Batailles commerciales et stratégies financières l’engagement des premiers Médicis dans la lutte contre les Infidèles au XVe siècle
p. 179-193
Texte intégral
1À l’aube du XVe siècle, après le désastre de Nicopolis (1396) et alors que « le météore de Tamerlan » rallume « les vieux rêves d’alliance entre tartares et chrétiens contre l’Islam »1, une idée de croisade se fait jour en Europe, relevant cependant davantage de la défense du patrimoine chrétien que de l’attaque directe d’une puissance telle que celle des Ottomans. La causa fidei, avec ce qu’elle sous-entend de dîmes et de promulgations d’indulgences, devient bientôt pour le pape une arme de pression politique et fiscale non négligeable2. Elle est aussi pour lui l’occasion de rétablir son auctoritas et d’exalter l’Église romaine « dans son rôle dominant, à la fois centralisateur et universaliste »3.
2Mais, dès les premiers appels à la croisade, Pie II Piccolomini (1458-1461) peine à se faire entendre et se heurte aux luttes intestines des États d’Europe. La difficulté que le souverain pontife rencontre à obtenir des princes européens qu’ils se fédèrent autour de sa personne, en tant que chef universel de la Chrétienté, se manifeste jusqu’aux années 1459-1460 où il finit par convoquer une diète à Mantoue afin de faire réfléchir les puissants sur la nécessité de se regrouper en une seule coalition face aux Ottomans. Finalement, le coût élevé de l’entreprise, les risques financiers et commerciaux qu’elle comporte, font reculer ceux qui auraient pu accepter un tel projet, d’autant que le prestige en serait revenu presqu’uniquement à la personne du pape : « Nous sommes allé à Mantoue […]. Les chrétiens n’ont pas entendu la voix de leur pasteur »4.
3En effet, au XVe siècle, si ce sont les flottes latines qui ont permis aux Occidentaux de s’imposer sur les marchés d’Orient, obtenant des privilèges commerciaux en récompense de l’aide fournie à la croisade, la diplomatie active désormais établie entre les sultans et les marchands vise à garantir à ces derniers des conditions de séjour et de commerce favorables outre-mer, par le biais de traités signés avec les souverains des pays fréquentés par les Latins5 ; ces traités garantissent, par exemple, la sécurité pour les personnes et pour les biens6. D’autre part, si ce système crée les conditions de la cohabitation entre chrétiens et autochtones en pays d’Islam, il établit également une concurrence évidente entre les représentants des différents États européens : ainsi, les marchands résident le plus souvent dans des bâtiments spécialement concédés aux nations chrétiennes, les fondouks, qui constituent à la fois un cadre de vie à l’écart de la ville et l’expression de l’identité de la communauté, face à la population locale comme face aux autres nations chrétiennes7.
4Le pape doit également affronter la méfiance que les Latins entretiennent vis-à-vis des chrétiens orientaux, et s’efforcer d’accueillir ceux-ci dans le giron de la romanité. Les germes de cette volonté d’universalisme, qui se développe et s’amplifie vers le milieu du XVe siècle avec Pie II, pointent dès avant 1439, lorsqu’Eugène IV propose aux Grecs l’idée d’une croisade : l’unité devient le prix des secours que l’empereur byzantin Jean VIII Paléologue réclame depuis son empire réduit, pour ainsi dire, à sa seule capitale, Constantinople. Si les Orientaux acceptent de se rallier au pasteur de l’Église universelle, ils pourront obtenir l’aide et les subsides des Latins pour lutter contre l’Infidèle. Ainsi l’engagement financier devient-il peu à peu une condition majeure à l’établissement d’une unité des troupes et d’un plan de bataille. Pour ce faire, il faut au souverain pontife des alliés puissants, des banquiers capables de prêter à la Curie de considérables sommes d’argent et de se rallier à sa cause : c’est ainsi qu’il est amené à recourir à la famille Médicis, dont le représentant le plus illustre, Cosme, est un ami et un financier averti. Celui-ci le soutient, en effet, et accueille à Florence les délégations orientales lors du concile de 1439, subvenant aux besoins de tous et jetant sur la ville un éclairage nouveau, la transformant en rempart de la Chrétienté.
5C’est après avoir soutenu l’idée d’universalisme chrétien et de lutte commune contre l’Infidèle lors des sessions théologiques du concile que la famille Médicis se présente comme la pierre angulaire de la croisade, mais, cette fois, en revendiquant la place officielle de banquier de la causa fidei, en étant nommée par le pape dépositaire des fonds pour la croisade : avec la découverte et l’extraction de l’alun de Tolfa, les Médicis deviennent dès 1460 gestionnaires des gains qui en découlent, et président à la répartition de ces bénéfices entre les princes européens engagés dans la lutte contre les Ottomans.
6Nous verrons donc, à travers ces deux épisodes significatifs de l’histoire médicéenne, dans quelle mesure et par quelle stratégie la famille florentine s’investit tout au long du XVe siècle aux côtés d’Eugène IV, Pie II, Paul II et Sixte IV dans la bataille financière contre les Turcs.
Le concile de 1439 : financer l’image de Florence comme rempart de la Chrétienté
7En 1439, alors que les Pères conciliaires orientaux et occidentaux se réunissent à Florence après avoir débuté les sessions à Ferrare, les exhortations du patriarche orthodoxe Scholarios à ses pairs retentissent, de son propre aveu, comme un appel à l’unité contre le péril turc plutôt qu’à un irénisme spontané :
Vous savez tous pour quelle raison spécifique nous aspirons à l’union des Églises : pour recevoir des secours contre le péril qui nous menace. […] Les Latins comme les barbares savent bien que la cause principale qui nous pousse à l’union est notre espoir de recevoir de l’aide, et ils savent aussi que, si nous n’atteignons pas notre objectif, nous pouvons abandonner toute espérance. Souvenez-vous que la situation est grave, l’ennemi puissant et nos défenses, faibles […] Le danger qui nous menace nous contraint à l’union8.
8Cependant, pour réaliser l’unité désirée par Jean VIII Paléologue et contrer l’avancée ottomane sur son territoire, il faut que ses alliés trouvent une solide contribution pour financer galères et armement. Le pape Eugène IV, qui s’est engagé à mener la croisade si les chrétiens d’Orient rejoignent le giron de l’Église romaine, doit faire face aux difficultés économiques de la Curie. Dans sa bulle Sicut pia mater (9 septembre 1434), le souverain pontife hésite sur la façon de financer le concile : faut-il imposer une dîme, promulguer une indulgence ? Ce sont deux cent mille ducats, soit cent vingt-cinq mille florins9, qu’il lui faudra débourser. Et, déjà, la ville de Cosme l’Ancien accepte de prêter. Par la suite, en 1437, Florence acquiert Borgo San Sepolcro et se rembourse ainsi d’une dette pontificale de vingt-cinq mille florins10. Un emprunt est consenti et le 17 avril 1438, Cosme et Laurent, son frère, avancent à Eugène IV dix mille florins d’or. Le 1er septembre 1438, Eugène IV lance une dîme « pour l’union », par la promulgation d’une bulle. La participation financière devient officiellement la condition sine qua non à la planification d’une croisade défensive par le biais de l’unité des chrétiens.
9Peu à peu, fort de son statut de gestionnaire de la cour pontificale et d’ami d’Eugène IV, Cosme de Médicis prévoit, dans le cadre d’une stratégie où Florence doit acquérir un prestige exceptionnel, dans des circonstances historiques spécifiques, des dépenses considérables visant à héberger la cour pontificale et la cour impériale byzantine avec ses prélats orthodoxes, et aspirant de façon plus implicite et plus symbolique à présenter Florence comme l’ultime rempart de la Chrétienté. On comprend qu’après sa mort en 1464, la commune lui octroie par décret le titre de Pater Patriæ qui sera inscrit sur son tombeau.
10Il nous faut rappeler ici que, depuis leur lutte commune au XIIIe siècle, la grande finance florentine et la Chambre apostolique se trouvent étroitement liées. Au point que, dès le milieu du XIVe siècle, la solvabilité du Mont de Florence est garantie sur la « fides » de la Chambre apostolique. « Le système des Monti fait des riches citoyens qui y investissent des actionnaires de l’État, entretenant la confusion entre leurs intérêts privés et le bien commun »11 : ainsi les marchands et banquiers florentins, qui s’étaient immiscés dans les affaires de la Curie, avaient-ils naturellement ouvert la possibilité aux membres de leurs familles qui faisaient partie du clergé d’intégrer la cour pontificale, ce qui leur avait permis, bien avant le concile de Florence, d’asseoir leur influence auprès des prélats. Mais au début du XVe siècle, l’une de ces familles prend un relief particulier dans le paysage financier de la Curie : les Médicis. Et en 1434, le pape Eugène IV n’est pas seulement, génériquement, un allié de Florence, mais il est plus particulièrement un ami de Cosme12 :
Dans les années vingt et trente du XVe siècle, la banque Médicis contrôle la Depositeria de la chambre Apostolique ; mais le lien qu’elle entretient avec Eugène IV est bien plus étroit, car les crédits de la banque avec la papauté sont garantis sur cent mille florins de titres de dettes publiques qu’Eugène IV a sur le Mont Commun de Florence13.
11On ne s’étonne donc pas, alors que l’évêché d’Arezzo est vacant, de voir Eugène IV torpiller deux candidatures anti-médicéennes pour mieux défendre les intérêts de son allié. Cosme, quant à lui, n’avait pas manqué de faire l’effort, afin de démontrer la disponibilité de Florence au service de la papauté, de rendre concrètement service à son illustre client,
[…] soit en soutenant et en suivant le pape, grâce à la banque Médicis, dans ses déplacements en Italie, entre juin 1434 et septembre 1443 (année où Eugène rentra à Rome), soit, surtout, en ouvrant à Bâle, jusqu’en 1443 et en adhésion à une requête du cardinal Julien Cesarini, une filiale de la même banque, à la tête de laquelle fut placé Roberto Martelli, qui resta significativement à Bâle jusqu’en 1438, c’est-à-dire jusqu’à l’année où il se rendit à Ferrare en même temps que les pères conciliaires qui quittèrent la ville rhénane14.
12Dès 1437, Eugène IV se met à compter définitivement sur l’appui financier de Florence et celui, militaire, de Venise. Les deux cités, en guerre contre le duc de Milan Filippo Maria Visconti, avaient quant à elles tout intérêt à continuer à se concilier le pontife et à le soutenir contre les Pères de Bâle, jaloux de leurs privilèges15. Par conséquent, avec l’appui d’Eugène IV, au cours de l’année 1439, lorsque le paiement des dépenses des Grecs devient direct et non plus versé par la Chambre apostolique, ceux-ci acceptent de voir le concile transféré à Florence : l’image de Florence protectrice des chrétiens persécutés, grâce à une économie prospère, s’impose. En effet, les autorités de la ville consentent à entretenir les Grecs et font appel à Cosme et Laurent de Médicis pour avancer l’argent nécessaire sur leurs fonds propres. C’est donc immédiatement que les Médicis sont sollicités pour financer l’union chrétienne contre le péril turc et qu’ils s’engagent dans une sorte de croisade économique. En juin 1439, Florence prête au pape l’équivalent de dix mille ducats, et en juillet 1439, les frères Médicis lui octroient six mille florins sur leurs deniers personnels.
13Une fois l’union réalisée (après le 6 juillet 1439), le 5 août et le 7 octobre, le pape octroie une nouvelle indulgence en cas de contribution financière en faveur du retour des Grecs dans leur patrie et de la défense de Constantinople. Quelques jours après, le 9 octobre, douze mille ducats sont dus aux Médicis à Constantinople, après que les troupes pontificales ont défendu la ville avec l’aide financière de la famille florentine. Enfin, il faut rappeler que le 24 septembre 1439, le pape avait promulgué une indulgence pour ceux qui par leur aumône contribuaient à l’œuvre de l’union : la participation financière à la lutte contre l’Infidèle devient donc partie intégrante de la vie du chrétien. Les Médicis se sont personnellement engagés, en première ligne, dans cette lutte grâce à des moyens financiers conséquents.
14L’universalisme revendiqué par le trône pontifical, qui s’est peu à peu établi autour de l’idée d’une croisade du « bloc » chrétien dont il est la tête, trouve d’ailleurs à Florence son corollaire dans la centralisation du savoir voulue par Cosme et dont le noyau est une nouvelle organisation de la pensée humaniste : à Rome, les papes Nicolas V et Sixte IV constituent un fonds riche de mille deux cents manuscrits en 1455, qui se démultiplie jusqu’en 1481 pour tripler de volume. Cette quête de monumentalité et cette ambition encyclopédique reflètent en effet les prétentions universalistes des pontifes du XVe siècle, qui tentent par ce moyen de fédérer Grecs et Latins autour du trône de Pierre (en sont témoins les nombreux manuscrits arméniens et coptes acquis au concile de Florence). Le libraire et chroniqueur Vespasiano da Bisticci rappelle cette intention « de faire une bibliothèque à Saint-Pierre, à l’usage commun de toute la cour de Rome »16.
15Cet idéal humaniste se retrouve à Florence puisque Cosme, bien avant les papes (mais avec le concours de Tommaso Parentucelli, futur Nicolas V, qui en rédige lui-même le Canone) établit dès 1440 dans sa ville, au couvent de Saint-Marc, une nouvelle bibliothèque regroupant les volumes des philosophes et historiens gréco-latins ayant échappé à la tornade ottomane, tout comme le fera quelques années plus tard le cardinal Bessarion à Venise17, dans la perspective d’un regroupement de données antiques et chrétiennes à Florence.
16Cependant, les difficultés rencontrées par les unionistes en Grèce dès leur retour et l’hostilité qu’ils doivent endurer de la part de leurs compatriotes, ainsi que la prise de Constantinople en mai 1453, sont autant d’éléments qui empêchent les chrétiens de faire face efficacement aux Turcs, en dépit de leurs efforts pour réaliser l’unité et faire bloc contre l’ennemi commun. Le schisme russe, enfin, vient non seulement détruire tout espoir d’unité mais encore amplifier la faille de la désunion des chrétiens : en 1440, Isidore de Kiev, qui avait prêché l’union au concile, est désavoué par Vassilij II et se voit contraint à l’exil en 1442.
17Ainsi Florence, après l’échec du concile, doit-elle composer, en cette deuxième moitié du XVe siècle, avec la puissance ottomane désormais établie et imposer une nouvelle façon, plus directe, de lutter financièrement contre l’Infidèle : ce n’est plus une croisade idéologique que les Médicis soutiennent par leur stratégie économique mais bien l’embargo très concret sur l’une des grandes ressources de leur adversaire, l’alun, pour, d’une part, rassembler des fonds en vue d’une croisade active, et, d’autre part, étendre leur influence au sein des cours européennes et démontrer le soutien qu’ils accordent à la papauté, et partant au monde chrétien.
L’affaire de l’alun : les Médicis dépositaires des fonds pour la croisade
18C’est au pape Pie II Piccolomini, élu le 14 août 1458, que l’on doit « la décision de constituer une caisse spéciale qui centralise la gestion de toutes les entrées et les dépenses concernant la croisade contre les Ottomans, décrétée à la fin de la diète de Mantoue, le 14 janvier 146018, et réitérée par la bulle du 22 octobre 1463 »19. Cette caisse était destinée à conserver la trace « de tout l’argent que l’on rassemblera pour la sainte croisade »20, comme il est inscrit sur le registre daté du 15 novembre 146321. Cette caisse va très vite être alimentée principalement par les revenus assurés par l’extraction de l’alun qui, nous allons le voir, est découvert dans les États pontificaux, à Tolfa.
19En effet, à cette époque, l’alun est l’un des principaux articles de commerce : il est utilisé dans la fabrication du verre et dans l’industrie, comme détersif pour éliminer le gras et les impuretés de la laine et fixer les couleurs22. Il constitue un élément essentiel dans les rapports commerciaux entre le Levant et l’Occident puisque le gisement d’alun de meilleure qualité se trouve à Karahissar, en Asie Mineure, non loin de Trébisonde23. L’Occident est donc, par ce biais, dans l’obligation de participer à l’enrichissement des Turcs, même lorsque la pression ottomane se fait plus alarmante.
20En 1460, la découverte d’un gisement à Tolfa, près de Civitavecchia, change considérablement les choses : l’Italie, qui produit désormais son propre alun, de bonne qualité et en quantité suffisante, peut libérer la Chrétienté de la dépendance aux Turcs en devenant son fournisseur. Le 6 juillet 1462, la Curie conclut un accord avec le Padouan Giovanni da Castro (qui a découvert la mine) et établit la Societas Aluminum avec le Gênois Bartolomeo da Framura et le Pisan Carlo Gaetani. Approuvées par Pie II le 3 septembre 1462, les clauses du contrat entrent en vigueur dès le mois de novembre. Mais ce contrat ne fonctionne pas plus de quelques années : le 1er avril 1466, la puissante banque des Médicis remplace Bartolomeo da Framura24. Cette organisation logistique est rendue possible par le prestige que s’est acquis la maison Médicis, soigneusement construit par Cosme au cours de la première moitié du siècle, et par l’influence dont elle jouit désormais auprès des cours d’Europe, notamment dans les Flandres et en Angleterre, deux principaux marchés de l’alun. Ayant établi leurs comptoirs dans toutes les villes-clef du continent, les Médicis ont su s’assurer un rayonnement exceptionnel : le pape les choisit comme dépositaires des fonds pour la croisade ; la croissance de leur banque et son succès, dorénavant proverbiaux, font une fois de plus pencher la balance en leur faveur.
21Il faut ici préciser que les gains fournis par l’extraction et la vente de l’alun de Tolfa sont destinés à la lutte contre les hérétiques (ottomans ou hussites de Bohème), constituant la depositeria della crociata ; le fait même, pour les Médicis, d’être l’un des piliers de l’organisation du commerce de l’alun est synonyme pour eux de pleine participation à la croisade, comme cela avait été le cas de façon plus idéologique lors du concile de 1439. Et, en effet, ils contribuent non seulement à recueillir les rentes pontificales à l’étranger, mais aussi à les redistribuer aux princes en lutte contre les Turcs, notamment au roi de Hongrie Matthias Corvin (1458-1490) dont le territoire est menacé par l’invasion turque. Seules les solides succursales de la banque toscane, fortes d’un fonctionnement qui les distingue de celles des Génois ou des Vénitiens, peuvent offrir ces services25.
22Depuis longtemps, les papes avaient interdit de fournir aux Sarrasins armes ou produits stratégiques tels que navires, chevaux ou bois pour la construction de galères : par les bulles Adaperiat Dominus puis Olim tam, Grégoire X et Nicolas V réitèrent, le 11 mars 1272 et le 23 août 1449, la prohibition de ce commerce qui encourage les Infidèles et prive la croisade d’un précieux soutien financier. Le 11 avril 1465, Paul II promulgue un décret renouvelant une nouvelle fois cette interdiction, prohibant plus spécifiquement l’importation d’alun des pays musulmans dans n’importe quelle partie de la Chrétienté, et dénonçant cette pratique comme forme de contrebande26. Bien que, selon la doctrine scolastique, le monopole dans le commerce d’un produit soit condamné, le pape, dans ce cas précis, invoque le principe selon lequel la fin justifie les moyens, puisque les gains constitués par l’exploitation de l’alun de Tolfa sont destinés à une juste cause, celle de la lutte contre les Infidèles27. La depositeria della crociata constitue donc pour les Médicis un plein engagement aux côtés de la papauté dans les rangs — économiques — de la croisade, faisant suite au financement préliminaire du concile qui déjà l’engageait aux côtés du monde chrétien dans l’esprit de la lutte contre le Turc. D’ailleurs, à la fin du règne de Paul II, le montant des bénéfices dus à l’alun est tel (entre quatre-vingt mille et cent mille ducats par an), qu’on en arrive à confondre, au début du pontificat de Sixte IV, la Depositeria della Crociata et celle de l’alun (le cinquième registre est d’ailleurs intitulé Registrum mandatorum aluminorum Sanctae Cruciatae)28.
23Malgré certaines difficultés rencontrées par le comptoir médicéen des Flandres dans les années 1464-1465 (le 31 octobre 1464, un bateau contenant une pleine cargaison d’alun fait naufrage près de Boulogne, alors même que les Génois retirent le contrôle du commerce aux Médicis en effectuant une livraison à Bruges), les relations des dépositaires des fonds de la croisade et du pape restent linéaires : le 2 avril 1466, Giovanni Tornabuoni transmet à Pierre de Médicis la conclusion d’un accord, signé la veille, par lequel la banque Médicis devient le vendeur exclusif de l’alun pontifical29. Mais l’année 1468 voit ces rapports se gâter, à cause des jalousies qui ne tardent pas à se faire jour entre les différents responsables de la banque : ainsi Giovanni Tornabuoni, surveillant ses intérêts de près, oublie-t-il quelque peu la vision d’ensemble nécessaire à la gestion de l’alun pontifical et accuse-t-il Tommaso Portinari de ne plus administrer assez soigneusement l’affaire de l’alun, entraînant le pape Paul II à blâmer ce dernier. Après la saturation du marché de l’alun en 1474, Tornabuoni écrit le 18 mars 1475 à Laurent le Magnifique que l’affaire est en chute libre30.
24La confiance accordée par le trône pontifical à la famille florentine s’amenuise au fur et à mesure que les relations de Laurent de Médicis avec Sixte IV se font plus tendues ; le Magnifique, bien moins rôdé que son grand-père Cosme aux rouages de la finance, se voit retirer en juillet 1474 tous ses privilèges par la Chambre apostolique au profit d’un Génois, Meliaduce Cigala. Par la suite, en juin 1476, Sixte IV confie les gains de l’alun à la grande famille rivale des Médicis, les Pazzi, isolant de ce fait Laurent de toute participation matérielle à la croisade et nuisant du même coup à son prestige et à son aura de protecteur de la Chrétienté. Après 1478, avec la guerre entre la papauté et la république florentine, les reliquats d’alun se trouvant encore aux mains des Médicis sont séquestrés.
25C’est ainsi que, peu à peu, n’ayant plus le même intérêt à s’engager auprès des princes européens dans la croisade, Laurent se tourne vers une politique beaucoup plus philoturque, allant parfois jusqu’à traiter de façon plus ou moins secrète avec le sultan : tout comme, en 1439, les Grecs avaient fini par se demander « si la subordination à Rome était vraiment un mal mineur [sic] par rapport à la chute aux mains des Turcs »31, Laurent, déçu dans ses relations avec le pape, regarde vers l’Orient ottoman. Il demande par exemple l’autorisation pour les marchands florentins de circuler librement et de pouvoir porter le costume turc pour une meilleure intégration32, définissant par là une nouvelle relation avec la Porte. De leur côté, les Turcs favorisent toujours davantage cette activité marchande dans les ports qu’ils dominent, source de recettes fiscales importantes, tandis que le déplacement de leurs sujets hors des pays d’Islam reste condamné par les hommes de religion.
26Sur un plan plus strictement politique et diplomatique, Laurent développe ses rapports avec le sultanat. Après la conjuration des Pazzi en 1478 — qui voit le frère de Laurent de Médicis trouver la mort sous les coups acharnés de partisans de factions adverses lors d’une messe à Sainte-Marie-des-Fleurs —, l’un des assassins, Bernardo Bandini, se réfugie à Constantinople, croyant sans doute échapper de façon certaine à la vengeance de la famille au pouvoir. Mais Laurent obtient que Mehmet II lui livre Bandini et le fait exécuter, comme il l’avait fait pour ses complices Francesco Salviati et Francesco, Jacopo et Renato de’ Pazzi, pendus aux fenêtres du Palais de la Seigneurie ; d’autres sont jetés dans l’Arno après leur pendaison ou torturés et décapités, comme Giovan Battista da Montesecco (qui, pourtant, s’était refusé à prendre part à l’assassinat dans un lieu saint). L’année suivante, un envoyé du sultan est reçu avec tous les honneurs en Toscane ; la raison officielle de sa venue tient à une demande formulée par son maître qui cherche des artisans et des artistes, mais il est probable que ces approches, précédant de quelques mois la prise d’Otrante et le massacre de ses habitants, aient été le signe d’une entente entre Ottomans et Florentins dans cette entreprise. Cette imbrication des affaires s’accélère sous le règne de Bâyazid II, et les relations toujours plus étroites de la Porte et de Florence sont sous-tendues par une convergence d’intérêts manifeste.
27Après avoir considéré les différents éléments relatifs à la gestion financière et diplomatique des fonds médicéens destinés plus ou moins explicitement à l’engagement dans la croisade, il est possible de voir se dessiner la personnalité de chacun des Médicis : Cosme, d’une part, et son petit-fils Laurent, d’autre part. Le premier, avec sa finesse pour pressentir le cours de l’Histoire et son sens aigu des finances, a su établir des rapports avec la papauté permettant à sa famille de se présenter comme le roc sur lequel fonder les espoirs de toute la Chrétienté. En participant financièrement à la logistique de la lutte contre le Turc, Cosme peut non seulement revendiquer le titre de Pater Patriæ mais aussi de rempart de la Chrétienté. Quant à son petit-fils, s’il fait un aveu de faiblesse politique en durcissant ses positions avec la crise de 1478, il sait aussi se tourner vers des relations nouvelles, plus ambiguës mais tout aussi lucratives, en se lançant à la rencontre du monde ottoman.
28Le pont établi entre Florence et le Levant permettra ainsi de négocier le tournant du siècle en établissant d’autres liens, tel l’envoi d’émissaires en Orient dans le but d’acquérir des manuscrits (comme Janus Lascaris, en 1490 et 1491), élargissant par là le domaine des savoirs dans sa ville. Les échanges commerciaux, très intéressants pour les marchands florentins, et la politique culturelle de Laurent ne sont certainement pas les seuls facteurs de cette « couleur orientale » florentine ; il semble que le découragement avec lequel le Magnifique perçoit les luttes intestines italiennes et le refus des princes chrétiens à s’accorder pour établir une union durable en Europe, achève de le convaincre de chercher auprès du sultan une nouvelle conception du pouvoir. À la fin de sa vie, il avoue dans une lettre : « C’est à en devenir Turcs nous-mêmes »33. Devant la difficulté de présider à un équilibre politique européen, Laurent peut enfin considérer l’Orient ottoman comme l’allié jusque-là inavouable.
Notes de bas de page
1 Franco Cardini, « Le concile de Ferrare et la croisade », Cahiers de recherches médiévales, 1 (1996), pp. 45-52, mis en ligne le 05 février 2008. URL : http://crm.revues.org//index2513.html. Rappelons que Tamerlan prend Ankara aux Turcs en 1402.
2 Ibid.
3 Arturo Calzona, Francesco Paolo Fiore, Alberto Tenenti, Cesare Vasoli (éd.), Il sogno di Pio II e il viaggio da Roma a Mantova, Florence, 2003, p. 109.
4 « Mantuam ivimus… non audiverunt christiani vocem pastoris », Ibid., p. 503.
5 Venise signe un traité de paix avec Mehmet II en 1454, juste après la prise de Constantinople, reconnaissant de fait la domination ottomane et assurant ses propres intérêts économiques en Méditerranée. Le texte de l’accord signé le 18 avril 1454 est conservé à l’Archivio di Stato di Venezia, Commemoriali, reg. 14, cc. 136-137v (=143-145v) ; on peut en consulter sa version imprimée avec davantage de facilité dans l’article de Maria Pia Pedani, « Venezia tra Mori, Turchi e Persiani », Vicenza, 15 (2005), pp. 12-15.
6 Dès 1460, les marchands florentins s’installent en colonies dans des villes ottomanes telles que Brousse, Andrinople, Constantinople et Gallipoli, permettant à Mehmet II de limiter les privilèges accordés aux Vénitiens sur l’ex-territoire byzantin. Le ducat vénitien est d’ailleurs abandonné dans les échanges au profit du florin d’or. L’attitude bienveillante de Mehmet mérite alors aux commerçants florentins d’être dénoncés comme des espions du Turc par les Vénitiens ; c’est le cas pour le chroniqueur Benedetto Dei, dont les bonnes relations avec le sultan ne font qu’accroître la mauvaise réputation.
7 Histoire du monde au XVe siècle, sous la direction de Patrick Boucheron, coordonné par Julien Loiseau, Pierre Monnet et Yann Potin, Paris, 2009, pp. 78-79.
8 Paolo Viti (éd.), Firenze e il concilio del 1439, Florence, 1994, pp. 200-201.
9 Nicolae Jorga, Notes et extraits pour servir à l’histoire des Croisades au XVe siècle, Paris, 1899.
10 Joseph Gill, « The cost of the Council of Florence », dans Idem, Personnalities of the Council of Florence and Other Essays, New-York, 1964, pp. 186-203.
11 Histoire du monde au XVe siècle…, p. 68.
12 « Lorsque Côme succède à son père Jean de Bicci, en 1429, la banque de Médicis de Rome, dirigée par Antonio Salutati, est une entreprise prospère. Fondée sans aucun capital initial, elle utilise dans ses opérations bancaires les dépôts qu’elle reçoit de la Chambre apostolique, organe financier de la Curie, ainsi que des innombrables prélats et pèlerins qui viennent en visite à Rome. Au bénéfice de sa clientèle, elle émet des lettres de change sur les principales places de l’Europe. Par l’intermédiaire des autres banques Médicis, elle encaisse les annates [redevance équivalant à une année de revenu, que payaient au Saint-Siège ceux qui étaient pourvus d’un bénéfice] et redevances dues à la Curie pour la délivrance des bulles, le produit des ventes d’indulgences, des jubilés et des quêtes pour la croisade. Elle se rembourse des prêts consentis à Rome en prélevant les revenus des prélatures, abbayes et prieurés. Elle gère en quelque sorte la trésorerie du Saint-Siège. […] Les profits de la banque romaine sont énormes : de 1435 à 1451, ils représentent le tiers des bénéfices de l’ensemble des banques Médicis, soit 88 510 florins sur 261 292 ». Ivan Cloulas, Laurent le Magnifique, Paris, 1982, p. 70.
13 « Negli anni venti e trenta del Quattrocento, la banca Medici controlla la Depositeria della Camera Apostolica ; ma il legame che essa ha con Eugenio IV è anche più stretto, perché i crediti della banca col papato sono garantiti su 100.000 fiorini di titoli di debito pubblico che Eugenio IV ha sul Monte Comune di Firenze ». Roberto Bizzocchi, « Concilio, papato e Firenze », dans Paolo Viti (éd.), Firenze e il concilio del 1439…, p. 117.
14 « Sia sostenendo e seguendo, grazie al banco Medici, il papa nei suoi spostamenti in Italia, fra il giugno 1434 e il settembre 1443 (anno in cui Eugenio tornò a Roma), sia, soprattutto, aprendo a Basilea, fino al 1433 ed in adesione ad una richiesta del cardinale Giuliano Cesarini, una filiale dello stesso banco, a capo della quale fu posto Roberto Martelli, che, significativamente, rimase a Basilea fino al 1438, cioè l’anno in cui passò a Ferrara insieme con i padri conciliari che lasciarono la città renana ». Paolo Viti, « Leonardo Bruni e il concilio del 1439 », dans Idem (éd.), Firenze e il concilio del 1439…, pp. 516-517.
15 F. Cardini, « Le concile de Ferrare et la croisade… ».
16 « Di fare una libreria in Santo Piero, per comune uso di tutta la corte di Roma ». Cité dans Histoire du monde au XVe siècle…, p. 736.
17 C’est le noyau de la Biblioteca Marciana, deuxième d’Italie par son importance.
18 Bulle Ecclesiam Christi, éd. Johanne Domenico Mansi, O. Raynaldi Annales ecclesiastici, accedunt notae chronologicae, criticae etc., t. X-XI, Lucques, 1753-1754 ad a. 1460, n. 1-7 ; Augustin Theiner, Vetera Monumenta Historica Hungariam sacram illustrantia, t. II (1352-1526), Rome, 1860, pp. 366-369.
19 Bulle Ezechielis prophetae, éd. dans Aeneae Sylvii Piccolominei Senensis, qui post prontificatum Pius eius nominis secundus appellatus est, Opera quae extant omnia, nunc demum post corruptissimas aeditiones summa diligentia castigata et in unum corpus redacta, Bâle, 1551 (réimp. Francfort, 1967), lib. I, pp. 914-923 (« Bulla de profectione in Turcos », Epist. CCCXII) ; J. D. Mansi, O. Raynaldi…, ad a. 1463, n. 29-40 ; Leodrisius Cribellus, « De Expeditione Pii Papae secundi in Turcas », II. 2, dans Rerum Italicarum Scriptores, éd. Ludovico Antonio Muratori, t. XXIII, Mediolani : ex Typographia Soc. Palatinae in Regia Curia, 1733, pp. 25-80.
20 « Di tutti li denari che si raccogliaranno per la sancta cruciata ». Reg. 1233 cit., f. 1v ; le frontispice du registre est édité par Ignazio Parrino, Acta Albaniae Vaticana res Albaniae saeculorum XIV et XV atque cruciatam spectantia, t. I : Acta ex libris brevium excerpta colligens, Cité du Vatican, 1971.
21 Pour une étude du sujet ayant le mérite de présenter le problème du point de vue de l’Europe de l’Est, consulter Iulian-Mihai Damian, « La Depositeria della Crociata (1463-1490) e i sussidi dei pontefici romani a Mattia Corvino », Annuario dell'Istituto Romeno di Cultura e Ricerca Umanistica di Venezia, 8 (2006), pp. 135-152.
22 Raymond De Roover, Il banco Medici dalle origini al declino, Florence, 1970, p. 218.
23 Trébisonde est l’actuelle Trabzon, sur le littoral de la mer Noire en Turquie.
24 Cf. R. De Roover, Il banco Medici…, p. 220.
25 Ibid., p. 290.
26 Ibid., p. 222.
27 Ibid., p. 224.
28 I.-M. Damian, « La Depositeria della Crociata… ».
29 Giovanni Tornabuoni a Piero de’Medici, 2 aprile 1466 (MAP, 16, n. 355).
30 Giovanni Tornabuoni a Lorenzo il Magnifico, 18 marzo 1475 (MAP, 21, n. 535).
31 F. Cardini, « Le concile de Ferrare… ».
32 Georges-Bernard Depping, Histoire du commerce entre le Levant et l’Europe, vol. 1, Paris, 1830, p. 237.
33 « È da diventare Turchi noialtri ». Lorenzo de’ medici, Lettere, vol. V, éd. de Michael Mallett, Florence, 1990, p. 58.
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