L’Avis pour entreprendre la guerre contre les herectiques de Behaigne. Son auteur, son contexte et son objectif

1« Dans la lutte contre l’hérésie hussite, Philippe le Bon nous est apparu comme le fin diplomate, qui sait éblouir ses contemporains par des promesses grandiloquentes de dévouement au service de la foi, sans engager sérieusement sa personne ou ses biens ». Par ces mots, un peu sévères vis-à-vis du troisième duc Valois de Bourgogne, Joseph Toussaint conclut la troisième partie de son ouvrage Les Relations diplomatiques de Philippe le Bon avec le Concile de Bâle, publié en 19421. L’absence des résultats tangibles de la politique anti-hussite dans le camp bourguignon pourrait justifier l’affirmation du savant belge. Mais la situation en 1427, c’est-à-dire au début de cet engagement, correspondait-elle réellement à cette attitude ? Vingt-cinq années après la publication du livre de Toussaint, un article d’Yvon Lacaze met cette affaire dans une autre perspective2. Pour lui, ainsi que pour cet exposé, le projet de croisade anti-hussite, rédigé en 1428, devient la clé essentielle pour comprendre le caractère de la politique bourguignonne envers la Bohême. Le document intitulé Avis pour entreprendre la guerre contre les herectiques de Behaigne fut négligé par Toussaint ; il n’était pourtant pas méconnu de l’historiographie plus ancienne. Faisant partie du ms. fr. 1278 de la Bibliothèque nationale de France, il fut pour la première fois signalé par le baron Kervyn de Lettenhove dans l’édition complète des œuvres de Georges Chastellain3. Cette édition fut ensuite reproduite par l’archiviste tchèque Augustin Neumann en 1923 dans son recueil des documents français concernant le hussitisme4. Si l’on a hésité dans ces deux cas sur l’attribution de ce texte avec des enjeux militaires et diplomatiques5, Charles Potvin fut le premier qui déclara Guillebert de Lannoy son auteur en publiant le texte de l’Avis dans ses Œuvres de Ghillebert de Lannoy en 18786.

2Le projet bourguignon de guerre contre les Hussites a été plusieurs fois analysé dans les travaux mentionnés ci-dessus, auxquels je me dois d’ajouter une partie de la monographie récente de Jacques Paviot7. Dans le cadre des projets des croisades tardives, la reprise de ce texte et sa nouvelle présentation est suscitée au moins par une raison : le mémorandum sert d’exemple de la façon dont l’Europe chrétienne réagit contre le danger hérétique venant de la Bohême. C’est pourquoi il nous paraît indispensable, pour commencer, de faire une digression en récapitulant les croisades envoyées vers les champs de bataille tchèques.

3L’état de l’affaire hussite sur le plan international au début de l’année 1428 se résumait à une série d’échecs8. Pour rappeler brièvement l’histoire des croisades menées en Bohême, on doit remonter jusqu’à l’année 1420 où le pape Martin V prêcha pour la première fois la croisade à la demande du roi Sigismond de Luxembourg. Cet héritier du royaume de Bohême (après la mort de son frère Venceslas survenue l’année précédente) ne tolérait pas la rébellion utraquiste et devint ainsi le principal instigateur de la reconquête du territoire tchèque liée à l’extirpation de l’hérésie. Après avoir conquis plusieurs villes et après son couronnement hâtif au Château de Prague, son armée ne parvint pourtant pas à écraser les troupes hussites qui avaient réussi à lui résister lors de la bataille de Vítkov en 1420. Les invasions suivantes eurent un déroulement semblable, voire encore moins glorieux, pour les croisés : la deuxième croisade échoua l’année suivante par la défaite de Žatec ; la campagne de 1422 ne réussit pas à libérer le château de Karlštejn assiégé par les Hussites. Le changement de tactique pour une guerre quotidienne ne porta non plus des résultats tangibles : les armées de Lusace et de Meissen furent écrasées près d’Ústí nad Labem en 1426. C’est pourquoi on prépara l’année suivante une nouvelle croisade à partir de la Bavière, menée par le cardinal d’Angleterre Henri de Beaufort. Or, celle-ci fut si mal coordonnée que les croisés préférèrent lever le siège de la ville de Stříbro plutôt que d’affronter directement les troupes utraquistes. Les restes du contingent ne purent pas même défendre la ville de Tachov.

4Le bilan était donc assez décourageant : quatre croisades en sept années sans aucun succès. Du côté des Hussites, c’étaient le moral des troupes, leur discipline et leurs innovations militaires qui leur permirent de remporter cette série de glorieux succès contre les envahisseurs. Du côté des croisés, les raisons étaient aussi diverses : la mauvaise coordination des troupes venant de différentes parties de l’Empire, la position assez faible du roi Sigismond, occupé en même temps par les conflits avec les Vénitiens et la protection de la frontière hongroise, et enfin l’absence d’un soutien stable du point de vue financier. Dans cette situation, le duc Philippe le Bon devint le candidat idéal pour une campagne décisive contre les hérétiques, notamment grâce à ses propres ressources militaires et financières. Philippe était d’ailleurs bien informé de la situation, au moins depuis l’été 1426 où le cardinal Beaufort fit promouvoir l’engagement bourguignon dans la prochaine croisade9. En même temps, Philippe reçut des lettres du duc de Brieg (son parent éloigné) le tenant au courant « de la destrousse faicte sur les Cristiens par ceulx de Praghe tenant le parti des Houx », c’est-à-dire probablement de la défaite d’Ústí nad Labem, le 16 juin précédent10.

5L’intérêt de Philippe le Bon pour une entreprise anti-hussite ne fut pas é-veillé exclusivement par des nouvelles venant de l’Est. Comme l’hérésie hussite risquait d’être, du point de vue de l’Église, contagieuse, même les territoires des ducs de Bourgogne ne pouvaient pas éviter la diffusion des idées utraquistes11. Situées géographiquement entre les deux foyers réformateurs — Angleterre de Wycliff et Bohême de Hus —, la Flandre et les régions avoisinantes étaient aussi des territoires traditionnels pour d’autres courants hérétiques. Les cinq volumes des documents de l’Inquisition des Pays-Bas témoignent de leur présence depuis le XI^e siècle12. Les contacts traditionnels des marchands entre la Flandre et la Bohême13 préparaient la voie pour la diffusion des idées utraquistes juste après l’éclatement de la révolution hussite à Prague en 1419. Ces relations se sont incarnées dans plusieurs personnages : Johann Alkmaar, prêtre du diocèse d’Utrecht, s’opposa à la condamnation à mort de Jean Hus par le concile de Constance14. Gilles Mersault diffusa la doctrine des calixtins à Tournai en 1420 et en 1423 ainsi que Jacquemart de Bléharies dans la même ville un peu plus tard15.

6Certes, la ville de Tournai ne se trouvait pas directement sous la domination des ducs de Bourgogne. Mais les cas d’hérésie documentés pour les années 1420 dans d’autres villes flamandes et artésiennes, telles que Lille, Douai et Arras étaient aussi préoccupants. Lié souvent au particularisme urbain (ce qui était le cas pour Tournai en 1423), le danger utraquiste alerta le duc Valois à tel point qu’il réagit personnellement. Dans la lettre adressée aux gouverneurs de Lille-Douai-Orchies et des baillages des villes picardes se lit l’inquiétude de Philippe à cause des « faulx hérites Praguois » parce qu’ils « ont tenu plusieurs conventicles secrés en lieux souspecconneux et à heures suspecttes »16. Le souverain lui-même énumère une liste d’une vingtaine d’hérétiques cachés qu’il faut retrouver pour les livrer à l’Inquisition « sans demeure ou délay, pour procéder à l’encontre d’eulx comme raison devra » jusqu’à l’anéantissement définitif de la secte17.

7Cette lettre ne reste que la pointe émergée de l’iceberg de toute l’affaire hussite dans la région. En même temps, elle documente nettement l’intérêt personnel de Philippe pour l’éradication des nouvelles idées que soufflait le hussitisme dans les foyers traditionnels de l’hérésie en Flandre. S’agissait-il du motif qui poussa le duc Valois à concevoir le projet d’aller anéantir ces idées dans leur noyau, c’est-à-dire d’entreprendre une croisade en Bohême18 ? Le projet, auquel nous nous intéresserons dans un instant, ne confirme pas explicitement l’hypothèse d’un lien entre l’hérésie en Flandres et la campagne militaire contre royaume des « Obstinés ». La chronologie, elle aussi, semble contredire cette hypothèse car la lettre date de l’année 1430, c’est-à-dire deux ans après la rédaction de l’Avis. D’un autre côté, l’hérésie en tant que telle (ni les inquisiteurs ni les souverains ne se souciaient de faire la différence entre les idées hussites, wiclefistes, pikartes et autres) devenait pour les autorités une expérience partagée. Implicitement, le commanditaire ainsi que l’auteur du projet s’engageaient dans l’affaire de la croisade anti-hussite en pensant aux problèmes équivoques dans leur propre région. Dans un texte de ce type il serait enfin superflu d’expliquer, voire de justifier, une démarche contre les hérétiques hussites, quoique géographiquement éloignés.

8Or, ce fut la visite officielle du cardinal Beaufort à Bruges qui donna l’impulsion principale pour l’engagement bourguignon dans cette affaire. L’instigateur de la dernière croisade contre les Hussites et le porte-parole de l’alliance bourguignonne faisait ainsi partie de la campagne diplomatique qui fit suite à la diète de Francfort de l’automne 1427. La Chronique des religieux de Dunes nous informe non seulement de cette entrevue, mais aussi de l’arrivée simultanée du légat apostolique Thomas de Pile. Ce dernier, présenté dans les sources comme le prieur de Pont-Saint-Esprit, traduit la volonté du Saint-Siège de déclencher une large campagne de prédication et de donner aux participants de larges indulgences19. Par son intermédiaire, Philippe put, en même temps, conclure la paix avec sa nièce Jacqueline de Bavière à Delft et cesser ainsi avec elle le conflit de Hollande20. Le traité était pour le Valois indispensable en lui rendant possible de concentrer ses forces sur une nouvelle entreprise rêvée : la croisade.

9Philippe fut sans doute favorable à la demande simultanée de Beaufort et du légat. D’ailleurs il avait déjà envoyé, de sa propre initiative, son écuyer Aimé Bourgeois vers le roi Sigismond, probablement à cause des affaires touchant le même sujet. De même, le duc réagit avec promptitude après les exhortations du cardinal et chargea l’un de ses conseillers d’établir un projet d’une croisade à destination de la Bohême. C’est ainsi que naquit le projet intitulé l’Avis pour entreprendre la guerre… Dans le manuscrit français 1278 de la Bibliothèque nationale de France, on peut le trouver sous deux versions : le brouillon dont les feuilles mal reliées occupent les folios 151-159 et la version « définitive » sur les folios 50-57. À cause d’une certaine disparité entre les deux versions, on peut supposer, avec Charles Potvin, l’existence de plusieurs essais intermédiaires21.

10Si l’on reprend l’introduction de l’Avis, le premier point concerne le personnage du duc lui-même22. On lui conseille de se remarier, cette fois-ci pour la troisième fois, et que de ce nouveau mariage « demourroit noble generacion »23. La demande de remariage de Philippe, devenu veuf trois ans auparavant, était d’ailleurs déjà vue avec faveur par le pape Martin V24. Le souci d’assurer ainsi sa postérité sous-entend la participation personnelle du duc à la campagne en Bohême. Son engagement sur les champs de bataille, envisagé aussi dans d’autres parties du projet, pouvait être inspiré soit par le conseiller, soit par le duc lui-même. Ensuite sont introduites les raisons de cette entreprise en rappelant la visite du cardinal d’Angleterre et du prieur de Pont-Saint-Esprit25. Leur entrevue avec Philippe, ayant eu lieu du 8 au 10 mars, dut précéder immédiatement la composition de ce document, au moins de sa version provisoire26. La datation printanière est, entre autres, soulignée par une expression récurrente « en ceste saison nouvelle ». Au lieu de suivre servilement le déroulement du projet, divisé en huit parties, je suivrai dans mon analyse trois axes principaux, diplomatique, militaire et financier.

11Pour le succès futur de l’entreprise, le duc ne devait pas être bloqué par d’autres conflits. Sa situation sur le champ diplomatique était délicate en 1428 dans plusieurs directions et les termes du projet le reflètent constamment par l’expression énigmatique mais récurrente de « délaisser tous ses aultres affaires »27. D’ailleurs, d’autres sources nous rappellent ce climat tendu : on sait, par exemple, que pour permettre son entrevue avec Beaufort en mars 1428, Philippe dut faire un saut à Bruges pour revenir immédiatement en Zélande d’où il menait les opérations dans le cadre du conflit avec Jacqueline de Bavière28. Et ce fut grâce au cardinal anglais et au légat apostolique que les deux parties procédèrent aux premières démarches pour terminer cette guerre, comme on l’a vu dans la relation des Religieux des Dunes29. Comme l’affaire de croisade contre les hérétiques était placée au-dessus des autres conflits, le projet incite à persuader le régent de France, le duc de Bedford, de joindre ses troupes « en délaissant toutes aultres choses » et de conclure les trêves indispensables, y compris avec le dauphin30. L’Avis, dans sa largeur de vue, visait donc à interrompre le conflit permanent avec le futur Charles VII peu de temps avant son tournant décisif devant les portes d’Orléans.

12Hormis la légation au royaume de France, le projet bourguignon, de grande envergure, comptait sur les alliés traditionnels — les ducs de Savoie, de Bretagne et de Brabant, l’évêque de Liège et le comte de Virneburg31. En outre, l’auteur du traité fait l’estimation dans la cinquième partie les nombres d’hommes d’armes et d’arbalétriers que ces souverains pouvaient fournir à l’action commune32.

13Le rôle diplomatique primordial est cependant accordé à la Curie romaine. Il fallait tout d’abord envoyer une nouvelle ambassade au pape et le tenir au courant des négociations avec le cardinal Beaufort. C’était par le biais du siège apostolique que l’on voulait propager l’idée d’une nouvelle campagne en envoyant des légats dans tous les coins de l’Europe33. C’était par les outils habituels de l’Église que l’on voulait financer cette entreprise. La négociation avec le pape avait donc la priorité sur toutes les autres démarches diplomatiques ce qui confirme la tradition d’une dépendance étroite de la Bourgogne vis-à-vis du Saint-Siège dans la politique de la croisade34.

14Ce qui est frappant dans cette situation est la position par rapport à l’Empire. Rappelons que les relations diplomatiques entre Philippe et Sigismond, le roi des Romains, étaient à cette époque assez délicates, entre autre, à cause de l’héritage de Luxembourg35. « L’empereur » devait être contacté « pendant le tempz que on feroit les choses dessus dictes »36, c’est-à-dire au moment où toute l’entreprise aurait déjà été en marche. Tout comme s’il n’était pas déjà engagé dans toute l’affaire des guerres hussites. L’auteur du projet prévoyait-il des réticences de Sigismond ? Par cette démarche, voulait-il donc placer le Luxembourg devant le fait accompli ? Les Bourguignons lui auraient pourtant demandé des lettres patentes pour avoir aide et assistance, ouverture et passage par ses territoires pour l’ost des croisés37. C’est pourquoi, malgré le scénario du projet, Philippe dirigea son activité diplomatique avant tout vers l’Empire et le roi des Romains.

15En dehors de la préparation diplomatique, l’Avis est pour nous un document exemplaire de la façon dont on mettait en marche l’armée bourguignonne38. Son auteur, en tant que militaire expérimenté, consacre une partie considérable du texte à la composition, l’approvisionnement et la logistique des troupes. Il conseille de prime abord de mener « en ceste armée une grant et notable puissance, c’est assavoir de III a IIII mille gentilshommes et IIII mille hommes de trait ou plus, et espoire qu’il menra gens de tel estat qu’il se trouvera bien puissant de XV mille combatants ou plus »39. Ces chiffres concernant le nombre des combattants bourguignons pourraient paraître un peu exagérés à première vue. Mais si l’on regarde les effectifs des campagnes précédentes (là, pour avoir des données fiables, on doit remonter à l’époque de Jeans sans Peur), l’estimation du projet ne semble pas autant irréaliste. Car le père de Philippe le Bon avait réussi à recruter pour la campagne de France de 1417 plus de dix mille hommes40. Aussi, dans le contexte des croisades contre les Hussites ne s’agissait-il pas d’un nombre d’hommes inhabituel : par exemple pendant la première campagne de 1420, la ville de Prague fut assiégée par trente mille combattants parmi lesquels se trouvaient aussi des troupes de Brabant, Hollande et Zélande41.

16La sixième partie du projet concerne l’arsenal bourguignon. Elle rappelle que le duc « se doit pourveoir tant de ars à main flesches, cordes » et différents types d’arbalètes42. On n’oublie pas non plus les canons avec leurs équipements tels que la poudre noire et les « estoffes » (c’est-à-dire la bourre). Pour le combat des fantassins, on recommande de se pourvoir de haches et de maillets de plomb. En ce qui concerne les archers, le cardinal Beaufort a déjà promis d’envoyer de quatre à six mille hommes43. Mais le duc pourrait aussi se procurer des troupes auprès du duc de Bedford, « veu que c’est pour la chrétienté »44. Néanmoins leur mise en marche dépendra du résultat de la reconnaissance effectuée préalablement par les ambassadeurs dans l’Empire.

17L’Avis fait comprendre aussi le système du « mandement », propre à l’armée bourguignonne. Il conviendrait de « mander à certain jour les gens des dessus dis pays et les aultres gentilshommes et mettre par mémoire les noms de ceulx qui en tel cas sont à mander »45. Par un concours de circonstances, dans le même manuscrit 1278, se trouvent des lettres modèles qui s’adressaient « aux chevaliers et escuiers qui doivent admener gens » et « à tous ceulx qui ont accoustumé de porter armes »46. Ces documents prévisionnels, datés de 1422, font connaître le système de recrutement pour les pays de Flandre et d’Artois avec le nombre précis des combattants des seigneuries et des villes en question convoqués. Après le motif du mandement et la date de la convocation, on y mentionne l’effectif que chaque destinataire doit amener avec lui. Chacun est aussi tenu de répondre à ce mandement47. Bien que l’ensemble de ces documents fût établi dans l’atmosphère du traité de Troyes et fût plutôt dirigé contre le dauphin Charles, il pourrait effectivement servir aussi dans le cas de la campagne anti-hussite si elle était réalisée.

18La complexité d’une longue campagne est soulignée dans le texte par les nombreuses préoccupations de son auteur concernant la logistique et la conduite de l’armée à travers l’Empire et dans le territoire ennemi. Pour le conseiller bourguignon, il est indispensable de vérifier l’ouverture des logis et des passages, la qualité des chemins, l’abondance de vivres48. Bon serviteur, l’auteur se préoccupe du sort de son duc et recommande d’approvisionner son hôtel itinérant par « bledz, vins, chars et aultres choses pour soustenir son estat »49. En dehors de l’objectif purement militaire, le voyage de Philippe le Bon à travers l’Empire aurait eu toutefois des dimensions diplomatiques et de représentation.

19Mais sa plus grande préoccupation dans le domaine militaire était l’ignorance où l’on se trouvait « de l’estat desdis adversaires », c’est-à-dire de la stratégie et tactique des Hussites50. Pendant la mission de reconnaissance dans l’Empire, il fallait demander « quelz remèdes leur samblent estre convenables et necessaires pour resister aux engins et malices des dis ennemis ». Le conseiller du duc avait besoin de savoir si les ennemis préféraient les batailles en rase campagne ou, au contraire, s’ils se retiraient dans les villes et forteresses pour y résister51. Combien pourraient, à ce moment-là, être précieuses les indications sur la tactique des militaires hussites fournies ultérieurement par Gilles le Bouvier dans son Livre de la description du pays52 ! La cour de Bourgogne était-elle réellement aussi mal informée sur la situation en Bohême ? Plusieurs faits contredisent plutôt cette méconnaissance de l’ennemi dont fait montre le projet anti-hussite. Dans l’entourage des ducs de Bourgogne se trouvaient déjà quelques nobles d’origine tchèque, tels que Jean d’Occors53. Les lettres échangées avec le duc de Brieg pouvaient constituer un autre canal d’information54.

20L’auteur du projet donne aussi une estimation des soldes des troupes venues des États bourguignons. Dans la cinquième partie, il attribue vingt écus de quarante gros pour les « hommes d’armes », pour les gens de trait la moitié, pour les chevaliers bannerets et autres chevaliers « selon leur estat ». Le total des soldes se serait monté à cent mille écus par mois55. Cette somme ne comprend cependant pas les dépenses de représentation du duc et le paiement des troupes pendant leur trajet. Avec une certaine expérience et pas mal de réalisme, l’auteur ajoute « qu’il fault partout paier, l’on ne porroit point donner plus petits gaiges »56.

21Comme il s’agissait pourtant d’une campagne contre les hérétiques, Philippe ne devait pas être le seul à financer cette entreprise. En théorie, il pouvait s’appuyer sur les ressources de l’Église. C’est pourquoi, dans le projet, on établit un système d’avances financières par l’intermédiaire du Saint-Siège. D’abord, le duc devait demander au pape de lui prêter une somme non précisée, « laquelle notre dit Saint Père puet recouvrer par toute la chrétienté, car nul ne doit prétendre excusations en tel cas »57. Les collectes des finances se feraient donc par le biais des légats apostoliques dans tous les pays qui participeraient à la croisade, y compris le royaume du dauphin. Dans ce cadre, il était indispensable de délivrer des bulles et indulgences, distribuées par l’évêque de Tournai, Jean de Thoisy58. Il est assez symptomatique que le prédicateur de la croix dans les pays bourguignons soit précisément celui du diocèse le plus affecté par l’hérésie comme on l’a vu précédemment59. Les « notables prédications » aboutiraient par la collecte sous une forme semblable au Gemeine Pfennig, déjà pratiqué dans l’Empire pour les croisades anti-hussites antérieures60. Les quêteurs iraient d’une maison à l’autre et les noms des donateurs ainsi que les sommes versées seraient lus publiquement.

22On envisageait, seulement par quelques mots, le financement par les dîmes d’Église. Ce moyen s’avéra cependant très inefficace par la suite et les sommes collectées dans les années 1428-1430 ne suffirent pas du tout à financer les entreprises des croisés. En France, ce fut entre autres l’Université de Paris qui s’opposa à ce système61. Ces difficultés faisaient sans doute partie des causes de l’échec non seulement de la croisade bourguignonne mais de toutes les croisades dirigées contre les Hussites en général.

23Avant de passer aux conséquences réelles de l’Avis, il est indispensable de traiter la paternité du texte. Le personnage, désigné jusqu’ici comme « l’auteur » ou « le conseiller », fut selon toute probabilité Guillebert de Lannoy, noble flamand et conseiller du duc Philippe le Bon62. Pour ne pas dépasser le cadre thématique de cet exposé, il ne suffit que de mentionner les circonstances qui lient cet acteur de la politique ducale à l’affaire hussite et à ce projet. Dans le domaine militaire, il s’agissait d’un homme d’expérience. Participant aux batailles depuis sa jeunesse et adoubé pendant son voyage de Prusse en 1413, il vient d’effectuer une mission de reconnaissance au Proche-Orient dans les années 1421-1423 dans le but de préparer une croisade. Son office du capitaine du port de L’Écluse en Flandre le prédestinait aussi à être un expert dans le domaine de la logistique et l’approvisionnement des troupes. Bien que chevalier, Guillebert de Lannoy était sans doute aussi un expert en matière d’artillerie : la forteresse de L’Écluse était depuis longtemps l’un des principaux centres d’approvisionnement et de fonte de l’artillerie bourguignonne63. Derrière plusieurs formules du texte, on pourrait d’ailleurs peut-être reconnaître la volonté de Guillebert de Lannoy d’envisager la poursuite de sa carrière militaire et diplomatique. Il fallait, en premier lieu, envoyer une ambassade « bien notable et de gens bien congnoissans es pays d’Allemaigne »64 : on verra plus loin qu’il y a participé. Il propose également d’envoyer « aucuns gentilzhommes sages et congnoissans pour visiter deux ou trois manières de chemin pour aller par dela »65 : c’est-à-dire une manière d’espionnage qu’il a déjà pratiqué en Terre sainte quelques années auparavant. Peut-être se voyait-il dans le conseil de guerre mentionné dans l’Avis qui devait se composer « de X ou XII notables (…), tant d’Eglise, comment de chevaliers anchiens congnoissans les affaires du monde ». Peut-être faisait-il aussi partie des fameux « seigneurs et capitaines [aptes] à conduire les bésongnes et affaires »66.

24C’est surtout la visite de la Bohême effectuée par Guillebert de Lannoy en 1414 qui est l’argument le plus fort en faveur de l’attribution de l’Avis à sa plume. Le séjour de neuf jours à Prague, où la situation était déjà tendue une année avant la mort de Jean Hus, est raconté dans son ouvrage autobiographique Voyages et ambassades67. L’affaire des Hussites est d’ailleurs rappelée dans d’autres passages du récit. Or, quand on regarde de plus près le texte du projet anti-hussite, on a plutôt l’impression que l’auteur n’a jamais visité le pays des hérétiques. D’un côté, il ne pouvait pas encore, bien sûr, connaître les ruses et tactiques des guerriers hussites. D’un autre côté, pourquoi se demande-t-il « s’il y a des rivières, comment on trouveroit navie, et s’il y fault aller à charroy »68 ? Pourquoi n’a-t-il pas incorporé dans son projet l’expérience et les observations de son propre voyage au royaume de Bohême ? Ces doutes nous portent plutôt à attribuer le texte non à Guillebert mais à son frère aîné Hugues de Lannoy. En tant que conseiller ducal, de plus maître des arbalétriers de France et spiritus movens de l’alliance anglo-bourguignonne avec une grande expérience diplomatique, il était, lui aussi, de taille à élaborer ce type de traité. D’ailleurs, les autres documents rassemblés dans le même manuscrit 1278 concernent ce personnage. La suite des événements après la date présumée de composition du projet anti-hussite est pourtant liée à son frère puîné69.

25Si l’on suit la chronologie, ce fut la mission d’Aimé Bourgeois, mentionnée au début, qui précéda la visite du cardinal Beaufort et la composition de l’Avis. À son retour de l’Empire, il apporta sans doute des nouvelles moins encourageantes et plus réalistes. C’est pourquoi le projet de Guillebert de Lannoy devait être largement modifié ou plutôt totalement abandonné, devenu trop grandiose et irréaliste. Un autre mémorandum, intitulé Pour vouloir entreprendre armée contre les Hous…, le remplaça70. Ce texte, autrefois attribué également à Guillebert de Lannoy, est actuellement vu plutôt comme le fruit de l’ambassade d’Aimé Bourgeois71. Son analyse mériterait une communication particulière, je me limite donc à en tirer les points principaux : tout dépendait à la volonté du roi des Romains qui devait désigner Philippe comme son lieutenant pour conduire l’armée des croisés. Pour Sigismond occupé par les Turcs au sud-est et aussi par les préparatifs de son couronnement impérial à Rome, c’était une solution envisageable. Vu que ni les autres princes d’Empire ni le roi de Danemark n’en étaient capables, le duc de Bourgogne était un candidat idéal pour la lieutenance.

26L’auteur du deuxième projet était d’ailleurs beaucoup mieux informé sur la situation en Bohême. D’un certain point de vue, le deuxième Avis répond aux questions posées par le premier : on connait grosso modo les dispositifs des adversaires72, on y énumère le nombre des combattants d’Allemagne, préparés à l’entreprise, ou l’état de financement de la croisade dans l’Empire73. Quant aux combats précédents, le nouveau projet mentionne la fuite des contingents impériaux qui précéda la victoire écrasante des Hussites à Stříbro et Tachov une année auparavant (4 août 1427)74.

27À la suite de ces renseignements, le duc envoya à Sigismond en septembre 1428 une nouvelle ambassade à laquelle participaient Aimé Bourgeois et Guillebert de Lannoy. Ce dernier effectua encore un voyage auprès du roi de Hongrie, au début de l’année 1429, « pour le fait des Housses » comme nous rappellent ses Voyages et ambassades75. D’après ce texte, on sait que Guillebert de Lannoy fut également envoyé vers les princes de l’Empire ainsi que vers Albert, duc d’Autriche et futur successeur de Sigismond. Il est très probable qu’il participa aussi (avec d’autres ambassadeurs bourguignons) aux négociations avec les émissaires des Hussites que Sigismond organisa à Presbourg en avril de la même année76.

28Cette dernière rencontre, quoique non suivie de succès, annonça (malgré la dernière mobilisation du roi des Romains contre les hérétiques) le tournant décisif dans l’affaire hussite de l’affrontement militaire à la voie diplomatique. Après le fiasco des croisés à la dernière croisade en 1431 à Domažlice, Sigismond ainsi que le cardinal Cesarini (témoin oculaire de la fuite des croisés) promurent une solution de la question hussite via concilii. Les délibérations du concile de Bâle aboutirent finalement au compromis avec les calixtins, connues sous le nom de Compactata. L’accord final ne fut pas empêché par la querelle entre les représentants hussites et les ambassadeurs bourguignons (parmi lesquels Jean Germain et Guillebert de Lannoy) le 3 avril 143377.

29Pour finir, revenons à la cour de Philippe le Bon et à notre projet. L’Avis ainsi que le deuxième projet furent vite abandonnés à cause du tournant dans la guerre contre le dauphin en 1429, et la politique bourguignonne contre les Hussites ne dépassa pas la phase préparatoire. D’un côté, le duc de Bourgogne n’adhéra non plus le dernier plan de campagne de Sigismond qui aboutit à la défaite de Domažlice. Contrairement aux projets bourguignons, on n’accorderait à ses troupes qu’une position secondaire pour cette entreprise78. C’est pourquoi, à la veille de la dernière bataille des croisés contre les Hussites, au lieu du secours nécessaire Cesarini reçut une excuse polie de la part de Philippe le Bon79. D’autre part, les réticences du roi Sigismond peuvent aussi expliquer le non accomplissement des projets et de l’activité diplomatique intense des Bouguignons dans l’Empire. Peut-être le futur empereur fut-il alarmé par l’intérêt pour le sort de la Bohême conquise qu’exprime le projet bourguignon80. Dans ce contexte, le seul point de notre mémorandum à être réalisé fut les noces entre Philippe le Bon et Isabelle de Portugal en janvier 1430. Après un voyage maritime difficile, la nouvelle duchesse eut Guillebert de Lannoy pour accompagnateur depuis le port de L’Écluse jusqu’à Bruges81. Voilà comment l’un des instigateurs du mariage y reçut une place honorifique. La fondation de l’ordre de la Toison d’or à cette occasion donna aussi une nouvelle dimension à la politique bourguignonne de croisade. Philippe le Bon tourna alors son attention vers les affaires du Proche-Orient, sous le coup de l’expansion ottomane dans les Balkans. Cependant, encore en 1466, une année avant sa mort, il envoya le dominicain Nicolas Jacquier à Wrocław pour aviser des moyens de combattre le roi hussite Georges de Poděbrady82. Son intérêt pour la cause des « herectiques de Behaigne » ne s’évapora donc pas complètement.