1Les propos qui suivent se veulent un simple bouquet de réflexions d’ordre général, cherchant à poser, peser et confronter un certain nombre d’éléments appartenant à divers contextes d’une même période historique, non une étude spécifique et approfondie de l’hérésie médiévale. Hérésie et dissidence : les communautés des bons hommes et bonnes femmes, en pays d’oc, avant le temps de la répression, que mon amie Pilar Jiménez range parmi « les catharismes1 » et moi « les groupes dissidents de type cathare2 » – ce qui revient de fait au même – se manifestent ouvertement dans la société comme un ordre religieux mixte, relativement ordinaire, mais chapeauté par des hiérarchies épiscopales propres. Cet « ordre de sainte Église » est indéniablement à considérer comme une dissidence religieuse, interne au monde chrétien, par son explicite refus de l’édifice romain doublant son affirmation de constituer l’authentique Église des apôtres, le tout argumenté comme il se doit en Écritures et incarné par des communautés vivant en bonne ascèse monastique. Pour autant, comme vient de le montrer Pilar, la question « hérétique » implique les contextes historiques les plus larges, en particulier sociaux et politiques, mais aussi culturels, au point de laisser voir au revers de ce dissensus ecclésial bien caractérisé, à l’encontre de Rome, l’expression d’un consensus sociétal réel, puisqu’il implique peu ou prou les trois ordres de la société, au sein des castra et des comtés méridionaux.

2Pilar ayant consacré son étude aux conditions de l’apparition des bons hommes dans le XII^e siècle occitan, je tenterai, après l’exposé de quelques pistes, une incursion à l’autre extrémité de l’histoire hérétique du Midi, c’est-à-dire au premier quart du XIV^e, pour relever ce que les conditions de l’ultime survie des groupes désormais clandestins peuvent encore, en dernier recours, laisser discerner de l’être de la dissidence condamnée.

Dissidence : de dissensus en dualisme. Le combat contre Rome

3Rappelons que les termes modernes de dissident et dissidence, du latin dissidere, indiquent le fait de s’écarter d’un tronc originel, d’aller s’asseoir à part, un peu plus loin, pour marquer son désaccord3. En ce sens, les groupes hérétiques de type cathare en général, les bons hommes occitans en particulier, sont au sens propre des dissidents chrétiens, puisque prioritairement soucieux de marquer leurs distances d’avec les autorités romaines – et d’aller en quelque sorte pratiquer leur Église à part. Prendre ses distances, choisir ses évangiles, son chemin, est-ce qu’on ne rejoint pas là, du reste, la signification première, en tout cas étymologique, du mot « hérésie » – avant que l’Église grégorienne ne le réinvente en quelque sorte, tout en le criminalisant ? De fait, à considérer le puzzle des sources qui documentent les bons hommes, on a souvent le sentiment de se trouver en présence d’authentiques clercs et religieux, passés dans l’opposition – le moine Henri pouvant somme toute figurer comme un prototype (isolé ?) de ce genre de comportement, par ailleurs bien documenté au long des sources, en particulier dans le XIII^e siècle occitan. Le « choix hérétique4 » est celui qui récuse l’Église romaine, ou du moins refuse de la suivre dans son évolution militante et réformatrice.

4Les bons hommes de pays d’oc, dès leur apparition dans les textes, ne laissent pas de doute sur leur dissensus (de dissentire, diverger de sentiment5) avec Rome. Prenons juste quelques exemples. Déjà, les bons hommes de Lombers (1165), sur lesquels Pilar a fait le point, comparent leurs adversaires, hauts prélats romains, à des loups dévorants, des hypocrites, des séducteurs, de faux évêques et prêtres, à qui « il ne fallait pas obéir car ils étaient de mauvais et non de bons docteurs » et réfutent leur légitimité6. Plus explicite, la relation du débat de Montréal de 1207 – telle qu’elle figure dans la chronique de Guillaume de Puylaurens : le champion cathare, Arnaut Hot, diacre de Cabardès, se livre à une systématique et violente réfutation de tous les fondements de l’Église romaine :

Du chef des hérétiques, la base de la dispute fut qu’Arnaut Oth dit que l’Église romaine, défendue par l’évêque d’Osma, n’était pas l’épouse du Christ ni sainte, mais l’Église du diable et la doctrine des démons, et qu’elle était cette Babylone que Jean, dans l’Apocalypse, appelle « la mère de fornication et d’abomination, ivre du sang des saints et des martyrs de Jésus Christ » ; que son institution n’était ni sainte ni bonne, ni instaurée par Notre Seigneur Jésus Christ, et que jamais le Christ ni les apôtres n’ont institué ou défini le rite de la messe tel qu’il se célèbre aujourd’hui7.

5« Ivre du sang des saints et des martyrs »… En 1207, on se situe pourtant, en pays d’oc, en amont de la grande répression, croisade puis Inquisition dont, un siècle plus tard, la dénonciation pèsera si vigoureusement dans la prédication de Pèire Autier et des derniers bons hommes contre « l’Église persécutrice ». Certes, en d’autres lieux, depuis le milieu du XII^e siècle, le sang des communautés dissidentes a déjà coulé, les bûchers ont flambé en Rhénanie, en Champagne, en Bourgogne – les bons hommes occitans auraient-ils pu l’ignorer ? Rappelons que l’un des champions cathares débattant contre l’évêque d’Osma et les légats cisterciens du pape, nommé Baudouin et dit Thierry, aurait été un ancien chanoine hérétique de Nevers ayant fui en Languedoc les persécutions8.

6Les dissidents, qui récusent l’Église romaine, s’identifient eux-mêmes à l’Église du Christ et des Apôtres. Les rituels cathares emploient les expressions non ambigües de « sainte Église », « Église de Dieu », « Église de Jésus Christ » ; les dissidents eux-mêmes ne se reconnaissent d’autre nom que « chrétien(ne)s », « disciples du Christ », ou « apôtres ». Dans l’Église des bons hommes, précisent leurs rituels, « vous êtes au milieu des disciples de Jésus Christ, où le Père, le Fils et le Saint Esprit habitent spirituellement9 ». Pilar Jimenez, en particulier, a bien montré que les dissidents n’ont jamais prétendu former une contre-Église, mais être l’Église. Ce qui les conduit bien sûr à inverser les termes du dissensus de la dissidence, et à proclamer que c’est l’Église romaine, et non la leur, qui a divergé de la droite ligne des apôtres. Les copies de rituel cathare conservées sont certes relativement tardives : milieu XIII^e siècle pour le rituel latin, fin XIII^e siècle pour le rituel occitan de Lyon, milieu XIV^e siècle pour le rituel occitan de Dublin ; mais l’argument des dissidents est anciennement fondé.

7Les premiers à l’exprimer, et de la façon la plus claire, sont les « chrétiens » ou « apôtres » rhénans des années 1140, dont Evervin de Steinfeld relate en détail le discours et qui constituent à mes yeux le premier et sans doute le mieux défini des « groupes dissidents de type cathare ». Rattachant leur propre tradition (« nous et nos pères ») à « la lignée des apôtres », ils reprochent à leurs adversaires romains (« vous et vos pères ») d’avoir dévié, empruntant la fausse voie de « faux apôtres10 ». Cette dualité d’Églises constitue sans doute la racine, historiquement discernable, de l’interprétation spiritualiste voire dualiste des Écritures chrétiennes qui, caricaturée en accusation de manichéisme, sera imputée aux dissidents, dès lors condamnés comme hérétiques ; en bref le fameux « dualisme cathare11 ». L’opposition des deux Églises reflète en effet l’absolue dichotomie que le Nouveau Testament, évangile et première épître de Jean en particulier, pose entre Dieu et ce monde. À nouveau, c’est dans la bouche des apôtres brûlés à Cologne avec leur évêque avant 1150 qu’on trouve l’argument développé pour la première fois :

Nous, Pauvres du Christ, errants, fuyant de cité en cité (Mt 10,23), comme les brebis au milieu des loups (Mt 10,16), nous souffrons la persécution avec les Apôtres et les martyrs ; pourtant, nous menons une vie très sainte et très stricte (…) Nous supportons tout cela parce que nous ne sommes pas du monde, mais vous, qui aimez le monde, vous êtes en paix avec le monde, parce que vous êtes du monde (paraphrase de Jo 15,19)12…

8Aussi bien, selon la parabole évangélique du bon et du mauvais arbre (Mt 7,16), « c’est à leurs fruits qu’on reconnaît » les vrais disciples du Christ : « Nos fruits à nous sont les traces du Christ13 ». On notera simplement ici, car nous y reviendrons, que les mêmes arguments et les mêmes citations d’Écritures se retrouvent formulés, dans le même esprit et les mêmes perspectives, par le bon homme Pèire Autier et ses compagnons pourchassés par l’Inquisition, à l’autre bout de l’Histoire – plus d’un siècle et demi plus tard :

« Je vais te dire la raison pour laquelle on nous appelle les hérétiques. C’est que le monde nous hait, et il n’est pas étonnant que le monde nous haïsse, car il a haï avant nous Notre Seigneur Jésus Christ ainsi que ses apôtres (…) Il y a deux Églises, l’une fuit (Mt 10,23) et pardonne, l’autre possède et écorche14 ».

9Un dissensus, qui se confond en profondeur avec la pensée dualiste, forme durablement sa vigoureuse échine.

Consensus. Intégration sociale et arrière-plan politique

10Ce dissensus, en effet, se construit aussi au positif. La dissidence des bons hommes a un dessein en ce monde – celui de toute Église chrétienne, sauver les âmes, les ramener au bercail – et s’inscrit dans un contexte qui, autant qu’un autre, porte au dynamisme. Tout d’abord, ces groupes de type cathare qui revendiquent être l’Église, dès leur apparition historique15 tendent à former des Églises organisées, communautés chrétiennes mixtes dirigées par des hiérarchies épiscopales. L’implantation réelle, on pourrait dire physique, de ces Églises dissidentes s’incarne de façon exemplaire dans cette proche région de Mazamet, au nœud des crêtes de la Montagne Noire, dont les trois grandes seigneuries des XII^e-XIII^e siècles se partagent entre trois obédiences épiscopales cathares : Hautpoul (Mazamet) dépendant de l’Église des bons hommes d’Albigeois, Cabaret, au sud, de celle de Carcassès et Roquefort, à l’ouest, de celle de Toulousain – les sources inquisitoriales venant confirmer les données de la fameuse « charte de Niquinta16 »…

11Le rituel occitan de Lyon nomme ces hiérarchies parallèles : « ordre de sainte Église », azordenament de santa Gleisa ; leurs desservants sont unanimement qualifiés d’« ordonnés », ordenatus / ordenat ; les sources narratives et inquisitoriales montrent cet ordre à l’œuvre à travers le pays, ouvertement installé dans les bourgades et villages castraux, avec ses nombreuses figures d’évêques, accompagnés de leurs coadjuteurs ou « Fils », ordenats détenteurs du pouvoir d’ordonner, ses « diacres » qui administrent la coulpe ou servici aux communautés, ses responsables d’établissements, « Anciens » et « supérieures » ou « prieures », ses nuées de religieux et religieuses, bons hommes et bonnes femmes – souvent issus des meilleures familles du lieu. C’est un ordre chrétien presque ordinaire, l’orden dels eretges, selon un texte littéraire du XIII^e siècle17, où il paraît naturel de voir se réfugier, comme chez les cisterciennes, les fontevristes ou les bénédictines, veuves éplorées et dames en mal d’amour.

12Pilar a pleinement développé le thème du consensus social de la dissidence. Je n’y reviendrai que pour insister sur un aspect demeurant assez méconnu, qui est cette bonne intelligence voire complicité entre bons hommes et clergé local que révèlent assez souvent les sources ; pour évoquer aussi le consensus idéologique, d’ordre politique, qui inscrit finalement la prédication dissidente dans le contexte d’une certaine culture anti-romaine de la cour toulousaine au premier tiers du XIII^e siècle – du temps de Pèire Vidal, de la « Chanson de la croisade albigeoise » et de Pèire Cardenal…

13Au tournant des XII^e et XIII^e siècles, dans nombre de seigneuries – Hautpoul, Cabaret, Roquefort et tant d’autres, à travers comtés de Toulouse et de Foix, et vicomtés Trencavel d’Albi, Carcassonne, Béziers et Razès – cet ordre chrétien de plus, dissidence structurée qui tient ses maisons religieuses sur la place publique, bénéficie d’un bon consensus social, indéniablement adossé au politique. On a beaucoup écrit que la dissidence implique au premier chef « les élites », caste aristocratique et bourgeoisie, qui lui fournissent un fort contingent de religieux, dames en tête ; mais les laboratores, paysans et artisans, dès la haute époque ne sont pas en reste ; non plus, ce qu’on sait moins, qu’une part non négligeable du clergé local, séculier et même régulier. On pourrait multiplier les exemples18. Ces indéniables ponts et passerelles entre desservants et religieux des « deux Églises », qu’on discerne au long des sources inquisitoriales du XIII^e siècle comme déjà on en devinait les prémices dans les textes antérieurs, forment un aspect méconnu de la sociologie du « catharisme occitan », dont une meilleure prise en compte ouvrirait sans doute des perspectives nouvelles sur les origines et la nature même de la dissidence19.

14Le lien avec le politique est patent. Il est peu concevable que la pacifique intégration des bons hommes et bonnes femmes à la société des castra ait pu se faire à l’insu, voire sans l’aval des princes suzerains. Même si les comtes de Toulouse et les Trencavel gardent une certaine prudence à extérioriser d’hérétiques sympathies, la famille de Foix, pour le moins, s’engage ouvertement dans l’orden dels eretges : comtesses et filles de Foix, dès le tournant des XII^e-XIII^e siècles, se faisant bonnes femmes et élevant leurs enfants dans leur foi20.

15De fait, la face émergée du dissensus, c’est-à-dire le combat contre Rome, s’inscrit indéniablement, en ces premières années du XIII^e siècle méridional, dans un contexte idéologique propice : celui d’une certaine élégance anticléricale, qui empreint le milieu des cours occitanes, réceptacle des bons hommes comme des troubadours. Le dissensus religieux est relayé, étayé au niveau politique. Esquissons simplement quelques pistes, sans craindre d’appeler les sources littéraires à la rescousse, pour éclairer, dans la première moitié du XIII^e siècle, l’histoire d’une période de tension maximale entre les cours méridionales et la papauté. Certes, une étude fine reste à faire, et parler de sentiment gibelin ou pré-gibelin est sans doute un argument en l’état mal dégrossi, mais comment ne pas comparer, à l’argumentation anti-romaine développée par Arnaut Hot lors de la Dispute de Montréal de 1207, ce couplet de Pèire Vidal contre « le pape et les faux docteurs », qui lui est contemporain (c’est-à-dire, pour autant qu’on sache, antérieur à la croisade) :

Qu’a Rom’an vout en tal pantais
L’Apostolis el. h fals doctor
Sancta Gleiza, don Deus s’irais
Que tan son fol e peccador
Per que l’eretge son levat21…

(À Rome, le pape et les faux docteurs, bravant la colère de Dieu, ont mis sainte Église en telle confusion, et tant ils sont fous et pécheurs, qu’ils ont fait se lever les hérétiques…)

16C’est du même esprit que participe le troubadour anonyme, auteur de la majeure partie de la « Chanson de la Croisade albigeoise », qui représente à la fois une belle pièce littéraire, une chronique bien documentée et, fondamentalement, une saisissante œuvre de « propagande » (ou contre-propagande) méridionale commanditée, dans les années 1220-1228, par les cours de Toulouse et de Foix22. D’une plume acérée, l’auteur anonyme dénonce, comme responsables des horreurs injustifiables de la guerre, les clercs méridionaux ayant choisi le camp de Rome et les propagandistes de la croisade. Il va en effet jusqu’à mettre en cause les « fausses prédications » des prélats de la guerre sainte, abbé de Cîteaux en tête, lisant dans leurs livres saints et prêchant le meurtre au nom du Christ23… Ce qui rappelle étonnamment les thèses contre Rome des dissidents cathares, c’est-à-dire celles de la fausse Église qui a perverti le message des Ecritures, et même « lu ses livres à l’envers » – pour retourner, en le paraphrasant, l’argument mis par le chroniqueur Guillaume de Puylaurens dans la bouche de l’évêque catholique d’Albi contre l’évêque cathare avec qui il débattait à Lombers à la fin du XII^e siècle24.

17Quand on pense que les vers impertinents de l’Anonyme ne sont alors que prélude aux véritables pamphlets contre Rome que constituent bientôt les sirventès des troubadours toulousains (et fuxéens ?) de la génération 1230, Guilhem Figuèira, Guilhem Montanhagol, Pèire Cardenal et autres, on comprend que le dissensus du combat des bons hommes contre Rome baignait alors en quelque sorte « dans l’air du temps », porté par un contexte idéologique… consensuel – comme apparaissait consensuelle, de part et d’autre de la croisade albigeoise, l’intégration des communautés dissidentes au sein de la société des castra méridionaux.

18Mais la belle Canso n’exprimait, de fait, que le point de vue de futurs vaincus. La victoire finale du roi de France sur les princes méridionaux (à partir de 1229) et le quadrillage des seigneuries par les enquêtes de l’Inquisition (à partir de 1233) allaient mettre à l’épreuve la solidité de l’intégration sociale des religieux dissidents, désormais clandestins et pourchassés, et avec elle, à terme, la mode du combat intellectuel « contre Rome » – partagé avec les idéologues de la cour toulousaine. Sur ce plan encore, l’étude précise des conditions de la déprise du catharisme occitan au long du XIII^e siècle reste à faire. Tout un faisceau de facteurs entrent en ligne de compte, au premier chef desquels la soumission ou l’élimination des lignages protecteurs d’hérétiques, ciblés par l’Inquisition après l’avoir été par la guerre, la progressive installation de l’ordre monarchique capétien, la destruction des hiérarchies dissidentes sur le bûcher de Montségur, mal compensées par des Églises de refuge au versant italien, la chasse ouverte aux bons hommes et aux bons croyants, fondée sur la délation, déstructurant tout un maillage social et familial, et même la victoire guelfe sur les Gibelins, grâce une fois de plus à un bras armé capétien. À la fin du XIII^e siècle, il n’y a pratiquement plus de bons hommes clandestins en pays d’oc : ne demeurent que des lambeaux de hiérarchie et de communautés au refuge italien, désormais ouvert lui aussi au ratissage inquisitorial.

19Pourtant, en ces mêmes dernières années, en comté de Foix, tandis qu’après deux générations d’Inquisition des mal pensants fredonnaient encore les couplets anticléricaux du troubadour Pèire Cardenal25, un vieux chef de clan de Sabartès (haut comté de Foix) nommé Pèire Autier, proche du comte Roger Bernat III, faisait le voyage de la Lombardie pour y recevoir l’ordination cathare et préparer un « grand retour » des bons hommes en pays d’oc. Une entreprise bien ficelée, mise en œuvre avec rigueur, et moins irrémédiablement vouée à l’échec qu’on l’imagine communément.

L’ordre de sainte Église à l’épreuve de l’Inquisition. Perspectives sur les derniers bons hommes

20Rentrée au pays dans l’hiver 1300, s’étoffant peu à peu de nouvelles recrues et réactivant les anciens réseaux de la clandestinité cathare de comté de Foix en Razès, Lauragais, bas Quercy, proche Gascogne, et jusqu’en plein Toulouse, la petite Église de Pèire Autier entamait en effet contre l’Inquisition méridionale un ultime combat, d’une grande âpreté, qui durerait une dizaine d’années pour s’achever sur les bûchers de ce monde (1309-1310). Bien documentée au feu croisé des sources inquisitoriales de Carcassonne, Toulouse et Pamiers26, cette assez extraordinaire aventure historique offre aux chercheurs un champ d’investigations d’une richesse peu commune. Les grands traits qui seront dessinés ici, et vont parfois à rebours de certaines idées reçues, reprennent généralement les conclusions d’une étude récente sur Pèire Autier, à laquelle je renvoie de façon globale pour détail et références27. Elles tendent à montrer qu’à mon point de vue la dissidence des bons hommes, après un siècle de répression, est restée fidèle à elle-même, juxtaposant à une réelle réactivité aux circonstances politiques une impressionnante inflexibilité religieuse – ce dont, peut-être, en ultime analyse, elle est morte.

Consensus. Un capital de données encore positives pour l’orden dels eretges

21Pèire Autier et les siens, dans les années 1295, savent exploiter les circonstances. Pèire Autier n’est pas un marginal isolé : bien intégré, au sein de son groupe, il est un important notaire d’Ax, en Sabartès, qui bénéficie d’appuis politiques et sociaux nombreux et solides, qu’il saura faire jouer en faveur de son entreprise. Il est en lien avec le large monde des affaires, notaires, marchands, changeurs, de Tarascon et Ax jusqu’à Limoux, Carcassonne et Toulouse, mais aussi avec les agents et officiers comtaux et la noblesse rurale du comté de Foix, avec qui sa famille noue des alliances matrimoniales. Il est lui-même un familier du comte Roger Bernat III, pour qui il instrumente plusieurs fois des Actes importants de politique pyrénéenne28. De fait, tout autant que les communautés paysannes bien connues de Montaillou29, de Larnat ou d’Ascou, cette « bonne société » paraît avoir gardé un sentiment religieux – entre attachement sentimental et attirance intellectuelle – pour la dissidence des bons hommes, jusqu’au comte lui-même, qui mourra probablement consolé des mains de Pèire Autier en mars 1302 dans son château de Tarascon30. Mais ces atouts ne sont pas limités au seul comté de Foix, car en cette fin de siècle les sénéchaussées royales du Midi, Carcassonne et Toulouse, sont en effervescence.

22Le moment, il faut le dire, peut apparaître comme celui ou jamais de tenter quelque chose – sans doute politiquement propice, dans les cercles de la cour fuxéenne – mais aussi au-delà – à l’éclosion d’attitudes ou d’opinions anticonformistes, voire anticléricales, un peu comparables à celles de la cour toulousaine de la première moitié du XIII^e s, et qu’on déchiffre en particulier dans les dépositions huppées du fragment de registre de Geoffroy d’Ablis31. Depuis les années 1295, gronde la « Rage Carcassonnaise », révolte du peuple et de la bourgeoisie consulaire des villes méridionales contre les exactions de l’Inquisition, soulèvement épaulé par les agents royaux, tandis que Philippe le Bel mène de son côté une lutte directe contre le pape Boniface VIII. Pèire Autier, le grand notaire d’Ax, est connu comme l’ami du grand notaire et professeur de droit Guilhem Garric, inspirateur de la révolte à Carcassonne, et fréquente les grands bourgeois de Limoux32. Il est indéniable qu’une certaine composante « catharisante », ausssi difficilement mesurable soit-elle, colore la révolte politique, comme la révolte, politique et politiquement mieux soutenue qu’on l’imagine, ouvre à la dissidence condamnée des perspectives inespérées de résurgence. Dans les sénéchaussées méridionales, l’Inquisition est désormais en panne et le restera une bonne dizaine d’années (jusque, au moins, en 1305). Le trône paraît avoir mis en balance son alliance avec l’autel (Anagni, 1303). Le moment est bien choisi, ou du moins le moins mal choisi possible, pour Pèire Autier, suivi par son frère Guilhem, et bientôt son fils Jaume, tous clercs et notaires, de tenter l’aventure religieuse – partir pour l’Italie se faire ordonner et rentrer au pays, mandatés par « l’Église occitane du refuge », pour une reconquête des âmes33.

23À la lecture des sources, on est frappé par l’ampleur et la rapidité des résultats, qui ne peuvent s’expliquer, et encore dans le contexte relativement favorable que l’on vient d’évoquer, que par la survivance d’un certain capital de sympathie pour l’orden dels eretges au sein de la société méridionale, et par l’existence de réseaux de résistance clandestine, solidarités bien organisées d’agents, d’hôtes secrets et de passeurs, encore actifs ou réactivables, du comté de Foix aux sénéchaussées royales. On soulignera rapidement qu’en comté de Foix la noblesse rurale – les Larnat, les Rabat, les Luzenac, les Issaura, les Gailhac, les Planissoles et même les Châteauverdun – est restée à l’écoute, autant que les officiers comtaux et robins, les de Rodès, les de Rouze, les Bayart, les Barra, et que les populations paysannes de la montagne ; et que la dissidence des bons hommes, hérésie désormais caractérisée et officiellement persécutée depuis trois générations, a gardé des complicités jusque parmi des membres du clergé local : ainsi Guilhem Gilabert, prêtre desservant de Verdun sur Ariège34, un religieux fils de famille, Arnaut de Bédeilhac35, plusieurs jeunes dominicains du couvent de Pamiers36 et même, à Toulouse, des membres de la communauté des frères de la Sainte Croix37, etc. – sans oublier le fameux et atypique curé de Montaillou, Pèire Clergue.

24L’assise populaire de la dissidence, telle que révélée par les enquêtes, aussi bien à Toulouse et Carcassonne qu’en comté de Foix, apparaît encore substantielle, malgré la quasi absence de bons hommes sur le terrain durant le dernier quart du XIII^e siècle. Leur retour, autour de Pèire Autier, apparaît combler un manque spirituel dans des populations villageoises aussi larges et disséminées que celles de Verdun en Lauragais, le Born, Verlhac Tescou, Prunet, Belvèze, Tarabel, Rabastens, Saint-Sulpice sur Tarn, Monclar de Quercy, Montaillou et le haut Sabartès, etc. – sans oublier les bourgeois de Limoux, les éleveurs d’Arques et Cubières et les artisans des banlieues toulousaines.

25De fait, rentrée d’Italie en noyau de cinq bons hommes relativement âgés, l’équipe de la reconquête s’étoffe assez rapidement par de nouvelles recrues, enseignées et ordonnées clandestinement, en grande majorité de très jeunes gens (8 sur 9 des nouveaux ordonnés). Une équipe qui se révèle au final dynamique et représentative de la société : sur une quinzaine de religieux connus, originaires du comté de Foix, du Lauragais, du Toulousain et du Razès, on repère une bonne proportion d’intellectuels : au moins six clercs, à commencer par les trois Autier, Pèire, Guilhem et Jaume (ainsi que Pons Bayle, Félip de Talairac et Raimond Fabre), un vieil aristocrate (Amiel de Perles), deux tisserands (Prades Tavernier et Sans Mercadier), un fils de forgeron (Arnaut Marty), un fils d’éleveur (Guilhem Bélibaste), trois villageois indéterminés (Pèire Sans, Pèire Raimond de Saint-Papoul et Pons de Na Rica), ainsi qu’une bonne femme (Aude Bourrel dite Jaumeta), sans doute accompagnée de sa novice (Serdane Faure dite Esclarmonde), ce qui montre que le rôle des femmes dans la dissidence est toujours bien marqué ; un à deux novices masculins étaient par ailleurs discernables au moment du coup d’arrêt brutal donné par l’Inquisition.

26En bref, toute une série d’indications montre la dernière Église cathare des pays d’oc portée encore par un certain consensus social, plutôt populaire et bourgeois dans les sénéchaussées royales, incluant des représentants de la noblesse rurale, des agents comtaux et du clergé local en comté de Foix ; elle reste capable d’adaptation aux circonstances politiques pour mener à bien un dessein qui se révèle fondamentalement religieux, du même ordre que la restauration entreprise par les évêques cathares des années 1222-1226, après les dévastations de la croisade contre les Albigeois.

Réactivation du dissensus : restauration de l’ordre de sainte Église

27Il serait hors de propos de revenir ici sur la qualité de la prédication de Pèire Autier et de son équipe, fondée sur une bonne connaissance des Écritures et marquant une fidélité certaine aux standards de l’enseignement dissident, depuis le discours des apôtres rhénans du XII^e siècle, inclus en particulier le traité cathare anonyme du début du XIII^e s et les rituels occitan et latin du milieu ou de la fin du XIII^e siècle – que son discours souvent semble citer ou paraphraser. Pèire Autier prêche le dualisme des deux Églises avec une force argumentative redoublée par les persécutions inquisitoriales, mais aussi le dualisme scolastique du nihil avec la même acuité et dans les mêmes termes que les docteurs dissidents du siècle précédent38.

28Le but de Pèire Autier est clairement de restaurer, par-dessus le temps de la débandade, l’ordre de sainte Église – en ses rites, ses observances et sa discipline. Lui-même a tenu à agir sous l’autorité de la hiérarchie occitane du refuge, un ordre de sainte Église alors résorbé en deux petits foyers : réfugié dans la gibeline Sicile avec quelques bons hommes et une petite communauté de bonnes femmes, semble subsister un évêque ou Fils, du nom de Raimond Isarn ; près de Coni, en Lombardie, réside un diacre du nom de Bernat Audouy, dit Messer Bernat, parmi un groupe de bons hommes. Pèire Autier porte le titre d’Ancien, c’est-à-dire supérieur d’une communauté, ce qui fait de lui le responsable reconnu de l’équipe39 mais ne lui confère pas le pouvoir de réconcilier : toutes les fois qu’un bon homme commet un manquement à la règle ou à l’ordre, l’Ancien le dépêche en Lombardie auprès du diacre qui seul peut lui conférer l’aparelhament de contrition, voire le réordonner après pénitence40.

29Dans la même optique, sitôt que la situation lui paraît suffisamment stabilisée en pays d’Oc, c’est-à-dire en 1304, après plusieurs années de réactivation des réseaux croyants, Pèire Autier organise le retour du diacre de Lombardie, pour conférer à son Église en cours de reconstitution une plus complète légitimité religieuse ; et l’on voit Messer Bernat, dans Toulouse, conférer l’aparelhament – en particulier à une croyante consolée en mortelle maladie, régulièrement assimilée à une bonne femme41.

30L’enseignement des novices, gage de l’avenir de l’Église, se fait de façon organisée, l’Ancien lui-même, bon clerc, prenant en charge ou supervisant la formation du plus grand nombre – c’est ainsi lui qui enseigne les jeunes lettrés, son fils Jaume et Pons Bayle, mais aussi le jeune tisserand Sans Mercadier ; Pèire Sans s’accompagnera du dernier novice connu de l’Église, Pèire Fils, avec qui il échappera longtemps aux traques de l’Inquisition ; Félip de Talairac enseigne plus particulièrement Raimond Fabre puis Guilhem Bélibaste, et Guilhem Autier enseigne en Sabartès Arnaut Marty. Cependant, comme du temps de paix d’avant la croisade, les consolaments d’ordination se déroulent en cérémonies collectives et publiques, conférés par l’Ancien assisté du plus grand nombre de bons hommes qu’il est possible de réunir, au logis d’un croyant particulièrement sûr, à Larnat, à Belvèze, à Verlhac Tescou, en présence de la famille et de voisins croyants. Significativement, la bonne femme rentrée d’Italie, Aude Bourrel, originaire de Limoux, a été enseignée et ordonnée au sein de la petite communauté féminine de Sicile, au sein de laquelle sa compagne Serdane Faure, de Verdun en Lauragais, a elle aussi probablement commencé son noviciat. De 1302 à 1305, toutes deux résident dans un embryon de maison communautaire de l’Église, rue de l’Étoile, à Toulouse42.

31Les rites quotidiens des religieux sont eux aussi conservés ou restaurés avec soin et solennité : on voit ainsi, par exemple, Pèire Autier et son fils Jaume, au logis d’une simple servante de Sabartès, tirer de leurs besaces d’errants les linges blancs et les luminaires, exactement prescrits par le rituel occitan, qui feront, de la simple table du repas où ils bénissent le pain, un lieu symbolique de l’Église43.

32Les décisions d’orientation générale de l’Église sont prises de façon synodale, comme elles l’étaient au temps des grands conciles de plusieurs centaines de bons hommes – de Saint Félix (1167 ?) à Mirepoix (1205) ou Pieusse (1225). L’Ancien réunit ainsi, en dépit semble-t-il des règles élémentaires de la vie clandestine, de véritables synodes de son Église, pouvant regrouper jusqu’à 6 ou 8 bons hommes, à Limoux et à Ax, dans les années 1302-1303 – mais encore 3 ou 4 d’entre eux du temps de la grande traque, à Verlhac Tescou, en 130944.

33Sans doute, ce souci perfectionniste qui aboutit à une réelle rigidité dans les observances et la discipline ecclésiastique de l’Église clandestine, interdisant par exemple aux bons hommes tout mensonge et dissimulation sauf reniement – forcément absolu – de leur règle religieuse, ne peut-il que les rendre particulièrement vulnérables en temps de répression policière. On peut imaginer que, contestation de caractère simplement politique et non religieux, la dissidence des bons hommes aurait eu de meilleures chances de survie contre l’Inquisition. Certes, c’est à juste titre que l’Église romaine a vu dans l’« hérésie cathare » un réel danger au champ du politique et du temporel, et en conséquence mis au point, à son encontre, un système répressif hors norme : la mise en évidence de l’adaptabilité politique et sociale des Églises des bons hommes est là pour le confirmer. Il n’empêche que cette vocation des dissidents au consensus, en temps de paix, se doublait, au profond de leur être religieux, d’une intransigeance définitive se révélant, dans des conditions de clandestinité, mortelle. De cette intrinsèque fragilité, aussi, l’Église persécutrice a su jouer.

Conclusion

34Car pendant que Pèire Autier et les siens, portés par une indéniable ferveur croyante, reconstruisaient avec minutie leur petite Église, l’Histoire, contre eux, achevait son tournant – un processus commencé en fait depuis plus d’un siècle. Le consensus social et politique qui, tant bien que mal, avait porté la dissidence dévoilait dramatiquement sa relativité. Quelques jalons : en 1302, meurt Roger Bernat III de Foix, certes consolé par Pèire Autier, mais dernier comte à considérer la dissidence cathare comme « la foi de ses pères » : son fils Gaston 1^er de Foix-Béarn ne verra plus en elle qu’une hérésie étrangère, à éliminer. À partir de 1305, la réconciliation du trône et de l’autel, scellée par l’élection du pape Clément V, met un terme à la révolte populaire et relance l’Inquisition, même si la commission d’enquête royale ne se clôture qu’en 130845. Désormais, Geoffroy d’Ablis à Carcassonne puis Bernard Gui à Toulouse, épaulés par le pouvoir royal, peuvent mettre tous les moyens à tisser leurs enquêtes de Razès en Toulousain. En 1308, le dernier verrou saute en comté de Foix : le comte Gaston, qui a besoin de l’appui du pape pour son héritage de Béarn, contesté par le comte d’Armagnac, ouvre ses terres à l’Inquisition.

35Dès lors, des Pyrénées au plat pays, de Montaillou à Verdun en Lauragais, des villages sont raflés46, pour comparaître – et dénoncer – devant les inquisiteurs ; les enquêtes remontent et démaillent les réseaux, des perquisitions sont lancées de concert en diverses localités47, la chasse aux bons hommes et à leurs amis est prêchée au prône des églises48. De grands Sermons généraux de sentences sont réunis devant les cathédrales, pour bien imprimer dans les consciences la toute-puissance de l’Église triomphante49. En ce premier quart du XIV^e siècle, les derniers représentants d’une dissidence religieuse clairement affirmée, structurée, et comme telle assumée, qui avait su longtemps se couler dans une culture politique positive, sont de malheureux croyants condamnés aux pèlerinages, aux croix jaunes, au Mur large ou strict, au bûcher pour relapse, d’ultimes bons hommes emportant leur Église dans leur bûcher pour impénitence.