés dans des camps4. Parmi les Juifs restés en semi-liberté, beaucoup sont assignés à résidence : dans la région toulousaine, à Luchon (Haute-Garonne) ou Lacaune (Tarn), par exemple. Aux yeux des nazis, les Juifs, ainsi confinés dans un espace social exigu, se trouvent en situation idéale pour être regroupés et capturés.

4On sait que la décision de la Solution finale, c'est-à-dire du meurtre collectif des Juifs d'Europe, fut prise par les nazis au plus haut niveau après l'attaque contre l'URSS. Il est certain que le gouvernement de Vichy n'y fut pour rien. En revanche, c'est avec l'accord du gouvernement et avec l'aide efficace de l'administration française qu'au cours de l'été 1942 des dizaines de milliers de Juifs étrangers furent livrés à l'ennemi.

5Malgré de nombreux dysfonctionnements de détail, dus à l'action de fonctionnaires choqués par la tâche qu'on leur faisait exécuter, la machine bureaucratique tourna pour l'essentiel selon les règles. Tout un personnel discipliné contribua à la déportation : policiers, gendarmes, GMR, fonctionnaires des préfectures et agents de la SNCF. Le personnel administratif français est honnête et efficient : ses qualités du temps ordinaire prirent alors un tour kafkaïen. C'est au nom de la conscience professionnelle et en application de principes traditionnels que fut organisée la déportation vers les chambres à gaz. À cet égard, le contraste est grand entre la France et l'Italie où les fonctionnaires furent très largement accessibles à la corruption et à la compassion, du moins tant que les Italiens seuls furent concernés par l'antisémitisme d'État. Passion aveugle du service de l'État chez les uns, discipline routinière chez les autres, crainte de perdre son emploi – Sans doute ! La sottise bureaucratique a sévi à tous les niveaux. Mais le phénomène est souvent plus complexe et s'apparente à la schizophrénie. En effet, le même bureaucrate a pu avoir des attitudes fraternelles envers les persécutés à titre privé et se comporter de manière cruellement zélée en tant que serviteur de l'État.

6Après novembre 1942 et l'occupation de la zone libre par les Allemands, le relais est pris pour l'essentiel par la Gestapo, qui se charge désormais de la traque des Juifs avec une aide très réduite de la police française (du moins dans la région toulousaine). Autour de Toulouse, les Juifs connaissent un répit de neuf mois, car les déportations ne reprennent réellement qu'en juillet 1943. La Gestapo, police remarquablement organisée, réussit des actions efficaces contre les résistants et les Juifs. Vu son faible effectif, elle cherche des cibles policièrement rentables : les Juifs groupés à la ville ou à la campagne, par exemple 14 personnes à Saint-Antonin, bourgade du Tarn-et-Garonne, ou 18 réfugiés juifs habitant à Labessonié (Tarn) dans le même hôtel ; les Juifs résistants qui sont pourchassés avec une âpreté particulière ; les Juifs riches dont on veut piller les biens. À l'occasion, sur dénonciation, la police allemande arrête quelques Juifs isolés s'ils sont accessibles, surtout ceux qui demeurent à Toulouse.

7La Gestapo ne peut fonctionner qu'à l'aide d'un personnel d'auxiliaires français permanent ou occasionnel. Ces agents de l'occupant (qu'on peut connaître grâce aux procès de l'épuration) sont le plus souvent de jeunes marginaux dévoyés, parfois âgés de 16 à 17 ans, avec une forte proportion de femmes de même type social. Les lettres anonymes dénonçant des Juifs ont peut-être été écrites par des auteurs appartenant à une gamme sociale plus étendue. L'obscurité règne sur l'ampleur d'un phénomène dont la réalité est incontestable. J'ai pu en trouver une vingtaine.

  • 5 La lettre pastorale de Mgr Saliège du 23 août 1942 dénonce les déportations de Juifs. Mgr Théas, é (...)

8Et le public ordinaire ? Comment réagit-il face aux persécutions ? – Avant Tété 1942, c'est l'indifférence qui règne ; on dénote même quelques traces d'antisémitisme traditionnel, à vrai dire assez peu virulent. Les Juifs sont parfois l'objet de propos hostiles où ils sont dépeints comme de riches oisifs ou comme des fauteurs du marché noir. Mais tout change avec les premières déportations qui ont incontestablement choqué l'opinion, sensibilisée dans la région toulousaine par le blâme public de Mgr Saliège, archevêque de Toulouse5. L'opinion est donc nettement favorable aux Juifs après août 1942. Cela ne veut pas dire que toutes les portes se sont ouvertes à eux. Mais il est clair que les Juifs ont pu trouver dans la population des gens, très nombreux, qui leur ont apporté une aide efficace depuis le mensonge opportun jusqu'à l'hébergement de longue durée. Les témoignages sont d'accord sur ce point.

9Telles sont, schématiquement décrites, les conditions dans lesquelles se trouvent les Juifs. Certains ne bougent pas : gens âgés ou trop peu instruits pour comprendre quelle est la situation. Néanmoins, la plupart d'entre eux font preuve d'initiative et se cachent. La première idée qui leur vient consiste souvent à se terrer à la campagne.

La fuite à la campagne

10La fuite dans un village perdu peut se révéler un choix très judicieux. L'exemple du docteur G., qu'il a lui-même analysé avec une grande lucidité, nous permettra de saisir quelques aspects plus généraux. Au début de 1943, le docteur G., qui était jusque-là assigné à résidence à Luchon, part se cacher à Saint-Pierre-de-Trivisy, un village de la montagne tarnaise, en compagnie de sa femme et de sa fille âgée d'un mois. Quels sont les avantages et les inconvénients d'un tel choix ? Inconvénient majeur : à la campagne, tout le monde se connaît et, très vite, le village entier sait qu'une famille juive habite à tel endroit. Il n'y a pas réellement clandestinité et les faux papiers ne servent pas à grand-chose. Premier avantage : les G. sont, de fait, à l'abri de la Gestapo à condition de rester isolés. Mais ils sont à la portée des gendarmes français si ceux-ci exécutent les ordres d'arrestation des Juifs qu'ils ont reçus à cette époque. Avantage essentiel : à la campagne, on trouve des fonctionnaires isolés qui peuvent réagir humainement, en individus responsables et non en rouages d'une machine. Des relations personnelles peuvent s'établir entre un Juif et les représentants de l'autorité. Le docteur G., très conscient de ce qu'il fait, va se présenter aux divers responsables locaux, en particulier au brigadier de gendarmerie. Ce dernier lui fait bon accueil et fait comprendre à G. qu'il l'avertira à la première alerte, c'est-à-dire s'il reçoit Tordre d'arrêter des Juifs. Ce qui fut fait.

La clandestinité en ville

11Parmi les Juifs qui fuient, certains font au contraire le choix de se cacher dans une ville. Ce choix peut se révéler judicieux à trois conditions : choisir une grande ville où l'on peut se fondre dans l'anonymat, changer de domicile et se rendre dans une métropole où l'on est inconnu, changer d'identité en se procurant de faux papiers. C'est le cas d'une famille de cinq personnes : les H., Juifs d'origine roumaine dont les enfants sont nés en France. Tous les cinq fuient Toulouse à l'automne 1942, après une descente policière à leur domicile à laquelle ils ont échappé grâce à un mélange de chance et de présence d'esprit. Depuis plusieurs semaines, les parents et la fille aînée se sont procuré – fort cher – de faux papiers d'identité ; en principe, les deux autres enfants, qui ont moins de 16 ans, n'en ont pas besoin. Le départ a été prévu dans le détail : les H. se rendent d'abord chez des amis juifs de Toulouse qui les hébergent un jour ou deux, puis ils vont séparément à Lyon chez des cousins. Ensuite la famille prend un nouvel appartement à Lyon et vit comme une famille française ordinaire. La fille cadette, Suzanne, qui vient d'avoir 16 ans, travaille comme ouvrière dans un petit atelier pour obtenir une carte de travail, plus fiable qu'une carte d'identité aux yeux de la police. Les H. ne seront plus inquiétés et se retrouvent sains et saufs à la Libération. En revanche, les grands-parents, qui sont restés à Toulouse, les amis toulousains et les cousins lyonnais ont été pris et sont morts en déportation.

12Cette disparition dans la grisaille d'une métropole exige évidemment qu'on réduise les contacts avec autrui le plus possible. C'est la dure expérience que fait Suzanne H. dans son atelier lyonnais. Plus pénible encore que le travail ouvrier se révèle l'entourage. En effet, sans savoir qu'elle est juive, des camarades d'atelier tourmentent Suzanne, plus jeune, qui est contrainte d'avaler sa rage : « Il fallait se taire, s'écraser, ne pas se faire remarquer ». Cette indifférence apparente redouble la hargne de ses persécutrices, exaspérées par l'absence de réaction de leur victime. Le problème des accents étrangers se pose aussi pour beaucoup de Juifs. Pour toute démarche administrative : aller chercher sa carte d'alimentation par exemple, il faut que le natif de Pologne ou de Roumanie feigne l'aphonie et se fasse accompagner par un ami à l'accent autochtone. Outre le secret et la crainte perpétuelle, ces Juifs clandestins connaissent les mêmes difficultés que les Français non-juifs : se nourrir, se vêtir, se chauffer. Mais il leur faut aussi trouver des moyens de subsistance improvisés lorsqu'ils ont perdu la possibilité d'exercer leur métier. Les H. vivent en liquidant peu à peu les bijoux de la mère avec l'appoint fourni par le salaire de leur fille. A Toulouse, E., jeune docteur en médecine, fait de petits boulots successifs : vente de sandwichs à la gare, leçons de ski à Puymaurens, remplacements médicaux (illégaux), etc.

13Il y a souvent une zone d'ombre dans la vie de ces Juifs clandestins. Il leur est difficile de conserver les règles morales qu'ils respectaient avant 1940. Certains jeunes gens associés en petites bandes s'en tirent en jouant au poker et en trichant selon un code convenu entre eux. Il est clair que des adolescents tombent alors dans la délinquance, des adolescentes dans la prostitution ou la semi-prostitution. C'est l'un des périls que veulent éviter les mouvements organisés de sauvetage des enfants comme le réseau Garel issu de l'OSE (Organisation de secours aux enfants), très actif dans la région toulousaine, et surtout les Éclaireurs Israélites (El). Ceux-ci ont réussi, depuis leurs centres de Moissac et de Lautrec, des coups assez extraordinaires. Gamzon, responsable des El, voulait en effet non seulement sauver ses pupilles, mais aussi leur permettre de réussir leur vie après la guerre. Avec un double souci permanent : leur éviter de tomber dans la délinquance et leur faire continuer leurs études. Le jeune A., qui se trouvait dans le foyer El de Moissac, fut ainsi envoyé à Lyon après les premières déportations dans des conditions où il put continuer sa scolarité jusqu'au baccalauréat sous une identité dûment « aryanisée ». Il faut ajouter que ces opérations remarquables par le nombre des enfants sauvés ont coûté cher en vies humaines puisque sur 88 permanents nationaux du réseau de camouflage des El, 26 furent déportés et 4 fusillés.

14Mais les Juifs « en cavale » dans une grande ville ne peuvent pas penser constamment à leur survie et aux précautions qu'ils doivent prendre. Il est très remarquable que, dans une situation aussi dramatique, la vie continue avec ses exigences ordinaires.

La tension entre vivre et survivre

15Les Juifs qui vivaient dans la clandestinité n'étaient pas des êtres abstraits préoccupés uniquement par leur survie. Malgré la persécution et le danger de mort, la vie continuait. Les activités religieuses et culturelles, les passions et les plaisirs ont suivi leur cours, même si c'était à un rythme plus irrégulier qu'autrefois. Les jeunes gens vont danser dans les bals interdits. Les relations sexuelles ou amoureuses se nouent et se dénouent. Bien des couples existant encore aujourd'hui se sont formés pendant cette vie clandestine. Des bébés naissent. Un séducteur parisien patenté continue ses ravages à Toulouse. On va au cinéma, à la piscine...

16Tout cela présente des dangers et contredit le code implicite de la vie clandestine. Le plus grave de ces dangers vient sans doute de la pratique du culte qui désigne les Juifs aux Allemands. À Toulouse, Montauban et quelques autres villes de la région, des communautés sont en relations régulières avec le consistoire. Des rabbins sont régulièrement nommés. Les fidèles réclament au consistoire qu'on leur procure du pain azyme : celui-ci leur est fourni contre des tickets d'alimentation. Toute une organisation existe en 1943 avec transport des azymes par la route vers les principales villes de France. La famille J. qui, après 1942, se cache avec une énergie et un soin remarquables, fait préparer sa bar-mikvah au fils aîné ; il lui faut donc apprendre quelques notions d'hébreu à la synagogue. Au cours d'une de ces leçons, il voit des policiers allemands entrer dans le temple, et ne doit son salut qu'à une fuite précipitée. La volonté de survivre comme individu s'accompagne naturellement de la volonté de perpétuer le groupe auquel on appartient. Mais les deux soucis sont-ils compatibles dans l'univers absurde de la shoah ?

17La grande ville d'un côté, la campagne de l'autre constituent deux cas extrêmes. Nous les avons choisis pour leur simplicité et leur symétrie : la ville peut procurer l'anonymat, mais avec un danger policier permanent ; en milieu rural l'anonymat est impossible, mais la complicité avec les fonctionnaires est facile à obtenir. Il existe évidemment une série de situations intermédiaires. Toutefois, les deux cas ont un point commun : l'environnement non-juif globalement favorable. Il est clair que le sens de l'autodéfense des Juifs et l'attitude fraternelle de bon nombre de goys seront les deux faces d'une même réalité sociale qui se commandent Tune l'autre. Sans environnement complice, l'autodéfense des Juifs ne sert pas à grand-chose : on s'en rend compte en Pologne (du moins en règle générale). La réciproque est vraie :

  • 6 Adam Rayski, Le Choix des juifs sous Vichy, La Découverte, 1992, p. 113. Pour de plus amples dével (...)

« Pour qu'il y ait complicité il a bien fallu que les juifs cessent de se comporter en objets, qu'ils se décident à devenir des sujets, des acteurs du drame dans lequel ils ont été projetés. » (Adam Rayski)6

Notes

1 Raul Hilberg, La Destruction des juifs d‘Europe, Folio histoire, 2 vol., 1992. Tarend Hannah, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 1966, puis Folio histoire (très discutable par endroits).

2 Par le recensement de l'été 1941 (loi du 2 juin) et l'apposition de la mention juif sur les cartes d'identité et d'alimentation (11 décembre 1942).

3 Les deux statuts des Juifs (2 octobre 1940 et 2 juin 1941) promulguent de nombreuses interdictions professionnelles. La confiscation des biens juifs en zone libre résulte de la loi du 22 juin 1941. La limitation du nombre des étudiants juifs est du 22 juillet 1941.

4 Décret du 4 octobre 1941.

5 La lettre pastorale de Mgr Saliège du 23 août 1942 dénonce les déportations de Juifs. Mgr Théas, évêque de Montauban, et Mgr Moussaron, archevêque d'Albi, suivent son exemple quelques jours après.

6 Adam Rayski, Le Choix des juifs sous Vichy, La Découverte, 1992, p. 113. Pour de plus amples développements et une bibliographie détaillée, on peut se reporter à l'ouvrage : Les juifs à Toulouse et en Midi toulousain au temps de Vichy, sous la direction de Jean Estèbe, avec la participation de Chantal Benayoun, Sylvaine Guinle-Lorinet et Eric Malo, Toulouse, PUM, 1996.

© Presses universitaires du Midi, 2000

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