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La noblesse et la croisade à la fin du Moyen Âge

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Martin Nejedlý
, 
Jaroslav Svátek

L’écho de la première croisade en Bohême

Josef Žemlička

Texte intégral

  • 1 Cette communication s'inscrit dans le cadre de travaux financés grâce à la bourse du Ministère de (...)
  • 2 Sélection bibliographique : Steven Runciman, Geschichte der Kreuzzüge, I, Munich, 1957 ; Marshall (...)

1Les troupes de croisés venant d’Occident en 1096 pour libérer Jérusalem des mains des infidèles se sont avancées vers Byzance divisées en vagues successives et en plusieurs courants1. Le prologue de ce mouvement, fut désordonné et extrêmement cruel. Les Juifs qui étaient établis sur le sol de l’Empire germanique ont dû payer pour la culpabilité de leurs aïeux pour le mort du Christ. Les massacres terrifiants de Spire, Worms, Mayence, Cologne ou de Trèves sont entrés dans l’Histoire. Leur résultat était toujours le même : des centaines de morts, des communes juives ruinées et dépeuplées, la fin de la coexistence assez paisible des deux religions. Ce coup, porté par les croisés, eut de graves conséquences par la suite2.

  • 3 Ekkehardi Uraugiensis chronica, éd. de Georg Waitz, (Monumenta Germaniae Historica, Scriptores VI. (...)

2Dans les reconstructions cartographiques de la première croisade, la Bohême et la ville de Prague sont habituellement absentes. En d’autres termes, les courants principaux passèrent ailleurs ; c’est en longeant le Danube que les croisés pénétraient dans les Balkans. Pourtant la première croisade ne fut pas sans contact avec la Bohême. De rares mentions nous indiquent qu’une foule des gens menée par un certain Volkmar est arrivée à Prague lors des derniers jours de mai. Elle comptait, à ce qu’on dit, douze mille personnes. Les deux témoins principaux sont le doyen de l’église cathédrale de Prague, Kosmas, auteur de la Chronica Bohemorum (mort en 1125), et Ekkehard von Aura, qui a rédigé l’histoire de la première croisade selon son point de vue et qui est mort, par un concours de circonstances, aussi en 11253.

  • 4 Václav Novotný, České dějiny, I.2. Od Břetislava I. do Přemysla I., Prague, 1913, pp. 376–377, voi (...)

3Les historiens accordent leur confiance sans hésitation à Kosmas. Car il y participa personnellement et on ne saurait mettre quoi que ce soit en doute dans son témoignage. Après l’introduction qui raconte comment, dans les pays germaniques, « une grande ardeur divine s’est enflammée dans le peuple pour le pèlerinage à Jérusalem », il explique assez logiquement que l’une des foules est passée par la Bohême. D’après Kosmas, les croisés excités ont forcé les Juifs pragois à se faire baptiser, comme ils le faisaient ailleurs. Qui refusait, était tué. Comme le prince Břetislav II faisait alors la guerre en Pologne, ou plutôt en Silésie, l’évêque de Prague n’assistait à l’événement qu’en spectateur indécis. Il ne pouvait pas mettre fin à la conversion forcée. Ensuite, la chronique de Kosmas se tourne vers les intentions militaires du prince Břetislav et vers la construction d’une forteresse frontalière pour revenir encore une fois aux Juifs. Quand les croisés ont levé le camp, on dit que l’évêque (qui portait par un concours de circonstances aussi le nom de Kosmas) n’a pas empêché les Juifs baptisés par la force à revenir à leur ancienne foi. À cause de cette concession, il fut beaucoup critiqué par une partie du clergé local4.

  • 5 Barbara Krzemieńska, « Břetislav II. Pokus o charakteristiku osobnosti panovníka », Československý (...)

4Au moment où les croisés sont passés en Bohême, le prince n’était pas à Prague, comme on vient de le dire. Il est difficile de juger si sa présence à la frontière était réellement indispensable ou bien s’il n’y avait pas un certain alibi dans ce fait. Car le prince Břetislav II était psychologiqement un personnage assez complexe dont les réactions étaient difficiles à prévoir. Les historiens sont en général d’accord sur ce fait5. Mais outre les mentions de Kosmas et certains compléments d’Ekkehard, il existe encore une relation intéressante qui pourrait éventuellement être liée à Prague. Il s’agit d’un rapport de Salomo bar Simeon, un savant juif qui a vécu à Mayence avant la milieu du xiie siècle. Son témoignage n’a été porté à la connaissance scientifique qu’à la fin du xixe siècle et son contenu est en bref le suivant.

5Pendant leur marche, les croisés sont arrivés dans une ville nommée « Schel ». Selon leur pratique habituelle ils ont demandé aux Juifs de la ville d’adopter la foi chrétienne ou de se résigner à mourir. Les Juifs avaient trois jours pour réfléchir. Ils ne consacrèrent pas seulement ce délai de grâce à la méditation et au jeûne. Par le biais des courriers rapides, ils ont informé le prince en demandant son aide. Et le prince est bel et bien intervenu. Il a envoyé mille hommes armés à cheval vers la ville. Cette troupe a été complétée par cinq cents jeunes Juifs armés qui n’avaient peur d’aucun ennemi. Les croisés ont été repoussés par ces forces unies. On dit que seulement six Juifs ont perdu la vie. Les autres, sans doute les vieux, les femmes et les enfants, se sont retirés entre-temps dans un village de l’autre côté de la rivière. Là, ils ont attendu jusqu’au moment où les croisés ont définitivement levé le camp.

  • 6 Voir Samuel Steinherz, « Kreuzfahrer und Juden in Prag (1096) », Jahrbuch für Gesellschaft für Ges (...)

6L’événement est dans le contexte de l'époque assez inhabituel. Les Juifs demandent l’aide à leur souverain chrétien. Non seulement avec son assentiment mais aussi avec son aide active, ils battent les croisés, alors les représentants militaires de la Chrétienté. L’auteur de cette histoire n’est néanmoins pas un chroniqueur latin, comme d’habitude, mais un savant juif. Il nous reste, quand même, une question importante et décisive pour nous : à quelle ville pensait Salomo bar Simeon ? Le texte est bien sûr en hébreu, donc outre la dénomination « Schel » les variantes comme « Sel », « Schela », « Sela » etc. entrent en ligne de compte. D’après le toponyme on pensait à des lieux divers, tels que Saalfeld ou Halle, tous les deux sur la rivière Salle. Ou bien à la ville de Veselí sur la rivière Lužnice en Bohême du Sud. On pensait à l’archevêque de Magdebourg ; celui-ci a été identifié, selon certains hypothèses, comme le prince qui a envoyé l’aide militaire aux Juifs. De plus, la ville de Halle se trouvait dans son domaine. Ce n’était que plus tard que Prague est entrée dans le débat grâce à Samuel Steinherz. Même si son hypothèse n’était pas généralement admise et que des doutes ont été émis surtout par les historiens Haim Tykociński et Peter Hilsch, la correspondance entre certains événements racontés par Salomo bar Simeon et Prague peut être intéressante pour nous6.

  • 7 Václav Huml, Zdeněk Dragoun, Rostislav Nový, « Der archäologische Beitrag zur Problematik der Entw (...)

7Tout d’abord la ville de Prague, ou plutôt la ville au pied du château de Prague (parce que l’ensemble des villes pragoises est né à partir du xiiie siècle), comptait une communauté juive influente et nombreuse, qui avait ses propres autorités locales et sa synagogue. La richesse des Juifs de Prague venait surtout du commerce et des finances. Certains personnages se sont même imposés à la cour princière (on connaît le cas de Jakub Apella dont la chute a été joyeusement racontée par le chroniqueur Kosmas qui le gratifiait du titre de vicedominus). La communauté juive de Prague comptait parmi les plus importantes de son genre en Europe centrale et orientale et entretenait des contacts avec d’autres communautés juives influentes hors de la Bohême (on peut mentionner surtout celle de Ratisbonne). Un autre indice qui pourrait favoriser l’hypothèse de S. Steinherz, était la situation contemporaine dans le pays. Quand les croisés sont arrivés à Prague, le prince s’est alors occupé des combats avec les Polonais. Si Kosmas dit la vérité, Břetislav se trouvait à deux jours de voyage de Prague. Il fallait donc au total cinq jours pour aider les Juifs pragois et envoyer une aide militaire effective. Quoique Salomo bar Simeon parle des trois jours, ce détail n’est pas très important7.

  • 8 Cosmae Pragensis…, III.5, pp. 165–166.

8Le prince reste à l’écart, il ne participe pas directement à l’action militaire pour aider les Juifs. Quels étaient les motifs de ce soutien ? C’est encore une fois Kosmas qui nous les révèle. Sans doute le prince craignait-il la spoliation et l’appauvrissement de « ses » Juifs dont il tirait des revenus importants. Quand le même Břetislav a appris deux années plus tard que certains des Juifs de Prague déménageaient leurs biens en cachette vers la Pologne et la Hongrie, il a envoyé ses officiers pour les « dépouiller des pieds à la tête » (a vertice usque ad talos expoliarent) comme l’écrit le chroniqueur. Parce que c’était lui seul, le prince, qui avait droit à « ses » Juifs8.

  • 9 S. Steinherz, « Kreuzfahrer und Juden… », pp. 30–34.

9D ´ autres détails, comme le nombre d’un millier d’hommes armés ou le fait que les Juifs puissent porter les armes, demandent une réflexion libre. Même la mention de la rivière ne doit pas impérativement confirmer qu’il s’agissait de Prague. Chaque ville d’une certaine importance se situait au bord d’un cours d’eau, comme la ville de Prague sur la Vltava, surtout pour des raisons économiques. Enfin, ce ne furent pas exclusivement les Juifs de Prague qui se soulevèrent, d’après Salomo bar Simeon. Les Juifs se sont défendus aussi à Mayence en prenant les armes9.

10La réflexion sur l’identification de la ville de Schel à Prague pourrait, de ce fait, se conclure comme une spéculation intéressante mais peu vérifiable. Il nous reste pourtant un épisode signalé par Samuel Steinherz, qui entre aussi en jeu. C’est une histoire racontée par le pseudo-Dalimil, l’auteur de la chronique rimée du début de xive siècle. Son ouvrage est écrit en ancien tchèque et son orientation anti-allemande est assez virulente. Le texte sur l’affrontement entre les croisés et les Juifs est curieusement placé à l’époque du roi Wenceslas Ier (1230-1253), mais il concerne sans doute la première croisade.

  • 10 Staročeská kronika tak řečeného Dalimila, éd. de Jiří Daňhelka, Karel Hádek, Bohuslav Havránek, Na (...)

11Presqu’une vingtaine de vers narre l’histoire suivante. Les croisés sont arrivés en Bohême, dotés des pouvoirs du pape sur les Juifs. C’est pourquoi ils commencent par exiger l’argent des Juifs ou à les prendre en captivité. Le roi ne veut d’abord pas s’immiscer dans l’affaire. Il fait seulement annoncer aux deux parties – Juifs et croisés – que chacun doit suivre sa propre loi. Mais ensuite le roi encourage indirectement les Juifs à la résistance armée. Les Juifs s’arment donc et paient des gens pour les défendre. Quand les croisés attaquent, les Juifs les massacrent. On dit qu’environ deux cents des Allemands furent tués à ce moment-là. C’est sur cette défaite que la narration de Dalimil met l’accent. La foule dont parlent aussi Kosmas et Ekkehard se composait principalement des croisés allemands. C’est ce qui importait dans l’optique anti-allemande de Dalimil10.

12Les éléments concordants de la narration de Salomo bar Simeon et de celle de Dalimil sont grosso modo évidents. Mais ni Kosmas, ni Ekkehard ne les connaissent : ils ne mentionnent aucune résistance sur le passage de la troupe des croisés en Bohême. Le cercle vicieux se clôt ici. On ne peut pas résoudre définitivement ce problème dans l’état actuel de nos connaissances, surtout si l’on n’a pas à notre disposition d’autres détails. De plus, ce n’était pas mon intention. Je voulais simplement mentionner une source presque oubliée qui mériterait sans doute une attention renouvelée. Bien évidemment il convient de se garder de l'extraire de son contexte et il faut rechercher d’autres faits semblables, peut-être dans la tradition des chroniques plus récentes qui sont souvent négligées.

Notes

1 Cette communication s'inscrit dans le cadre de travaux financés grâce à la bourse du Ministère de l’Éducation de la République Tchèque dans le cadre du projet scientifique « La Chrétienté et la société tchèque au Moyen Âge : normes et réalité » – LC521.

2 Sélection bibliographique : Steven Runciman, Geschichte der Kreuzzüge, I, Munich, 1957 ; Marshall W. Baldwin (éd.), A History of the Crusades, I. The First Hundred Years, Madison-Milwaukee-Londres, 1969 ; Hans-Joachim Barkenings, Der erste Kreuzzug 1096 und seine Folgen. Die Verfolgung von Juden in Rheinland, Düsseldorf, 1996 ; Hans E. Mayer, Geschichte der Kreuzzüge, Stuttgart, 2005 (10ème éd.), pp. 18–80.

3 Ekkehardi Uraugiensis chronica, éd. de Georg Waitz, (Monumenta Germaniae Historica, Scriptores VI.), Hanovre, 1844, p. 208 ; Cosmae Pragensis chronica Boemorum, éd. de Bertold Bretholz, (Monumenta Germaniae Historica, Scriptores, Nova series II), Berlin, 1923, III, 4, pp. 164–165.

4 Václav Novotný, České dějiny, I.2. Od Břetislava I. do Přemysla I., Prague, 1913, pp. 376–377, voir aussi Alexander Patschovsky, « Das Rechtsverhältnis der Juden zum deutschen König (9.-14. Jahrhundert). Ein europäischer Vergleich », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte 110, Germanistische Abteilung 123 (1993), pp. 368–371 ; Josef Zemlička, Čechy v době knížecí (1034-1198), Prague, 2007 (2e éd.), pp. 123–126.

5 Barbara Krzemieńska, « Břetislav II. Pokus o charakteristiku osobnosti panovníka », Československý časopis historický 35 (1987), pp. 722–731.

6 Voir Samuel Steinherz, « Kreuzfahrer und Juden in Prag (1096) », Jahrbuch für Gesellschaft für Geschichte der Juden in der Čechoslovakischen republik 1, (1929), pp. 3–34, méfiant à l’égard de cette hypothèse : Ismar Elbogen, Aron Freimann, Haim Tykociński (éd.), Germania Judaica. Nach dem Tode von M. Brann, I. Von den ältesten Zeiten bis 1238, Tübingen, 1963, pp. 508–512 ; Peter Hilsch, « Die Juden in Böhmen und Mähren im Mittelalter und die ersten Privilegiem (bis zum Ende des 13. Jahrhunderts) », dans F. Seiny (éd.), Die Juden in den böhmischen Ländern, Munich-Vienne, 1983, pp. 16–17.

7 Václav Huml, Zdeněk Dragoun, Rostislav Nový, « Der archäologische Beitrag zur Problematik der Entwicklung Prags in der Zeit vom 9. bis zu Mitte des 13. Jahrhunderts und die Erfassung der Ergebnisse der historisch-archäologischen Erforschung Prags », Zeitschrift für Archäologie des Mittelalters 18/19 (1990-1991), pp. 33–69 ; Jan Frolík, Jan Klápště, « Praha a Pražský hrad v 11. a 12. století », dans L. Leciejewicz (éd.), Miasto zachodniosłowiańskie. Spoleczeństwo-kultura, Wrocław-Varsovie-Cracovie-Gdańsk, 1991, pp. 103–118 ; S. Steinherz, « Der Sturz des Vizedominus Jakob (1124) », Jahrbuch für Gesellschaft für Geschichte der Juden in der Čechoslovakischen Republik 2 (1930), pp. 1–33 ; Václav Ryneš, « L ´ incendie de la synagogue du faubourg du Château du Prague en 1142 », Judaica Bohemiae 1 (1965), pp. 9–25.

8 Cosmae Pragensis…, III.5, pp. 165–166.

9 S. Steinherz, « Kreuzfahrer und Juden… », pp. 30–34.

10 Staročeská kronika tak řečeného Dalimila, éd. de Jiří Daňhelka, Karel Hádek, Bohuslav Havránek, Naděžda Kvítková, vol. 2, Prague, 1988, Cap. 81, p. 361.

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