Introduction
p. 9-12
Texte intégral
1Longtemps délaissée, l'étude des foires et des marchés connaît un renouveau aussi bien en histoire que dans les autres sciences humaines. Après les souks du Maroc ou les bazaars d'Afghanistan, voici donc les foires et marchés ruraux de France. En anthropologie, par exemple, les travaux sur les pays moins développés ont suscité des recherches sur les pays européens dont la France. A vrai dire, la démarche ici esquissée n'est pas étrangère à ce mouvement. En effet, quand cette recherche a débuté, la littérature historique sur les foires et marchés européens à l'époque moderne et contemporaine était fort peu importante. Il fallait se tourner vers des géographes et des anthropologues anglo-saxons, le plus souvent inspirés par les théories de W. Christaller sur les lieux centraux. Mais ce fut surtout la lecture d'une série d'articles de G. W. Skinner sur les marchés ruraux en Chine qui m'a stimulé1.
2Skinner définit une hiérarchie de marchés selon leur importance et leur place dans le réseau urbain. Le niveau le plus intéressant dans la perspective présente est le dernier maillon de la chaîne, le « standard market », le marché type, regroupant autour de lui une vingtaine de villages. Il fournit des biens et des services grâce aux commerçants et artisans sédentaires mais aussi aux marchands et artisans ambulants qui le fréquentent. On y trouve également des individus et des institutions susceptibles d’avancer des crédits, on y rencontre des agents du fisc et des notaires, des barbiers, des médecins, des dentistes, des amuseurs. Skinner avance même la notion de « communauté de marché », une cellule de base de la société paysanne peut-être aussi significative que le village. Il évoque le cas des poids et mesures, intimement liés aux activités du marché ; comme dans la France d'avant le système métrique, ils sont très variés selon les régions, mais homogènes à l'intérieur de l'aire d'influence de chaque marché. La communauté de marché serait aussi un espace social à l'intérieur duquel les habitants se connaissent, du moins de vue, et où les mariages se font de façon prioritaire.
3L'étude pionnière de Skinner est le fruit de la rencontre entre la théorie de Christaller et l'observation et l'analyse anthropologique. Le problème ici n’est pas de « refaire » Skinner en France, mais d'étudier des institutions similaires dans une optique historique, notamment sans recours systématique à l'observation contemporaine. Il fallait donc opérer une projection dans le passé afin de trouver des éléments permettant de répondre à une série d'interrogations sur les foires et marchés en tant qu’institutions et sur les activités qu'ils ont suscitées autour d'eux.
4Les foires et les marchés sont tout d'abord des institutions qu'il convient d'étudier en tant que telles. Dans le cadre français, voire européen, leur création et leur fonctionnement n'ont été que très rarement laissés aux seules forces du « marché », c'est-à-dire à la seule volonté des vendeurs et des acheteurs (même si l'on peut imaginer des origines lointaines spontanées). Si ce ne sont pas les principaux acteurs qui leur donnent vie, comment sont-ils nés et reconnus ? Quel rôle jouent les autorités publiques, qu'elles soient locales, régionales ou nationales ? Ce rôle se modifie-t-il dans le temps, selon les régimes et les systèmes politiques ? Quelles en sont les conséquences sur le nombre et l'importance des foires et marchés ?
5Si ces institutions ont souvent attiré l'attention des géographes, c'est sans doute qu'elles sont typiques d'une organisation de l'espace préindustriel. Les grandes thèses françaises de géographie humaine sur les Alpes, le Massif Central et les Pyrénées notamment leur consacrent presque toujours un chapitre, le plus souvent dans la partie concernant la vie de relations ou la circulation. Dans les deux cas, le principe du mouvement semble être privilégié. Plus rarement, on étudie les foires et marchés dans les chapitres concernant l'armature urbaine ou l'économie rurale et les échanges ruraux. Pour les uns, donc, ils sont plutôt la manifestation de l'urbanité, alors que pour les autres, ils appartiennent davantage au monde rural. La contradiction n'est qu'apparente dans la mesure où ces rassemblements sont le point de rencontre entre les deux mondes urbain et rural. Notre étude ne peut guère échapper à une certaine forme d'analyse géographique car la dimension spatiale est omniprésente dans toute réflexion sur les foires et les marchés. Où sont-ils situés à la fin de l'Ancien Régime ? Comment leur implantation change-t-elle au cours du XIXe siècle sous l'influence des changements institutionnels, politiques et économiques ? Les facteurs naturels jouent-ils un rôle dans leur répartition dans l'espace régional ? Les habitants du Midi toulousain sont-ils bien desservis par le réseau commercial par rapport à d'autres régions ? Quel est le rayonnement des marchés ?
6La vie institutionnelle et l'implantation géographique constituent le premier volet de ce travail. Le décor est ainsi planté : les activités des hommes et des femmes sur la place marchande peuvent s'y dérouler. La seconde partie commence par un examen des activités économiques dans une région où l'agriculture et l'élevage dominent dans des proportions variables selon les pays et selon les époques. Le commerce des grains, primordial jusqu'au milieu du siècle dernier, et les transactions portant sur les animaux, de plus en plus importantes, occupent l'essentiel de l'analyse. Mais la place marchande n'accueille pas seulement des vendeurs et des acheteurs de denrées agricoles. A la suite des théoriciens des lieux centraux, on peut définir la centralité d’un lieu par la présence de multiples services destinés aux populations voisines. Qu'en est-il pour nos marchés ruraux ? Quels services proposent-ils aux villageois de leurs alentours ? Le marché façonne-t-il la répartition des professions entre bourg et village ? Comment se fait-il que l'on trouve fréquemment sur le marché des personnages aussi divers que le percepteur, le notaire, le médecin, le charlatan ou l'usurier ?
7Des activités économiques, on pourra passer à des utilisations et des perceptions plus sociales des réunions périodiques. La vie politique, par exemple, dans ses multiples formes, ne peut ignorer ces places où se rassemblent des centaines de citoyens. Le marché est souvent un enjeu de la contestation avant l'avènement du suffrage universel masculin au milieu du XIXe siècle. Avec la mise en place d'une démocratie parlementaire et d'une vie politique marquée par la concurrence entre des partis, la situation change fondamentalement. Le marché est-il toujours un enjeu ? Ou devient-il plutôt une des arènes où le combat politique peut se jouer ?
8Aller à la foire ou au marché constitue un des motifs les plus fréquents de déplacement hors du village. Des millions de campagnards effectuent ces trajets chaque année, non sans risque pour eux, leurs biens, leur argent, leur santé, leur vie même. Ces dangers font, eux aussi, partie de l’expérience du marché. En les mettant en scène, il convient d'éviter le piège du fait divers ou de l'anecdote. Sans pour autant les éliminer certains sont assez pittoresques – mais en tentant de leur donner du sens comme disent les anthropologues.
9Ceux qui parlent des foires et des marchés font presque toujours allusion à la sociabilité qu'ils engendrent, mais il est plus rare qu'ils explorent de façon approfondie le contenu de cette sociabilité. C'est la tâche que nous nous sommes assignée dans le dernier chapitre. Nous avons défini plusieurs dimensions de cette sociabilité périodique : lieu de rencontre, lieu de consommation de plaisirs, lieu de spectacle, lieu d'affrontement. La sociabilité n'a pas que des manifestations positives ; elle contient en elle la possibilité d'excès et de violence. Cet aspect de la place marchande, spectaculaire même s'il est secondaire, a frappé l'imagination des notables, soucieux de garantir la moralité du peuple contre toutes les formes d’immoralité. Le discours contre la prolifération des foires et marchés se nourrissait de cette représentation négative.
10En résumé, notre enquête s'efforce de démontrer la place considérable des foires et des marchés dans la vie économique, sociale et politique des habitants du Midi toulousain entre 1750 et 1914. A vrai dire, le département de la Haute-Garonne y reçoit un traitement privilégié par rapport aux sept autres départements de l'actuelle région de Midi-Pyrénées, la masse et la diversité de la documentation interdisant un dépouillement exhaustif. Des sondages réalisés dans les divers départements ont permis des comparaisons systématiques et la mise en évidence des spécificités régionales. De même, il a semblé utile de se référer aux études réalisées ailleurs afin que la comparaison nourrisse nos analyses.
11Le choix d'une longue période – de la fin du XVIIIe jusqu'au début du XXe siècle – permet d'observer les foires et marchés sous plusieurs régimes politiques et différentes conditions économiques. On peut noter les changements survenus dans un monde passé d'un stade préindustriel, caractérisé par son économie agraire et sa société paysanne, à un monde nettement plus industriel et urbain, fermement inséré dans une économie de marché (au sens donné à ce terme par K. Polanyi)2. Mais, tout autant que des mutations, s'observent des pesanteurs : il faudra aussi en rendre compte.
12Le XIXe siècle fut le véritable âge d'or des foires et marchés dans la région toulousaine. Les pages qui suivent tentent de le démontrer3.
Notes de bas de page
1 W. Christaller, Central Places in Southern Germany, trad. de l'allemand par C. W. Baskin, Englewood Cliffs, N. J., 1966 (édition allemande en 1933). G. W. Skinner, Marketing and Social Structure in Rural China, Journal of Asian Studies, vol. 24, 1964, pp. 3-43, vol. 25, 1965, pp. 195-229, 363-399.
2 K. Polanyi, C. Arensberg et H. Pearson, ed., Trade and Markets in Early Empire. Economics in History and Theory, Londres, The Free Press, 1957.
3 Ce livre est extrait de notre thèse : L'âge d’or des foires et des marchés. Commerce, politique et sociabilité dans le Midi toulousain, vers 1750-vers 1914, thèse, Histoire, Toulouse-Le Mirail, 1989.
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