Pour conclure

1Au début de ce livre, je décrivais mes premiers pas dans cette recherche et je montrais comment ils avaient été guidés par deux hypothèses : responsabilités de la masse des Français non-juifs dans la persécution et, en conséquence, rancœur des Juifs envers la France. Au terme de cette entreprise, il faut nuancer et partiellement contredire ces suppositions initiales.

2Quand on se place au niveau régional, on peut percevoir avec précision qui sont les divers responsables des persécutions. Sans parler des Allemands, les mesures officielles frappant les Juifs ont d’abord leur origine aux sommets de l’État, qui échappent à l’enquête régionale. Mais les dirigeants que les Français avaient acceptés dans le désespoir de 1940, ont trouvé des relais efficaces aux niveaux régionaux et locaux du pouvoir. Les hommes du Midi toulousain qui ont impulsé avec le plus de force l’antisémitisme officiel sont d’abord une poignée d’extrémistes fanatiques dont le cas est limpide. Plus ambigu, le rôle crucial joué par les hauts fonctionnaires — préfets, hauts responsables policiers — chez qui ont dénote un état d’esprit où se combinent, à doses variables, les convictions pétainistes et la passion aveugle du service de l’État. Ce dernier point est essentiel : l’éthique et même l’esthétique du service public ont fait des ravages et pas seulement à la tête de l’administration. Le fait le plus lourd de conséquences, c’est que la machine administrative ait suivi ses chefs, qu’elle ait fonctionné « normalement ». En effet, la sottise bureaucratique a sévi à tous les niveaux et les agents de l’État ont exécuté des ordres inhumains par simple habitude de l’obéissance.

3Sottise et force d’inertie, sans doute ! Mais le phénomène est souvent plus complexe et s’apparente à la schizophrénie. En effet, le même individu a pu avoir des attitudes fraternelles envers les persécutés à titre privé et se montrer cruel en tant que fonctionnaire d’État. Tout à fait significatif est l’exemple du directeur du camp de Noé, qui demande avec insistance des wagons supplémentaires pour assurer les déportations, mais déclare aux déportés qu’il désapprouve les ordres reçus en tant que chrétien ! Ce type de contradiction est connu depuis longtemps : Tolstoï le signale dans Guerre et Paix où il dépeint les soldats français en Russie comme autant de Janus présentant aux occupés, tantôt une face chaleureuse à titre individuel, tantôt un visage glacé et indifférent en tant qu’éléments disciplinés de la Grande Armée.

4Plus la structure étatique est ferme, moins les hommes qui y prennent place sont autonomes. La solidité de l’État centralisé dans notre pays peut donc avoir des conséquences extrêmes si le pouvoir est placé entre des mains criminelles. L’expérience de Vichy pose ainsi le problème de la formation morale des fonctionnaires. Les agents de l’État ne devraient-ils pas apprendre qu’ils n’ont pas à exécuter tous les ordres reçus, qu’obéir est parfois criminel et que ce crime peut être puni ? Question éternelle qui prend une dimension nouvelle avec la force de l’État moderne.

5Sans avoir besoin d’une telle formation civique, plusieurs fonctionnaires ont su suivre leur conscience, sans personne pour les guider : le garde champêtre de Caussade, le commissaire de police montalbanais ou l’universitaire toulousain se sont rencontrés dans le refus des ordres inadmissibles. Peu à peu ils ont essaimé et quelques secteurs de la machine d’État s’en sont trouvés bloqués au cours de Tannée 1944.

6Ces hommes, dont on peut admirer la lucidité et le courage, ont d’abord été isolés dans la société régionale. En effet, certaines formes d’antisémitisme ont surgi (ou resurgi) entre 1940 et 1942. La plus sournoise se fonde sur la cupidité ; elle infecte tous les médiocres tentés par les biens juifs : administrateurs provisoires, commissaires aux comptes, acheteurs. Mais à partir de Tété 1942, comme Ta montré Pierre Laborie, l’opinion bascule ; déjà méfiante envers le régime depuis 1941, elle prend le parti des persécutés.

7Ce changement dans les esprits entraîne une mutation dans les actes. Après 1942, les Juifs ont donc trouvé une aide fraternelle dans la population régionale. Les rescapés de la Shoah évoquent toujours avec chaleur ces gestes de solidarité. Bien sûr notre région a eu son lot de prudents, de lâches, de dénonciateurs ; tous les habitants du Midi toulousain ne se sont pas montrés fraternels. Mais il est clair que les Juifs ont vécu ici dans un milieu généralement favorable, où ils ont souvent pu obtenir les secours dont ils avaient besoin.

8Si la solidarité a pu jouer, c’est que les Juifs n’ont pas été passifs. Individus, familles nucléaires, familles élargies et groupes organisés, ont pris leur sort en mains avec décision. La Résistance commence avec la fuite « de trou en trou »1, elle s’achève avec la prise du train allemand entre Castres et Mazamet. L’initiative d’autodéfense chez les persécutés et l’amitié témoignée par les goys sont deux faces d’un même phénomène. L’une et l’autre se suscitent mutuellement. « Pour qu’il y ait complicité, il a bien fallu que les Juifs cessent de se comporter en objets, qu’ils se décident à devenir des sujets, des acteurs du drame dans lequel ils ont été projetés » (Adam Rayski)2.

9Le rôle de la bureaucratie, les comportements de solidarité chez les non-Juifs, d’autodéfense chez les Juifs se retrouvent sans doute peu ou prou dans toutes les parties de la France. Le seul avantage d’une observation régionale serait alors de faire apercevoir ces faits avec plus de précision. On peut toutefois se demander si le Midi toulousain se distingue des autres régions française ? Question qui peut sembler incongrue et témoigner d’un certain provincialisme. Il est d’ailleurs difficile d’y répondre faute d’un nombre suffisant de recherches semblables à la nôtre, qui permettraient une comparaison. Il est possible cependant d’indiquer quelques particularités régionales perceptibles, ou simplement vraisemblables.

10Au cours des années 1890, Toulouse était devenue le principal foyer national du radicalisme anticlérical avec son grand journal La Dépêche. En 1940, le quotidien radical se rallie à Pétain tout en continuant à afficher son sous-titre : « Journal de la démocratie ». Maurice Sarraut, éminence grise de la III^e République accepte de se faire le héraut du maréchal et de son régime. Pourtant, après les grandes déportations de Tété 1942, on le voit refuser de publier une apologie de l’antisémitisme catholique du Moyen Âge. Le vieux démocrate s’était réveillé en lui, mais aussi l’anticlérical, révulsé devant l’éloge de « l’obscurantisme » moyenâgeux. Plus tard, il sera assassiné par des miliciens, et cette mort Ta ainsi ramené dans son camp d’origine, aux côté de ses concitoyens.

11Pays de gauche, le Midi toulousain avait été marqué entre 1936 et 1939 par la guerre d’Espagne. De l’aide aux réfugiés à la participation au combat dans les rangs républicains, les actions de solidarité avec les « rouges » avaient été nombreuses. On peut penser que, pour les militants qui avaient aidé l’Espagne républicaine, il était tout naturel de se placer aux côtés des Juifs, autres victimes des dictatures. La filiation existe : Stéphane Barsony dans la mouvance communiste, Achille Auban chez les socialistes en sont la preuve.

12Mais les succès régionaux de la gauche n’y avaient pas éliminé le catholicisme, loin de là, car la pratique religieuse se maintenait très fermement dans maints cantons. C’est que les citoyens y avaient pris l’habitude de dresser une barrière entre leurs convictions politiques et leur foi religieuse : ils pouvaient être à la fois républicains et catholiques fervents, un vrai scandale pour les extrémistes des deux bords, mais un fait bien réel, facile à constater. Aussi l’Église a-t-elle été amenée à séparer avec netteté le spirituel du temporel, ce qui est à César de ce qui est à Dieu. Dans l’entre deux guerres, elle a progressivement abandonné ses ambitions partisanes tout en s’efforçant de conserver son magistère spirituel. Après leur enthousiasme initial pour la Révolution nationale, des ecclésiastiques de valeur : Mgr Saliège, Mgr Théas, ont dont été capables de se détacher d’un pouvoir qui avait comblé l’Église de bienfaits. Ils se son servis de la chaire pour dire la morale en toute indépendance de l’État. On sait qu’au milieu du silence de leurs pairs, cinq évêques français seulement ont eu le front de protester publiquement contre la remise des Juifs à l’ennemi. Qu’il y ait eu parmi les prélats des diocèses de Toulouse, de Montauban, d’Albi n’est sans doute pas un hasard3. Le bruit produit par les mandements des trois évêques dans une société civile énervée et muette a manifestement été immense.

13Si le message des évêques a été entendu, c’est sans doute parce que la population était déjà préparée à le recevoir. C’est aussi parce qu’il a trouvé des relais : militants, intellectuels, enseignants. En effet, dans une province sans richesse économique, où l’école est la seule voie offerte aux ambitions, le prestige de l’enseignement est très grand. Les enseignants ont donc joué un rôle réel dans la résistance à l’antisémitisme, en particulier à Toulouse, ville universitaire. Le texte superbe qui met en pièces le racisme, écrit en commun par trois professeurs, Faucher, Borne et Jankélévitch, peut en témoigner.

14L’ambiance générale hostile à l’antisémitisme après Tété 1942 explique peut-être la faible participation de l’administration régionale et locale aux déportations de 1943 et 1944. Les préfets régionaux et leurs subordonnés ne se trouvaient-ils pas isolés, gênés dans un milieu défavorable aux mesures antisémites les plus graves ? D’où leur relatif manque de zèle à collaborer avec la Gestapo4 ?

15Il n’est donc pas surprenant que nous n’ayons guère trouvé trace de cette colère contre la France que je croyais générale chez les Juifs au début de nos recherches. Au contraire, les survivants de la Shoah n’ont le plus souvent voulu retenir que les gestes de fraternité dont ils ont bénéficié. Désireux en outre de réintégrer (ou d’intégrer) la communauté nationale, après 1944, ils ont choisi de décrire leurs persécuteurs comme une poignée d’êtres monstrueux, coupés de la population française à qui ils n’avaient rien à reprocher.

16Ce problème de la rancœur (supposée ou réelle) des Juifs envers la France doit être distingué de la question du renouveau de l’identité juive. Des hommes qui avaient tout oublié de leurs origines se sont retrouvés juifs par le fait de Vichy. C’est à eux que s’applique le mieux l’analyse de Sartre dans Réflexions sur la question juive qui fait du Juif la création de l’antisémite. Croyants et incroyants, « Israélites » et immigrés récents ont été rassemblés dans la même nasse. Le réflexe de fierté, de solidarité entre descendants du peuple de la Bible, a donc joué. Tout en restant français, les Juifs plus qu’avant-guerre, ont revendiqué leur spécificité dans l’ensemble national.

17Mais l’opinion juive sur cette période a beaucoup évolué avec la génération suivante. Comme l’a montré Chantal Benayoun, l’existence de l’État d’Israël a donné aux Juifs un regard nouveau sur leur environnement. Renforcés dans leur fierté et dans la conscience de leur identité, les enfants des rescapés du génocide se sont montrés plus sévères envers la France que ne le sont leurs parents ; on les entend donc reproduire à peu de choses près l’hypothèse de départ qui fut à l’origine de cette entreprise.

18En regard des faits exposés ici, on peut penser que cette sévérité est injuste. On la comprend néanmoins devant l’immensité du crime dont les leurs furent victimes.