1La sarcelle, oiseau qui peuple le bord des étangs, a disparu du site où s'élève aujourd'hui le grand ensemble du même nom. Le béton a conquis l'espace des marécages, dessinant des territoires dont on a dit qu'ils étaient frappés d'anomie et qui peu à peu prirent corps en se singularisant. C'est ainsi que se raconte parfois, chez les Juifs de Sarcelles, l'histoire de la construction communautaire. Les oiseaux avaient déjà déserté le paysage quand eux-mêmes furent parachutés d'Afrique du Nord, et le signifiant du nom ne référait plus qu'au malaise des banlieues. Mais, aujourd'hui, les Juifs se sont dotés d'un mythe fondateur. Du béton borné par des terrains vagues et des étangs a surgi la ville ; l'espace non aménagé est devenu espace social. On voit se profiler, dans un mouvement d'inversion des signes, l'image d'Israël, bâtie sur le désert. Le mythe fondateur pose l'existence d'un territoire, certes discontinu, mais présentant des poches de ségrégation ; d'une communauté qui connaît le fractionnement et les conflits mais qui a mis en place un réseau social dense. La population juive de Sarcelles, où les originaires de Tunisie dominent, est « territorialisée », selon la définition sociologique du marquage et le vocabulaire employé par un responsable de la principale société de gestion immobilière. Où Ton voit que les logiques politiques rejoignent, si elles ne les entérinent pas, les stratégies des acteurs.

La dispersion impossible

2L'existence de la communauté juive est le résultat de deux types de trajectoires : l'enracinement sans perte identitaire des populations juives venues d'Afrique du Nord, à partir des années soixante, et l'arrivée de nouvelles vagues, montées de la capitale ou de sa périphérie et qui participent au mouvement de renouveau religieux. Elle aurait connu deux phases. La première, de mise en place d'actions socioculturelles spécifiques, émanant d'organisations centrales et à visée intégratrice ; puis, une évolution, dans certaines fractions de la population, vers une atomisation communautaire et une suprématie du religieux qui concourent à créer des enclaves territoriales où l'on peut « mener une vie juive ».

3Le territoire juif sarcellois s'est constitué selon le schéma inverse de la dispersion-succession, et on peut l'expliquer comme processus d'agrégation volontaire. Ce dernier se différencie d'une autre logique de ségrégation qui, elle, est liée à la dégradation du cadre de vie et à la constitution de populations captives. À partir de la relation posée par Park entre proximité spatiale et proximité sociale1, on distingue deux modes de distribution de la population qui est fonction, soit de la compétition économique pour les espaces valorisés, les espaces dégradés devenant espaces ségrégés, soit d'un choix social, corrélé avec le style de vie, le statut de l'habitat, l'espace étant le reflet des valeurs socioculturelles. Dans la réalité, les deux types de ségrégation ne s'excluent pas. L'agrégation volontaire peut cacher ou compenser des phénomènes d'exclusion. C'est le cas des membres les plus pauvres de la communauté juive qui participent à certaines formes de vie communautaire, tout en vivant loin du quartier résidentiel juif et des pratiques d'intense sociabilité qui s'y développent. Le haut Sarcelles, proche de la grande synagogue, est peuplé par ceux qui connaissent une assez grande mobilité sociale les situant en bonne position dans la compétition pour les espaces à forte valeur foncière. L'ascension sociale n'est plus assortie aujourd'hui d'un mouvement de dispersion dans l'espace de la ville. Elle permet au contraire la concentration dans les immeubles vendus en copropriété. Elle se conjugue avec des pratiques de différenciation et de séparation : multiplication des commerces cachers, des écoles juives, des associations religieuses d'intervention sociale.

Le territoire du mythe ou le mythe du territoire

4Mais si l'on suit Halbwachs, dans la description qu'il fait de la classe sociale comme groupe constitué, « l'organisation serait le signe et le résultat d'une représentation sociale intense2 ». Elle ne se réduit pas à des signes matérialisés dans l'espace. L'identité juive sarcelloise, dont on verra qu'elle est multiple en raison du fractionnement social de la population, puise sa force d'un mythe fondateur qui fait du territoire une création sui generis, sans modèle préalable et donc porteuse de tous les modèles. Sarcelles, en effet, dans les représentations collectives, est définie comme le lieu de l'origine. La ville représente le lieu où s'origine le grand ensemble. C'est là qu'on commence à en parler. C'est dans cet espace que viennent refluer toutes les images des problèmes qu'il pose et des malaises qu'il engendre. Sarcelles est aussi l'origine d'un pôle immigré juif : d'abord lieu où l'immigration trouve son point de destination désigné – on y avait construit des immeubles pour fonctionnaires qui seront destinés aux rapatriés d'Afrique du Nord –, puis son point d'ancrage.

5Ces deux représentations d'un lieu originaire se superposent. Et Sarcelles, lieu d'une nouvelle architecture de béton, d'un nouvel habitat social et du relogement, devient peu à peu le lieu où l'on reconstruit, à travers les réseaux immigrés d'abord, un tissu associatif, relais de l'intégration et bientôt producteur d'une identité urbaine spécifique. La création des organisations communautaires, leur évolution, leur démultiplication et leur renforcement – contraire au processus d'érosion qu'on aurait pu supposer – donnent à lire la construction d'une identité de groupe qui se fait parallèlement à celle d'une identité locale. La communauté, dont l'extension et la visibilité ont contribué à détruire, aux yeux de ses membres, l'image d'une cité engendrant l'anonymat et le malaise urbain, est investie de qualités positives par ceux qu'un retour à des valeurs religieuses a fait renaître. Elle est le lieu de la plénitude, protégeant du non-sens et de la solitude.

La construction de l'identité juive sarcelloise

6On retrouve la suprématie des valeurs du regroupement sur celles de la dispersion, le privilège de ce qui rend identique sur ce qui sépare. Les analyses historiques qui ont rendu compte de l'émergence de l'identité bourgeoise – identité urbaine et de classe–, où ce qui construit le citoyen d'une ville en fait le membre d'une classe (être bourgeois, n'est-ce pas à l'origine être ressortissant d'un bourg ?), peuvent éclairer la construction de l'identité communautaire. À condition de mettre l'accent sur l'« action collective » et les « processus d'identification des valeurs partagées », comme le fait un article intitulé « Identité urbaine et classes moyennes dans l'Angleterre moderne » de Jonathan Barry3. Le bourgeois cesse de nous apparaître sous l'aspect de l'entrepreneur individualiste. Pour qu'émergeât l'identité urbaine des classes moyennes, il fallait qu'existent des « corps collectifs constitués », organisations destinées à conférer aux villes leur permanence à travers l'édification de signes matériels ou symboliques. Il fallait mettre en place un « réseau de relations sociales et institutionnelles », assurant le soutien mutuel de ses membres et la distribution de la charité aux indigents. Ce type d'action collective joue un grand rôle dans les associations et la communauté au sens large.

7L'identité de groupe des Juifs de Sarcelles est au croisement du civique et du social. La communauté est une organisation qui a permis un ancrage dans la ville et les modes de sociabilité qui s'y développent reflètent les différences sociales. La constitution d'un réseau communautaire repose sur une « tension entre les principes d'égalité et d'inégalité4. En effet, si la solidarité et la fraternité sont le moteur de la création des institutions, la diversité de ces dernières exprime les divisions et les conflits. Cette approche de la construction de l'identité urbaine rejoint l'analyse anthropologique de la communauté juive d'Afrique du Nord, développée par Clifford Geertz et son équipe5, et qui décrit une organisation hiérarchique de la bienfaisance. Gérée par ceux qui occupent des positions au sommet de la hiérarchie sociale – la définition de ce sommet pouvant varier selon les époques et les lieux –, la communauté crée des institutions de culte mais aussi de diffusion culturelle et de secours mutuel dont la légitimité est fonction de la légitimité de leurs initiateurs et qui contribuent à asseoir leur pouvoir.

8À Sarcelles, les dirigeants communautaires et les forces sociales qu'ils représentent ont changé. Dans les années soixante, on trouvait, à côté du grand rabbin, une équipe de notables qui se définissaient volontiers comme « laïques », porteurs du modèle d'intégration. Ils ont mis en place des dispositifs d'aide destinés à des publics répertoriés selon les catégories utilisées dans les champs politique et scientifique. Ce modèle, qui se donne comme un calque du modèle républicain, pouvait cependant coexister avec la reconnaissance de certaines formes culturelles locales. C'est ainsi qu'à la fin des années soixante-dix, un mouvement de retour au particulier fut revendiqué, traditionalisme de distinction qui marquait la différence entre rites algérien, marocain et tunisien, et se démarquait d'une institution cultuelle centralisatrice. Les Juifs originaires du Maroc et de Tunisie organisèrent, dans les salles latérales de la grande synagogue, leur propre office au nom de la tradition retrouvée, avant de créer, sous couvert d'associations cultuelles spécifiques, des lieux de cultes dispersés dans l'espace et animés par des rav non consistoriaux.

9Les nouveaux dirigeants communautaires appartiennent à une nouvelle classe de notables ; ils sont porteurs d'une idéologie communautariste, de valeurs religieuses fortes pouvant régir tout le champ du social. Leur modèle d'organisation institutionnelle rompt avec le modèle politique de l'action sociale et contribue à la démultiplication des stratégies d'offres et de demandes d'intervention. Représentant un mouvement social de retour au rigorisme religieux, mais dont les formes sont multiples, les nouveaux dirigeants favorisent l'émiettement communautaire par la libre expression des particularismes, encourageant la création de lieux d'étude et l'initiative individuelle fondée sur le spontanéisme.

Traditionalistes et rigoureux

10Au premier stade de la construction communautaire, les responsables, sur la légitimité desquels se fonde l'identité du groupe, assoient donc leur pouvoir sur la reprise du modèle politique d'intégration sociale. Une commission administrative qui se substitue à la mairie tente de concilier ce modèle avec des valeurs culturelles et religieuses plus spécifiques. Un certain nombre de Juifs sarcellois sont restés sur cette position « intégratrice ». Elle repose sur les principes de la réserve et de la tolérance et peut inclure la défense du traditionalisme, tel qu'on l'a défini plus haut.

11Les familles qui mettent en avant leurs stratégies d'intégration, notamment à travers l'adoption d'un code de conduite conforme aux normes collectives de l'environnement local, insistent également sur les vertus de la neutralité et de la tolérance. On opte pour la modération dans l'affirmation de ses valeurs comme dans ses pratiques religieuses ; on est contre la visibilité qui frise la provocation ; on la met sur le même plan que le goût du paraître qui, frisant le mauvais goût, déclenche les jalousies. Alors qu'ils ne représentent qu'une minorité, ceux qui portent la kippa donneraient une fausse image de la communauté de Sarcelles. La communauté est essentiellement vécue comme un instrument de socialisation parmi les autres et qui ne doit pas entraver le rapport à l'urbanité et à la citoyenneté. À cause de ses multiples ressources – juives et non-juives – Sarcelles a acquis le statut de ville. Aujourd'hui « favorisée » en équipements et en espaces verts, elle oublie son passé de banlieue anomique. Beaucoup de ses habitants ne souhaitent pas la voir se transformer en ghetto suburbain.

12Au deuxième stade de la construction communautaire - la société française est traversée par une crise des valeurs familiales et une crise du modèle d'intégration-, les responsables fondent leur pouvoir non plus sur la conformité au modèle politique, mais sur la mise en place d'un dispositif modulable selon les situations sociales. Leur action se veut rassembleuse des courants les plus divers avec une écoute privilégiée pour une demande religieuse forte. C'est une forme d'action populiste qui vise à reconstruire, sur les débris laissés par une famille et des classes sociales « en miettes », de nouveaux rapports sociaux, fondés sur un pouvoir quasi paternel, une rigueur morale, une assistance débridée et une écoute sacralisée et non pédagogique de la demande populaire. À ce modèle communautariste répond la position séparatiste des « rigoureux6 ». Elle peut se lire comme le modèle inversé du fonctionnement du ghetto des années vingt, tel qu'il a été décrit par les anthropologues américains7. Pour l'école de Chicago, le ghetto est un espace de ségrégation volontaire mais préparant l'intégration. Il est une étape de l'immigration destinée à être dépassée par la dispersion dans la ville. Aujourd'hui, il semble que le processus soit inversé et qu'on soit passé à la position séparatiste après une phase intégratrice, soit en raison de la crise qui barre les possibilités de mobilité résidentielle et d'adhésion à des valeurs « universalistes », soit par choix d'un mode de vie différent.

13Aujourd'hui, l'espace contrôlé par la communauté – qui met à disposition commerces, centres d'études et de rencontre – délimite une aire de commodité et de confiance. La multiplicité des cours religieux dans les synagogues ou certains appartements privés fait également partie d'une stratégie d'insertion dans un tissu social où être juif ne va pas de soi comme chez les traditionalistes, mais suppose un engagement réfléchi. Il fallait aussi réapprendre à ses enfants à être juif, aller jusqu'à renforcer l'orthodoxie et les règles de séparation pour leur éviter les méprises et les mélanges. La séparation des hommes et des femmes, dans l'enceinte de la synagogue, va marquer un durcissement des positions, et une rupture entre traditionalistes et rigoureux est interprétée dans le sens d'une plus grande transparence. Elle codifie la différenciation des sexes qui allait de soi dans les sociétés traditionnelles, et met de l'ordre dans le flou des relations sociales. C'est sans doute parce que la transmission des valeurs échappe aux familles qui n'ont pas de capital culturel - désarroi voire démission face au comportement de leurs enfants - qu'elles s'en remettent à un ordre légitime, incarné par certains dirigeants communautaires ou figures charismatiques, ordre susceptible d'être décodé et qui les protège de l'assimilation, proche du chaos puisqu'elle repose sur la confusion et le mélange.

14La cérémonie des mariages, pierre angulaire de la famille, est alors devenue l'enjeu d'une lutte entre orthodoxes et traditionalistes, défendant respectivement le mariage « séparé », où hommes et femmes participent à la cérémonie dans des salles distinctes, et le mariage « mélangé ». Ce dernier, forme atténuée du mariage mixte – entre Juif et non-Juif – n'atteindrait pas, pour les orthodoxes, la pureté voulue, parce qu'il allie réjouissances profanes et célébration religieuse. Aux yeux des traditionalistes, au contraire, cette alliance séculaire du sacré et du profane en fait un rituel perpétuant la coutume tout autant que la loi.

La communauté est une grande famille

15Les familles « séparatistes » confortent les nouveaux dispositifs mis en place par le pouvoir religieux et qui tendent à l'orthodoxie, d'une part, et à un empiétement du religieux sur la société civile, d'autre part. Les orientations de la nouvelle commission administrative brouillent les repères établis par l'ancienne, notamment dans le domaine des attributions d'aide sociale et dans la distribution de la bienfaisance. Les familles à faibles revenus y trouvent leur compte avec les formes détournées ou déguisées de l'aide qui sauvegardent leur dignité. Les familles qui ont un revenu supérieur sont confrontées à l'inflation des collectes. Mais toutes font de Sarcelles le lieu emblématique de la solidarité. Il y a cette fois une idéalisation de la ville, qualifiée de « petite Jérusalem ». « C'est la source de notre bonheur de vivre là. » L'appartenance à la communauté de Sarcelles prime sur toutes les autres, en particulier sur l'appartenance à la nation française.

16Dans les classes moyennes, la recherche du cocon communautaire sert à repousser l'image de la banlieue dangereuse à laquelle Sarcelles serait abusivement identifiée. La communauté imaginaire – homogène et unifiée – est là pour remplir les vides d'une banlieue tout aussi imaginaire. On ne cherche pas seulement, comme dans la tradition, à protéger les filles contre les mauvaises rencontres, mais aussi les garçons contre les risques de contagion d'un milieu trop diversifié, synonyme de désordre. La séparation serait alors un rempart érigé contre la dégradation du tissu social.

17Le recours à une communauté protectrice peut aussi apparaître comme le moyen de supporter la crise. Les familles pauvres prêtent à l'organisation une toute-puissance démographique – en se persuadant que les Juifs « sont en majorité » –, économique et politique – en supposant l'existence d'un lobby qui pèserait sur les décisions de la mairie. Elles confortent les désirs hégémoniques des responsables communautaires. Stratégies des familles et dispositifs communautaires se renforcent mutuellement.

18Les nouvelles instances communautaires ont rompu avec le principe de la protection qui se substituait ou venait redoubler celle de l'Etat pour renouer avec la tradition de l'aide, à la fois anonyme et diffuse. Mais plus qu'à un retour à la tradition, c'est à une redéfinition de la tradition qu'on assiste. Sur la base des formes d'actions traditionnelles que sont le don périodique et l'aide intégrée dans la vie quotidienne, viennent se greffer toute une série d'actions sporadiques et de nature spontanéiste. La solidarité, c'est comme un bien qui circule à l'intérieur d'une famille, créant des liens indissolubles et instituant des échanges fondés sur le système du don et du contre-don. On agit vis-à-vis des autres membres de la communauté en prévision de ce qui pourrait arriver à soi-même, et l'on se sent comptable des services rendus. Il ne s'agit pas d'un calcul conscient mais d'un fonctionnement équivalent aux solidarités familiales distribuées sous forme d'héritage anticipé, de garde d'enfants ou de prise en charge des jeunes au chômage et des vieux dont la retraite est insuffisante. Dans la représentation des Sarcellois, la communauté est une grande famille.