1Louis de Mondran est bien connu dans l’histoire de Toulouse comme le principal inspirateur des grands travaux d’urbanisme qui ont profondément remodelé la forme de la ville au cours de la deuxième moitié du XVIII^e siècle1. Ayant pris conscience, comme beaucoup de ses contemporains, des inconvénients et des dangers que présentait une configuration urbaine qui n’avait guère changé depuis le Moyen Âge – dégradation de l’habitat, engorgement des rues, absence de places et de promenades, insalubrité, risques d’incendies et d’épidémies –, et souhaitant également rendre à l’économie locale un dynamisme perdu depuis l’âge d’or du pastel, il présenta le 24 juillet 1752 à l’académie royale de peinture, sculpture et architecture, dont il était un des membres les plus actifs, un ambitieux Projet pour le commerce et pour les embellissements de Toulouse. Publié deux ans plus tard chez Jean-Henri Guillemette (qui était franc-maçon et imprimera en 1776, à l’occasion du voyage du grand maître du Grand Orient dans le Midi, une intéressante Ode à Son Altesse Sérénissime Monseigneur de duc de Chartres2), cet ouvrage connut un profond retentissement. Pour embellir Toulouse, Mondran proposait d’aligner et d’élargir les rues, d’ouvrir des places, d’installer des fontaines, de rebâtir les portes de l’enceinte, de créer à l’extérieur de celle-ci un ensemble de promenades et un jardin public, d’aménager des bassins sur le canal. Pour stimuler le commerce, il préconisait de démolir les bastions qui gênaient la circulation devant les portes de la ville, et de faciliter la navigation en dotant d’écluses les chaussées des moulins du Bazacle et du Château, en édifiant un quai et deux ports sur la rive droite de la Garonne et en creusant un canal de jonction entre le fleuve et le canal des Deux-Mers. Toutes ses suggestions n’ont pas été suivies d’effet, et peut-être faut-il s’en féliciter : ne souhaitait-il pas reconstruire « dans un meilleur goût », c’est-à-dire dans le style classique, les façades et les portails des églises médiévales dont, en homme des Lumières, il n’appréciait pas « l’ordre gothique » ? Mais ce sont bien ses idées qui ont guidé les grandes entreprises d’édilité et de prestige lancées à partir du milieu du siècle par les capitouls et les états du Languedoc et qui ont abouti, sous la direction de son beau-frère François-Philippe-Antoine de Garipuy, directeur des Travaux publics de la sénéchaussée, puis du successeur de celui-ci Joseph-Marie de Saget, à d’imposantes réalisations : le Grand Rond et les six allées rayonnantes de l’Esplanade, le Jardin royal, les quais monumentaux de la Garonne entre le pont Neuf et le Bazacle, les ports de la Daurade et Saint-Pierre, le canal de Brienne, le cours Dillon, la porte et les places intérieure et extérieure Saint-Cyprien, les allées de Garonne (allées Charles-de-Fitte), la place Dauphine (place Dupuy). Même si le programme élaboré par Mondran n’a pas été exécuté en totalité (les maisons uniformes qui devaient border les allées de l’Esplanade n’ont pas été construites, celles qui s’élèvent sur les quais et place Saint-Cyprien sont restées inachevées, les bassins du canal n’ont pas été creusés), la physionomie urbaine de Toulouse lui doit quelques-uns de ses traits les plus caractéristiques, le grandiose panorama de sa façade fluviale et les espaces verts du quartier du Grand Rond notamment.

2On connaît moins bien l’homme privé. Le chevalier Louis de Mondran appartenait à une famille toulousaine enrichie par la finance et anoblie par le capitoulat. De son père, également prénommé Louis, capitoul en 1716, il hérita le domaine de La Pomarède, à Seysses, où il était né le 8 mai 1699 ; de son oncle Guillaume, trésorier général de France, le domaine du Mirail, qu’il vendit aux jésuites en 1740. Cette fortune foncière lui permit de renoncer à la carrière parlementaire qu’il avait d’abord envisagée et de se livrer entièrement à son penchant pour les arts, comme amateur, comme académicien et comme mécène. Elle lui donna les moyens d’assurer aux trois enfants nés de son mariage avec Jeanne-Rose de Boé, fille d’un professeur à la faculté de droit, des situations enviables et même brillantes : Louis-Joseph devint grand maître des Eaux et Forêts à Paris, Paul-Louis chanoine de Notre-Dame de Paris, et Marie-Thérèse épousa, en 1759, le célèbre et fastueux fermier général Le Riche de La Popelinière. Lui-même était un gestionnaire avisé. Très attaché au domaine familial de La Pomarède qui lui servait de lieu de villégiature estivale, il agrandit la maison de maître, redessina le parc, fit construire un pigeonnier, et contrôlait de près l’exploitation des métairies dont il tirait l’essentiel de ses revenus. Ces derniers provenaient surtout de la vente du vin, qu’il écoulait normalement sur le marché toulousain mais pour lequel il s’efforçait de trouver d’autres débouchés plus lucratifs, n’hésitant pas à payer de sa personne quand il le fallait. C’est ce que montre une anecdote rapportée dans ses Mémoires3, au détour de laquelle il nous apprend, en outre, qu’il était franc-maçon et que pour lui l’esprit de la maçonnerie, « fondé sur l’égalité, l’amitié et la charité », n’était pas incompatible avec le sens des affaires !

3En 1744, les vendanges ayant été déficitaires dans la région de Bordeaux, Mondran put vendre sa récolte à un négociant de cette ville et en obtenir un bon prix, ce qui l’incita, raconte-t-il, à renouveler l’opération :

L’année 1745, je fus, dans le courant d’août, trouver le sieur Robert, commissionnaire, pour savoir de lui s’il avait été content de mon vin et s’il voulait continuer de l’acheter. Il me dit qu’il avait très bien réussi, mais que la récolte des vins de Bordeaux ayant été abondante cette année, il n’avait point de commission pour acheter du vin.
Je me déterminai, malgré cette réponse, à faire mon vin cette année comme j’avais fait l’année dernière4. Je l’embarquai pour la foire de mars et pris pour cela un bateau sur mon compte. Je plaçai ma chaise à porteurs au milieu de mon vin et je partis avec mes porteurs pour Bordeaux. J’étais franc masson de la loge de Toulouse, je savais qu’il y avait dans Bordeaux une loge de gros négociants, je pris tous les certificats et choses nécessaires pour pouvoir être introduit dans cette loge. Quand j’eus achevé de faire débarquer mon vin et qu’il fut enfermé chez un marchand commissionnaire à qui je m’étais fait adresser je me fis présenter à la loge un jour d’assemblée. J’y fus reçu avec toute la politesse et l’affection que pratiquent les francs massons à l’égard de leurs frères : on me fit mille offres de services. Je leur dis que j’étais un particulier de Toulouse dont le principal revenu consistait en vin, qu’en ayant tiré bon parti l’année dernière avec la Compagnie des Indes5 par l’emplette qu’en avait fait M. Robert, commissionnaire de M. Sage, j’étais venu moi-même cette année essayer d’en faire la vente, la Compagnie des Indes n’ayant point tiré cette année de notre pays, attendu que les vendanges avaient été abondantes dans le leur, que d’ailleurs M. Sage leur certifierait, comme il me l’avait dit lui-même, qu’il avait été très content de mon vin.
Ces messieurs me prièrent de souper avec eux. J’y restai : en attendant un se détacha pour aller goûter mon vin, l’autre fut chez M. Sage. Ils trouvèrent que le vin était de bonne qualité et que M. Sage leur en parla favorablement. Ils revinrent comme nous allions nous mettre à table, ils m’annoncèrent que mon vin serait vendu le lendemain matin et qu’un courtier viendrait chez moi pour en conclure le marché.
Nous eûmes un très beau et bon souper, nous fûmes fort gais et nous séparâmes à minuit avec beaucoup de démonstrations d’amitié, comme si nous avions vécu depuis longtemps ensemble, car tel est l’esprit de la franche massonnerie, fondé sur l’égalité, l’amitié et la charité.
Le lendemain le courtier vint, nous conclûmes notre marché qui fut très avantageux pour moi, car je vendis mon vin le double de ce qu’il valait à Toulouse.

4Mondran ne précise malheureusement pas le titre distinctif de la loge toulousaine à laquelle il était affilié, ni celui de la loge bordelaise qui lui réserva un si bon accueil. Cette loge de gros négociants pourrait être la Française ou sa fille la Parfaite Harmonie, fondées respectivement en 1740 et 17446. Quant à « la loge de Toulouse », bien qu’il en parle au singulier, on peut hésiter entre Saint-Jean Ancienne, constituée en 1741, Saint-Jean Française, apparue deux ans plus tard, et Saint-Jean Fille de Clermont, qui fusionna avec Saint-Jean Ancienne peu après sa naissance en 17457. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas avoir persévéré dans la carrière maçonnique, dont il avait pourtant éprouvé l’agrément et l’intérêt lors de son voyage à Bordeaux : nous ne l’avons jamais rencontré sur les tableaux des ateliers toulousains qu’il aurait pu fréquenter jusqu’à sa mort, survenue en 1792. Mais le nom de Mondran réapparaît dans les annales maçonniques grâce à son fils Louis-Joseph, vénérable en 1768 de Saint-Jean l’Incorruptible, une des plus brillantes loges parisiennes8.