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Les juifs au temps de Vichy

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Jean Estebe

Chapitre XII. Dans une joie contenue

Texte intégral

Dans les combats de la libération

  • 1 Lucien Steinberg, La Révolte des Justes, Paris, 1970, cité par Lucien Lazare, La Résistance juive (...)
  • 2 Lucien Lazare dans La Résistance juive en France, chapitre 13, nous est ici très précieux.

1Après le débarquement en Normandie, la Libération semble proche. Passés à des dates diverses à la lutte armée, les résistants juifs s’engagent dans les combats contre l’occupant aux côtés de leurs camarades de toute origine. Selon Lucien Steinberg : « Il serait absurde de séparer les uns des autres, les combattants de la Résistance, autrement dit, d’y créer un ghetto » (La Révolte des Justes, 1970)1. On pourrait concevoir qu’il y ait effectivement quelque chose de choquant dans l’établissement d’un tel bilan. Ce scrupule est néanmoins daté : il correspond encore un peu au désir des Juifs libérés de se fondre dans la communauté nationale et presque de se faire oublier ! — sentiment très fort dont nous reparlerons dans ce chapitre et dans le suivant. Nous écrivons plus de vingt ans après la parution du livre de Steinberg et ce souci n’est plus le nôtre ; faut-il d’ailleurs qu’un travail historique soit censuré par une sorte de pudeur ? Sans faire un comptage qui serait fastidieux, rappelons donc, avec Lucien Lazare2 quelques points saillants des opérations où participèrent les résistants juifs à la veille de la Libération.

  • 3 Citation de Lucien Lazare, op. cit., p. 323.

2Ils concernent surtout les maquis du Tarn, foyer essentiel de la Résistance juive. Le 14 juillet 1944 y fut l’occasion pour les maquisards de manifester publiquement leur force et de frapper l’opinion. Le corps francs de la Montagne Noire (CFMN) défila donc à Revel et à Dourgnes avec participation du peloton de l’Armée juive dit « blanc-bleu ». Pendant ce temps, la compagnie Marc-Haguenau (ex-EI) organisa une parade militaire, sur la route, à quelque distance de Vabre. Le service d’ordre résistant avait établi des barrages, mais de Vabre était venu le public endimanché « des classiques revues du 14 juillet : pompiers, gendarmes, ouvriers et ouvrières, bourgeois et paysans, enfants... »3. Le 20 juillet la Wehrmacht attaqua les camps du CFMN avec de gros moyens, combat indécis où le maquis décrocha, mais ne fut pas poursuivi par les Allemands. La compagnie Marc Haguenau pour sa part n’était plus totalement démunie depuis qu’elle recevait des parachutages sur un champ balisé, dénommé « le terrain Virgule ». Mais dans la nuit du 7 au 8 août une colonne blindée allemande, guidée par des enfants du pays menacés de mort, attaqua le terrain Virgule. Les parachutistes alliés qui venaient d’arriver purent être évacués, mais les maquisards durent battre en retraite précipitamment : bilan sept morts, des blessés et la perte du matériel. Après cet échec Segonzac, chef FFI du secteur de Vabre prit sa revanche sur la ligne Mazamet-Castres en s’emparant le 19 août d’un convoi ennemi d’une cinquantaine de wagons chargés de matériel, dont l’escorte fut capturée. La compagnie Marc Flaguenau joua un rôle essentiel dans cette opération. Soixante prisonniers allemands passèrent, les mains en l’air devant chaque partisan juif qui leur disait : « Ich bin Jude ». Il est clair que les officiers de la Wehrmacht sont alors démoralisés, ayant l’impression d’être entourés de tous côté par un ennemi insaisissable. Dans la France méridionale, les rapports qu’ils envoient à leurs supérieurs ont nettement tendance à surestimer les forces de la résistance. C’est sans doute pourquoi Segonzac réussit le 21 août à faire capituler la garnison de Castres sans qu’un coup de feu soit tiré. Mazamet libéré une première fois, repris par les Allemands, est finalement occupé par les FFI le 22 août.

3Toulouse était alors libérée depuis déjà deux jours ; puisque c’est le 20 août que les résistants investissent la ville et occupent les bâtiments publics. Dans l’ensemble de la région, les FFI commandés, par le jeune colonel Ravanel, font une dizaine de milliers de prisonniers allemands, contribution non négligeable aux opérations alliées en France.

  • 4 Pierre Bertaux, Libération de Toulouse et de sa région, Hachette, 1973 et Michel Goubet, « Enjeux (...)
  • 5 Pierre Laborie, « La libération de Toulouse vue par le pouvoir central » dans La Libération dans l (...)

4Dans le chef-lieu régional les autorités issues de la Résistance se font face sans qu’aucune ait clairement le pas sur l’autre : le commissaire de la République Pierre Bertaux qui représente le gouvernement provisoire, le Comité département de libération (CDL), organe de la résistance intérieure, le commandement FFI, ou les groupes armés plus ou moins indépendants de fait. Non sans difficultés Pierre Bertaux sort de cette scabreuse situation et fait triompher le nouvel ordre républicain4. Difficultés fortement exagérées à Paris où les hommes proches du gouvernement percevaient Toulouse, isolée de la capitale, comme un dangereux État autonome. En fait, comme l’a montré P. Laborie5, la « République rouge de Toulouse » appartient plus au mythe qu’à la réalité. Il y eut cependant une période d’incertitudes, racontée avec humour par Bertaux dans La Libération de Toulouse, mais qui n’eut qu’un temps assez bref.

Les juifs à la libération : une modeste revanche

5La Libération, on le croira aisément, représenta pour les Juifs de notre région une immense joie et un soulagement prodigieux. Débarrassés de la menace nazie et vichyssoise, les ex-parias pouvaient à nouveau respirer et parcourir les rues la tête haute. C’est le temps d’une brève et modeste revanche. Plus encore c’est un tohu-bohu général à la faveur duquel les persécutés s’efforcent de réintégrer l’existence ordinaire.

  • 6 Archives nationales AJ38 1097.

6La revanche est cherchée brièvement par un groupe de résistance juive qui manifesta, pendant quelques semaines, une activité autonome et spontanée. Une unité de FFI juifs occupa en effet le siège du CGQJ, 8 rue Ozenne à Toulouse6 : aussi le désigne-t-on parfois sous le nom de « groupe Ozenne ». Elle comprenait cinquante-six hommes, dirigés par un jeune officier de vingt-cinq ans, le « commandant Antoine » et cantonnés à l’école Jules Ferry. Dans une ambiance de confusion et d’optimisme les FFI juifs décident de placer les documents du CGQJ sous séquestre : le CDL leur demande d’établir la liste des administrateurs provisoires, dont un certain nombre vont, à leur tour, être internés à Noé. Le groupe Ozenne arrête quelques collaborateurs et professionnels de l’antisémitisme d’État : on garde ainsi la trace de trois arrestations, celles d’un milicien, d’un ancien fonctionnaire du CGQJ et d’une militante PPF armée d’une mitraillette Stein ! Les résistants juifs entrent en liaison avec les nouvelles autorités d’Albi et de Montauban ; ils organisent des secours pour une cinquantaine de Juives qui n’ont pas été déportées et vivent dans le dénuement à Septfonds. Un appel du comité de coordination de la Résistance juive est diffusé sur les ondes de Radio-Toulouse les 26 et 27 août : on y parle des chambres à gaz (cf. chapitre XI) et on y évoque quelques martyrs juifs : le rabbin Hosanski, Marcel Langer guillotiné en juillet 1943, Zef Gottesman tué le 20 août 1944 dans les rues de Toulouse, Sarah Fiman et Thomas Bauer assassinés par la Milice. En fait, cette activité un peu brouillonne n’a guère de conséquences (sauf sans doute pour les historiens, car on lui doit peut-être le sauvetage de maints documents du CGQJ).

  • 7 Archives du consistoire : M. Gerson est délégué de Toulouse le 26 juin 1949.

7Nous connaissons d’ailleurs l’existence du groupe Ozenne grâce à une liasse de documents mêlés aux archives du CGQJ. Mais à l’époque il est, semble-t-il, passé à peu près inaperçu, y compris auprès des Juifs de Toulouse qui n’en ont guère conservé le souvenir. Ceci n’est pas très surprenant car la Libération c’est surtout un vaste remue-ménage chez les Juifs qui sortent de leur cachette, retrouvent leurs proches lorsqu’ils étaient restés en liberté, reviennent chez eux lorsqu’ils étaient réfugiés. C’est le cas de Suzanne H. qui retourne chez elle, à Paris, en 1945, comme la plupart des Juifs réfugiés venus de zone nord qui vont retrouver leur ancien domicile. Toutefois, un certain nombre d’entre eux que rien ne prédisposait à vivre en Midi toulousain, restent dans la région où ils se sont créés de nouvelles attaches : beaucoup de nos témoins (David E., Michelle B., le docteur Gaston Bs...) en font partie. La communauté juive de Toulouse se trouve ainsi agrandie. Sur le plan religieux, Toulouse, signe de son importance nouvelle, sera désormais représentée au consistoire central par M. Gerson. Deux cents familles vont être inscrites à l’association cultuelle en 1951, au lieu de soixante-dix en 19397.

8Mais la joie de la Libération n’est pas sans mélange. Rares sont les familles dont un ou plusieurs membres n’ont pas été déportés. Après une attente anxieuse, 1945 apporte des certitudes : mauvaises pour la plupart. Certains Juifs réfugiés dans la région vont à Paris où se fait l’accueil des déportés. Freddy As. a la chance de retrouver sa sœur, squelettique et couverte de poux, mais l’immense majorité des déportés juifs ont péri. Pour certains parents la période d’attente et d’espoir irraisonné va durer beaucoup plus longtemps. Ainsi, à Paris en 1947, Monsieur St., lui-même rescapé des camps nazis, obsédé par le souvenir de sa mère qu’il avait quitté dix ans plus tôt, croit la reconnaître dans une passagère du métro. Celle-ci le détrompe gentiment. Très longtemps après, le même St. reçoit à Albi la visite du père d’un de ses camarades qu’il a vu mourir à ses côtés :

« C’était trente ans après 45 ; c’était en 75. Alors je reçois cet homme chez moi et il me demande des renseignements sur son fils et naturellement je ne lui ai pas dit que son fils était mort puisque, au début, j’ai vu que lui ne le croyait pas. Alors nous avons discuté avec ce vieillard, il avait 75 ans, à peu près. Et puis il me dit : “Vous savez, mon fils n’est pas mort”. Moi je voulais pas dire ce que je savais, je lui dis : “Vous avez eu de ses nouvelles ? Vous l’avez vu ?”. Il me dit : ”Non ! Non, non, non, pas du tout ! Je ne l’ai pas vu, ni eu de ses nouvelles, mais il n’a pas pu mourir. Revenu des camps, il a dû perdre la mémoire, il est probablement parti en Israël ou en Amérique. Mais il est là” ».

9En 1944 et 1945, les familles dispersées tentent de se réunir — non sans problèmes. Les époux F. retrouvent leur fille, séparée d’eux pendant de longs mois, mais ils découvrent une enfant traumatisée qui souffrira pendant des années de troubles dépressifs graves. Le jeune Ax., réfugié à Moissac, considère le centre EI comme son foyer ; à la paix, il est heureux de retrouver ses parents qui vivaient en Italie depuis trois ans. Mais l’enfant s’est mué en adulte précoce. Habitué à une vie indépendante, il ne reviendra pas vivre avec son père et sa mère.

  • 8 Muriel Pichon, L’Image des Juifs et du problème juif à la Libération à Toulouse, très intéressant (...)

10On pourrait penser que les Juifs occupent alors le haut du pavé, qu’ils réclament hautement une compensation pour leurs souffrances. Il n’en est rien : la discrétion est de règle. Comme on le redira avec plus de précision dans le prochain chapitre, les Juifs ne souhaitent qu’une chose, redevenir des gens comme les autres8. Désireux de réintégrer la communauté nationale, ils ne cherchent nullement à séparer leur cas de celui des autres victimes du nazisme. Les nouvelles autorités vont dans le même sens. Est-ce par indifférence ? Peut-être. Mais elles sont aussi guidées par un esprit d’égalité républicaine et de laïcisme. On ne veut pas refaire des Juifs une catégorie à part : on confond donc leur sort avec celui de tous ceux qui ont eu à souffrir de l’occupant et de ses amis français. Il est délicat de cerner avec précision ces phénomènes d’opinion : il est clair en tout cas qu’en 1944 et 1945 on parle assez peu des Juifs. La spécificité du sort inouï qu’ils ont subi passe en grande partie inaperçue et ceci pour plusieurs années. Toutefois, pour que les principes républicains entrent dans la réalité, il faut que les persécutés rentrent dans leurs droits et d’abord qu’on leur rend les bien spoliés.

La restitution des biens9

  • 9 Jean Estèbe, « La confiscation des biens juifs à Toulouse », dans Les Juifs et l’économique, miroi (...)
  • 10 Archives nationales AJ38 1140.

11Quelques propriétaires juifs de la région ont pratiqué la reprise « sauvage » de leurs biens sans même connaître l’existence du groupe Ozenne. Ainsi, G. reprend son magasin manu militari avec l’aide de quelques FFI armés, il donne deux heures au nouveau propriétaire pour déguerpir ; celui-ci obtempère immédiatement sans demander son reste. Mais Pierre Bertaux intervient : il a un entretien avec G. et le convainc d’attendre la restitution légale qui, promet-il sera rapide. Le commissaire de la République tient ses promesses et produit très vite quelques textes appropriés10. Trois mois plus tard, G. retrouve la possession régulière de son magasin.

12La restitution des biens confisqués s’organisa ensuite au plan national. Cette œuvre importante, assez rapidement menée, a laissé des masses considérables de documents, déposés aux Archives nationales qui, pour la plupart, ne sont malheureusement pas encore consultables. Indiquons ici simplement quelques points significatifs révélés par les entretiens oraux.

13La récupération des immeubles n’a généralement posé aucun problème, de même que celle des locaux commerciaux. En revanche, le contenu des maisons et des magasins n’a pas toujours été correctement restitué. Certains propriétaires avaient réussi à confier leur mobilier ou leur stock à des personnes dignes de confiance et sont rentrés en possession de leurs biens en 1944 ou 1945. D’autres ont retrouvé l’immeuble ou le magasin entièrement vidé de son contenu ; plusieurs situations juridiques peuvent alors se présenter :

  • si les biens meubles ont été pillés par les Allemands et que le propriétaire soit un Juif étranger, la République fédérale allemande l’indemnise très correctement ; en revanche, si le propriétaire est français, l’État français s’interpose entre la RFA et la victime. Dans ce dernier cas, nous dit-on, l’indemnisation est des plus médiocres ;
  • si ce sont des Français qui sont responsables de la disparition des biens meubles, il faut les retrouver pour exiger des dommages. Ce n’est pas toujours possible car ils peuvent avoir disparu.

14Sur cette toile de fond éclate la diversité des situations particulières. Qu’on en juge !

  • 11 D’après une remarque faite par M. Slitinsky.

15Plusieurs familles de commerçants toulousains récupèrent rapidement leur bien en toute légalité. A., constate avec plaisir que son fonds a prospéré pendant son absence et qu’il rapporte plus qu’autrefois, cas rarissime. En revanche, C, s’est fait escroquer par un homme de paille qu’il croyait son ami, à qui il avait confié ses biens ; à la libération, faute de preuves, impossible de récupérer quoi que ce soit. Plusieurs personnes ont perdu leur mobilier ou leurs marchandises et ne percevront rien, sinon parfois des sommes dérisoires. D., retrouve son appartement vide de ses meubles mais découvre par hasard son piano dans le hall d’un hôpital : il vient le reprendre sans que personne ne s’y oppose. Enfin, des biens et des valeurs appartenant à des familles sans doute anéanties n’ont jamais été réclamés. La Caisse des dépôts et consignations a ainsi hérité de sommes considérables qui ont sans doute été utilisées pour le financement des constructions de logements dans les années 5011 !

16Les administrateurs provisoires ont dû, en principe, rendre des comptes et rembourser tous les honoraires qu’ils avaient perçus. Nous avons la preuve que cette règle fut rigoureusement exécutée à Montpellier. Il n’y a pas de raison qu’il en ait été autrement à Toulouse, mais ici on n’a pas de documents pour le prouver. Ces petits agents de l’antisémitisme d’État ont sans doute dû rendre gorge. Qu’en est-il des responsables plus importants ?

L’épuration

17Il est clair aujourd’hui que l’épuration n’a guère frappé les responsables des persécutions en tant que tels. Certains d’entre eux ont été punis, parfois avec la sévérité la plus grande, mais c’est plutôt en raison de leur activité collaborationniste ou de leurs actes contre la Résistance. C’est qu’on a longtemps sous-estimé les torts particuliers subis par les Juifs, mais aussi parce que les déportés raciaux étant morts pour la plupart (ou parfois revenus des camps après les procès), il y eut bien peu de témoins à se présenter. Il faut aussi invoquer le souci, constant au gouvernement provisoire, d’assurer la continuité de l’État et donc de ne pas décapiter l’administration.

  • 12 Archives du procès du KDS de Toulouse, Le Blanc, boîte 4, liasses 4 et 5.
  • 13 Isabelle Raymondis, Le Commissariat général aux questions juives à Toulouse (1941-1944), maîtrise, (...)

18Quelques dénonciateurs et auxiliaires français de la Gestapo furent toutefois frappés de peines sévères. Certains d’entre eux furent tués pendant les deux ou trois mois précédant la Libération. Ainsi C., fut abattu par le maquis le 29 juin 1944 à Labessonié, et K., le 2 août 1944 à Vabre : les deux hommes recevaient fréquemment des Allemands et étaient soupçonnés d’avoir dénoncé les Juifs arrêtés à Montredon-Labessonié en janvier 1944. D., agent français du KDS fut, pour sa part, condamné à mort et fusillé quelques semaines après la Libération (7 septembre). S., le policier du SEC qui surgissait après les arrestations de Juifs pour s’emparer de leurs biens, fut condamné à la prison à perpétuité par la cour de justice de Toulouse le 26 septembre 1946. Quant à R., le fournisseur en fourrures du KDS, il fut condamné à mort le 4 novembre 1947 par la cour de justice d’Aix (mais en 1953, il était toujours vivant12) Frossard, chef de la Milice toulousaine, fut exécuté en 1945. Ce n’est pas en tant qu’ancien directeur de l’antenne toulousaine du CGQJ, mais pour ses actes comme chef milicien de la région lyonnaise et assassin de Victor Basch, que Joseph Lécussan fut condamné à mort le 25 septembre 1946 par la cour martiale de Lyon. Il tint à commander lui-même le feu au peloton d’exécution qui le fusilla le 13 décembre 194613.

  • 14 Eric Malo, « L’épuration administrative dans la région toulousaine », dans Les Camps du Sud-Ouest (...)

19Les membres de l’administration de rang moyen ou supérieur qui avaient organisé les déportations furent un moment poursuivis, mais leur responsabilité dans la formation des convois ne fut finalement pas retenue contre eux14. Le camp de Noé avait été dirigé de 1941 à 1944 par un seul homme, « Monsieur Paul » (qui avait également été en charge à Septfonds en 1941-1942). Nous l’avons déjà rencontré, maître d’œuvre consciencieux des quatre convois de Juifs partis de Noé en 1942 avec près de huit cents déportés. Arrêté en août 1944, il fut détenu dans son propre camp, pendant que le comité d’épuration préparait son dossier d’instruction. Le principal chef d’inculpation concernait évidemment les convois de déportés. Monsieur Paul se défendit de manière classique en invoquant les ordres reçus, mais signala aussi qu’il était le seul chef de camp à les avoir publiquement désapprouvés. En juillet 1945, son dossier s’enrichit d’une lettre de l’ancien aumônier catholique des camps, revenu de Dachau, qui le dépeignait comme un ami de la Résistance. La commission de vérification des internements décréta alors que Monsieur Paul n’avait pas manifesté une « attitude anti-nationale ». Il fut donc libéré en août 1945. La plupart des policiers et gardes du camp de Noé furent maintenus en fonction et durent désormais surveiller les collaborateurs et partisans du régime de Vichy. Admirable continuité du service public ! Le directeur du Vernet connut le même sort : un moment arrêté et interné, il fut finalement libéré. À un plus haut niveau, on sait que Bousquet, chef de la police, bénéficia d’une indulgence semblable.

  • 15 Comptes rendus du procès, La Dépêche du Midi, 15 mai 1948-23 juillet 1948.

20Les hauts responsables policiers régionaux s’en tirèrent quelquefois beaucoup moins bien. Hornus, intendant de police en 1943-1944 fut condamné à mort et exécuté à Toulouse en décembre 1944, mais on lui reprocha surtout son rôle dans la répression de la révolte à la Centrale d’Eysses. L’intendant Marty, chef régional de la police au moment de la lutte la plus intense contre la résistance ne fut jugé qu’assez tard. Son procès, retardé en raison de l’énormité du dossier, s’ouvre enfin le 15 mai 1948 : on était alors aux débuts de la guerre froid (coup de Prague, 25 février 1948 — début du blocus de Berlin, 20 juin 1948). Marty joue habilement de l’anti-communisme ambiant. Sur le ton du conférencier, il livre ses intentions secrètes : protéger les résistants patriotes, et réserver ses fureurs pour les FTP communisants. D’autre part, s’il a toujours emmené sa brigade avec lui, c’est pour laisser après son départ, un service de police intact non compromis avec le pétainisme ! Mais c’est en vain, la thèse ne résiste pas devant l’avalanche de témoins qui racontent tortures, meurtres et vols. Le verdict15 est prononcé le 23 juillet 1948, Marty est condamné à mort avec cinq de ses lieutenants, il sera exécuté.

  • 16 Eric Malo, op. cit.

21Un cas intéressant, mis en lumière par Eric Malo, est celui de Monsieur P., dernier secrétaire général chargé de la police à la préfecture de Toulouse. En 1942, il en dirigeait les services d’intendance et préparait donc, sans faire de zèle, le détail matériel des convois de déportés. Les télégrammes de Bousquet et de son adjoint Cado lui étaient nommément adressés. Il se mit en relation avec la Résistance en 1944 et put, grâce à sa position, lui rendre quelques services. Cette opportune conversion lui valut de devenir le nouvel intendant de police à la Libération. À ce titre il pouvait influencer le comité d’épuration, ce qui lui permit de délivrer à plusieurs fonctionnaires des titres de patriotisme salvateurs16.

  • 17 Procès du KDS de Toulouse, Le Blanc, boîte 4, liasse 7, no 933. La copie du témoignage de Pierre M (...)

22Au niveau supérieur de l’administration, les préfet régionaux ne furent guère inquiétés. Cheneaux de Leyritz et Sadon furent révoqués. Cheneaux, après une fuite en Espagne, fit une seconde carrière dans les affaires. Le préfet du Tarn-et-Garonne, Martin, sur lequel on a des témoignages favorables d’anciens résistants, fut soutenu par une lettre de Mgr Théas. Il témoigna au procès Pétain en signalant la réelle complicité dont plusieurs Juifs avaient bénéficié auprès des fonctionnaires montalbanais17. Gestes fraternels incontestables ; mais Martin en conclut que le Maréchal partageait au fond les vues de ses subordonnés du Tarn-et-Garonne, ce qui est beaucoup plus douteux !

23Nous savons qu’on retrouve les hauts fonctionnaires de Toulouse : l’intendant Danglade, les préfets Cheneaux de Leyritz, Sadon et Bezagu, à titre de témoins, au procès du KDS qui s’ouvrit à Bordeaux le 9 juin 1953 devant le tribunal militaire. Nous avons déjà parlé de ce procès dont les archives permettent de connaître la Gestapo de Toulouse, il faut maintenant examiner comment il se déroula et quelle fut son issue.

  • 18 La Dépêche du Midi (10 juin — 13 juin 1953), et Le Patriote du Sud-Ouest (10 juin — 15 juin 1953).

24Compte tenu des informations qu’on avait à l’époque — on ne disposait pas du Mémorial de Serge Klarsfeld — l’instruction avait été sérieuse et n’avait pas négligé les déportations de Juifs. En revanche on se rend bien compte, à lire la presse locale que le procès n’a pas beaucoup d’intérêt pour l’opinion de l’époque : neuf ans après la Libération, les journalistes paraissent ignorer presque tout des événements qu’ils évoquent18. Le Patriote, proche du parti communiste, donne plus de détails que La Dépêche qui ne signale même pas le verdict ; mais il confond Bezagu, ancien préfet, avec un résistant « battu jusqu’au sang ». Bilfinger est appelé successivement Bilginger, Bilbinger, Belgenger. Si La Dépêche parle de la traîtrise dont fut victime la famille Vacharsky, Le Patriote ne dit absolument rien sur les Juifs ; l’armée secrète devient un réseau de résistance et les FTP des STT. Il est clair que les deux journaux s’intéressent beaucoup plus à l’actualité immédiate (succession de Staline, affaire Rosenberg) qu’à ce qui s’est passé à Toulouse en 1944.

25Pourtant deux anciens chefs de la Gestapo toulousaine sont présents au procès : Retzek et Bilfinger. Suhr s’est suicidé, Rau est mort en prison à Bordeaux. Six autres agents du KDS sont jugés par contumace, parmi lesquels Muller. Les Britanniques ont en effet refusé de livrer l’ancien chef de la section IV dont, disent-ils, l’identité est mal attestée. La ligne de défense de Retzek et de Bilfinger est simple : ils ignoraient les sévices dont leurs subordonnés se rendaient coupables ; en outre, comme on Ta déjà signalé, dans le chapitre VIII, ils affirment qu’ils n’ont jamais arrêté de Juifs pour raison raciale. L’accusation souffre incontestablement du manque de témoins ; les Juifs surtout sont peu nombreux à l’audience. Il est donc difficile d’établir les responsabilités précises des deux chefs présents. En outre, les hauts fonctionnaires de Vichy appelés à témoigner semblent les ménager alors qu’ils accablent les absents en particulier Suhr. D’où un verdict très indulgent : Bilfinger est condamné à huit ans de travaux forcés et Retzek à quatre ans de prison. Les deux hommes sont immédiatement libérés car leur temps de prévention dépasse la durée de leur peine. Les deux policiers allemands se sont présentés comme des hommes ordinaires capables de bons sentiments, ce qui, dans un sens, n’est pas faux. Ils ont bénéficié des scrupules juridiques de la justice opérant dans un État de droit, dont leurs victimes n’ont jamais profité. On peut aussi penser qu’en pleine guerre froide, il paraît inopportun d’accabler des Allemands, citoyens d’un État du camp occidental ; les juges militaires ont-ils été influencés par des considérations (ou des consignes ?) de ce genre ? Il est difficile de le dire avec certitude.

  • 19 Procès KDS, boîte 4, liasse 2.
  • 20 Procès KDS et Le Patriote du Sud-Ouest, 12 juin 1953.

26Un fait très frappant : les sous-ordres qui avaient mis la main à la pâte lors des interrogatoires « renforcés » sont plus faciles à confondre que les chefs qui donnent des ordres depuis leur bureau. C’est pourquoi les deux anciens chefs des petits groupes de la Gestapo installés à Tarbes et à Agen, jugés avant les chefs du KDS19, ont été condamnés plus sévèrement : vingt ans de travaux forcés20.

  • 21 Dossier sur la Gestapo déposé par M. Latapie aux A.D. Haute-Garonne, extraits de presse de La Dépê (...)
  • 22 Information de Serge Klarsfeld.

27Karl Heinz Müller, pour sa part, fit une carrière sans histoires dans la police de RFA. En 1959, il eut le front d’écrire au président du tribunal militaire de Bordeaux pour obtenir des informations sur son cas : très francophile, déclarait-il, il aurait bien aimé « voyager en France pendant les vacances ». Retrouvé une vingtaine d’années plus tard par Serge et Beate Klarsfeld qui s’efforcèrent d’appeler l’attention sur lui et (vainement) d’obtenir son extradition, Müller attira tardivement l’intérêt de La Dépêche qui lui consacra plusieurs reportages étoffés en 1978, 1979, 1985 et 1986. On mesure ici l’évolution flagrante de l’opinion, qui se sent désormais beaucoup plus concernée par la Shoah21. Finalement Müller a subi une sanction : le paisible retraité de Celle (Basse-Saxe) ne perçoit plus sa pension, et ceci pour avoir caché son appartenance à la Gestapo lors de son entrée dans la police d’Allemagne occidentale22.

28S’il y eut, certes, des abus de l’épuration surtout dans sa période illégale ou semi-légale, ils ne concernent guère les persécuteurs des Juifs envers qui la justice s’est montrée généralement indulgente. À l’époque, les survivants de l’holocauste n’en sont pas traumatisés : leur souci premier est de retrouver la vie normale, ce que beaucoup font avec succès. Mais le souvenir de l’époque du péril n’a pas disparu. Même chez les Juifs qui ont bien réussi dans leur carrière et leur existence familiale, les cauchemars peuplés de dénonciateurs et de miliciens viennent toujours troubler les nuits des rescapés de la Shoah.

Notes

1 Lucien Steinberg, La Révolte des Justes, Paris, 1970, cité par Lucien Lazare, La Résistance juive en France, Stock, 1987, p. 299.

2 Lucien Lazare dans La Résistance juive en France, chapitre 13, nous est ici très précieux.

3 Citation de Lucien Lazare, op. cit., p. 323.

4 Pierre Bertaux, Libération de Toulouse et de sa région, Hachette, 1973 et Michel Goubet, « Enjeux et rapports politiques à la Libération dans la région toulousaine », dans La Libération dans le Midi de la France, Eché et pum, Toulouse, 1986.

5 Pierre Laborie, « La libération de Toulouse vue par le pouvoir central » dans La Libération dans le Midi de la France, op. cit.

6 Archives nationales AJ38 1097.

7 Archives du consistoire : M. Gerson est délégué de Toulouse le 26 juin 1949.

8 Muriel Pichon, L’Image des Juifs et du problème juif à la Libération à Toulouse, très intéressant mémoire de maîtrise, Toulouse II, 1986 et du même auteur « L’extermination des Juifs : silence et distorsion de la mémoire à la Libération », dans Les Juifs dans le regard de l’autre, PUM, Vent Terrai, Toulouse, 1988. Voir aussi le chapitre suivant.

9 Jean Estèbe, « La confiscation des biens juifs à Toulouse », dans Les Juifs et l’économique, miroirs et mirages, Toulouse, pum, 1992.

10 Archives nationales AJ38 1140.

11 D’après une remarque faite par M. Slitinsky.

12 Archives du procès du KDS de Toulouse, Le Blanc, boîte 4, liasses 4 et 5.

13 Isabelle Raymondis, Le Commissariat général aux questions juives à Toulouse (1941-1944), maîtrise, Toulouse II, 1990.

14 Eric Malo, « L’épuration administrative dans la région toulousaine », dans Les Camps du Sud-Ouest de la France, sous la directon de Monique Lise Cohen et Eric Malo, Privat, 1994.

15 Comptes rendus du procès, La Dépêche du Midi, 15 mai 1948-23 juillet 1948.

16 Eric Malo, op. cit.

17 Procès du KDS de Toulouse, Le Blanc, boîte 4, liasse 7, no 933. La copie du témoignage de Pierre Martin au procès Pétain figure dans l’instruction.

18 La Dépêche du Midi (10 juin — 13 juin 1953), et Le Patriote du Sud-Ouest (10 juin — 15 juin 1953).

19 Procès KDS, boîte 4, liasse 2.

20 Procès KDS et Le Patriote du Sud-Ouest, 12 juin 1953.

21 Dossier sur la Gestapo déposé par M. Latapie aux A.D. Haute-Garonne, extraits de presse de La Dépêche, 28/01/1978, 04/02/1978, 11/09/1979, 19-20/05/1985, 31/05/1985, 23/05/1986, 31/05/1986, 08/02/1987, 10/02/1987.

22 Information de Serge Klarsfeld.

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