1La troisième partie de ce livre s'ouvre avec le début des « crises » du Bas Moyen Âge, s'arrête au seuil de la période moderne, et se caractérise par l'avènement des registres notariaux comme source dominante.

2Le mot de « crises », toujours associé aux deux derniers siècles du Moyen Âge, tend aujourd'hui à être interprété comme le difficile accouchement de la modernité en Europe1. La crise démographique et sociale est ici un fait qui correspond à un concept fortement présent dans les sources2. Le devenir des cellules d'habitat est directement tributaire de cette conjoncture tragique et saccadée, dont on n’a pas fini de répertorier les nuances géographiques, ni de rechercher les causes premières. Le thème historiographique de « la désolation des églises, monastères et hôpitaux » a été le premier à se dégager de ce type de sources3, et plus récemment celui des villages désertés4. Enfin, on sait à présent soumettre la question des crises à un questionnement beaucoup plus ambitieux5.

3Un exposé des données calqué sur le tempo de la conjoncture constituait la démarche la plus satisfaisante pour cette enquête. J'ai dû cependant y renoncer. C'est que, contrairement à bien d'autres régions, la documentation gasconne est par trop insuffisante, trop lacunaire dans le temps comme dans l'espace6. Il semble assuré que l'essoufflement de la croissance s'est fait sentir en Gascogne avec un temps de retard. L'on n'en perçoit guère les premiers signes qu'à partir des années 1320, de sorte que la tragédie de la Grande Peste de 1348-1349 a suivi de très près l'euphorie des seigneurs « bastidors ». Des ravages de la grande épidémie, on possède certes quelques attestations directes7, mais de vastes secteurs ne sont pas documentés, et on s'interroge sur l'exception béarnaise. Cette vicomté n'aurait été frappée que de façon marginale et atténuée par la première vague ; mais elle n'a pas échappé aux récurrences ultérieures8. La succession de reprises et de rechutes, scandée par les événements militaires et les retours pesteux, dessine une courbe en dents de scie, qu'on a notamment pu restituer pour le Bordelais voisin9. Rien de tel n'est possible pour la région considérée ici. Pour la fin du XIV^e et le début du XV^e siècle, l'historien ne dispose que de données ponctuelles : les révision des feux en Gascogne orientale10, les précieuses leçons du pouillé de Comminges de 1387-138811 diverses glanures dans le riche fonds d'Armagnac12, ou dans d'autres dépôts13. À cet égard, le comté de Bigorre est un cas de figure privilégié. En effet les leçons des enquêtes du début du XIV^e siècle, comparées aux données du beau censier de 1429 permettent de dresser un appréciable bilan démographique de la période des crises14. La plus riche des documentations ne donne donc à connaître que le trend séculaire, en l'absence des cycles intermédiaires qui ont plus directement influé sur la vie quotidienne des hommes. Enfin, quand peut-on fixer la sortie durable de la crise et le démarrage d'une nouvelle « phase A » ? En général, on lui assigne une date qui correspond à la fin des événements militaires : la chute des dernières places tenues par le roi-duc (1442), voire le drame de Lectoure et l'effondrement de la maison d'Armagnac (1473).

4En tout état de cause tout porte à croire que, comme dans le restant de l'Europe, l'ampleur des bouleversements démographiques et sociaux a tendu à faire de la famille « une base de repli »15, au moment même où, dans les villages, un acteur nouveau s'imposait comme un médiateur ambigu des pratiques et des stratégies familiales : le notaire.

5Entre la fin du XIII^e et la fin du XIV^e siècle, la teneur de la documentation change de nature. Les chartes de coutumes se font plus rares et ne sont plus que par exception des chartes de fondations. Et quand les États princiers les mieux structurés, comme le Béarn, continuent la tradition des vastes enquêtes administratives ou des recensements généraux, ils s'appuient sur un rouage essentiel qui est désormais le principal producteur de sources écrites : le notaire public. Si les premiers notaires gascons sont attestés vers 1230, et si à la fin du siècle, le tabellionnage est présent dans les principaux bourgs16, il faut encore attendre un demi-siècle, dans le meilleur des cas, et plus d'un siècle, souvent, pour bénéficier de l’éclairage des minutiers. Grâce à eux, l’historien peut enfin passer la porte de la maison et accéder à son intimité humaine et matérielle : les registres abondent en inventaires mobiliers, contrats de mariages, testaments, drames familiaux de toutes sortes. En mettant en fiches les données relatives à la culture matérielle, à la composition du groupe domestique, au jeu complexe des relations dans le village, aux stratégies d’alliances matrimoniales, on peut avoir le sentiment d’entrer de plain pied dans le champ de l’anthropologie historique. Or, ce terrain est terriblement piégé ; l’historien en est clairement averti17, en sorte que, débarrassé des illusions positivistes, il concentre prioritairement son analyse sur « la médiation du notaire »18. Eu égard au fait que l’exploitation complète de la documentation notariale disponible aurait nécessité plus d’une vie de recherche et plusieurs volumes de texte, c’est en pleine conscience que j’ai opté, en dépit de ses inconvénients, pour une formule d’échantillonnage géographique.

6Comme le montre l’esquisse cartographique ci-jointe, la conservation des minutiers est extrêmement inégale. Pour le XIV^e siècle, elle se limite pratiquement au seul Béarn. Au siècle suivant, de vastes espaces demeurent dépourvus de documents notariaux (Landes, Astarac, Quatre Vallées, Comminges, Couserans), mais la Bigorre, et surtout l’Armagnac-Fezensac et la Lomagne ont conservé plusieurs minutiers antérieurs à 1500. La plupart sont il est vrai tardifs, et couvrent généralement les deux dernières décennies du XV^e siècle. La zone éclairée par la documentation notariée s'organise donc de part et d'autre d'une diagonale sud-ouest/ nord-est, joignant la vallée d’Ossau et la Lomagne, avec pour noyau dur la principauté béarnaise, qui m'a paru mériter un traitement privilégié : 1° parce qu’elle seule se prête à un essai de tableau en mouvement de la société rurale gasconne entre le XIV^e et le XV^e siècle ; 2° parce que le Béarn a été moins rudement affecté par les désastres de la guerre et la grande saignée de la peste bubonique. L’examen des sources béarnaises permettra donc de pondérer l’étiologie catastrophiste qui vient naturellement à l’esprit pour interpréter toutes les modifications de la texture de l’habitat.