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Pouvoir et société dans l’Espagne moderne

 | 
Jean-Pierre Amalric

Voie paradoxale de la modernité ?

La résurgence de l’Asiento d’établissements miniers de la couronne à la fin de l’Ancien Régime

Gérard Chastagnaret

Texte intégral

  • 1 Cf. Antonio Matilla Tascn, Historia de las minas de Almadén, 1.1, Desde la época romana hasta 1645 (...)
  • 2 Lucas de Aldana, Las minas de Rio Tinto en el transcurso de siglo y medio, Madrid, 1875, p. 19.
  • 3 Ibid., p. 35.
  • 4 Eusebio Sánchez, « Memoria cientίfico-estadίstica del establecimiento nacional de Arrayanes », Revi (...)

1L’affermage de mines de la Couronne par l’octroi d’asientos apparaît de manière précoce et durable dans l’Espagne moderne. Ainsi, dès 1525, les Fugger bénéficient d’une décision de ce type pour l’exploitation de la mine de mercure d’Almadén1. Deux siècles plus tard, en 1725, la Couronne accorde encore un asiento au Suédois Wolters pour l’exploitation des mines d’argent de Río Tinto, Guadalcanal, Cazalla, Aracena y Galarosa2. En 1746, ce type de contrat paraît toujours bien vivant, puisqu’il est même utilisé deux fois cette année-là : celui de Rio Tinto est renouvelé pour 30 ans au profit d’un neveu de Wolters, Samuel Tiquet3, et un certain Joaquin Aguirre afferme pour dix ans la gestion du monopole du plomb dans de nombreuses régions et tout particulièrement à Linares4.

  • 5 Cf. Gérard Chastagnaret, Le secteur minier dans l’économie espagnole au xixe siècle, thèse d’État, (...)
  • 6 Cf. Gérard Chastagnaret, Le secteur minier, op. cit., p. 221-239 et José Alcalá-Zamora y Queipo de (...)
  • 7 Lucas de Aldana, op. cit., pp. 109-126.
  • 8 Gérard Chastagnaret, Modèles d’une politique ou politique modèle, communication au colloque, Aix en (...)
  • 9 Sebastián Coll Martin et Caries Sudriá i Triay, El carbón en España 1770-1961, una historia económi (...)

2Pourtant, la seconde moitié du siècle voit disparaître complètement cette pratique, dans tous les grands établissements miniers de la Couronne et même dans la plupart des mines secondaires. Almadén est déjà soumis à la gestion directe depuis plus d’un siècle, puisque l’État en est devenu exploitant dès 1646. On ne saurait dire qu’il s’agit déjà des prémisses du mouvement du siècle suivant : la mine de mercure constitue un cas particulier à la fois par la nature d’une activité destructrice à brève échéance de la santé des mineurs et par la fonction du mercure dans le système colonial. 1748 voit en revanche une nette affirmation de la volonté productrice de l’État avec la rupture de l’asiento des mines de Linares, conclu deux ans avant. L’État veut mettre de l’ordre dans l’exploitation et lui donner une impulsion nouvelle sur le site d’Arrayanes. La réorganisation d’Almadén avec le recours à des techniciens allemands et la création d’une école des mines annexée à l’établissement confirment cette orientation et lui donnent de nouveaux moyens5. La fin du règne de Charles III voit culminer une politique marquée alors par un double mouvement. D’une part, le gouvernement incorpore au patrimoine royal de nombreuses mines et établissements métallurgiques, y compris des hauts fourneaux6. D’autre part, sauf pour quelques cas marginaux, la gestion directe se généralise et touche enfin Rio Tinto au cours de l’année 17837. Les fondements de cette politique sont à rechercher surtout dans une prise de conscience des problèmes de développement économique de la péninsule et dans une défiance réelle envers une initiative privée plus soucieuse de privilèges et d’aubaines que d’investissements modernisateurs et de progrès des productions8. Sauf dans le cas de la houille où le modèle britannique suscite des opinions divergentes et des tâtonnements législatifs9, la fin du xviiie siècle voit donc, dans l’esprit des principaux responsables de la politique minière, une large identification entre l’intervention directe de l’État et les concepts d’efficacité et de rationalité économique.

3Dans ces conditions, la réintroduction des pratiques de gestion indirecte dans plusieurs des grands établissements de la Couronne, à partir des années 1820, soulève des problèmes de fond, sur la signification de ce revirement et sur ses implications réelles. S’agit-il d’un simple ajustement aux réalités de la part d’un appareil d’État qui n’a plus les moyens de ses ambitions ? Faut-il y voir bien plus : la fin d’un certain triomphalisme étatique et donc une réhabilitation de l’initiative privée qui fait par ailleurs preuve d’un remarquable dynamisme en sierra de Gador ? Mais peut-on assimiler les asentistas à des entrepreneurs ? Ont-ils introduit un dynamisme capitaliste cher aux libéraux du temps où simplement poursuivi la tradition d’Ancien Régime d’une présence prédatrice ou parasitaire ? Les interrogations alternatives pourraient être multipliées. Mais au-delà de la rhétorique, cette ambiguïté de lecture pose un problème de fond : celui de l’interprétation de la politique de la dernière décennie du règne de Ferdinand VII. Une période souvent négligée ou traitée par des clichés définitifs sur le caractère réactionnaire de la década ominosa. L’arriendo, nouveau nom de l’asiento (mais le terme d’asentista perdure dans les documents officiels), invite à ne pas se contenter de telles réponses, parce qu’il peut être aussi bien pratique rétrograde que tentative de réforme. Il traîne certes une mauvaise réputation, mais si sa mise en pratique est fondée, au moins en partie, sur une révision des conceptions traditionnelles, il devient alors une voie, pertinente ou illusoire, de préservation ou même de modernisation de la fonction productrice de la Couronne. L’analyse de l’asiento participe donc de la réflexion sur la crise de l’État d’Ancien Régime et des efforts du pouvoir central pour la surmonter.

Sauver l’état producteur

  • 10 Cf. Gérard Chastagnaret, « La législation de 1825 et l’évolution des activités minières », Communic (...)
  • 11 Fausto de Elhuyar, « Relaciόn de las minas de cobre de Rio Tinto », Manuscrit de 1823, Instituto Te (...)
  • 12 Lucas de Aldana, op. cit., pp. 268-275.

4Ce retour de l’asiento doit être replacé dans un double environnement, celui de la politique minière de la dernière décennie du règne de Ferdinand VII, celui de la situation financière de la monarchie. La principale mesure de politique minière, inspirée et conduite par Fausto de Elhuyar, illustre savant des Lumières et ancien directeur du Tribunal de Mineria de Mexico, est la législation de 1825, en vigueur jusqu’en 1849 et même au-delà par divers aspects10. Cette législation, à laquelle ses défenseurs ou ses détracteurs ont conféré dès le milieu du siècle une valeur emblématique, est connue surtout pour sa réglementation de l’activité privée. Or elle comporte aussi des dispositions importantes sur le patrimoine minier de la Couronne. La première est un énoncé explicite et limitatif de l’ensemble de ce patrimoine, qui laisse le champ libre à l’initiative privée pour l’exploitation de toutes les autres ressources minérales, et conforte le rôle producteur de l’État sur quelques grands gisements. L’État bat en retraite en sierra de Gador et sur des mines marginales, mais sauve l’essentiel, c’est-à-dire avant tout Almadén, Rio Tinto et Arrayanes, qui sont les plus grandes réserves minérales alors connues à travers le monde, pour le mercure, le cuivre et le plomb respectivement. Garanties à l’initiative privée, désengagement partiel de l’État, mais aussi affirmation de la vocation productive de celui-ci : tels sont au fond les principes de base des nouvelles règles du jeu, avec d’autres mesures, sur la dimension des concessions privées en particulier, qui traduisent à la fois la culture américaine d’Elhuyar et une défiance très ilustrada envers de grandes entreprises plus spéculatives que réellement productives. Non seulement la loi ne prévoit pas le retrait de l’État, mais, à la suite d’une mission à Rio Tinto et d’un rapport d’Elhuyar de 182311, la Direction générale des Mines fixe, par Real Orden du 1er janvier 1825, les conditions d’une bonne gestion de l’établissement. La primauté de la gestion directe est réaffirmée, et le document énonce des règles de gestion conciliant le pouvoir de l’État et l’initiative du directeur, notamment dans le domaine financier : celui-ci acquerrait le droit de contracter des crédits privés pour assurer la trésorerie de l’établissement12.

  • 13 La thèse d’un revirement d’Elhuyar est formulée par Ramόn Rua Figueroa, Ensayo sobre la historia de (...)
  • 14 Sur les sommes nécessaires, cf. Lucas de Aldana, p. 252 (2 M de réaux selon une offre d’arriendo de (...)

5Pourquoi alors l’affermage de Rio Tinto moins de cinq ans plus tard ? Cette contradiction apparente entre les affirmations de principe et les décisions effectives précédentes a préoccupé dès le milieu du siècle les ingénieurs des mines historiens de Río Tinto. Deux thèses s’opposent : celle d’un revirement d’Elhuyar et celle de l’opposition du Directeur général des Mines à une mesure qui lui aurait été imposée13. Au-delà de l’attitude personnelle d’un haut fonctionnaire, l’intérêt essentiel du débat est de mettre en évidence les présupposés communs aux deux affirmations : l’opposition irrémédiable entre l’affermage et la vocation productrice de l’État. Or, dans la conjoncture des années 1827-1828, cette opposition est sans doute devenue largement caduque, pour deux raisons complémentaires. La première tient à la pénurie de la Hacienda, incapable depuis plus de dix ans de faire face aux dépenses de remise en état minimale de Rio Tinto14. Comme cette situation ne paraît pas susceptible d’évoluer à brève échéance, l’affermage peut être considéré comme un pis-aller nécessaire permettant de faire face aux dépenses de fonctionnement et aux investissements les plus urgents. Les risques de dégradation sont limités par l’état même de délabrement de la mine et des fours ainsi que par l’importance du gisement : seul le patrimoine forestier constitué depuis la fin du xviiie siècle pourrait être sérieusement menacé. L’autre élément – et c’est là une nouveauté de la fin de la décennie – est la reconstitution d’un noyau d’administration minière, composé surtout de techniciens rescapés des Lumières. La Direction générale des Mines, dirigée par Elhuyar, peut estimer avoir assez d’autorité et disposer du personnel suffisant pour imposer au fermier une exploitation dans les règles de l’art et contrôler sérieusement son activité.

6Carence persistante des finances de l’État et reconstitution d’une structure technico-administrative compétente dotée de larges pouvoirs : c’est sans doute dans ce double constat qu’il faut rechercher l’acceptation par la Direction générale des Mines d’une pratique d’asiento naguère dénoncée. Certes, l’affermage ne doit être qu’un pis-aller, mais la fixation de règles strictes et un contrôle permanent ne doivent plus le rendre incompatible avec le respect de la rationalité technique. Et l’avenir est préservé : l’État demeure propriétaire et, lorsqu’il en aura retrouvé les moyens, pourra exercer pleinement un rôle d’entrepreneur qui demeure l’une de ses missions. L’asiento est une solution d’attente, mais nullement l’expression d’un doute, ni a fortiori le premier pas vers le renoncement. Il ne s’agit pas non plus d’un simple retour aux pratiques anciennes de la monarchie, ou plutôt, l’administration croit pouvoir combiner le cadre juridique traditionnel et les volontés des Lumières d’interventionnisme modernisateur. Paradoxalement, l’asiento devient alors le masque conservateur obligé d’une volonté tenace de préserver la présence de l’État et de lui faire retrouver un rôle dans le développement national.

La mise en œuvre : déceptions et ambiguïtés

  • 15 Eusebio Sanchez, art. cit., pp. 371-372.

7Des trois grands gisements conservés par la Couronne, un seul échappe à l’affermage à la fin des années 1820 : Almadén. Deux raisons majeures à cette exception : la première est l’état de l’établissement, qui notamment grâce à l’effort de rénovation des Lumières, a pu passer sans trop de dommages la Guerre d’indépendance et, malgré divers problèmes, reste en état de marche. La seconde est sa rentabilité financière : en dépit de l’effondrement du marché du mercure du fait des troubles dans le Mexique indépendant, les cours du métal sont encore deux fois supérieurs aux coûts de production. En revanche, Arrayanes et Rio Tinto sont affermés en 1829. Dans les deux cas, l’arrendamiento général a été précédé de divers épisodes préparatoires. Pour Arrayanes, un contrat de vente des stocks de minerai est conclu en 1823 avec Figueroa, afrancesado réfugié à Marseille, et suivi en 1826 d’un autre contrat, avec Figueroa et le financier catalan Gaspar Remisa, pour le traitement des scories et déblais divers15. De son côté, Río Tinto a été l’objet de multiples offres d’affermage qui se font plus pressantes à partir de 1827. Pourtant, les bénéficiaires des contrats de 1829 ne sont ni l’un des solliciteurs antérieurs de Rio Tinto, ni même, pour Arrayanes, l’un de ceux qui avaient déjà un pied dans l’établissement. Comme si l’État souhaitait fonder le contrat sur des bases nouvelles, radicalement différentes des pratiques à court terme ou de simple rapine envisagées ou mises en œuvre jusque-là.

  • 16 Ibid.

8Le contrat d’Arrayanes est une parfaite illustration des attentes de la Direction générale des Mines. À proprement parler, il ne s’agit pas d’un affermage, mais d’une association impliquant un partage égal des bénéfices entre l’État et un partenaire qui apporte des capitaux. Celui-ci, un certain Antonio Puidullés, s’engage non seulement à fournir les fonds nécessaires à la marche régulière de l’établissement, mais aussi à verser mensuellement 10 000 réaux pour les dépenses d’une Direction générale qui attend donc de l’affermage les ressources nécessaires à l’accomplissement de ses missions. Le contrat prévoit aussi de manière détaillée toutes les améliorations qui devront être apportées en matière d’extraction, de traitement et de transport16.

  • 17 Lucas de Aldana, op. cit., pp. 319-323.

9Pour Río Tinto, l’État propose un affermage classique, mais les deux types de préoccupations, financières et techniques, apparaissent également. Le cahier des charges établi par la Direction générale des Mines en mars 1828 et les commentaires dont elle accompagne l’envoi du document au ministère de Hacienda sont révélateurs d’un souci de garantie technique et d’une confiance certaine dans les clauses du contrat. L’article 2 prévoit notamment que « les dispositions qui devront être prises dès le début pour le bon ordre, la sécurité et l’économie nécessaire des travaux souterrains et les travaux qui devront être exécutés à cette fin, seront déterminés par le technicien désigné par la Direction Générale et un autre nommé par l’Asentista, et soumis à l’examen et approbation de cette Direction »17. La préoccupation financière se retrouve d’abord dans le souci de susciter la plus grande concurrence entre les candidats. Fait exceptionnel, l’appel d’offres est publié dans deux journaux français et trois journaux britanniques.

10Le marché du cuivre n’est alors guère porteur et le résultat n’est pas à la hauteur des efforts entrepris, puisque trois offres seulement sont présentées, toutes espagnoles. La proposition qui l’emporte est celle de Gaspar Remisa, déjà touché par le virus minier à Arrayanes et surtout à Guadalcanal où, croyant à la richesse des anciennes mines d’argent des Fugger, il s’est lancé dans leur réhabilitation. Le rendement pour l’État demeure relativement modeste, 270 000 réaux par an pendant les dix premières années, 300 000 durant les dix suivantes. Mais la solidité du financier paraît être un gage de fiabilité aussi bien pour les caisses de l’État que pour les investissements nécessaires.

  • 18 Eusebio Sánchez, art. cit., pp.372-377.

11Les résultats n’ont été à la hauteur des attentes dans aucun des deux cas. L’échec est patent pour Arrayanes. Après un début techniquement prometteur, Puidullés perçoit vite les moyens d’extraire à moindre frais le maximum de minerai, au prix du saccage de la mine. Paradoxalement, les résultats financiers sont tout aussi décevants. Mis en difficulté par quelques dépenses inconsidérées, Puidullés obtient de la Hacienda, en pleine crise du marché du plomb, le droit de vendre le métal à un prix très inférieur à ceux du marché. Une pratique qui débouche en 1836 sur un contrat de longue durée (9 ans) avec la maison Huelin de Málaga, aux clauses si défavorables que l’administration préfère arrêter l’activité de la mine du dernier tiers de 1839 à novembre 1844 : de 1829 à 1839, la mine, aux comptes des plus confus, n’a rapporté au total que 373 800 réaux à l’État. Reconduite sur des bases nouvelles de novembre 1844 à la fin de 1849, et pourvue enfin d’une comptabilité en bon ordre, l’association est un peu plus profitable : 700 000 réaux en un peu plus de cinq ans, mais la somme est encore hors de proportion avec le potentiel d’une mine qui attend toujours une réorganisation générale18.

  • 19 Ramón Rua Figueroa, op. cit., pp. 235-238 et David Avery, Not on Queen Victoria s Birthday, Londres (...)

12Río Tinto appelle des observations plus nuancées. Deux aspects positifs doivent être mis en relief. Le premier est que Remisa a effectué régulièrement les versements annuels à la Hacienda. Le second est que, à partir de la fin des années 30, l’établissement commence à mettre en œuvre des techniques de traitement hautement productives : le traitement par voie humide (cémentation) des minerais sulfatés (terres vitrioliques) et surtout la calcination massive à l’air libre des pyrites pour les transformer en composés sulfatés directement précipitables19. Remisa est donc le premier à mettre en œuvre des méthodes adaptées à la fois à l’immensité et à la faible teneur en cuivre des amas de pyrites de Rio Tinto, ainsi qu’à la rareté du combustible. En une période d’atonie du marché du cuivre, le mérite n’est pas mince.

  • 20 Tous les rapports et ouvrages du temps sur Río Tinto abordent ces problèmes. Cf. notamment Joaquin (...)

13La gestion de Remisa soulève néanmoins de graves problèmes qui ont fait l’objet de multiples analyses et de commentaires passionnés au milieu du siècle, après la fin de l’arrendamiento et la mort du marquis qui savait étouffer les oppositions. Le premier type de grief tient à la dégradation d’une partie de l’établissement, par exploitation de minerais non compris dans le contrat et surtout par surexploitation des bois, deux pratiques aggravées avec l’augmentation de l’activité au cours des années 1840. Second grief, la manœuvre du fermier pour prolonger sa présence – en fait celle de ses héritiers – au-delà du terme de son contrat, par le sous-affermage : le privilège d’une prétendue invention justifie un contrat de quinze ans au profit d’une société contrôlée par Remisa, pour le traitement par voie humide d’une partie du minerai extrait. C’est donc seulement en 1859 que les intérêts Remisa évacuent définitivement Rio Tinto. Enfin, dernier grief, sans portée financière pour l’État, mais significatif d’un problème plus général : la dissimulation des activités de l’entreprise, qui devient systématique avec les progrès de production à partir des années 1840. Les employés ont désormais ordre de cacher les productions de l’entreprise20.

  • 21 Eusebio Sánchez, art. cit., p. 374.

14Au-delà, des épisodes, graves mais aussi parfois cocasses, propres à chaque établissement, les observations précédentes posent un problème de fond, celui des raisons d’une telle dérive des contrats ou des illusions initiales des responsables de la politique minière. Il ne fait pas de doute que, faute d’avoir eu des réponses de l’étranger, l’État a été partiellement victime des limites et des défauts des milieux d’affaires nationaux : Puidullés manque de capitaux et se révèle incompétent ; Remisa, qui se veut entrepreneur, présente en fait tous les travers du financier d’Ancien Régime habitué à ruser avec l’État. Mais précisément, pourquoi l’État ne s’est-il pas mieux défendu ? De multiples rapports relèvent les carences de ses représentants : à Arrayanes, Puidullés parvient très vite à « s’imposer aux employés de l’établissement qui, en raison de leur âge avancé et d’autres causes, ne pouvaient s’imposer avec succès »21. À Río Tinto, le représentant de la Hacienda, José García Rodríguez, chargé de remettre l’établissement au fermier, passe aussitôt au service de celui-ci et le fait profiter de sa connaissance intime des rouages du ministère. Remisa accable aussitôt l’administration de plaintes et requêtes diverses.

  • 22 Ezquerra, op. cit., p. 63 et Lucas de Aldana, op. cit., pp. 338, 345-347.
  • 23 Il s’agit d’un certain Vicente López Preve. Cf. Ezquerra, op. cit., p. 63, Lucas de Aldana, op. cit (...)
  • 24 Ibid., p. 113.

15Certaines sont suivies d’effets : l’un des premiers succès du fermier est ainsi, dès mai 1830, le remplacement du représentant de l’État par un homme âgé et médiocre en poste jusqu’en 183922. Son successeur fait preuve d’une étonnante discrétion sur l’évolution de l’établissement alors même qu’en 1837 Remisa a recruté un directeur aussi intelligent et dynamique que peu scrupuleux dans l’extraction des terres vitrioliques23. Le marquis utilise surtout remarquablement à l’égard de l’administration centrale une double stratégie : d’un côté il multiplie plaintes et revendications et d’un autre, il ignore toutes les observations éventuelles sur le respect des clauses du contrat. Les retards ou le caractère flou des réponses lui donnent des espaces de liberté, singulièrement élargis par l’absence de toute réponse à partir de 1833 : la guerre carliste est une véritable aubaine pour le fermier qui échappe ainsi de fait à tout contrôle24.

Une fonction durable de révélateur

16On le voit, les carences individuelles ne sauraient rendre compte par elles-mêmes des défaillances d’exécution des contrats. Ou plutôt elles doivent être intégrées dans une réflexion plus générale sur le fonctionnement même de l’appareil d’État. En l’occurrence, celui-ci révèle au moins trois types de lacunes. La première concerne les hommes. Les ingénieurs des mines sont encore de toute évidence trop peu nombreuse et de formation trop inégale pour assurer un encadrement minimum des établissements de la Couronne, même pour des fonctions de simple contrôle. On peut même s’interroger sur le sens de leur mission que peuvent avoir certains vieux techniciens, habitués des facilités coloniales ou de la toute-puissance de l’État des Lumières dans la péninsule, et donc peu adaptés à une tâche de contrôle rigoureux de l’exécution d’un contrat.

17La seconde grande carence de l’État tient à son mode de fonctionnement, marqué par le centralisme, la bureaucratie et la prééminence de la Hacienda, dont relève le patrimoine de la Couronne. Une situation qui prive les fonctionnaires locaux de tout pouvoir réel, qui limite considérablement celui de la Direction générale des Mines réduite le plus souvent à un rôle de conseil de la Hacienda ou d’exécutant des décisions de celle-ci. Une situation qui en revanche favorise singulièrement un financier comme Remisa, à qui de multiples opérations de fourniture aux armées ou d’affermage d’impôts ont rendu familier les rouages de la Hacienda et nombre de ses employés.

18Reste enfin la dernière carence, qui est aussi la plus grave : la faiblesse générale de l’État. L’aspect le plus évident en est la pénurie financière à laquelle l’affermage avait précisément pour but de porter remède par l’apport d’un financement extérieur, mais en fait c’est l’ensemble de l’autorité de l’État dont le poids est peu ressenti : la guerre carliste ne fait qu’accentuer un phénomène présent dès le tout début des années 30 en dépit de l’autorité personnelle d’Elhuyar. Non seulement, l’État n’a pas les moyens financiers de se libérer de son partenaire, au point de cautionner les aberrations de Puidullés, mais il n’a pas les moyens d’imposer son autorité à un asentista de mauvaise foi dans l’accomplissement de ses obligations.

  • 25 Gérard Chastagnaret, « Repli de l’État et recomposition des élites : la minería du plomb de la Sier (...)

19Ces trois lacunes correspondent naturellement à autant d’illusions de la part de ceux qui avaient cru pouvoir jouer le jeu de l’affermage à défaut peut-être d’en être réellement partisans. Les illusions sur les qualités administratives des ingénieurs de l’État ne concernent pas seulement les établissements de la Couronne. On en retrouve la marque dans l’attitude de la Direction Générale des Mines devant la mise à jour de pratiques inadmissibles des fonctionnaires responsables de l’encadrement de la minerίa privée en Sierra de Gador25. Sur l’État, les erreurs d’appréciation portent sans doute moins sur les réalités de fonctionnement et la gravité de la crise que sur la possibilité d’isoler les établissements de la Couronne des difficultés générales. Les avatars de l’arrendamiento illustrent en tous cas que le retour à une exploitation directe analogue à celle de la fin du xviiie siècle se heurte à de multiples obstacles et qu’il n’existe pas de raccourci pour y parvenir. Pour que l’État puisse jouer de manière efficace son rôle d’entrepreneur passe par un affermissement global du pouvoir d’État et une modernisation de son fonctionnement. Dans le domaine minier comme dans les autres aspects de l’appareil d’État, la reconstruction – ou la construction – demande d’abord du temps, notamment parce qu’elle passe d’abord par la formation de cadres et qu’elle implique une formation des esprits. Les médiocres résultats de l’asiento ne doivent pas masquer qu’Elhuyar a su aussi, dans sa sphère de compétence, préparer l’avenir, en engageant en même temps la formation d’une nouvelle génération d’ingénieurs, peu nombreuse mais de qualité exceptionnelle.

20La signature et l’application des contrats d’arriendo d’Arrayanes et Rio Tinto jouent donc une double fonction de révélateur de la situation du temps. Elle permet de voir comment les responsables miniers essaient de concilier leur conscience des difficultés du pays et leur volonté de voir l’État maintenir sa fonction d’entrepreneur ; elle illustre aussi la situation réelle du pouvoir d’État, dont la crise compromet les espoirs fondés sur une hypothétique rénovation des pratiques de l’asiento. Paradoxalement, ces contrats continuent à jouer un rôle de mise à jour des comportements bien après l’expiration de leur validité. Les années 1850 voient en effet le milieu des ingénieurs des mines se scinder en deux camps sur le problème du rôle de l’État dans l’activité minière, un débat au sein duquel l’histoire récente des établissements d’État joue un rôle majeur. Pour les uns, en général formés sous la responsabilité d’Elhuyar grâce à de longs séjours à l’étranger ou issus des premières promotions de l’École des Mines de Madrid, l’affermage, lié à une conjoncture difficile désormais dépassée, doit s’effacer devant une restauration la plus rapide possible de l’administration directe. L’une des meilleures expressions de cette opinion est fournie dès 1845 par J. Ezquerra del Bayo à la suite d’une visite de Rio Tinto :

« El Gobierno de Su Majestad arrendó las minas de Rίo Tinto porque en 1829 no tenta otros ingenieros que los precisamente necesarios para el establecimiento de Almadén, y porque tampoco las circunstancias le permitίan destinar un par de millones de reales al restablecimiento de aquellas labores, abandonadas desde la guerra de la Independencia.

  • 26 Ezquerra, op. cit., p. 79.

En el dia ya son las circunstancias enteramente diferentes, y yo creo que convendrίa al Gobierno volver a administrar y utilizar por sί esta finca. A un arrendatario nunca puede convenirle emplear su dinero en obras fundamentales y de porvenir, y las minas de Rίo Tinto lo tienen muy dilatado y muy grandioso, si se antepasen algunos desembolsos. »26

21En revanche, la jeune génération d’ingénieurs, au libéralisme souvent doctrinaire, voit dans les avatars récents des établissements une preuve supplémentaire de l’incapacité de l’État à assumer une fonction d’entrepreneur. Rua Figueroa dénonce ainsi un document officiel de 1824 affirmant la primauté de l’exploitation directe :

  • 27 Ramón Rua Figueroa, op. cit., p. 216. Le passage en italique est dans le texte original.

« Principio erróneo de que habίan de arrepentirse poco tiempo después los autores de esta real órden (...) ¡Como si las lecciones del pasado no hubiesen perder la esperanza a los que creian que las oficinas del Estado pueden régir y administrar los talleres industriales como se rigen y administran los intereses públicos ! »27

  • 28 Cf. Gérard Chastagnaret, op. cit., t. H, pp. 628-634.

22On connaît la suite, c’est à dire le triomphe des libéraux, à la faveur de la Révolution de 1868 et surtout grâce à une double permanence dans le fonctionnement de l’État : les difficultés financières et les interventions politiques dans la gestion des grands établissements, notamment à Rio Tinto. Le dessaisissement prendra deux voies différentes : à Rio Tinto, la vente pure et simple à laquelle aspirait déjà Remisa, à Arrayanes un affermage pour quarante ans qui permet à son bénéficiaire d’exploiter la mine jusqu’à épuisement28. Singulière postérité de la politique minière de la fin de l’Ancien Régime : le sauvetage de la présence productrice de l’État sert d’argument aux détracteurs de celle-ci ; en renouant avec l’ancienne pratique de l’asiento, l’État fournit un précédent pour l’une des voies de son dessaisissement, et qui plus est, au profit de Ignacio Figueroa, fils de l’un des prédateurs d’Arrayanes au cours des années 1820. Faut-il réellement voir dans ce détournement de sens des ultimes efforts de l’Ancien Régime l’un des chemins paradoxaux de la modernité ?

Notes

1 Cf. Antonio Matilla Tascn, Historia de las minas de Almadén, 1.1, Desde la época romana hasta 1645, Madrid, 1958.

2 Lucas de Aldana, Las minas de Rio Tinto en el transcurso de siglo y medio, Madrid, 1875, p. 19.

3 Ibid., p. 35.

4 Eusebio Sánchez, « Memoria cientίfico-estadίstica del establecimiento nacional de Arrayanes », Revista Minera, 1859, pp. 363-364.

5 Cf. Gérard Chastagnaret, Le secteur minier dans l’économie espagnole au xixe siècle, thèse d’État, Université de Provence, 1985, t. I, pp. 171-173 et 226-228.

6 Cf. Gérard Chastagnaret, Le secteur minier, op. cit., p. 221-239 et José Alcalá-Zamora y Queipo de Llano, « Producción de hierro y altos hornos en la Espana anterior a 1850 », Moneda y Crédito, no 128,1974, pp. 117-218.

7 Lucas de Aldana, op. cit., pp. 109-126.

8 Gérard Chastagnaret, Modèles d’une politique ou politique modèle, communication au colloque, Aix en Provence, janvier 1989.

9 Sebastián Coll Martin et Caries Sudriá i Triay, El carbón en España 1770-1961, una historia económica, Madrid, Turner, 1987, pp. 24-34.

10 Cf. Gérard Chastagnaret, « La législation de 1825 et l’évolution des activités minières », Communication au 1° coloquio de historia económica de Espña, Barcelone, mai 1972.

11 Fausto de Elhuyar, « Relaciόn de las minas de cobre de Rio Tinto », Manuscrit de 1823, Instituto Tecnolόgico y Geominero de España, (II / 7-4-12), publié dans la Revista Minera, 1855, pp. 3-14, 44-56, 106-120.

12 Lucas de Aldana, op. cit., pp. 268-275.

13 La thèse d’un revirement d’Elhuyar est formulée par Ramόn Rua Figueroa, Ensayo sobre la historia de las minas de Río Tinto, Madrid, 1859, p. 216-221. Elle est contestée par Lucas de Aldana, op. cit., p. 275.

14 Sur les sommes nécessaires, cf. Lucas de Aldana, p. 252 (2 M de réaux selon une offre d’arriendo de 1817) et thèse, note 64 p. 272.

15 Eusebio Sanchez, art. cit., pp. 371-372.

16 Ibid.

17 Lucas de Aldana, op. cit., pp. 319-323.

18 Eusebio Sánchez, art. cit., pp.372-377.

19 Ramón Rua Figueroa, op. cit., pp. 235-238 et David Avery, Not on Queen Victoria s Birthday, Londres, 1974, pp. 114-115.

20 Tous les rapports et ouvrages du temps sur Río Tinto abordent ces problèmes. Cf. notamment Joaquin Ezquerra del Bayo, Memoria sobre las minas nacionales de Río Tinto, presentadas al Gobierno de S. M., Madrid, 1852, Casiano de Prado, Minas de Rio Tinto. Memorias sobre el estado que ofrecίan con sus diversas dzependencias al finalizar la empresa que las habίa llevado en arrendamiento desde el 24 de abril de 1829 hasta igual dia de 1849, las cuales fueron escritas y remitidas al ministerio de Hacienda para que pudiesen tenerse presentes en la liquidación final con la misma, Madrid, 1856, et Lucas de Aldana, op. cit., pp. 333 et suiv.

21 Eusebio Sánchez, art. cit., p. 374.

22 Ezquerra, op. cit., p. 63 et Lucas de Aldana, op. cit., pp. 338, 345-347.

23 Il s’agit d’un certain Vicente López Preve. Cf. Ezquerra, op. cit., p. 63, Lucas de Aldana, op. cit., p. 343, et David Avery, op. cit., p. 118.

24 Ibid., p. 113.

25 Gérard Chastagnaret, « Repli de l’État et recomposition des élites : la minería du plomb de la Sierra de Gador pendant la crise de l’Ancien Régime » Communication au colloque international Les élites locales et l’État dans l’Espagne moderne (xvie-xixe siècle), Bordeaux, Maison des Pays Ibériques, 13-15 décembre 1990.

26 Ezquerra, op. cit., p. 79.

27 Ramón Rua Figueroa, op. cit., p. 216. Le passage en italique est dans le texte original.

28 Cf. Gérard Chastagnaret, op. cit., t. H, pp. 628-634.

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