1La découverte, par le Midi languedocien, d’une sculpture gothique « française », directement issue du domaine royal, et importée par le biais d’édifices dont les premiers sont militaires, la tour de Constance, à Aigues-Mortes, les remparts de Carcassonne et le château de Najac, est liée à la redistribution des pouvoirs qui a suivi le règlement de la crise albigeoise. Dès 1229, les sénéchaux de Louis IX cherchent à assurer la sécurité des nouvelles sénéchaussées de Beaucaire et de Carcassonne, contre les révoltés, mais surtout contre l’Aragon, en dotant Carcassonne d’une seconde enceinte1, et en faisant bâtir les remparts d’Aigues-Mortes. C’est également pour mettre fin aux soulèvements et protéger ses possessions contre les Anglais, qu’Alphonse de Poitiers, frère du roi, fait construire en Rouergue, à partir de 1253, le château de Najac, véritable « clef du pays »2 vers l’ouest.

Les fortifications royales

Le rempart de Carcassonne

2Les premières campagnes de travaux exécutées par les ingénieurs du roi de 1228 à 1239 à Carcassonne sur l’ordre des sénéchaux Eudes Le Queux et Jean de Fricamps consistèrent à rénover la vieille enceinte de la Cité et à créer une nouvelle enceinte, séparée de la première par des lices. Dans ces premiers travaux d’aménagement des remparts, la sculpture est totalement absente. Les premiers décors sculptés n’apparaissent que dans la tour de la Vade, une des tours construites après la grande révolte de 1240, sur la partie est du rempart, rectifiée lors de la démolition d’un faubourg qui pouvait menacer la sécurité de la Cité.

3La tour de la Vade est un édifice exceptionnel, terminé en 1245, une haute tour ronde3, à trois niveaux voûtés, surmontés de deux étages sous planchers. Les étages voûtés sont recouverts d’ogives quadripartites, chanfreinées, retombant sur des culots moulurés très débordants. Les deux premiers niveaux comportent des clés de voûte historiées. Au premier étage, la clef, qui représente l’Agneau de Dieu (fig. 66), est constituée d’un large disque circulaire, qui déborde sur les départs des nervures. Elle est bordée d’une étroite baguette torsadée, en marli, à l’intérieur de laquelle s’inscrit le corps enroulé de l’Agneau, dont la tête, retournée vers la croix, est entourée d’une auréole godronnée.

4On retrouve le même motif de godrons sur l’auréole de la Vierge à l’Enfant qui décore la clef du deuxième niveau (fig. 67). La clef est abîmée, une partie de la baguette feuillagée qui entourait et soulignait le disque de la clef a disparu. Les départs de nervure paraissent plus étroits que les ogives chanfreinées, et laissent à penser que la clef est utilisée en remploi, ou que la voûte a été remaniée. La Vierge est assise, dans une position raide et frontale sur un siège en forme de cathèdre. Elle porte une couronne percée de trous réguliers, sur un voile court. Le manteau qui drape ses épaules est attaché avec un lien étroit. L’Enfant à la même attitude raide, le même type de couronne, et un fermail sur l’encolure de la tunique. La raideur de la position de la Vierge et de l’Enfant, tous deux s’inscrivant dans une stricte composition rectangulaire, l’absence de plis, la draperie simplifiée, la forme de la couronne haute et droite, tout renvoie à un type de Vierge à l’Enfant catalan et roman qui s’est multiplié aux xii^e et xiii^e siècles.

5La structure même des deux clefs est une nouveauté étonnante pour la fourchette chronologique de 1240-1245, qui est celle de la construction de la tour de la Vade. L’apparition d’un thème historié, sur les clefs aménagées en disques plats, et la présence des minces baguettes ornées, sont des dispositions totalement inconnues dans le Languedoc de la première moitié du xiii^e siècle, où l’on a l’habitude des clefs cisterciennes. Elles posent le problème de l’origine du sculpteur qui a exécuté les œuvres. Les seules comparaisons satisfaisantes sont à faire avec les clefs de voûtes roussillonnaises, en particulier celles de la galerie ouest du cloître de la cathédrale d’Elne, datée de la première moitié du xiii^e siècle4. Les clefs de voûte historiées entourées d’une baguette ornée, en marli, y apparaissent, et vont se multiplier dans la galerie nord, puis, à la fin du xiii^e siècle dans la chapelle haute du palais des rois de Majorque. À côté du style des clefs, le deuxième sujet d’étonnement vient de l’emploi de clefs de voûte à thème religieux dans un édifice à vocation militaire. Mais leur présence dans la tour de la Vade peut s’expliquer par la destruction sur ordre des sénéchaux du roi d’une éventuelle église du quartier Saint-Michel, rasé après 12405. Par respect pour des œuvres sacrées on les aurait remployées dans un endroit proche de leur emplacement d’origine. Cela expliquerait en outre le caractère de remploi que présente la clef portant la Vierge à l’Enfant.

6Les clefs de la Tour de la Vade sont d’autant plus surprenantes que l’unique clef de voûte conservée en place dans une tour ouest du château comtal de Carcassonne, la tour de la Poudre, où elle accompagne de lourdes ogives chanfreinées retombant sur des culots simplement moulurés, est une clef de type cistercien tout à fait banale en Languedoc, constituée par une large rosace stylisée étalée à même le claveau.

Aigues-Mortes : la tour de Constance

7L’histoire de la création du port d’Aigues-Mortes6 est aujourd’hui bien connue. Après le rattachement du Languedoc oriental à la Couronne, Louis IX voulut avoir, sur une portion de rivage située entre les terres d’Empire et les possessions de l’évêque de Maguelonne et du roi d’Aragon qui se partageaient la seigneurie de Montpellier, un port dont il serait le maître exclusif. Les négociations commencées en 1240 aboutirent en 1248 à un échange de terrains avec l’abbaye de Psalmodi, propriétaire des terres et de la rade des « Eaux-Mortes ». Dès 1241 cependant, des travaux de voirie et de fortification avaient été entrepris, et en 1246 une charte accordée aux futurs habitants de la ville. Une lettre d’innocent IV, datée de 1246, parle d’un ouvrage fortifié, quoddam castrum. En août 1248, au moment de l’échange et de l’embarquement du roi pour la croisade, les travaux étaient assez avancés pour que l’acte de cession puisse faire état « du territoire sur lequel sont établis la ville d’Aigues-Mortes et les ouvrages fortifiés du même lieu », et fortalitia ejusdem loci. Une enquête que fit faire Philippe le Bel en 1298-1299, rappelle qu’aux alentours de l’année 1248, « le roi saint Louis dans l’intérêt de la sécurité des marins voulant aborder dans la sénéchaussée de Beaucaire, fit construire, comme l’indice d’un refuge assuré dans ce port, une tour d’une hauteur et d’une force admirables au sommet de laquelle fut placé un phare dans lequel, de nuit, on a coutume de faire brûler une lumière de façon à fournir un guide sûr aux voyageurs ». Il est convenu de reconnaître dans la « tour d’une hauteur et d’une force admirable » la tour de Constance, remarquable par l’épaisseur de ses murs. Enfin, dans une lettre que Clément IV adresse au roi en 1266, il est fait mention d’une « tour édifiée à grands frais, destinée à protéger le séjour des pèlerins et des marchands en partance pour la Terre Sainte ». On peut noter que la dite tour fut construite exactement aux mêmes dates que la Sainte-Chapelle.

8La tour de Constance, destinée à la défense et non à l’habitation, est un puissant donjon circulaire, comptant deux niveaux de salles au-dessus d’un cul-de-basse-fosse. La salle basse (fig. 68), de plan circulaire, est entourée par une coursière ménagée dans le mur, au niveau des reins des voûtes, ouverte vers la salle par onze baies en arc brisé. La salle est couverte d’une voûte à douze quartiers, dont les ogives, qui se rejoignent autour d’une clef annulaire, sont profilées en tore orné d’un filet, accosté de deux cavets. Les nervures retombent alternativement sur des culots et sur des colonnettes polygonales. La salle haute présente le même plan et les mêmes dispositions, avec alternance de chapiteaux et de culots.

9L’analyse de la sculpture peut être menée globalement dans les deux salles, où le même atelier de sculpture a travaillé. Les chapiteaux, de petit format par rapport aux ogives et aux colonnettes, ont un épannelage circulaire, sont surmontés de tailloirs moulurés de forme demi-hexagonale, avec une pointe en forte saillie vers l’avant qui leur donne une allure de bec, et se terminent par des astragales biseautés pentagonaux, comme le fût des colonnettes. Seuls les chapiteaux à crochets possèdent un disque sous le tailloir, bien visible sur les chapiteaux (fig. 68) de la salle basse, moins apparent sur ceux de la salle haute. Les culots, de petites dimensions également, sont surmontés par le même tailloir que les chapiteaux, et sont taillés en triangles dont les sommets reposent sur un motif végétal isolé.

10La forme polygonale des tailloirs, dont un angle se présente en pointe, prolongeant exactement le listel des ogives et déterminant un axe médian sur les chapiteaux et les culots, impose au décor une composition symétriquement ordonnée. Les crochets, taillés en forte saillie, conservent aux supports sculptés un caractère monumental certain, malgré l’épanouissement des végétaux, soigneusement dentelés et refouillés, qui tendent à s’étaler sur les corbeilles en décor couvrant. On a affaire à Aigues-Mortes à des crochets feuillagés, épanouis, très différents des formules de type premier gothique des chantiers de la première moitié du xiii^e siècle.

11Cependant, à part ces modèles à crochets qui apparaissent comme une survivance d’une mode en voie de disparition, l’essentiel du décor est constitué par des compositions végétales à caractère couvrant, qui enveloppent les corbeilles des chapiteaux et des culots à partir d’une tige ou d’un rameau axial d’où partent des séries de ramifications secondaires. La flore « au naturel », est représentée avec une variété de modèles choisis en fonction d’espèces clairement définies, feuilles de chêne accompagnées de glands et accrochées sur de fins pédoncules, bouquets de cresson, buissons de lierre, branches de vigne que le sculpteur a plusieurs fois répétés avec des variations portant sur l’importance des feuillages par rapport au support de la corbeille. Quel que soit le thème choisi, on est frappé par le caractère monumental de cette sculpture, qui s’accorde à la perfection avec les nouvelles ogives à listel. Il y a accord entre le maître de l’œuvre et le sculpteur, qui a épannelé ses chapiteaux et ses consoles de manière à ce que l’amande et les deux cavets de l’ogive aient leur exacte prolongation dans l’abaque en pointe et les feuillages bien ordonnés qui les reçoivent (fig. 69).

12La source de ces motifs, plus précieux que monumentaux, sculptés avec finesse et précision par des sculpteurs habiles, est parisienne. On retrouve dans la sculpture monumentale de la Sainte-Chapelle la même survivance de chapiteaux à crochets très épanouis, véritable bouquet végétal au bout d’un faisceau de tiges, qui correspond au dernier avatar du motif, et le même répertoire d’essences végétales décrites avec naturalisme. On remarque également dans la chapelle haute l’utilisation de tailloirs demi-hexagonaux. L’art de la Sainte-Chapelle est sans doute à l’origine7 du bel ensemble de la tour de Constance, qui a eu le mérite de faire connaître au Midi languedocien des modèles végétaux naturalistes propres à renouveler les schémas de la première sculpture gothique.

Le donjon de Najac

13Le château de Najac8, fondé probablement vers 1 100 par Raymond IV de Saint-Gilles, comte de Rouergue et de Toulouse, fut l’objet au xii^e siècle d’âpres rivalités entre les Anglais et les comtes de Toulouse. L’enjeu de la possession de Najac devait être important, puisque Louis IX en exigea la remise, au moment de la paix de Lorris, en 1243, alors même que le Rouergue restait possession de Raymond VII. Les châteaux de Najac, de Puycelsi en Albigeois, de Laurac en Toulousain, de Penne en Agenais furent livrés pour cinq ans au roi de France, qui les rendit au comte de Toulouse en 1248. À la mort du comte, et à l’avènement de Jeanne de Toulouse et d’Alphonse de Poitiers, il y eut un soulèvement à Najac, lié à une série de mouvements dans l’Albigeois et le Rouergue. Les habitants de la ville, soulevés par les anciens seigneurs dépossédés de leurs seigneuries par les comtes de Toulouse, se firent livrer le château et jurèrent de ne pas le laisser soumettre à un prince étranger9. Sicard Alaman, lieutenant général de Raymond VII, puis d’Alphonse de Poitiers10, soumit la forteresse en 1250, et en 1255 Alphonse de Poitiers accordait une Charte de coutumes aux habitants de Najac11.

14Pour empêcher de nouveaux soulèvements et contrer les Anglais, Alphonse de Poitiers décida de faire reconstruire la forteresse, et dès 1253, le sénéchal Jean d’Arcis commandait les premiers travaux : sa lettre au prince du 21 février 1253 est précieuse à plus d’un titre, car elle donne, à côté des renseignements sur l’organisation matérielle d’un grand chantier, le point de départ de la reconstruction12. Les travaux coûtèrent plus de 16000 livres tournois13, et en 1271, à la mort d’Alphonse et de Jeanne de Poitiers, Najac devint châtellenie royale.

15L’architecte d’Alphonse de Poitiers conserva une grande partie du château précédent, auquel il ajouta une troisième enceinte. L’essentiel de la campagne de 1253 consista à relever les quatre courtines de l’enceinte intérieure, en conservant une tour de plan carré située dans l’angle sud-ouest, et en faisant construire cinq tours circulaires, dont le formidable donjon situé dans l’angle sud-est. Attribuées à des maîtres d’œuvre venus du nord de la France14 les tours circulaires étaient une nouveauté dans le Rouergue15, et furent imitées. Seul le donjon intéresse notre propos, étant donné l’importance et la qualité du décor sculpté dont il a été doté.

16Le donjon compte trois salles de plan circulaire, reliées entre elles par un escalier à vis. La salle du rez-de-chaussée, à laquelle on descend par quelques marches, est couverte d’une voûte d’ogives à huit voûtains renforcés par des formerets. Les ogives sont très massives, chanfreinées, et partent d’une clef de voûte de type « cistercien », c’est-à-dire d’une clef ornée d’un motif floral étalé à même le claveau, sans disque intermédiaire. La retombée des ogives, par contre, n’a rien de cistercien. En effet, comme à la tour de Constance à Aigues-Mortes, les ogives retombent, sans s’amincir, sur des culots, qui sont ici polygonaux, moulurés, et portés par des têtes engagées dans les murs. Le mauvais état de conservation de la pierre ne permet plus aujourd’hui de juger ces visages (fig. 70), mais on devine encore les yeux soigneusement ourlés, la ligne fine des sourcils, et les cheveux coiffes selon la « mode saint Louis », en frange bouclée sur le front avec de grandes mèches ondées cachant les oreilles mais se retournant en rouleau vers l’extérieur à la hauteur du cou.

17La salle du premier étage (fig. 71) se singularise par son raffinement. La voûte n’a ni clefs, ni formerets, mais les ogives, plus longues que dans la salle basse, sont profilées en tore aminci, souligné par un mince listel. Elles sont portées par des culots semi circulaires16, dont les courbes soulignées par des moulures s’adaptent au profil des ogives, et dessinent un léger bec en prolongement du listel. Les culots sont abondamment ornés ; cinq d’entre eux (fig. 71) portent une double rangée de feuillages, une couronne de feuilles logées dans le large cavet de la partie haute du culot, et un bouquet de feuillages enveloppant sa pointe. Les modèles végétaux dont s’inspire le sculpteur, qui est le même que celui de la salle basse, sont des branches de vigne lourdement chargées de fruits et de feuilles, des feuilles de chêne avec leurs glands, des feuilles de figuier et de marronniers. La technique de taille précise et refouillée, les modèles naturalistes, démontrent que les sculpteurs de Najac puisent aux mêmes sources septentrionales que ceux d’Aigues-Mortes.

18Trois culots se rattachent plus précisément à la série de la salle basse, ce sont les culots à têtes humaines toujours surmontés de leur frise de feuillages au naturel. Deux de ces visages délicats (fig. 72), par leur menton pointu, leur bouche un peu tombante et la ligne descendante des yeux bien ourlés, par le nez saillant et la chevelure à la mode annoncent la redécouverte par les terres méridionales d’une sculpture humaniste et résument l’art du sculpteur d’Alphonse de Poitiers. Le thème des masques apparaît dans le donjon comme un décor profane adapté au caractère castral du chantier de Najac.

19Le troisième culot à masque humain présente un masque feuillu (fig. 73), dont le visage se dégage à peine d’un amoncellement de feuilles de vigne qui tiennent lieu de chevelure, et annonce le thème de l’homme vert développé sur nombre de clefs de voûtes de la seconde moitié du xiii^e siècle17. On peut noter que la salle haute de Najac servit de chapelle, et qu’elle reçut à la fin du siècle des peintures, où était représenté saint Louis18. La salle du dernier étage est moins ornée. Elle est voûtée, comme la salle basse, d’ogives chanfreinées réunies autour d’une clef feuillagée cistercienne, mais ne possède ni formerets, ni culots sculptés, les culots polygonaux étant simplement moulurés.

20Il convient de remarquer que, comme à Aigues-Mortes, l’intrusion des architectes du domaine royal à Najac accompagne de nouveaux modes de voûtement, caractérisés par le dessin très élaboré des ogives à filet, et par la systématisation des culots sculptés qui leur servent de retombée. Le parallèle entre la Tour de Constance et le donjon de Najac est sur ce point révélateur. Le souci d’un décor adapté aux formes architecturales, puisé aux meilleures sources du domaine royal, donne à cette architecture sévère un visage souriant et orné tout à fait inhabituel, et qui fut l’une des révélations de l’art français, le style rayonnant introduit dans le midi. Le même type de décor, culots avec masques, puis animaux fantastiques, ornent les tours de la première enceinte de Carcassonne, bâties sous Philippe III, celles de la Porte Narbonnaise et la tour du Tréseau. C’est encore un décor de style rayonnant qui occupe les culots recevant les ogives des différentes salles superposées de la tour carrée de l’archevêque Gilles Aycelin, bâtie à partir de 129019, à l’extrémité sud-ouest de son palais, en plein cœur du quartier épiscopal de Narbonne. Le décor de la salle octogonale, dite aujourd’hui « salle du trésor » est particulièrement bien conservé, avec ses têtes et ses animaux fantastiques.

Les chantiers des cathédrales : les débuts de la sculpture gothique à Carcassonne

La chapelle de Guillaume Radulphe à Carcassonne

21À côté du chantier des fortifications, la première construction gothique de Carcassonne fut l’œuvre de l’évêque Guillaume Radulphe (1255-1266). Sur le flanc sud de la vieille cathédrale romane, il fit construire à partir de 1259, un local dépendant du cloître et des bâtiments capitulaires, qui devait servir de chapelle à l’infirmerie du chapitre20. Un mandement royal de juillet 1259 avait autorisé l’évêque à étendre l’enclos capitulaire du côté de la voie publique, c’est-à-dire vers l’est, près de la porte du Razès, et des compensations furent données à la Couronne par voie d’échange, le 14 avril 1260. La convention fut ratifiée par Louis IX en juin 126321. À sa mort, en 1266, Guillaume Radulphe fut enterré dans la chapelle.

22La chapelle est la partie de Saint-Nazaire qui a été restaurée en premier, après le classement de l’édifice parmi les monuments historiques, en 184022. Les premiers crédits furent utilisés pour débarrasser la chapelle, qui portait alors le nom de petite sacristie, des remblais qui l’emplissaient sur une hauteur de deux mètres, et permirent la remise au jour du tombeau dont on avait perdu le souvenir23. L’architecte départemental, Champagne, se livra en 1840 et 1841, à une restauration arbitraire qui lui fut reprochée par la suite, en ce qui concerne le tombeau. Dans le devis estimatif du 28 novembre 1840, l’architecte prévoyait24 «... la restauration complète de la chapelle de Guillaume Radulphe, qui a déjà été commencée. Cette restauration consiste à rétablir les parties des piliers engagés qui ont été mutilés, ainsi que ceux du monument dont les chapiteaux qui supportaient le fronton ont été brisés ; à remplacer la colonnette du sarcophage qui n’a point été retrouvée dans les fouilles, toutes ces parties seront construites en pierre de taille très fine, et suivant les profils existants. Les deux fenêtres géminées, bouchées en partie, et dont les vitraux ont été enlevés, devront être également restaurées et vitrées ».

23L’architecte donne ensuite une description très précise des parties à restaurer. Pour les « piliers de la chapelle », il propose de rétablir les parties basses des « pilastres », sur une hauteur de 60 cm, et passe ensuite aux restaurations du tombeau. On peut cependant penser qu’il avait trouvé en bon état les parties hautes de la chapelle, voûtes, clefs de voûtes et chapiteaux à la retombée des ogives, qui ne sont jamais mentionnés dans le devis estimatif.

Le décor monumental de la chapelle

24Le petit édifice de deux travées de nef terminées par une abside à cinq pans, est voûté d’ogives, à six branches autour de la clef d’abside, et quadripartites sur les deux travées. Ce sont des ogives très lourdes, mais profilées d’un tore légèrement aminci en amande (fig. 74). Dans la nef, les tores en amande sont cantonnés de deux minces moulures toriques, qui apportent un élément de complexité à un voûtement qui apparaît comme plus élaboré que celui des plus anciennes chapelles du déambulatoire de Saint-Paul de Narbonne. La clef de l’abside, de forme discoïdale, porte l’agneau symbolique, tandis que les deux autres clefs, également discoïdales sont ornées de feuillages. L’épannelage de la clef ménage un plateau circulaire, sur lequel les feuilles lancéolées sont dressées en couronnes concentriques tournant autour d’un bouton floral bien mis en valeur, une formule nouvelle par rapport aux modèles cisterciens habituels en Bas-Languedoc autour de 1250.

25Les ogives retombent sur de petits chapiteaux tronconiques (fig. 75), surmontés de tailloirs moulurés en tores, qui enveloppent les corbeilles en dessinant un léger bec, destiné à rappeler l’arête qu’elles prolongent, et à imposer un axe de symétrie aux corbeilles parfaitement circulaires des chapiteaux. Les astragales moulurés épousent la même découpe en bec, et se prolongent par la très fine arête du fût de la colonnette portante. Le décor végétal s’organise en fonction de l’axe de symétrie imposé par l’arête médiane des ogives et des colonnettes, et tend à recouvrir et à nier l’abaque en échine circulaire. L’abaque en disque est en effet présent sur tous les chapiteaux de la chapelle, mais paraît inutile en tant que ligne de composition du chapiteau, dans la mesure où le tailloir et l’astragale à bec, très débordants, imposent un nouveau schéma de composition verticale.

26Le décor végétal le plus fréquemment utilisé, présent sur tous les chapiteaux de la nef, est constitué par des crochets épanouis, organisés sur un registre unique et dressés sur des tiges plates, adhérant complètement aux corbeilles. Les crochets tendent, par le retroussis du bouquet et son aplatissement sur l’abaque, à dissimuler l’abaque-disque sous une couronne feuillagée continue25.

27Deux chapiteaux de l’abside (fig. 75) se distinguent par l’originalité du motif végétal utilisé : trois feuilles, très découpées et très naturalistes, faisant référence à une essence précise, le figuier, occupent la corbeille26. La partie haute des lobes dépasse la corbeille des chapiteaux, se retourne vers le tailloir et dissimule l’abaque, qui n’a plus de valeur propre. Par contre il y a adéquation parfaite de la nervure principale de la feuille centrale à l’axe médian des corbeilles. On peut noter la tendance du sculpteur à adapter les décors végétaux au support architectural, avec l’accentuation de l’axe vertical du chapiteau par l’ornement et le souci de ne point rompre la verticalité du filet des ogives grâce à la mise en valeur d’une nervure directrice, celle de la feuille principale.

28Pour les deux types de feuillages sculptés dans la chapelle de Guillaume Radulphe, la même réflexion a présidé à l’organisation des décors des chapiteaux. Plus ou moins consciemment, le sculpteur de la chapelle conforme sa grammaire végétale au cadre monumental. Tout se passe à Carcassonne comme à la Tour de Constance ou à Najac : l’évolution de la modénature des ogives entraîne une modification subtile de l’épannelage des chapiteaux ou des culots et un nouveau rapport entre architecture et sculpture. Les sculpteurs entament un processus de fusion entre le chapiteau, ou le culot, et la retombée de voûte. On voit apparaître à Carcassonne comme à Aigues-Mortes et dans la salle haute de Najac, une des composantes essentielles du gothique rayonnant, qui est la tendance à l’absorption, au moins optique, du chapiteau et de son décor par la colonnette qui le porte et le surmonte.

Le tombeau de Guillaume Radulphe

29Le second intérêt de la chapelle Guillaume Radulphe, réside dans le tombeau de l’évêque (fig. 76). Il s’agit d’un sarcophage à une seule face, encastré dans le mur, de 2 mètres de long sur 80 centimètres de haut, porté par trois colonnettes prismatiques et surmonté d’une dalle portant la figure de l’évêque, le tout encadré d’une grande arcature qui a été entièrement refaite en 1841 par Champagne27. Viollet-le-Duc critiqua vivement le travail de l’architecte : « Tous les faisceaux des colonnettes et arêtes ont été retaillés à vif, ce qui n’est nullement conforme aux instructions de la commission, le couronnement du tombeau de l’évêque, refait à neuf, n’appartient à aucun style, à aucune époque... S’il en existait quelques fragments, il eût été mieux et plus économique de les laisser tels quels... Ce couronnement dépare ce tombeau si précieux28 ».

30L’inscription :TITULUS MONUME (N) TI VEN (ER) ABILIS PAT (RI) S GUILL (ELM) I RADULPHI DEI GRA (TIA) CARCASSONE (N) SIS EP (ISCOP) I QUI P (RE) SENTEM CAPELLAM CONSTRUX (IT) ET IN EA SAC (ER) DOTEM INSTITUIT SEDIT AUTE (M) IN EPISCOPATU ANNIS XI DIEBUS XXV ET DEFICIENS OBIIT IN SENECTUTE BONA ET MISERICORDIA UBERIANNO D (OMI) NI M CC LVIVIFERIA K (A) L (ENDAS) OCTOB (RI) HORA VESPERTINA29, occupe le registre intermédiaire du sarcophage, qui forme un bandeau plat divisé en trois niveaux de lettres. Le registre supérieur de la cuve est orné d’un rinceau végétal (fig. 77) sortant de la gueule d’un monstre, qui forme huit volutes décorées de feuilles d’essences variées, pampres de vigne, feuilles d’érable, de chêne, de lierre, de platane. Ce décor d’une grande qualité, exécuté en haut-relief, refouillé de manière à se détacher presque complètement du socle, vibrant d’ombres profondément inscrites et de lumières accrochées par la découpe acérée des lobes et des folioles, illustre l’intrusion à Carcassonne d’une mode naturaliste en rapport avec le décor monumental de la chapelle, et peut-être la participation à l’œuvre du tombeau d’un sculpteur « français » proche par son inspiration et sa manière de ceux qui avaient travaillé quelques dix ans plus tôt sur le chantier de la tour de Constance à Aigues-Mortes.

31Le registre inférieur du tombeau, plus large que les autres, est divisé en sept compartiments par des arcs retombant sur de fines colonnes à chapiteaux surmontés par des tailloirs polygonaux (fig. 78). Les minces corbeilles à disques sont couvertes de feuilles lisses, de type prégothique dans la partie droite du sarcophage, et de crochets gothiques dans la partie gauche. Sur les écoinçons entre les arcs apparaissent des protomes ou des coquilles, au milieu d’un décor en faux appareil. Les deux arcatures de gauche sont en plein cintre, les suivantes sont brisées à la clef et l’arcature centrale est fortement surbaissée. Chaque arcature est géminée, avec des remplages trilobés surmontés par des roses au dessin varié, quadrilobes, roses à sept lobes, triangles enchevêtrés, trilobes. Ce décor éclectique mêle à des motifs rayonnants, issus du dessin des roses septentrionales, des thèmes géométriques plus rares, étoiles à cinq branches ou cercles entrelacés (fig. 78) que l’on rencontre dans la première moitié du xiii^e siècle en Catalogne, par exemple comme décor des oculi du cloître de la cathédrale de Tarragone, ou comme ornement des roses du chevet de l’abbatiale de Santes Creus et de la façade de la vieille cathédrale de Lérida30. Les motifs de pointes de diamant, de perles ou de câble torsadé qui soulignent l’arc principal de chaque niche renforcent la parenté existant avec les roses cisterciennes catalanes.

32La scène centrale (fig. 79) représente les funérailles du prélat, plus exactement le moment de l’absoute. L’âme du mort, sous la forme d’un enfant, est élevée par deux anges, deux autres anges encensent le corps. Le défunt est placé sur un lit funéraire recouvert d’un drap, qui dessine deux séries de plis à bec très accusés, et il est vêtu des ornements épiscopaux, l’aube, l’étole, la tunique, la dalmatique, la chasuble et le manipule ; il tient la crosse de la main gauche, et sa tête mitrée s’appuie sur un coussin. Un évêque, mitré et crossé, officie au pied du lit, tandis que trois enfants tiennent croix et flamberges à la tête du lit. Comptant parmi les officiants, deux clercs tonsurés, aux cheveux courts et raides, placés le long du lit, tiennent l’un la chape de l’évêque, l’autre l’aspersoir. Le cortège funéraire compte six personnes, cinq hommes aux cheveux courts et bouclés, dont les gestes des mains appuyées sous les mentons expriment la douleur, et une femme vêtue à la mode de la fin du xiii^e siècle d’un touret à mentonnière31.

33Sous les arcades doubles entourant cette scène centrale, douze petits personnages composent le cortège funéraire, ils sont tous vêtus de chapes relevées sur le bras gauche, qui retombent en larges manches incisées de plis à becs concentriques. Le seul élément de variété dans ce cortège vient des coiffures, où l’on voit alterner les crânes tonsurés avec les couronnes de cheveux courts régulièrement peignés, les mortiers circulaires32 et les aumusses. Toutes ces coiffures désignent les chanoines du chapitre de Saint-Nazaire (fig. 78).

34Le style des pleurants de Carcassonne, avec leur visage rond et peu individualisé, leurs yeux étirés, leurs draperies raides et monotones faites d’épaisses cannelures verticales qui vont en s’évasant légèrement vers le bas des vêtements rappelle des œuvres produites en Ile-de-France, par exemple les personnages isolés sous les arcades du tombeau de Louis de France, fils de saint Louis, mort en 1260, et situé à Saint-Denis. Le style des sculpteurs de Carcassonne reste cependant original, interprétant des œuvres septentrionales avec une raideur, une maladresse et une monotonie qui traduisent les commencements d’un atelier et une technique de taille en cuvette dépassée depuis longtemps en Ile-de-France.

35La nouveauté essentielle qu’introduit en Languedoc le sarcophage de Guillaume Radulphe est le thème des funérailles entourées de personnages sous arcatures formant un cortège funéraire. Ce type de tombeau est inconnu au xiii^e siècle dans la région, et les modèles viennent d’Ile-de-France, par exemple du tombeau à arcatures de Philippe-Dagobert, frère de saint Louis, mort en 123533, ou du tombeau de Louis de France. Cette mode nouvelle, succédant à celle des plates-tombes gravées en creux, devait connaître un très large succès en Languedoc au xiv^e siècle.

36L’originalité du tombeau réside également dans son organisation d’ensemble, plus précisément dans le fait que le sarcophage soit une simple plaque adossée contre le mur et surmontée par la figure du défunt traitée en bas-relief sur une dalle dressée (fig. 76). L’évêque bénit de la main droite, tandis que la main gauche tient une crosse, brisée dans le haut, et ornée d’un linge très fin, noué autour de la hampe. Il porte une mitre de petite taille, différente des mitres de la scène d’absoute, ornée d’un riche décor de galons à rinceaux et posée sur une chevelure courte roulée en petites boucles serrées. Il est revêtu d’une aube à double rangée de broderies à la base, représentant des motifs finement incisés, croix de Toulouse, lions rampants, rosaces, étoiles à cinq branches proches des thèmes des arcatures du sarcophage. Sur l’aube sont visibles les bords frangés de l’étole, de la tunique, de la dalmatique ornée de franges et d’un orfroi à motifs végétaux, et enfin d’une chasuble très richement rebrodée. Accessoires encore de l’évêque, les mules quadrillées et les gants également quadrillés, frappés d’une plaque circulaire.

37Le visage rond et mutilé, aux traits lourds et inexpressifs, rappelle le type des visages utilisés dans la scène des funérailles, en particulier les yeux étirés et la bouche mince aux coins relevés. L’effigie de l’évêque est traitée dans un modelé sommaire avec quelques ondulations larges et raides pour la base du corps et un plissé superficiel pour la chasuble, qui se creuse de quelques plis triangulaires plats. L’ensemble est très raide et très sec comme facture et il semble que les plates-tombes de métal aient servi de modèles immédiats. L’origine de ce type de tombeau, avec sa plate-tombe dressée contre le mur, doit être cherchée, non pas en Ile-de-France, où elle est inconnue, mais en Roussillon34. Les tombeaux du cloître d’Elne, attribués à Raymond de Byania et le tombeau de Guillaume Gaucelme, d’Arles-sur-Tech, qui surmonte un sarcophage, ont pu servir de modèles. La dalle de Guillaume Radulphe conserve le souvenir d’une sculpture très plate, tout à fait romane encore, avec un goût prononcé pour les motifs ornementaux venus du décor roman.

38Ainsi, même si les thèmes du sarcophage de Guillaume Radulphe, les personnages sous arcades, le bandeau de feuillages au naturel, s’inspirent de modèles vus en Ile-de-France, une certaine raideur dans l’analyse des personnages trahit les débuts d’un atelier provincial. Les motifs décoratifs de caractère hispanique, le souvenir des tombeaux méridionaux sont autant d’éléments puisés au répertoire méridional. Par leur importance, ils permettent d’affirmer que dès 1260-1270 s’est formé à Carcassonne un atelier de sculpture local constitué en majorité par des sculpteurs de culture méridionale, parfaitement au courant de ce qui se fait dans le domaine royal où ils cherchent leurs modèles et leur inspiration. C’est cet éclectisme qui confère d’emblée à l’atelier de Carcassonne sa profonde originalité, son dynamisme, et qui justifie l’ampleur et le rayonnement des œuvres produites dans les vingt dernières années du siècle.

Les chantiers des cathédrales : les débuts de la sculpture gothique à Toulouse

Le baldaquin de Saint-Sernin

39Comme à Carcassonne, avec la chapelle Guillaume Radulphe, c’est par le biais d’une toute petite construction de type expérimental, une micro-architecture, que se fit à Toulouse la révélation du style gothique rayonnant. Dans la basilique Saint-Sernin, édifice insigne par ses reliques et géré par un clergé dynamique, eut lieu la première expérimentation du gothique français, dans le troisième quart du xiii^e siècle. Les travaux entrepris consistèrent à rajeunir la présentation des restes vénérés de saint Saturnin, en les mettant à la portée des fidèles, selon les nouvelles exigences de la piété35 et du goût. Le 6 septembre 1258, le sarcophage de saint Saturnin, conservé dans la « crypte »36 fut élevé, elevatum fuit inde, cum suo tumulo marmoreo, ad altiorem locum37, par l’évêque Raymond du Falga. L’exécution de la somptueuse châsse orfévrée et du baldaquin de pierre ajouré, qui devait occuper le centre de l’abside et dont plusieurs gravures ont conservé le souvenir38, fut suivie par l’invention des reliques de saint Saturnin, le 23 juin 1283, cérémonie qui permet de situer la construction du baldaquin dans une fourchette chronologique contemporaine de la reconstruction du chœur de la cathédrale Saint-Étienne.

40Alors que la châsse et la partie supérieure du baldaquin furent victimes des transformations du sanctuaire au xviii^e siècle, le soubassement, conservé dans la « crypte » supérieure de Saint-Sernin, et qui devait servir de chapelle à la confrérie des Douze-Apôtres39, illustre encore l’ampleur et la qualité de l’œuvre du xiii^e siècle. Il s’agit d’une construction à plan centré (fig. 80), portée par six piles reliées entre elles par des arcs surbaissés, à triples ressauts adoucis par des tores. L’hexagone délimité par les six piles et par les arcades qui les relient est surmonté d’une voûte d’ogives à six branches, rayonnant autour d’une clef de voûte, et retombant sur les piliers par l’intermédiaire de chapiteaux. La multiplication des nervures et des voussures sous les arcades a permis à l’auteur de cette œuvre raffinée, que M. Durliat compare à la tribune aux reliques de la Sainte-Chapelle, disparue mais connue par des documents40, de mettre en place une profusion de petits chapiteaux feuillagés, complétés par des motifs sculptés appliqués au départ des formerets.

41Le sculpteur du baldaquin a conçu trois types de chapiteaux, à l’épannelage variable selon la place occupée dans l’édifice, et selon le rapport avec le cadre architecturé. Une première série comporte des petits chapiteaux doubles, placés sous le double ressaut en tore des arcades, vers l’extérieur du baldaquin. Les moulures parfaitement rondes se prolongent par des chapiteaux à épannelage tubulaire, dont la corbeille s’achève par un abaque en disque circulaire, sous un tailloir polygonal délicatement mouluré. Le décor couvrant de feuillages au naturel, disséminé sur le fond lisse, s’accroche sur le disque de l’abaque, sans ordre apparent, et les feuillages sont d’une découpe un peu molle. Un chapiteau double fait exception dans la série, par son motif animalier : sous une couronne de feuillages, deux petits quadrupèdes se font face, les pattes griffues tendues comme des tiges vers l’astragale. Le dos épineux, les vertèbres saillantes et les petites oreilles pointues, leur donnent un aspect fantastique.

42Un second groupe de chapiteaux supporte la retombée des tores à listel, prolongés par des colonnettes à filet, qui doublent la partie interne des arcades (fig. 81). Le filet est suffisamment aigu pour inciter le sculpteur à le prolonger par un axe de symétrie médian vigoureusement affirmé le long du tailloir, de la corbeille et de l’astragale des chapiteaux. Développant le principe de fusion optique du chapiteau et de son support, apparu dans les années 1260 à Saint-Nazaire de Carcassonne dans la chapelle Guillaume Radulphe, le sculpteur de Saint-Sernin a découpé des tailloirs et des astragales arrondis, mais terminés le long de l’axe médian par un bec, comme à Carcassonne. De chaque côté de ce bec, qui confère une forme de poire - pear-sheaped-ou d’accolade aux moulures, naissent des courbes et des contrecourbes nettement accusées, formes précocement flamboyantes que reprennent les modénatures des bases du baldaquin41. Les tailloirs et les astragales en poires, ou en accolade, terminent le volume circulaire des corbeilles, sur lesquelles le décor feuillagé, très couvrant, dessine une enveloppe ondulante, strictement inscrite dans les limites d’un épannelage tubulaire dont les dimensions dépassent à peine la section des colonnettes support et des retombées d’arcades42. C’est dans cette série de chapiteaux que le sculpteur du baldaquin pousse le plus loin la fusion chapiteau-colonne, démarche typique du gothique rayonnant.

43Le baldaquin possède une troisième série de six chapiteaux placés à la retombée des ogives de la voûte, d’un style beaucoup plus monumental (fig. 82). Les ogives du baldaquin, moulurées d’un tore en amande renforcé de tores latéraux, sont soulignées par une arête vive, prolongée sur la colonnette portante par le biais des chapiteaux. Pour ce faire, le sculpteur a façonné des chapiteaux à crochets, surmontés d’épais tailloirs moulurés, taillés en triangle de manière à ce que la pointe fasse saillie sous le filet de l’ogive. L’axe médian du chapiteau, ainsi amorcé, est accusé par la découpe triangulaire de l’abaque et de l’astragale, et par l’arête verticale de la corbeille, autour de laquelle s’organise le décor (fig. 82). L’accent monumental des tailloirs et des astragales à bec, est renforcé par le décor de crochets épanouis, placés sur deux registres, fortement saillants, et symétriquement ordonnés de chaque côté de la ligne verticale directrice. Dans la plupart des cas, un couple de crochets souligne l’axe de symétrie, avec des tiges plates jaillissant de l’abaque. On trouve le même type de chapiteau, surmonté par des tailloirs en bec, dans le triforium de Saint-Denis, côté nord, au niveau de la troisième et de la quatrième travée.

44Cinq motifs d’applique placés au départ des formerets de la voûte, complètent le décor feuillagé. Ils n’ont pas pour mission de supporter l’extrémité des ogives, comme les atlantes de la cathédrale de Béziers, mais de dissimuler la fusion des nervures latérales et des piliers, et acquièrent de ce fait une indépendance et une liberté de mouvements pleinement gothiques. Leur fonction est décorative plutôt que monumentale43. Il s’agit de deux petits personnages accrochées aux piliers, et de trois animaux fantastiques, fortement restaurés au xix^e siècle (fig. 80).

45La clef de voûte du baldaquin (fig. 80) est constituée par un disque légèrement taillé en cuvette portant un Couronnement de la Vierge soigneusement inscrit à l’intérieur du mince bandeau plat qui borde la clef. Le Christ et la Vierge siègent sur un trône réduit à une simple planche taillée en biais. Le Christ retient son manteau de la main droite, et pose une couronne à trois fleurons sur la tête de Marie. Celle-ci porte un voile court qui cache les cheveux, une tunique et un manteau posé sur les épaules. La chevelure ondée du Christ, rejetée derrière les oreilles, et la mince attache du manteau qui plonge en V sur la poitrine font référence aux modes françaises. Pour la première fois en Haut-Languedoc, on voit apparaître une clef de voûte historiée dans une construction d’un style gothique rayonnant affirmé. D’emblée, grâce à des sculpteurs issus du monde septentrional, apparaît le renouvellement de l’iconographie avec l’affirmation d’un thème marial, que le Midi ignorait, jusqu’au milieu du xiii^e siècle. Le sculpteur du baldaquin a choisi la formule du Couronnement qui prévaut à partir de 1250 à Paris, c’est-à-dire celle où le Christ pose lui-même la couronne sur la tête de la Vierge.

46L’atelier de sculpteurs du baldaquin a également travaillé sur le chantier du nouveau chœur de la cathédrale de Toulouse. On retrouve à Saint-Étienne la même sculpture feuillagée dans les chapelles et le bas-côté nord du chœur, on y constate l’apparition des clefs historiées, ainsi que le renouvellement de l’iconographie par l’introduction de thèmes mariaux.

Le chœur de Saint-Étienne de Toulouse

47La construction du chœur de la cathédrale Saint-Étienne est une œuvre décisive pour la transformation architecturale de Toulouse au cours de la seconde moitié du xiii^e siècle. La mise en place du nouveau chœur, entreprise avec un programme autrement ambitieux que celui de la nef est attribuée d’une manière générale par les textes à Bertrand de l’Isle, prévôt de la cathédrale de 1255 à 1270, et évêque de Toulouse de 1270 à 1286. Les sources44 sont imprécises pour la date à laquelle commença la construction du chœur. Deux traditions se sont établies parallèlement. Pour Bernard Gui45 et pour Catel46, Bertrand de l’Isle « rénova » le chœur en 1275, date reprise par l’archiviste du xvii^e siècle Cresty47 et au xix^e siècle par d’Aldéguier48 qui s’avance un peu plus en précisant que Bertrand de l’Isle « entreprit cet important ouvrage en 1275 ». L’autre date traditionnellement adoptée par les historiens de l’édifice est celle de 1272, donnée pour la première fois par la Gallia Christiana49, mais là encore, le texte ne précise pas qu’il s’agit du début des travaux, mais parle de « rénovation ». Retenue par J. de Lahondès50, cette date est liée au fait que Bertrand de l’Isle s’est rendu l’année précédente à Narbonne pour arbitrer un conflit qui avait éclaté entre Maurin, archevêque de Narbonne et ses chanoines, et qui portait sur le terrain où l’on devait bâtir la nouvelle cathédrale Saint-Just. Mais, alors qu’on connaît parfaitement la date de la pose de la première pierre de Saint-Just de Narbonne51, ce précieux renseignement nous échappe pour Toulouse, et, à la suite de Lahondès, É. Lambert a lui aussi lié la date de 1272, désormais acceptée, au voyage à Narbonne et à l’influence architecturale du chantier narbonnais sur le nouveau chœur de Saint-Étienne52. Enfin Ch. Freigang, dans sa thèse publiée en 199253, a adopté une chronologie basse pour le début des travaux du nouveau chœur, et privilégié la date de 1275, donnant à la cathédrale Saint-Just de Narbonne la primauté dans l’introduction du style rayonnant en Languedoc.

48On peut cependant s’interroger sur la valeur de ces deux dates de 1275 et 1272, en ce qui concerne le début des travaux du chœur de Saint-Étienne, en regroupant un certain nombre d’événements qui concernent l’évêque, le chapitre et le temporel de Saint-Étienne de Toulouse.

49Il convient tout d’abord de souligner un fait qui s’inscrit dans une tendance commune à la plupart des évêchés méridionaux dans la seconde moitié du xiii^e siècle54 : l’ampleur du mouvement de récupération des dîmes à partir de 1250, et la restauration du temporel des évêchés en général. De nombreux conflits apparaissent à ce sujet, dès 1252, entre le chapitre et les moines de l’abbaye de Boulbonne55, de 1254 à 1261 avec les Templiers56, de 1261 à 1262 avec l’abbé de Grandselve57, en 1248, 1265, avec divers prieurés58 ou églises paroissiales59.

50Ces litiges se terminent d’une manière générale en faveur du chapitre dont le prévôt est, de 1255 à 1270, Bertrand de l’Isle, et témoignent de la volonté des chanoines de récupérer des sources de revenus. D’autres conflits amenèrent Bertrand de l’Isle et le chapitre à s’opposer, en 1255 à l’évêque lui-même, qui est alors Raymond du Falga60, au sujet de la possession de l’église de Montferrand. En 1267, on voit les chanoines entrer en conflit avec la nouvelle communauté des Carmes, qui s’établissent sur le territoire de la paroisse61, et sont condamnés au versement d’une amende en faveur du chapitre, en 1270. Tous ces événements prouvent l’âpreté des chanoines durant les années 1250-1260 et leur volonté d’augmenter, ou au moins de maintenir leurs droits et leurs possessions. Dans ce mouvement de récupération des dîmes, des droits de justice, de maintien ou d’accroissement du temporel de l’évêché, qui annonce un grand projet de construction, le rôle et la personnalité de Bertrand de l’Isle-Jourdain apparaissent comme primordiaux.

51Sa biographie, aussi imprécise qu’elle soit, laisse entrevoir que ce membre de la famille des seigneurs de l’Isle-Jourdain, parents de la dynastie comtale toulousaine, fut voué dès sa naissance, en 1229, au chapitre de Saint-Étienne de Toulouse62. En 1255, il en devint prévôt, et en 1259, alors qu’il était également chapelain du pape, il se rendit à Paris pour arbitrer une affaire de succession dans sa famille63. En octobre 1270, à la mort de Raymond du Falga, il lui succéda et resta évêque de Toulouse jusqu’à sa mort, en 1286. La continuité de la carrière de cet homme, qui se déroule exclusivement dans le cadre de l’évêché de Toulouse, est tout à fait exceptionnelle, et on peut supposer que dès 1255, devenu prévôt, il a pu commencer à œuvrer en faveur du chapitre.

52Parmi les donateurs qui soutiendront l’œuvre du nouveau chœur, il apparaît comme le mécène le plus généreux. En effet, la liste des legs en faveur de l’œuvre est courte. Si, en 1270, le testament de Pons Amoravi fait du chapitre son légataire universel64, la même année le testament de la comtesse Jeanne de Toulouse ne laisse rien à Saint-Étienne et favorise systématiquement les Mendiants65. En 1272, Bertrand, qui est alors évêque de Toulouse, fait donation au chapitre d’un certain nombre d’églises66. Trois testaments seulement en 1275 favorisent l’œuvre de Saint-Étienne : le testament d’Adam Cerny, qui laisse 52 sols toulza67, celui de Bertrand Bruno qui lègue operi ecclesie 20 sols toulza68, et enfin le testament de Sicard Alaman, dont le legs en faveur de Saint-Étienne est décevant — 10 livres — en regard de l’importance du personnage69.

53Combien fastueux apparaît le mécénat de Bertrand de l’Isle à côté de ces maigres contributions au financement du nouveau chœur. À travers deux testaments successifs, le premier datant de 127970, le second de 128571, un an avant sa mort, l’intérêt porté par l’évêque à sa cathédrale se manifeste clairement. Dans le second testament, qui favorise davantage que le premier le chapitre et l’œuvre de Saint-Étienne, Bertrand de l’Isle lègue 1 000 livres tournois au chapitre72, 1 000 livres à la fabrique, 1 000 livres pour l’édification d’une chapelle avec un autel en l’honneur des apôtres saint Simon et saint Jude, deux fois 200 livres pour l’institution d’une fête à saint Biaise, et d’une fête dédiée à la couronne de Notre-Seigneur, 200 livres pour la fondation d’un obit, 100 livres pour les ornements de l’église, et décide l’achèvement de la table d’argent qu’il avait commencé à faire faire pour le grand autel73.

54L’évêque, qui devait laisser à sa mort la plus grande partie de sa fortune au chapitre et à l’œuvre de Saint-Étienne, s’est également efforcé de sauvegarder le temporel de l’évêché. C’est à cette occasion qu’il s’est dressé contre le roi, au cours d’un différend soulevé par le procureur royal dans le pays, Gilles Gamelin, chanoine de Meaux. Bertrand de l’Isle profita d’un voyage à Paris, où il avait été envoyé par le concile de Béziers, pour mettre fin à l’affaire et obtenir de Philippe III le Hardi une charte essentielle pour les possessions de l’évêque de Toulouse. Le roi se départit en faveur de l’évêque de Toulouse de tous les droits qu’il prétendait avoir sur un certain nombre de châteaux et de villages de la temporalité. Cette charte précieuse, confirmée par la suite, souvent invoquée par les prélats toulousains, resta dans les archives du chapitre sous le nom de « Philippine »74. Bertrand de l’Isle laissa donc le souvenir d’un « grand prélat, riche et bien affectionné à son église »75, et l’on peut avancer l’hypothèse que l’intérêt qu’il porta au chantier de sa cathédrale et à la construction d’un chœur conçu selon un parti tout à fait nouveau pour le Midi se manifesta très tôt, peut-être dès 1255.

55On remarque en effet un processus de réorganisation du chapitre de la cathédrale qui s’amorce avec l’accession de Bertrand de l’Isle à la fonction de prévôt et s’accélère à partir du moment où il devient évêque. Dès 1259, c’est la fondation de 24 prébendiers, que l’on appellera les « prébendiers de 24 » : « le dit prévôt (Bertrand de l’Isle), et le chapitre voulant augmenter le culte divin et le nombre des serviteurs de cette église »76. L’année décisive semble être celle de 1273, qui vit le 14 février la fondation par Bertrand de l’Isle, évêque, du luminaire destiné au grand autel77, et la création, le même jour, de douze nouveaux prébendiers, qui garderont le nom de « prébendiers de la douzaine »78. Au cours de cette même année 1273, le chapitre reçoit de nouveaux statuts, concernant les « prébendiers de vingt-quatre », les prêtres du chœur79, l’organisation du service divin. Cette série de mesures révèle une accélération dans la réorganisation du chapitre, en vue, sans doute, de son installation dans le nouveau chœur.

Le plan et le voûtement des chapelles

56Le chœur, avec ses cinq travées droites bordées d’un bas-côté et de chapelles polygonales prises entre d’épais contreforts, se termine par une abside à cinq pans entourée d’un déambulatoire et de cinq chapelles rayonnantes. Son plan (PI. V), quoique modifié au cours des siècles, révèle une très grande unité de construction.

57Au xv^e siècle, sous l’épiscopat de Bernard de Rousergue, archevêque de Toulouse de 1451 à 1474, le chœur fut prolongé d’une travée vers l’ouest, et la chapelle et la travée de bas-côté du côté nord conservent le souvenir de ce remaniement. Pendant l’épiscopat de Jean d’Orléans (1503-1533) fut mis en place un gros pilier, amorce peut-être d’un transept80. Les modifications apportées par le xvii^e siècle81 n’affectent pas le plan du chœur. Les textes sont très clairs pour cette période, il s’agit après l’incendie de 1609, de donner au chœur une voûte qu’il n’avait jamais eue, mais pour laquelle les éléments portants, de grosses colonnes recevant par de minces colonnettes la retombée des doubleaux et des arcs diagonaux, avaient été mises en place dès l’origine. Enfin, les travaux des xix^e et xx^e siècles, importants à hauteur du faux transept, touchèrent peu le chœur. Seule, la multiplication des cloisons entre les chapelles vint oblitérer les passages qui sont une des originalités essentielles du chœur. La plupart ont été rétablis actuellement.

58Dans son plan, le chœur de Saint-Étienne possède, grâce aux passages qui existaient dès l’origine entre les chapelles, une sorte de double déambulatoire qui oblige à faire le rapprochement avec une réalisation fort ancienne, celle du chœur à double déambulatoire de Saint-Denis réalisé sous la conduite de Suger aux environs de 1144. Le rapprochement a déjà été fait82, mais plutôt qu’un souvenir lointain, interprété à travers des édifices intermédiaires comme la cathédrale Saint-Just de Narbonne reconstruite à partir de 1272, on peut penser que le parti de Saint-Denis s’est imposé comme un modèle proche.

59L’utilisation du plan de Saint-Denis, au milieu du xiii^e siècle, même transformé dans ses proportions, peut surprendre, mais en 1250, Saint-Denis apparaît à nouveau comme un édifice à la mode83. On y consacre les autels, on parfait l’édifice, et la grande nécropole royale rajeunie par saint Louis s’impose comme modèle à quelques réalisateurs.

60On a très souvent rapproché le plan du chœur de Saint-Étienne de celui de la cathédrale de Narbonne. En fait, le plan du chœur de la cathédrale de Narbonne présente avec celui du chœur de la cathédrale de Toulouse des divergences assez importantes ; même si les passages existent entre les chapelles nord, la double carole typiquement dionysienne ne se poursuit pas autour de l’abside, et la conception des supports est tout à fait différente. Quant au parti décoratif, il est fondamentalement autre à Toulouse.

61Par contre, les analogies sont beaucoup plus fortes avec l’ancienne cathédrale d’Agen, Saint-Étienne, démolie au xix^e siècle84 ; le plan du xviii^e siècle encore conservé est très proche de celui de Toulouse. Dans ces deux édifices, les éléments architecturaux sont beaucoup plus liés au milieu parisien que ne le sont ceux de Saint-Just de Narbonne, et cette « variante intermédiaire » se caractérise dans le plan par la présence du double déambulatoire et dans l’élévation par l’affirmation de la colonne. On peut avancer l’hypothèse que seul un atelier directement issu du milieu parisien peut avoir réalisé ces œuvres, pleinement représentatives du gothique rayonnant.

62L’analyse des chapelles entourant le chœur montre que leur voûtement, assez homogène, est une œuvre délicate. Une grande cohérence existe entre les supports et le voûtement. Chaque branche d’ogive dans les chapelles et le déambulatoire retombe sur une colonnette prévue dès l’origine de l’implantation des grandes colonnes, puisque les bases des colonnettes et de la colonne sont étroitement fondues entre elles. La retombée s’effectue sur de petits chapiteaux finement sculptés.

63Les colonnettes de retombée dans les chapelles encadrent chaque pan de chapelle, tantôt vitré, tantôt décoré d’arcatures aveugles imitant les remplages des fenêtres. Du côté du déambulatoire la retombée des doubleaux et des ogives s’effectue sur un faisceau de trois colonnettes étroitement rapprochées sauf dans la première ligne de supports d’entrée du chœur où les colonnettes de retombée d’ogive sont largement écartées de celle du doubleau. Le fait indique que les quatre piles d’entrée ont un diamètre plus important que les autres, ce qui – souligné par la plupart des auteurs85 – semblait révéler le projet d’un transept. Le strict accompagnement de l’ogive ou du doubleau par un support individualisé montre bien que l’on est dans le système classique du voûtement gothique d’Ile-de-France.

64Au flanc nord du chœur, et particulièrement dans les sept premières chapelles septentrionales86, les ogives sont tout à fait remarquables par leur qualité. La mouluration, vigoureuse et raffinée, se compose d’un gros tore en amande à filet (fig. 83) entouré de deux scoties, précédant deux tores plus petits, symétriques l’un de l’autre par rapport à la mouluration principale. Les divers éléments sont bien dégagés, et le dessin d’ensemble très net. compliqué par la présence d’arêtes vives qui soulignent les tores, et donnent à la modénature son caractère aigu et sa tension. Nous avons là toute la sécheresse et la pureté du gothique rayonnant à son apogée.

65Ces ogives aux profils très élaborés sont présentes dans toutes les chapelles nord du chœur et les cinq premières travées du bas-côté nord. Par contre, à partir de la chapelle d’axe, et à l’exception semble-t-il des quatre premières chapelles sud, on a utilisé un type d’ogive d’un dessin beaucoup plus mou, qui s’impose dans les dernières chapelles sud du chœur, dans le déambulatoire et les travées du bas-côté sud. L’ogive y apparaît plus écrasée, les scoties s’aplatissent, et la disparition de l’arête vive soulignant les tores enlève à la mouluration ce caractère de sécheresse si remarquable dans la première série. Pourtant, le voûtement reste partout conforme aux données primitives, imposées par les bases posées d’une seule venue.

La sculpture d’accompagnement

Les premières clefs de voûte

66Toutes les ogives, dans les chapelles comme dans les travées du déambulatoire, convergent vers une clef de voûte ornée ou historiée. Ces clefs révèlent une diversité de formes assez grande. Plusieurs types, en effet, apparaissent à l’analyse et dans des groupements qui semblent révélateurs87. Toutes les clefs recouvrent plus ou moins largement le départ des ogives qui semblent ainsi se croiser derrière la clef.

67Les clefs de quatre chapelles septentrionales (4, 5, 6, 7) tranchent sur toutes les autres par leur facture. En effet, leur forme d’ensemble reste circulaire, débordant sur le départ des ogives, et elles comportent, sur la partie la plus large correspondant à l’élargissement des branches vers l’entrée de la chapelle, un sujet latéral sculpté.

68La clef de voûte de la chapelle rayonnante n^o 7, première du côté nord après la chapelle d’axe, est ornée d’une double couronne de feuillages (fig. 83). La feuille, même aplatie contre le fond, est traitée avec un souci naturaliste évident. La souplesse des feuillages, la découpe habile des folioles, un modelé savant qui fait saillir les nervures, en font une œuvre parfaitement représentative de ce courant naturaliste qui s’est épanoui à Reims et qui pénètre en Languedoc dans les années 1240 à 1250 pour Aigues-Mortes et vers 1260 à Carcassonne. La particularité essentielle de cette clef est la présence signalée par un léger bombement du côté de l’ouverture de la chapelle, où les ogives s’écartent largement, d’un groupe de sculptures appliqué latéralement, tout à fait invisible du sol.

69Le motif latéral représente une Vierge à l’Enfant assise, couronnée, dont la main droite relevée tient un objet circulaire, fleur ou fruit (fig. 84). Marie n’a pas de voile sous sa couronne, qui laisse échapper librement sa chevelure sur les épaules. Son bras gauche élevé, présente l’Enfant, debout à ses côtés, sur le même siège, ce qui est contraire à la tradition iconographique des Vierges assises du xiii^e siècle, en Languedoc, qui portent l’Enfant assis sur les genoux. Il s’agit donc d’une iconographie tout à fait différente, dont l’originalité est renforcée par la présence de deux anges, sculptés à mi-corps dans la masse de la clef, qui soutiennent d’une main les coudes de la Vierge. Il semble que l’Enfant tienne dans la main gauche le même objet que Marie.

70Le style de ce groupe sculpté est d’une qualité exceptionnelle, étant donné la place qu’il occupe, réservée dans le gothique septentrional au xii^e et au xiii^e siècle à des œuvres médiocres, œuvres de maçons et reflétant un art populaire88. La clef de Saint-Étienne révèle, dans la mesure où l’on peut en juger, étant donné la place du groupe, un style très raffiné, dont les éléments essentiels sont le traitement des plis de la tunique de Marie, qui retombe en cascade de plis à bec mollement cassés entre les genoux, et surtout un type de visage très caractéristique. La tête de l’ange de gauche, bien visible, avec son visage rond, au grand front bombé et au modelé lisse, ses boucles précieusement enroulées sous un bandeau, qui dégagent bien la figure, est l’expression d’un art légèrement maniéré que le Languedoc toulousain ignore au milieu du xiii^e siècle et qui est par contre largement pratiqué en Ile-de-France à partir de la décennie 1240-125089.

71Le thème de la Vierge à l’Enfant assise entourée d’anges n’a, lui non plus, rien de local, alors qu’il est fréquent dans le vitrail d’Ile-de-France aux xii^e et xiii^e siècles. Le problème se complique à Saint-Étienne à cause de la position de l’Enfant, élevé, présenté par Marie, et du geste des anges qui vient mettre l’accent sur la présentation. Nous n’avons pas affaire ici à une Majestas Mariœ ordinaire glorifiée par un couple d’anges symétriques, mais sans doute à une Vierge de la Chandeleur90, apparentée à une série de représentations datées de la seconde moitié du xiii^e siècle, comme la Vierge à l’Enfant de Neuvillette-en-Charnie (Sarthe) peinte au-dessus d’un gisant91 ou la peinture murale à caractère funéraire située dans le déambulatoire nord de la cathédrale de Clermont-Ferrand92 qui évoque un chanoine de la cathédrale, Guillaume Gaultier, mort en 1280. Si le groupe toulousain ne garde du rite de la présentation de l’Enfant que sa position dressée à côté de la Vierge, et la présence des anges, également témoins de la présentation à Neuvillette et à Clermont-Ferrand, on peut cependant penser qu’il s’agit de la même dévotion. La clef de voûte mariale était sans doute destinée à une chapelle à la fondation de laquelle Bertrand de l’Isle accordait une importance particulière, peut-être celle des « prébendiers de la douzaine »93 institués par l’évêque le 14 février 1273, le jour même de la donation qu’il fit poulie luminaire du grand autel du chœur94.

72La seconde chapelle rayonnante du côté nord, possède également une clef de voûte circulaire à motif latéral. Elle se caractérise par l’absence de tout décor sur la face inférieure, qui est recouverte d’une couche de plâtre dissimulant peut-être une surface bûchée ou une surface en attente. Le sujet appliqué latéralement représente un Christ bénissant, sculpté en buste contre le départ des ogives. Le nimbe crucifère, le livre tenu de la main gauche et le geste de la main droite bénissant procèdent d’une iconographie traditionnelle qui est celle du « Beau Dieu » des trumeaux des cathédrales septentrionales. Le sculpteur interprète son personnage d’une manière extrêmement monumentale. Le visage est très large avec une forte ossature, les yeux un peu globuleux sont soulignés par le long bourrelet saillant des sourcils. Le buste au fort relief est enveloppé dans une tunique aux plis cassants qui contrastent avec les mains démesurées et assez grossièrement sculptées.

73La clef de voûte de la cinquième chapelle du côté nord, est une clef circulaire à décor végétal (fig. 85). Trois cercles concentriques, séparés par de profondes zones d’ombres, sont couverts de larges feuilles étalées avec soin, et minutieusement refouillées. Ce décor végétal, d’un grand effet décoratif, est de la même veine naturaliste que celui de la clef mariale. La clef possède, comme les deux premières, un décor latéral. Il s’agit d’un saint Michel placé à mi-corps contre les ogives. Sa main gauche tient une balance où l’on devine les petits personnages incarnant les âmes, et de la main droite il brandit une lance ornée d’une croix en direction d’un monstre reptilien tapi à ses pieds. Saint Michel est donc représenté ici dans ses deux fonctions, et si, comme nous le pensons, ce groupe de clefs à motif latéral date de l’épiscopat de Bertrand de l’Isle, mort en 1286, il faut noter la précocité d’une iconographie réunissant dans la même scène les deux attitudes traditionnelles de l’archange qui ne se généralisera qu’à la fin du Moyen Âge95. La composition habile des grandes ailes déployées, la tête à la position un peu maniérée sur un long cou gracile, le beau visage fin largement dégagé d’une chevelure enroulée comme celle de l’ange de la clef mariale, la qualité des petites mains serrées sur les attributs, tout étonne dans ce groupe sculpté destiné, rappelons-le, à demeurer invisible.

74La quatrième clef du groupe des clefs à sujet latéral est située dans la quatrième chapelle, côté nord, dont le vocable ancien est celui de saint Martin96. Le thème de la clef (fig. 86) s’accorde au vocable. Sur la surface circulaire les motifs végétaux sont rejetés à la périphérie, laissant la place à un saint Martin cavalier qui partage son manteau et le tend à un homme au long visage barbu et au front dégarni, dont le dos recourbé épouse la forme du support. Les deux personnages et le cheval, habilement regroupés dans une composition circulaire, se découpent en bas-relief sur le fond lisse de la clef. Le sculpteur a multiplié les détails pittoresques, harnachement du cheval, éléments vestimentaires, ceintures alourdies d’ornements, fourreau très décoré de l’épée du saint. Mais le pittoresque n’exclut pas ce goût pour le monumental déjà remarqué dans le motif du Christ bénissant. Ici le visage du saint reprend ce type de visage très large, massif, avec des traits accusés, qui est également celui de la tête royale placée au-dessus de la clef. La clef du saint Martin est en effet, comme les trois précédentes, dotée d’un motif latéral représentant une tête couronnée, fortement charpentée. La couronne, surmontée d’un énorme fleuron et ornée de gemmes, laisse pendre une chevelure régulièrement striée, ondulée et retournée en deux grosses boucles symétriques qui dégagent les oreilles. Le visage large est déterminé par une barbe courte, bouclée, et seules les épaules du personnage apparaissent au-dessus de la clef.

75Cette tête royale, unique ici, ce qui n’est pas le cas habituellement dans les séries de clefs à motifs latéraux97, peut être identifiée comme étant celle de Philippe III le Hardi. En effet, parmi les événements qui ponctuent l’épiscopat de Bertrand de l’Isle, l’un des plus importants pour un évêque passionné par le rétablissement du temporel de l’évêché, fut l’obtention de la charte royale de 1279, par laquelle Philippe III mit fin au différend portant sur le temporel de l’église de Toulouse en accordant à l’évêque des droits de juridiction sur un certain nombre de villages et de châteaux ; on peut penser que l’effigie royale représentée sur la clef est un hommage à l’auteur de la « charte philippine ». Cette identification paraît confirmée par l’iconographie de la clef elle-même : la représentation de saint Martin, là où les autres clefs n’étaient qu’ornement végétal, ne pouvait être gratuite. Or nous savons qu’en 1279, Bertrand de l’Isle in œgritudine positus, gravement malade, fit son testament98. Ce testament, qui est le premier testament du prélat, donne une série de renseignements précieux sur les donations envisagées par l’évêque, et en particulier de nombreux legs destinés à l’église de l’Isle-Jourdain, église placée sous le vocable de saint Martin, ces legs venant directement en importance après ceux destinés à Saint-Étienne. Dans le testament de 1279, on note également la création d’une fête de saint Martin à Agen99. Les legs à l’église de l’Isle-Jourdain sont considérablement réduits dans le second testament fait en 1285, un an avant la mort de l’évêque100.

76La qualité du groupe des quatre clefs à motifs latéraux en fait une œuvre exceptionnelle, où il convient de reconnaître les clefs les plus anciennes du nouveau chœur.

77Parmi les séries de clefs à sujet latéral, partiellement répertoriées par R. Branner101, il faut comparer les clefs toulousaines aux meilleures séries apparues tardivement dans le gothique d’Ile-de-France, toujours dans des édifices exceptionnels, tels que Saint-Denis et la Sainte-Chapelle, où elles illustrent une iconographie à la fois royale et angélique. Seules les têtes couronnées de la Sainte-Chapelle de Saint-Germain-en-Laye, construite sur l’ordre de saint Louis et terminée en 1238, ont été identifiées, en particulier une tête de saint Louis102. On peut s’interroger sur la propagation d’une mode typiquement parisienne, liée à l’art de cour, vers un Languedoc où cette nouveauté surgit sans avoir été précédée par les médiocres clefs à têtes que les maçons des chantiers gothiques pratiquaient depuis un siècle. Le jalon paraît être la cathédrale de Clermont-Ferrand. Dans le chœur, en cours de travaux en 1262103 et achevé peut-être en 1273104, quatre clefs de voûte à motifs latéraux sont recouvertes sur leur surface inférieure par ces beaux feuillages souples et naturalistes que le sculpteur de Saint-Étienne utilisa quelques années plus tard. Sept têtes sont appliquées contre les clefs du chœur, et malgré le plâtre qui, au xix^e siècle, est venu les empâter, on reconnaît parmi elles une tête d’évêque et trois têtes royales couronnées, deux reines et un roi. La clef d’axe est la plus intéressante : on peut encore distinguer la tête d’une jeune femme, qui porte au-dessus d’un voile court une couronne au dessin raffiné, un cercle plat gemmé surmonté de gros fleurons très découpés. Le visage est lisse avec un front bombé, à peine marqué par la ligne maigre des sourcils, les yeux sont étirés et la paupière inférieure se gonfle sur le globe oculaire. La finesse générale des traits, du nez et de la bouche très légèrement marquée, le traitement particulier de l’œil, situent ce visage dans la série des beaux visages de gisantes exécutées par les sculpteurs de Philippe III, celui de Jeanne de Toulouse en particulier105, ou celui d’Isabelle d’Aragon à Saint-Denis106. On serait d’ailleurs tenté de voir dans ce visage à demi-dissimulé celui d’Isabelle d’Aragon, qui porte ici le même type de couronne à cercle étroit, gemmé et surmonté de fleurons bien dégagés du bandeau, que sur les tombeaux de Saint-Denis et de Cosenza.

78Les plus anciennes chapelles de Saint-Étienne sont ornées, comme l’ensemble du nouveau chœur, de petits chapiteaux qui marquent la retombée des voûtes dans les chapelles et sur les piles rondes qui en limitent l’entrée. Dans l’ensemble de la sculpture monumentale du chœur, on distingue très nettement le groupe de chapiteaux des premières chapelles. En effet, ce sont des chapiteaux (fig 87) qui ressemblent beaucoup aux chapiteaux du baldaquin de Saint-Sernin. Ils sont formés d’une corbeille allongée, tubulaire, terminée par un tailloir très proéminent, taillé en bec, placé de manière à introduire sur la colonnette au listel très large et très accusé un vigoureux accent d’ombre, que l’astragale taillé en courbe et contre-courbe contribue à renforcer. Les feuillages à larges folioles relèvent de la même esthétique. Ce sont des feuillages très naturalistes, disposés en couches couvrantes.

79L’analyse de la sculpture ornementale des quatre chapelles septentrionales du chœur de Saint-Étienne apporte donc un certain nombre de renseignements en ce qui concerne la marche des travaux dans le nouveau chœur. Associées à des ogives d’une modénature très complexe, elles révèlent par leur conception et leur style la présence sur le chantier de Saint-Étienne d’un atelier de sculpteurs tout à fait au courant des modes parisiennes, et peut-être parisien. C’est avec cet atelier que débutent les travaux de reconstruction du chœur, et l’iconographie royale, angélique et mariale est liée à la fois au milieu parisien et à la personnalité de l’évêque mécène.

Un second groupe de clefs de voûte

80À la suite des quatre clefs de voûte à motifs latéraux, clefs les plus anciennes du nouveau chœur, on trouve à Saint-Étienne un groupe de trois clefs situées dans les trois premières chapelles du bas-côté nord. Elles sont directement issues du groupe le plus ancien, ornées d’un décor à la fois végétal et historié, mais les sujets appliqués latéralement disparaissent.

81La clef de la troisième chapelle, du côté nord du chœur, présente, au milieu d’un décor de feuilles de chêne bien découpées, symétriquement disposées de chaque côté de la clef, un évêque mitré vêtu d’une longue tunique aux plis raides et d’une dalmatique dont les plis emboîtés se creusent de légères zones d’ombre (fig. 88). Il tient la crosse de la main gauche, et dans la main droite un instrument très plat au bout d’un manche. Il s’agit sans doute de saint Biaise figuré en évêque et portant le peigne de fer instrument de son supplice, iconographie qui rappelle l’institution par Bertrand de l’Isle, dans ses deux testaments, d’une fête à saint Biaise, pour laquelle il léguait deux cents livres à la cathédrale.

82La chapelle suivante, qui est la dixième le long du chœur, est placée sous le vocable des saints Pierre et Paul. Le parti décoratif de la clef est identique, avec le même goût pour les beaux feuillages imitant avec bonheur la nature, et l’axe principal de la clef est réservé à saint Pierre, portant une clef dans la main droite et un livre dans la main gauche (fig. 89). Le bras droit est replié sous le manteau, qui tombe en longs plis cannelés sur une tunique dont le bord coupé horizontalement découvre des pieds nus, accrochés au rebord de la clef. Dans la première chapelle nord, la clef de voûte feuillagée porte un saint Paul au front dégarni, tenant une épée et un livre (p. 81).

83Les trois clefs révèlent la même qualité dans le traitement des feuillages que dans le groupe le plus ancien. Le style du personnage présenté de face, un peu étiré, enveloppé dans de longs vêtements parcourus de plis tuyautés associés à des plis emboîtés, rappelle les meilleures réalisations de la sculpture parisienne du milieu du xiii^e siècle. La chevelure régulièrement ondée du saint Pierre, qui dégage d’un grand mouvement les oreilles, les plis tuyautés de la tunique du saint Paul regroupés sous la main gauche en chute de plis superposés, sont autant d’éléments issus d’un gothique français que le milieu toulousain ignorait totalement.

84Les chapiteaux, qui accompagnent la retombée des ogives des premières chapelles nord et la retombée des voussures des arcs d’entrée des trois premières chapelles nord, présentent de légères variations, par rapport à ceux du premier groupe que nous considérons comme les plus anciens. Ce sont des petits chapiteaux avec astragale en poire, qui tendent à se fondre le long des minces colonnettes à large listel, et qui ont un décor feuillagé. On peut noter une modification très visible dans le tailloir, qui est fait d’une tablette moulurée et polygonale, ce qui lui donne un aspect moins monumental que celui des premières séries. Les feuillages sont plus refouillés que sur les chapiteaux du premier groupe.

85La clef de voûte de la chapelle sud n^o 9 se rattache stylistiquement aux chapelles nord du chœur, bien qu’elle soit différente par l’organisation du décor. La clef (fig. 90), est circulaire et les personnages sont sculptés en haut-relief sur un fond lisse, légèrement creusé en cuvette et bordé par un bandeau lisse. L’axe de la clef est occupé par un personnage couronné, barbu, assis sur un trône dont le dossier est orné de deux fleurons, et dont les accoudoirs sont deux têtes de lion. Il s’agit d’un roi tenant un sceptre dans la main droite, et retenant avec l’index de la main gauche la bride de son manteau tandis que ses pieds reposent sur le dos d’un lion. Deux anges symétriquement disposés de chaque côté du trône soutiennent, ou soulèvent celui-ci. Pour M. Prin, ce roi ne peut être que saint Louis, et la présence des deux anges107« qui transportent dans le ciel le trône sur lequel il siège, indique que le travail est postérieur à 1297 », c’est-à-dire à la canonisation108. Il s’agit certainement de Louis IX109, mais on peut, semble-t-il, y voir autre chose que l’image de la canonisation. En effet, saint Louis, sur les représentations postérieures à 1297, est habituellement nimbé, ce qui n’est pas le cas ici, et porte des attributs tout à fait particuliers, couronne d’épines, clous de la Passion, ou maquette d’église110. Ici, c’est un des attributs de la royauté, le sceptre, que le sculpteur a mis dans ses mains, et la présence du lion placé sous les pieds, nous oriente vers un autre type de figuration, qui est celle de l’image funéraire. Le geste de la main tenant le manteau est en effet une attitude habituelle sur les gisants de la seconde moitié du xiii^e siècle, en particulier sur les tombeaux de la « commande de saint Louis »111. Quant aux anges, il peut s’agit du rappel de ces anges qui cantonnent la tête des gisants, balançant des encensoirs, portant des flambeaux, ou, le plus souvent, tenant le coussin sur lequel repose la tête du défunt. C’est donc le roi mort que l’on a voulu évoquer ici, donc après 1270, mais avant la canonisation (1297), et l’on sait la précocité de la dévotion portée au roi, à Toulouse, avec la circulation d’une « vie de saint Louis », immédiatement après sa mort112.

86En ce qui concerne le style de la clef, nous retrouvons ici ce mélange de maniérisme et de monumentalité qui caractérise l’atelier de sculpture responsable des clefs des chapelles nord. Le visage du roi, très proche de celui du saint Biaise, est d’un type courant dans la sculpture parisienne du milieu du siècle. Les cheveux ondés, dégageant les oreilles et retournés en gros rouleau à la base, la moustache tordue en spirale autour de la bouche, les petites mèches frisées de la barbe évoquent une mode issue de la statue de Childebert, provenant de réfectoire de Saint-Germain des Prés113. Les visages lisses des anges, au très léger sourire, entourés de grosses coques de cheveux, sont empreints de la même préciosité que ceux des anges des clefs à motifs latéraux. Les vêtements enveloppent pesamment les corps des trois personnages, et se cassent en plis aigus, autour des coudes du roi en particulier.

87Le premier atelier de sculpture de Saint-Étienne, appelé par Bertrand de l’Isle-Jourdain, n’apparaît pas seulement dans les chapelles entourant le chœur où il a contribué à leur achèvement, mais également dans les quatre premières travées du bas-côté nord. Les feuillages, largement utilisés pour tapisser le fond de ces clefs circulaires, encadrent sur deux des clefs des visages, sans doute en rapport avec le saint Pierre et le saint Paul représentés sur la chapelle qui fait face à la travée (fig. 88). En face de la clef portant le saint Martin, une curieuse figure d’évêque surgit au milieu des feuilles, expressive, enlaidie par des oreilles trop larges, enveloppée dans un grand col dont le fermail s’orne d’une couronne d’épines114. Dans le déambulatoire, comme dans les chapelles nord et la première chapelle sud, les clefs du premier atelier sont associées au premier type d’ogives que nous avons isolées. Par contre, ceci n’est plus vrai pour la chapelle d’axe, où la modénature, autant qu’on puisse en juger à travers les couches de peinture qui empâtent les profils, commence à perdre sa sécheresse et la pureté de ses lignes.

88La clef de voûte (fig. 91) rappelle, par son parti décoratif, les clefs feuillagées des chapelles septentrionales. Sur une surface circulaire s’étalent des feuilles de chênes profondément découpées, qui laissent libre Taxe de la clef où une longue silhouette d’évêque se dresse, bénissant de la main droite, et tenant la crosse de la main gauche115. La singularité de la clef tient à la taille du personnage, qui déborde largement du cadre, annonçant un système de composition qui sera utilisé au xiv^e siècle dans la série des clefs du bas-côté sud émanant du « Maître de Rieux »116. L’évêque est coiffé d’une mitre gemmée et porte ses vêtements liturgiques, l’aube, la chasuble et la dalmatique, le manipule sur le bras, les gants, l’amict. Le visage ridé, d’une laideur expressive, se distingue par son réalisme des beaux visages idéalisés des saints des trois clefs des premières chapelles nord, qui, eux, sont habituels dans la sculpture du xiii^e siècle. La taille du personnage, sa place dans la chapelle d’axe de la cathédrale nous amènent à nous interroger sur son identité. Il s’agit sans doute de l’évêque Bertrand de l’Isle lui-même, ce qui expliquerait le soin avec lequel le sculpteur a personnalisé le visage de la petite effigie. Une des dispositions particulières du testament de 1286117 précisait en effet que le prélat destinait « 1 000 livres pour une chapelle et un autel en l’honneur de Simon et Jude ». Or rien ne rappelle cette donation dans les chapelles du chœur, si ce n’est la présence d’une clef de voûte ornée de la double silhouette des deux apôtres, placée à une date postérieure118, dans la travée du déambulatoire qui fait face à la chapelle d’axe. On peut donc penser que c’est seulement après sa mort, en 1286, que l’effigie de l’évêque a été placée dans la chapelle à laquelle il laissait une part notable de son héritage, et que le souvenir du vocable qu’il lui destinait subsista dans la travée du déambulatoire la plus proche119. Ainsi, nous aurions donc avec la chapelle d’axe le point ultime atteint par la campagne de travaux dirigée par l’évêque Bertrand de l’Isle, et cette chapelle n’aurait été achevée, et voûtée, qu’après sa mort. Cet achèvement tardif expliquerait le caractère déjà abâtardi des croisées d’ogives.

Les dernières chapelles du chœur

89La construction, en dernier lieu, à la fin de la première campagne, en 1286, de la chapelle d’axe, dans un chœur où huit chapelles étaient déjà voûtées, se justifie par un problème de terrains qu’éclaire une importante transaction menée par le chapitre en 1282. À cette date, le roi concède au chapitre : duas turres et fossata quœ sunt ante domos quas edificaverunt seu edificarifecerunt in fossatis dictœ civitatis et hortum qui est a porta Sancti Stephani usque ad honorem episcopi120, c’est-à-dire la partie de l’enceinte de la ville, les fossés où s’étaient établies les maisons des chanoines, et l’ensemble du terrain, situés à l’est du nouveau chœur. La partie orientale du nouveau chœur profita de cette transaction qui libérait les terrains à l’est du chevet.

90Après la mise en place de la chapelle d’axe, la construction des chapelles du flanc sud du chœur se fit très lentement, à la fin du xiii^e et au début du xiv^e siècle. La clef de la chapelle 10, porte un évêque bénissant, très raide et d’un style médiocre, tenant une croix encadrée de deux écussons dont les armes ont été identifiées avec celles de Gaillard de Pressac, évêque de Toulouse de 1305 à 1317. Pour M. Prin121, il s’agit de saint Louis d’Anjou, et la chapelle n’aurait été voûtée qu’au xiv^e siècle. La clef de la chapelle 11, associée à des ogives au profil très abâtardi, est une clef en accolade, comme celle de la chapelle 12. Dans la chapelle 11, deux anges portent une croix fleurie et feuillagée. Il s’agit de la croix, arbre de vie, dont les représentations dans le Midi sont particulièrement fréquentes à la fin du xiii^e siècle. Par son style, cette clef peut encore être datée du xiii^e siècle. Il en va de même pour la chapelle 12 dont la clef, taillée en accolade vers l’ouverture de la chapelle et portant un petit évêque un peu raide, peut être datée de la fin du xiii^e siècle, mais que l’on ne peut plus attribuer au premier atelier, auteur du groupe de clefs que nous avons analysées.

91La clef de la chapelle 13 est ornée d’une sainte Catherine aux proportions un peu courtes, mais au dessin délicat, que l’on peut également dater du xiii^e siècle, bien qu’elle échappe complètement à la manière du premier atelier. La clef de la dernière chapelle n^o 15 porte un saint Dominique accosté à sa gauche des armes de Guillaume de Laudun (évêque de Toulouse de 1327 à 1345). On constate un changement dans la qualité des clefs des chapelles sud, même pour les clefs que l’on attribue à la fin du xiii^e siècle. Il semble qu’en 1286, à la mort de l’évêque Bertrand de l’Isle, se soit produite une migration du premier atelier de sculpteurs.

92L’analyse de la chapelle d’axe et des chapelles sud du chœur montre que la mort de l’évêque a entraîné une perte de métier sur le chantier de la cathédrale. Le dessin des ogives se fait moins pur, et paraît plus médiocre dans les chapelles du flanc sud. On constate également des modifications dans la sculpture d’accompagnement qui est toujours constituée par d’étroits chapiteaux feuillagés, moins monumentaux, dotés de feuilles molles. Dans les chapelles sud les chapiteaux tendent à devenir des chapiteaux-bandeaux, plus courts comme proportions que du côté nord, et d’un dessin moins vigoureux.

93C’est dans un chœur en cours de construction que Bertrand de l’Isle, par ses deux testaments, demanda à être enterré « devant le grand autel », léguant une somme de 500 livres pour la construction d’un monument et c’est pour ce chœur qu’il fit achever, par son deuxième testament, la table d’argent du grand autel. Ainsi, l’étude du décor sculpté du chœur de la cathédrale Saint-Étienne montre la présence, bien avant l’atelier du « Maître de Rieux » à qui reviendra le mérite d’achever et d’orner le déambulatoire et le bas-côté sud, d’un premier atelier de sculpteurs dont l’activité est liée au mécénat de Bertrand de l’Isle. Venus d’Ile-de-France, ils introduisent à Toulouse un type de clef de voûte que le Languedoc ignorait, les clefs à sujets latéraux122 et un style à la fois naturaliste et humaniste, appelé à s’épanouir à Carcassonne. Il convient de mettre en lumière l’action personnelle d’un prélat, languedocien par sa famille, mais en rapport avec la cour et avec Philippe III, contre qui il n’hésite pas à se dresser quand les intérêts de l’évêché sont en jeu. Ce rôle personnel de l’évêque se manifeste par le choix d’un décor dont l’iconographie est liée à ses préoccupations et à ses dévotions propres. Enfin, les deux clefs royales témoignent de cette volonté commune à plusieurs prélats méridionaux de rendre dans leur cathédrale un hommage à la monarchie. Comme à Clermont-Ferrand et comme à Narbonne, l’image des Capétiens accompagne l’arrivée de l’art français.

La diffusion de l’art « français » en Bas-Languedoc

94On constate dans les trente années qui suivent la mise en place des premières forteresses royales dans les sénéchaussées de Carcassonne et de Beaucaire, c’est-à-dire entre 1250 et 1280, un intense renouveau architectural, qui se traduit par la construction ou la reconstruction de plusieurs églises monastiques, celles du Vignogoul et de Valmagne123, mais aussi de nombreuses églises paroissiales, telles que Montagnac, Clermont-l’Hérault, Sérignan, Aspiran, Pomérols124, ou Notre-Dame des Oubiels125. Ces chantiers, légèrement antérieurs ou contemporains des chantiers des cathédrales de Toulouse, Carcassonne et Narbonne, témoignent de la rapidité de la diffusion de l’art « français » et du succès de certaines formules, plans d’églises à trois nefs, voûtes aux ogives compliquées accompagnées de clefs à motifs latéraux et de culots sculptés, généralisation d’une sculpture feuillagée naturaliste.

Le Vignogoul

95Situé dans la seigneurie de Montpellier, le petit prieuré bénédictin de SainteMarie-Madeleine de Bonlieu, dit aussi du Vignogoul, avait été richement doté par les seigneurs de Pignan126. En 1178, une bulle d’Alexandre III rattacha ce prieuré de moniales à l’ordre cistercien, et le Vignogoul continua pendant tout le xiii^e siècle à accumuler les richesses foncières et pécuniaires127. En 1216 le Pape Honorius III octroya une bulle au monastère pour le recouvrement de biens aliénés, et y ajouta, en 1219, une exemption de dîmes ainsi que la faculté de recueillir legs et donations. En 1231, le roi Jacques I^er d’Aragon lui accorda des lettres par lesquelles il prenait le prieuré sous sa sauvegarde. L’année 1247 marqua l’apogée du prieuré, avec plusieurs bulles d’innocent IV confirmant les privilèges des religieuses du Vignogoul, et la transformation du prieuré en abbaye. La première abbesse du Vignogoul dut marquer l’histoire de la communauté par sa personnalité. Il s’agit en effet d’Élizabeth d’Alignan, sœur de Benoît d’Alignan, ancien moine cistercien de Valmagne128, abbé de Lagrasse en 1224, évêque de Marseille en 1229, fondateur en 1242 de l’abbaye cistercienne du Mont-Sion, près de Marseille129.

96Malgré le départ des religieuses au xviii^e siècle, la disparition du cloître, la quasi-disparition des bâtiments monastiques réutilisés par une école, les restaurations du xix^e siècle et du xx^e siècle ont respecté l’église monastique, précieux témoignage de la grande époque des moniales du Vignogoul, au moment de l’abbatiat d’Elizabeth d’Alignan (1247-1250).

97L’église compte une nef unique et un chevet tripartite, une abside principale à sept pans flanquée de deux absidioles à sept pans également, ouvrant sur deux travées carrées qui font fonction de transept. Le chevet s’orne à l’extérieur de colonnettes engagées surmontées de chapiteaux à crochets, qui portent une corniche à modillons simplement moulurés. Trois longues fenêtres à lancette s’ouvrent dans la partie axiale de l’abside, logées dans de profonds ébrasements creusés dans un mur épais, et une fenêtre à lancette éclaire chaque absidiole. Le niveau des voûtes est signalé à l’extérieur de l’abside par un important retrait dans le mur épais et une ligne d’oculi ouverts dans des pignons triangulaires à toiture autonome qui scandent les voûtains de l’abside130.

98À l’intérieur du chevet, les systèmes de voûtement attirent l’attention par leur complexité et leur raffinement. Dans l’abside (fig. 92), les ogives rayonnent autour d’une large clef discoïdale, reliée par une courte lierne à l’arc triomphal. Les voûtains, très fortement brisés, au point de paraître reposer sur des arcs diaphragmes, sont soulignés par des formerets qui encadrent chaque oculus et retombent sur le retrait supérieur du mur. Les ogives, profilées de trois tores en boudin, avec un tore central plus important et plus saillant que les tores latéraux131, retombent sur un faisceau de trois colonnettes, engagées dans le mur gouttereau pour deux d’entre elles, en délit et ceinturée par une bague pour le piédroit central. Trois petits chapiteaux tronconiques, à peine plus larges que les supports, surmontés de tailloirs circulaires prolongés en impostes qui dessinent une corniche continue tout autour de l’abside, articulent la retombée des ogives.

99Le parti adopté pour les absidioles est plus simple132, avec cependant la même lierne de liaison entre clefs de voûte et arc triomphal, et les mêmes colonnettes en délit baguées à mi-hauteur, éléments stylistiques propres au maître de l’œuvre du Vignogoul133. La modénature des ogives privilégie le tore en amande, cantonné de deux onglets et doté d’un très mince filet dans la travée droite de l’absidiole sud. L’élévation de la travée droite du chœur renvoie à une disposition chère aux commencements du gothique en Languedoc, avec la présence d’un triforium qui dédouble le mur et s’ouvre vers l’intérieur de l’édifice par des arcades trilobées retombant sur de petites colonnettes à chapiteaux ornés de crochets épanouis. Ce triforium était prévu pour la nef, où son amorce est nettement visible134. On l’aperçoit, inachevé, dans la dernière travée de nef. La nef a été voûtée et achevée après le chevet, avec des ogives plus élaborées, et des retombées sur des culots feuillagés135.

100Le décor sculpté du chevet est très abondant, et révélateur du goût pour le décor monumental qui accompagne la nouvelle esthétique gothique, même dans le cadre d’une abbaye cistercienne. Les clefs du transept, de l’abside et des absidioles, sont de larges clefs discoïdales, qui empiètent sur le départ des nervures, et sont chargées de couronnes de feuillages au naturel disposées en cercles concentriques. Les feuilles ont une découpe grasse et un peu molle, sont refouillées, et certaines peuvent être comparées aux clefs du transept de Saint-Paul de Narbonne.

101Les chapiteaux de l’abside sont les plus ornés, regroupés par faisceaux de trois de chaque côté des ébrasements des fenêtres. Les corbeilles sont couvertes de beaux feuillages naturalistes, très découpés, disposés en deux registres (fig. 93) ou tapissant les corbeilles, selon des schémas qui sont ceux des culots de la tour de Constance à Aigues-Mortes. C’est en effet aux sculpteurs royaux d’Aigues-Mortes que font référence les chapiteaux de l’abside du Vignogoul, dont la mise en chantier a dû coïncider avec l’abbatiat d’Élizabeth d’Alignan (1247-1259)136, très peu de temps après la construction de la tour de Constance. Par contre, le décor des absidioles est moins précieux, avec des chapiteaux couverts de feuilles d’eau, selon les modes cisterciennes, ou de chapiteaux à crochets très épanouis, à la base des arcs d’entrée. Que ce soit pour son décor sculpté, ou pour certains choix architecturaux, par exemple la colonnette baguée que l’on trouve dans la première moitié du xiii^e siècle à Paris, au réfectoire de Saint-Martin-des-Champs137, le petit monastère du Vignogoul illustre la diffusion rapide en Languedoc de l’art français, au milieu du xiii^e siècle.

Églises à trois nefs du Bas-Languedoc

Valmagne

102L’histoire de l’abbaye cistercienne de Valmagne apparaît comme exemplaire, dans la mesure où est entreprise, dans la seconde moitié du xiii^e siècle, la reconstruction complète de l’église138 selon les modes du gothique français. Fondée en 1138139 par Raymond Trencavel, vicomte de Béziers, la communauté de Valmagne s’est donnée à Cîteaux en 1145. On ignore tout de l’église du xii^e siècle, mais à partir de 1227, s’accumulent les donations pour sa reconstruction140. En 1249, l’abbé de Valmagne obtient des donations du roi d’Aragon, et, en 1256, des confirmations de droits auprès du sénéchal de Carcassonne. En 1257, Pierre-Raymond Fabri, évêque d’Agde, accorde à Bertrand d’Auriac, abbé de Valmagne, l’autorisation de construire une nouvelle église.

103Celle-ci, par ses dimensions et par l’ambition du projet, rompt avec les traditions architecturales cisterciennes du Midi. Le plan comporte une longue nef à trois vaisseaux, un transept peu saillant et un déambulatoire à sept chapelles rayonnantes. Il renvoie au plan de la cathédrale de Clermont-Ferrand141 dont le chevet, édifié à partir de 1248, a pu servir de modèle, mais également à celui des abbayes de Longpont et de Royaumont142.

104Le parti adopté pour l’élévation confirme l’appartenance de Valmagne au gothique rayonnant tel qu’il se développe dans la seconde moitié du xiii^e siècle sur les chantiers des cathédrales de Clermont-Ferrand, de Toulouse et de Narbonne. La suppression du triforium est le seul élément d’austérité dans une élévation où les larges fenêtres n’occupent pas tout l’espace des travées. L’architecte de Valmagne a utilisé un type de pilier très nettement elliptique143, portant de fines colonnettes dont la maigreur contraste avec l’épaisseur des supports ; l’accent est mis sur le linéarité des minces retombées de voûtes, où des chapiteaux réduits à un bandeau feuillagé ne nuisent en rien à la tension des lignes. Caractéristiques également d’un parti propre aux grands chantiers méridionaux est l’affirmation des deux niveaux, soulignés à l’extérieur par des couvertures en terrasse qu’enjambent de minces arcs-boutants dont les étroites culées sont interrompues de place en place par des larmiers.

105Le caractère le plus remarquable d’une architecture si peu conforme aux habitudes des cisterciens du Midi144, est l’intégration d’une sculpture d’accompagnement d’une étonnante richesse. Les chapelles rayonnantes du chevet sont voûtées d’ogives à la modénature complexe : de minces tores en amande sont soulignés de filets et encadrés de cavets bordés d’arêtes vives. Les clefs de voûte, qui complètent ces nervures raffinées, portent un large disque circulaire, très proéminent, où se développe un foisonnement de feuilles disposées en cercles concentriques. L’épannelage de la clef, tout à fait différent des clefs « cisterciennes »145 donne au tapis végétal une importance particulière, et le sculpteur ménage souvent, au milieu de ces feuillages « au naturel », l’espace réservé à un visage ou à une silhouette en pied, comme le fait le sculpteur des plus anciennes clefs de voûte du chœur de Saint-Étienne de Toulouse. Comme à Toulouse, des motifs latéraux, ornent systématiquement les clefs des chapelles de Valmagne avec des têtes couronnées ou des anges aux mains dressées portant des phylactères146.

106Ce type de clefs feuillagées discoïdales avec motifs latéraux accompagne toujours en Languedoc la pénétration du gothique du nord. Adoptées pour les voûtes du chœur de la cathédrale de Clermont-Ferrand, elles s’imposent dans le chœur de Saint-Étienne de Toulouse. La sécheresse et le graphisme des ogives des chapelles rayonnantes de Valmagne rappellent la qualité des voûtements mis en place sous l’épiscopat de Bertrand de l’Isle, soit avant 1286147, mais comme à Toulouse, on voit se défaire ces profils au fur et à mesure de l’avancement des travaux. Dans le déambulatoire de Valmagne, les tores à filet gagnent en importance, aux dépens des moulurations latérales, et les travées du chœur, voûtées sans doute à l’extrême fin du xiii^e siècle, témoignent de la même évolution (fig. 94).

Montagnac et Clermont-l’Hérault

107Les diocèses de Béziers et de Lodève ont été dotés dans le troisième quart du xiii^e siècle, d’une série d’églises, prieurés et églises paroissiales qui témoignent du renouveau architectural dans les terres méridionales. Ces églises, toutes situées dans l’actuel département de l’Hérault (Montagnac, Clermont-l’Hérault, Sérignan, Pomerols, Aspiran), ont comme point commun non seulement un plan à trois vaisseaux, mais aussi une sculpture d’accompagnement qui imite le plus scrupuleusement possible des formules véhiculées par l’art de cour.

108Le prieuré de Montagnac, que les textes appellent alternativement Notre-Dame ou Saint-André, appartenait à la fin du xii^e siècle à l’évêque d’Agde148. En 1234, la ville de Montagnac racheta le fief et en fit don à Louis IX, avec la clause que le roi ne pourrait l’aliéner de la couronne ; le roi obtint également, la même année, de Bertrand de Saint-Just, évêque d’Agde, la cession du château, et la ville fut déclarée ville royale. Selon l’auteur anonyme de l’Histoire statistique et archéologique de la ville de Montagnac (1843), c’est alors que le roi, en témoignage de satisfaction, aurait fait construire l’église. En avril 1335, la clause du don de 1234 fut reconnue par une lettre patente de Philippe VI, enregistrée par le sénéchal de Béziers en 1345149, et confirmée en 1407 par Charles VI. En 1320, le prieuré de Saint-André avait été uni au monastère de Valmagne par décision de Jean XXII.

109L’édifice actuel, avec une nef à trois vaisseaux de quatre travées, terminé par une abside à sept pans flanquée de deux absidioles pentagonales (fig. 95), conserve le souvenir de la campagne de travaux du milieu du xiii^e siècle. L’abside est organisée à la manière de celle du Vignogoul : des voûtains fortement brisés, rayonnent autour d’une clef, simplement évidée ici, reliée à l’arc triomphal par une courte lierne de liaison. Les ogives, dont le tore est en amande, souligné par deux onglets, retombent sur de fines colonnettes adossées, par le biais de chapiteaux tronconiques, surmontés d’un abaque et d’un tailloir mouluré. Les profils des tailloirs et des abaques, sont identiques à ceux du Vignogoul, curieusement circulaires, mais les chapiteaux sont plus courts, épannelés comme des culs-de-lampe et tendant à se confondre avec le fût des colonnes. Ce sont les sculpteurs du Vignogoul qui ont travaillé ici. Comme au Vignogoul les corbeilles portent un décor couvrant de feuillages naturalistes faisant référence à des essences végétales étudiées avec précision et délicatesse, feuilles de chêne ou de platane, grandes feuilles lancéolées de châtaigniers. Ces décors aux feuillages refouillés, acérés, dessinent une couverture mouvante, rompue par les profonds creux d’ombre qui les dégagent de la corbeille (fig. 96).

110Dans les absidioles, les ogives reposent sur des consoles, ornées de têtes humaines, trop abîmées cependant pour qu’on puisse y reconnaître la trace précise d’une personnalité de sculpteur, mais le parti décoratif des consoles à têtes humaines est celui du donjon de Najac, diffusé dans la seconde moitié du xiii^e siècle à travers tout le Languedoc, des remparts d’Aigues-Mortes à Clermont-1’Hérault150.

111Les supports de la nef sont des piliers à noyau polygonal, cantonnés de colonnes engagées surmontées de gros chapiteaux à tailloirs hexagonaux. Sur ces chapiteaux, ainsi que sur ceux qui portent l’arc triomphal, la végétation au naturel est largement étalée, ou distribuée en deux registres reliés aux astragales par des tiges plates, qui conservent le souvenir des crochets. La lourdeur des supports, l’importance des surfaces murales, les minces contreforts à ressauts montrent combien, dans ce prieuré de Montagnac, le maître de l’œuvre a adapté les modèles gothiques septentrionaux au milieu méridional. L’abside est éclairée par de longues fenêtres à deux lancettes qui occupent tout l’espace des travées, mais ne sont percées que sur trois pans de mur. Par contre, le complexe réseau des remplages, où se superposent des roses trilobées, est une stricte copie de modèles rayonnants. Il en va de même pour les courtes et larges fenêtres du vaisseau central de la nef151, avec leurs nombreuses lancettes surmontées de plusieurs niveaux de roses.

112À l’intérieur du groupe d’églises qui procèdent de la même vague d’imitation de l’art royal, la collégiale Saint-Paul de Clermont-l’Hérault152semble être l’œuvre de l’architecte de Montagnac. L’édifice étonne par ses dimensions, qui s’expliquent par la nécessité de regrouper en 1275 les fidèles de trois paroisses153. L’édifice, inauguré en 1313, comptait trois travées, auxquelles furent rajoutées trois autres travées dans la seconde moitié du xiv^e siècle.

113L’édifice de la fin du xiii^e siècle est représenté par le chevet, les parties basses des trois dernières travées du vaisseau central de la nef et les trois travées de bas-côtés correspondantes, dont les murs gouttereaux ont été ouverts par des chapelles postérieures. On retrouve un certain nombre de caractéristiques propres au prieuré de Montagnac : les supports cantonnés de la nef, avec leur noyau polygonal, et les grosses colonnes surmontées de chapiteaux dont les tailloirs hexagonaux se prolongent par des impostes, mais surtout les dispositions du chevet, dont le chœur à sept pans s’ouvre de trois longues fenêtres à double lancette. L’abside et les absidioles pentagonales sont couvertes d’ogives-diaphragmes, avec la particularité de la lierne de liaison, qui donne aux églises du Bas-Languedoc une si forte unité.

114La sculpture monumentale est abondante dans le chevet, qui apparaît comme la partie la plus ancienne de la construction avec ses clefs de voûte à motifs latéraux dans l’absidiole sud et ses retombées d’ogives à filet sur des consoles, aussi bien dans l’abside que dans les absidioles (fig. 97). Les consoles de l’abside portent un décor feuillagé, celles des absidioles, surmontées de lourds tailloirs lisses et polygonaux (fig. 98) des têtes au masque expressif, sinon caricatural, qui semblent dériver des modèles de Najac. L’atelier de sculpteurs de Clermont-l’Hérault, est le plus important pour la qualité des œuvres produites, et ses attaches avec les chantiers septentrionaux. On peut suivre sa trace à Sérignan, Pomerols et Aspiran.

La diffusion de l’art français : la sculpture funéraire dans la seconde moitié du xiii^e siècle

115En même temps que l’apprentissage des feuillages au naturel et des consoles figurées, les terres méridionales découvrent après 1250 l’usage des tombes à gisants. L’un des exemples les plus précoces est le tombeau de la vicomtesse Algayette de Narbonne, découvert à Narbonne le 19 Juillet 1933154, rue Lazare Carnot, sur l’emplacement de l’ancien couvent des Frères Prêcheurs. Les Ordres Mendiants avaient connu à Narbonne un développement exceptionnel et rapide155, et la tradition veut que les Dominicains s’y soient installés dès 1220. En 1228, leur présence est attestée dans la ville156mais leur couvent ne semble pas avoir été édifié avant juillet 1231, date à laquelle l’archevêque Pierre Amiel leur donna un terrain dans le quartier dit « La Mallole », de « Mallola » ou « La Mayole »157. La maison des Frères Prêcheurs était située à l’extérieur des murs du Bourg, vers l’est, et près de l’Aude. Malgré une révolte des hérétiques158 du Bourg, qui détruisirent ce premier établissement en 1235, le couvent prospéra et s’agrandit régulièrement, lors d’achats de terrains et à la faveur de nombreuses donations159. La fortune des Dominicains fut assurée dès 1238, grâce à la protection de la famille vicomtale, qui favorisa systématiquement le couvent160 et en fit son lieu de sépulture préféré, une fois levés les interdits de l’ordre portant sur l’admission des sépultures. Y furent enterrés Amaury II et son épouse, et Amaury III (1328-1337), qui légua au couvent 500 sous, et choisit le prieur comme exécuteur testamentaire161.

116Il ne reste plus aujourd’hui que le tombeau découvert en 1933 ; il s’agit, comme le révèle l’inscription, d’Algayette, épouse du seigneur Amaury de Narbonne, et fille du comte de Rodez, morte le 13 mars 1273162. Morte à vingt-six ans, Algayette avait épousé en 1267 Amaury, second des six enfants du vicomte de Narbonne Amaury I^er, qui fut, en 1271, écarté du pouvoir qu’il exerçait conjointement avec son frère Aymeric V. Algayette donna le jour à trois enfants, dont l’aîné, Aymeric, ou Amalric, fonda la branche des barons de Talairan163. Elle légua au couvent, selon l’habitude, 200 sous melgoriens164. La tombe de la vicomtesse resta en place, lors du transfert du couvent à l’intérieur de la Cité165.

117Le tombeau166 est formé d’une dalle (fig. 99) sur laquelle repose une statue gisante dont les pieds sont appuyés contre un petit chien au poil ras, la tête posée sur un coussin rectangulaire lisse et sans décor, aux bords très relevés. L’inscription borde la dalle sur ses quatre côtés, et deux blasons sont sculptés de part et d’autre des pieds, blasons vides, dont les motifs, sans doute peints, ont disparu. La dalle, le coussin, le chien et la statue ont été sculptés dans le même bloc de calcaire gris, et l’épannelage de la statue gisante est encore bien apparent le long des arêtes vives et rectilignes qui limitent parallèlement le corps, de chaque côté. La robe, longue et assez étroite, se termine au cou par une double encolure, et enveloppe les épaules d’un empiècement lisse et très moulant. L’empiècement est bordé d’un galon double, soulignant la poitrine et les épaules, d’où partent quelques plis pincés qui s’élargissent jusqu’aux pieds, où s’accumule l’étoffe à la manière d’une statue verticale et selon un procédé qui se généralisera au début du xiv^e siècle. La position des bras, très mutilés, permet encore de deviner le geste des mains jointes, habituel pour ce type de gisant. Seule est visible la jambe gauche, étroitement moulée sous les vêtements, avec un léger fléchissement vers la droite à partir du genou, mouvement accentué par la direction des plis de la robe, finement gravés et obliques à ce niveau.

118La tête (fig. 100), petite et très allongée sur un long cou, est recouverte d’un voile long, pincé symétriquement au niveau du cou, qui va se perdre derrière les épaules. Les plis latéraux, assez raides et cassés, s’opposent à la mollesse des plis de la robe. Une guimpe enveloppe le visage, formant un bandeau sur le front et une mentonnière qui souligne le menton et donne à l’ensemble du visage une composition triangulaire. Très symétriquement disposés autour du visage, les cheveux sont séparés en deux longues mèches libres167, légèrement ondulées, marquées de stries profondes, géométriquement parallèles. Le visage est très abîmé, le nez mutilé et la bouche rognée, mais il devait être assez plat, avec un front droit sous la guimpe, et un menton rond et peu saillant. Les yeux sont à demi-fermés, mais la ligne légèrement oblique et retombante des paupières laisse filtrer le regard, tandis qu’un sourire retenu flotte sur une bouche dont ne subsiste que la rainure centrale légèrement relevée aux commissures. Ce visage, pour si abîmé qu’il soit, conserve cependant une expression de jeunesse et de vie intenses. Pourtant, le modelé en est assez sommaire, avec une ligne de sourcils absente, et un passage insensible du front aux paupières supérieures gonflées, l’arcade sourcilière étant à peine marquée. Le globe oculaire fait saillir la paupière inférieure, soulignée par une très légère ride qui cerne l’œil. L’ovale de ce visage tend vers le triangle, avec une base lisse que ne marquent pas les joues peu saillantes.

119Une œuvre contemporaine, sculptée en Ile-de-France, présente quelques caractères communs : il s’agit de la tête du gisant de Jeanne de Toulouse du musée de Cluny168, qui date, comme le gisant d’Algueyette, des années 1270. Bien que la tête du gisant de Jeanne ait les yeux ouverts, que son voile soit court et sa guimpe compliquée par l’adjonction d’une touaille, on retrouve sur ce beau vestige la même composition d’ensemble, avec l’accent triangulaire de la mentonnière, et surtout le travail d’un ciseau habile, économe de ses effets, ménageant les passages entre les plans pour conserver au visage son aspect lisse et un peu plat. L’œuvre, commandée pour l’abbaye de Gercy est plus raffinée, plus achevée, quant au dessin des yeux et de la bouche, ou le plissé du voile que le gisant narbonnais, mais la comparaison entre les deux œuvres amène à la conclusion que les modes septentrionales passent en Languedoc dans le dernier quart du xiii^e siècle. Si le sculpteur narbonnais a travaillé dans une manière plus fruste, plus provinciale que l’artiste de la comtesse de Toulouse, c’est en imitant des modèles venus de la France du nord qu’il l’a fait. En effet, le gisant d’Algueyette de Narbonne reste une œuvre isolée en Languedoc vers 1270, alors que, les dessins de Gaignières en font foi, les gisants de femmes vêtues de guimpes, le menton enserré dans la mentonnière et les mains jointes, se sont multipliés dans le nord de la France dans la deuxième moitié du xiii^e siècle169.

120Le gisant d’Algayette de Narbonne a eu comme suite en Languedoc un gisant très abîmé, aujourd’hui conservé au Musée des Augustins de Toulouse170. Cette statue funéraire (fig. 101), a été signalée pour la première fois dans le catalogue du Musée de 1835, où Du Mège rappelle qu’elle a été découverte deux ans avant « en démolissant un mur dans la grande église des Augustins ». D’importants travaux eurent en effet lieu en 1833 dans l’ancienne église conventuelle, transformée depuis la fin du xviii^e siècle en musée171 et c’est sans doute au cours de la destruction de l’abside, remplacée par un mur plat percé d’un portail, à l’alignement du mur des chapelles latérales, que fut mis au jour le gisant qui nous intéresse. M. Durliat a démontré172, à travers l’étude du testament du « maître des œuvres du roi pour la sénéchaussée de Toulouse et d’Albi », Jean de Mantes, que celui-ci avait fait construire pour abriter son tombeau et celui de sa femme la chapelle absidale, dédiée à saint Augustin, de l’église conventuelle des Augustins. Le rapprochement entre la statue féminine récupérée lors de la destruction de l’abside et celle de la femme de Jean de Mantes s’impose donc, et comme le testament, daté de 1316, fait allusion à des tombeaux déjà terminés, et exécutés par l’architecte même des Augustins, Jean de Lobres, les premières années du xiv^e siècle peuvent être retenues pour la datation des dits tombeaux173.

121Malgré les mutilations qui n’ont préservé que le haut du corps de la dame des Augustins, il est possible de faire une comparaison entre la gisante de Toulouse et Algayette de Narbonne. Le corps est allongé, les pieds appuyés sur un animal174, les mains jointes sur la poitrine, avec les poignets bordés de petits boutons, seul détail vestimentaire encore visible. La tête posée sur un coussin décoré à l’angle par une houppe, est enveloppée d’un voile court, retenu sur le front par une épingle, sous lequel apparaît le rebord de la guimpe, qui se prolonge en mentonnière autour du cou. La forme du voile, les cheveux dont on n’aperçoit que deux petites torsades symétriques, à hauteur des tempes, rappellent la coiffure de Jeanne de Toulouse, mais, comme Algayette de Narbonne, la gisante toulousaine a les yeux clos, et la bouche légèrement souriante (fig. 99).

122Malgré les parentés entre les deux gisantes, venues surtout de la disposition générale, de l’attitude des statues, des similitudes vestimentaires, une évolution stylistique apparaît d’un tombeau à l’autre. Le visage de la femme de Jean de Mantes, heureusement préservé à part le nez, révèle un modelé beaucoup plus net et plus dur que celui d’Algayette, avec la ligne des sourcils indiquée par un bourrelet aigu, l’incision de la rainure des paupières très durement marquée, les ailes du nez fermement modelées, et la bouche mince bien ourlée. La sculpture a gagné en force et en précision, mais a perdu le côté très enveloppé et très doux qu’ont les traits un peu imprécis et flous de la morte narbonnaise. La gisante des Augustins révèle également dans le décor du coussin, des poignets, du livre d’heures suspendu au bras gauche, un goût pour l’ornement qui lui est particulier175.

123L’apparition et la multiplication des gisants dans la seconde moitié du xiii^e siècle s’inscrivent dans un contexte bien particulier, qui est celui de l’arrivée de l’art « français ». suscité par les évêques amateurs de nouveauté et par des catégories sociales, les vicomtes de Narbonne, par exemple, capables de passer commande pour leurs tombeaux à des sculpteurs formés à l’art septentrional. L’apparition de ces tombeaux révèle le pouvoir très rapide d’assimilation du Languedoc et la formation d’ateliers de sculpteurs locaux, qui, en quelques années, se sont appropriés les nouveautés du gothique rayonnant.