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Études sur la sociabilité à Toulouse et dans le Midi toulousain de l’Ancien Régime à la Révolution

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Michel Taillefer

Portraits

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan, académicien de province

Texte intégral

1Comme beaucoup d’hommes de culture provinciaux au siècle des Lumières, Jean-Jacques Lefranc de Pompignan a collectionné les fauteuils académiques. L’un des fondateurs de la Société littéraire de Montauban en 1730, il fut le principal artisan de sa transformation en académie des belles-lettres en 1744. Élu mainteneur de l’académie des jeux Floraux de Toulouse le 2 juillet 1740, il fut nommé le 2 août suivant associé libre de la société des sciences de cette ville, et après son érection en académie royale des sciences, inscriptions et belles-lettres en 1746 associé ordinaire de la classe des inscriptions et belles-lettres. Correspondant de l’académie des belles-lettres de Marseille (depuis 1743) et de l’académie des belles-lettres de La Rochelle (avant 1747), il appartenait encore, depuis 1744, à l’académie de Cortone en Italie. Bien avant d’être élu à l’Académie française en 1759, il était donc membre de cinq sociétés provinciales, toutes méridionales, et d’une société étrangère.

  • 1 Fonds de l’académie de Montauban, archives départementales de Tarn-et-Garonne, 2 J 1 ; Registre de (...)
  • 2 Archives de l’académie des jeux Floraux, hôtel d’Assézat, Toulouse ; Remerciement de Monsieur Lefr (...)
  • 3 Didon, tragédie. Nouvelle édition, considérablement retouchée, avec la traduction de la même pièce (...)
  • 4 Émerand Forestié, La Société littéraire et l’ancienne Académie de Montauban. Histoire de ces socié (...)
  • 5 Fr.-Albert Duffo, J.-J. Lefranc, marquis de Pompignan, poète et magistrat (1709-1784). Étude sur s (...)
  • 6 Sur ce nombre, quatre pièces ont été présentées deux fois à la société littéraire et à l’académie (...)

2Quel usage a-t-il fait de ces nombreux sièges académiques, et quelles furent la nature et l’intensité de son investissement intellectuel dans le mouvement académique provincial ? Pour tenter de répondre à ces questions, il fallait d’abord recenser, de façon aussi complète que possible, l’ensemble des discours qu’il a prononcés et des communications qu’il a lues ou adressées aux sociétés dont il faisait partie. Au terme du dépouillement des archives manuscrites et des publications imprimées des académies de Montauban1 et de Toulouse2, ainsi que des éditions successives de ses Œuvres3, complété par les travaux des historiens de ces académies4 et de ses biographes5, nous avons pu dresser une liste de soixante pièces académiques produites par Lefranc de Pompignan6 (voir tableau en fin d’article).

  • 7 En raison notamment des lacunes que présentent les archives de la société littéraire et de l’acadé (...)

3Bien qu’il ne soit sans doute pas tout à fait exhaustif7, ce corpus se prête à l’analyse et permet de dégager quelques traits significatifs de la production académique de Lefranc de Pompignan. Très inégalement répartie dans l’espace et limitée dans le temps, elle offre un reflet assez fidèle de son œuvre globale, et lui a servi de tribune pour défendre ses idées.

Un académicien montalbanais

  • 8 Éloge de Jean-Jacques Lefranc, marquis de Pompignan, qui a remporté le prix au jugement de l’Acadé (...)

4Sur les soixante pièces répertoriées dans notre tableau, cinquante ont été lues à Montauban, soit plus de 83 %. L’abondance et la diversité de cet ensemble, au sein duquel de nombreux discours académiques côtoient des morceaux littéraires ou historiques, confirment que Lefranc fut dans sa ville natale un académicien particulièrement actif : les registres de la société puis de l’académie le montrent très assidu à leurs séances quand il se trouve sur place, remplissant régulièrement les fonctions de directeur, enrichissant par ses dons la bibliothèque de la compagnie et toujours prêt à mettre son crédit et son influence au service de celle-ci, qu’il s’agisse de faire respecter ses privilèges honorifiques lors de ses assemblées publiques, d’assurer la publication de ses Recueils et Mélanges ou de lui procurer un logement commode. Aussi est-il unanimement reconnu à Montauban comme « le vrai fondateur », le protecteur et la principale illustration de l’académie, et c’est tout naturellement qu’après sa mort son éloge est proposé pour sujet du concours d’éloquence en 1786 ; le prix est réservé, mais l’année suivante, grâce à la générosité d’un particulier « zélé pour tout ce qui peut honorer la mémoire du marquis de Pompignan », sont couronnés deux lauréats, le trésorier de France au bureau des finances de Montauban Valet de Reganhac et l’avocat au parlement de Toulouse Barère de Vieuzac8.

5À l’académie des jeux Floraux, Lefranc a prononcé un discours de remerciement (8 juillet 1740), l’éloge de Clémence Isaure (3 mai 1741) et un discours d’ouverture de l’année académique (6 janvier 1749), qui tous trois ont été imprimés ; deux passages de sa traduction des Géorgiques de Virgile et une épître en vers français ont été lus en séance particulière (15 juillet 1740, 2 juin 1741, 3 septembre 1756). Beaucoup moins importante qu’à Montauban, sa contribution, qui représente 10 % de son œuvre académique, n’est donc pas négligeable, et justifie que la compagnie, qui lui confia les fonctions de sous-modérateur en 1741 et de modérateur en 1750, ait plus tard placé son portrait dans sa salle de réunion.

  • 9 Jean Castilhon, « Éloge de M. le marquis de Pompignan », Histoire et Mémoires de l’Académie royale (...)

6À la société puis à l’académie des sciences de Toulouse au contraire, Lefranc se comporta en associé fantôme. S’il écrivit à l’académie en 1750 pour lui recommander la candidature de ses amis Louis Racine et dom Joseph Pont, s’il lui offrit quelques ouvrages et fut élu vice-président en 1757, il ne parut jamais à ses séances ; les éloges de Pierre de Rabaudy et de Charles-Clément Martin de Saint-Amand, qu’il rédigea à son intention, ont été lus, le 25 août 1754 et le 10 avril 1766, en son absence. La déception de ses confrères toulousains, privés des mémoires érudits qu’ils avaient attendus de lui, s’exprime à demi-mot dans son éloge funèbre, prononcé le 25 août 1785 par le secrétaire perpétuel Jean Castilhon : l’académie avait cru voir dans ses ouvrages « le résultat d’une critique savante et sévère, et des recherches sans nombre, qui auraient pu donner lieu aux dissertations les plus lumineuses, s’il eût ambitionné ce genre de gloire9 ».

  • 10 De antiquitatibus Cadurcorum, ad Academiam cortonensem epistola..., Paris, s. n., 1746.

7Aux sociétés qui le reçurent à titre de correspondant enfin, Lefranc se contenta d’envoyer une pièce en guise de remerciement : à l’académie des belles-lettres de Marseille, en 1743, l’ode intitulée Les arts ; à l’académie de Cortone, en novembre 1745, une lettre latine publiée l’année suivante sous le titre De antiquitatibus Cadurcorum10.

8L’engagement académique de Lefranc de Pompignan s’est donc très majoritairement exercé à Montauban, et secondairement aux jeux Floraux de Toulouse ; académicien de province, il fut avant tout un académicien montalbanais.

Académicien d’une décennie

9Le second enseignement que l’on peut tirer de notre tableau, c’est que l’activité académique de Lefranc de Pompignan ne concerne qu’une brève période de sa longue existence. Si elle semble se déployer sur trente-cinq ans, entre 1731 et 1766, elle ne débute réellement qu’en 1740, quand Lefranc ranime la société littéraire de Montauban après plusieurs années de sommeil, et s’essouffle dix ans plus tard : la dernière trace conservée de sa présence à une séance académique se situe à Montauban en août 1750, et les pièces présentées à Montauban et à Toulouse de 1754 à 1766 ont toutes été lues par un confrère en son absence. Les neuf dixièmes de son œuvre académique (cinquante-quatre pièces sur soixante) sont donc concentrés sur une décennie seulement, correspondant aux années 1740-1750.

  • 11 « Remerciement de M. Paul Ourliac, membre de l’Institut, élu mainteneur, prononcé en séance publiq (...)
  • 12 Theodore E. D. Braun, op. cit., p. 56.

10Comment expliquer qu’il se soit éloigné de la scène académique dès le tournant du siècle, au moment même où il atteignait l’âge (une quarantaine d’années) auquel beaucoup d’intellectuels provinciaux commençaient à s’y produire, et où grandissait sa réputation littéraire ? Et pourquoi, lorsqu’il se retira en 1761 à Pompignan, à mi-chemin entre Montauban et Toulouse, ne renoua-t-il pas avec les académies de ces deux villes, et ne partagea-t-il pas avec elles le fruit des travaux qu’il continuait à mener dans sa studieuse retraite, entre ses livres, son médaillier et ses collections d’antiquités ? Pour Paul Ourliac, Lefranc aurait pris ses distances avec l’académie des jeux Floraux parce qu’elle se convertissait aux idées philosophiques, alors qu’il s’affirmait comme le défenseur intransigeant des valeurs conservatrices : « Même notre Académie lui paraissait hostile, tant en quelques années les opinions avaient changé11. » Mais nous savons qu’il cessa d’assister à ses séances dès 1749, bien avant qu’elle ne se rallie aux idées nouvelles au début des années 1760 ; et il aurait pu fréquenter l’académie des sciences de Toulouse, idéologiquement moins engagée, et surtout l’académie de Montauban, restée jusqu’à la Révolution très traditionaliste. De son côté, Theodore Braun interprète sa retraite comme « un exil volontaire, une protestation contre l’injustice de ses contemporains12 » : écarté de l’Académie française en raison de la teneur antiphilosophique de son discours de réception du 10 mars 1760, il aurait renoncé à toute vie académique, même à Montauban et à Toulouse. Mais il faut encore une fois remarquer que son renoncement en province est bien antérieur au scandale parisien.

  • 13 Guillaume Robichez, op. cit., p. 125.
  • 14 Daniel Ligou a démontré l’appartenance maçonnique de Lefranc, qui fut très vraisemblablement un de (...)
  • 15 « Lefranc a besoin de compagnie, d’une compagnie qui sache l’apprécier et reconnaître son esprit. (...)

11Lefranc lui-même ne s’étant jamais exprimé sur ce sujet, l’arrêt précoce de son activité académique pose donc un problème que nous ne prétendons pas résoudre. Nous serions néanmoins tenté d’y voir un signe, parmi d’autres, de son évolution personnelle, de sa rupture progressive avec ce « premier Pompignan13 » qui pratiquait un certain épicurisme, célébrait le vin, s’adonnait à la poésie galante, adhérait à la franc-maçonnerie14, et trouvait sans doute dans les académies, comme dans les loges et les salons, une forme de sociabilité à la fois culturelle et mondaine15 qu’il n’allait pas tarder à répudier.

L’œuvre académique, reflet fidèle mais incomplet de l’œuvre globale

  • 16 Pierre-Marie-Joseph Valet de Reganhac, op. cit., p. 8.
  • 17 Dont le lecteur d’aujourd’hui peut se faire une idée grâce à la publication récente de Lumières vo (...)

12Critiques et biographes de Lefranc de Pompignan s’accordent à souligner « le nombre et la variété de ses écrits, l’étendue de ses connaissances, la diversité de ses talents16 ». Cette diversité17 se retrouve dans sa production académique, où sont abordés, à l’exception du droit et des matières fiscales, la plupart des domaines qu’il a cultivés : art dramatique, poésie sacrée, poésie profane, critique littéraire, traductions, histoire et érudition.

13S’y ajoute toutefois une catégorie spécifique, celle des discours académiques, qui fournissent plus du quart de notre corpus (26,7 %). Le discours de réception de Lefranc à l’académie des jeux Floraux, ses réponses aux remerciements de ses confrères faites en tant que directeur de la société littéraire et de l’académie de Montauban, le discours d’ouverture de la séance publique du 25 août 1747 et le rapport sur le concours d’éloquence présenté le même jour forment un ensemble de textes stéréotypés, à la rhétorique banale et convenue. Mais il exprime des idées plus personnelles dans les éloges de ses amis Rabaudy et Martin de Saint-Amand envoyés à l’académie des sciences de Toulouse, et surtout dans le discours pour l’ouverture des séances de l’académie des jeux Floraux en 1749, sur lequel nous reviendrons.

  • 18 Axel Duboul, op. cit., t. 2, p. 174.
  • 19 Paul Ourliac, op. cit., p. 114.

14Plusieurs des poésies profanes, qui constituent ensuite la catégorie la mieux représentée (23,4 %), concernent également la vie académique : Les arts, ode à Messieurs de l’académie de Marseille ; Épître à M. de Bernoy et Rondeau à M. de Lamothe, ses confrères de la société littéraire de Montauban ; Ode sur l’ouverture des séances de la société littéraire, récitée lors de la première assemblée publique tenue dans le palais épiscopal de Montauban le 25 août 1742 ; Vers au comte de Saint-Florentin, pour remercier le ministre d’avoir autorisé l’érection de la société en académie ; Éloge de Clémence Isaure du 3 mai 1741. Dans cette « œuvre des plus remarquables18 », Lefranc fait preuve d’originalité en traitant en vers un sujet habituellement réservé à la prose. Composé de cinq pièces (un prologue en vers latins, une ode, une églogue, une élégie et un poème), représentatives des différents genres poétiques couronnés par l’académie, l’Éloge de Clémence Isaure constitue un exercice de style, voire un tour de force littéraire, qui a impressionné les contemporains aussi bien que les commentateurs ultérieurs, comme Paul Ourliac pour qui « nul n’a loué avec plus d’ingéniosité Clémence Isaure19 ». Parmi les autres poésies profanes lues aux académies de Montauban et des jeux Floraux figurent des fragments du Voyage de Languedoc et de Provence, l’Épître à M. le marquis de Mirabeau, les stances inspirées de Sapho intitulées Les tombeaux, une Épître en vers français adressée à un médecin allemand, deux odes imitées de Pindare et d’Horace et une ode latine à la gloire de Louis XV, Patriae parenti, sociorum vindici, gentium arbitro, carmen.

15Les poésies sacrées (18,3 %) sont essentiellement des odes tirées des Psaumes, auxquelles s’ajoutent un Cantique pour le jour de la Nativité du Seigneur et l’ode Retour à Dieu.

16Dans le domaine de l’érudition (11,7 %), auquel se rattachent une lettre sur une pierre gravée et des Remarques sur quelques ouvrages d’Arrien, se distinguent les Recherches sur les Ruthènes provinciaux, dont la lecture a occupé en 1748 et 1749 deux séances privées et deux assemblées publiques de l’académie de Montauban ; Lefranc s’y interroge en particulier « sur le temps où une partie du pays appelé aujourd’hui le Rouergue fut unie et incorporée à la province Narbonnaise ». Son intérêt pour l’histoire ancienne, l’archéologie et la numismatique transparaît également dans la lettre latine qu’il adressa en 1745 à l’académie de Cortone sur les antiquités de la région de Cahors. Il y insiste sur l’abondance des monnaies romaines que les paysans et les vignerons des environs de Caïx trouvent dans les champs et les chemins, et à partir desquelles il a en grande partie constitué son médaillier ; il propose une nouvelle interprétation des vestiges de monuments romains subsistant à Cahors, l’amphithéâtre qui serait en réalité le théâtre, et le « temple de Diane » où il faudrait voir un établissement thermal ; enfin, il approuve l’hypothèse du curé de Luzech selon laquelle cette localité serait le site de la bataille d’Uxellodunum.

  • 20 Conseiller au conseil souverain d’Artois, M. de Grandval était membre associé de l’académie de Mon (...)
  • 21 Lettre à M. L. Racine sur le théâtre en général et sur les tragédies de J. Racine en particulier, (...)

17La théorie et l’histoire littéraires (8,3 %) sont illustrées par plusieurs observations critiques sur des travaux de confrères montalbanais – Difficulté proposée à M. Dubreil sur son Discours de l’éloquence, Observations sur la cantate d’Ariane de M. de Bernoy, Observations sur l’Examen de la tragédie de Didon par M. de Grandval20 – ainsi que par une lettre sur les Épigrammes de l’humaniste quercynois Costabadius ; lues à la société littéraire de Montauban en 1740, les Réflexions sur l’abus qu’on fait de l’amour dans les tragédies et sur l’usage qu’on peut en faire annonçaient sans doute la Lettre à Louis Racine sur le théâtre publiée quinze ans plus tard21.

18D’importance équivalente (8,3 %), les traductions du grec et du latin présentées à Montauban et aux jeux Floraux sont celles de fragments des Géorgiques de Virgile et du Voyage de Rome à Brindes d’Horace, en vers, et celles des Dialogues des divinités de la mer de Lucien et du Voyage de Claudius Rutilius Numatien, « avec des remarques ».

19Enfin le théâtre (3,3 %) n’est pas oublié, grâce à deux pièces lues en 1731 et 1732 à la jeune société littéraire de Montauban : La mort d’Achille et « une autre tragédie » dont le titre n’est pas précisé, peut-être Marius, Zoraïde, ou même Didon.

  • 22 L’expression se rencontre dans les titres de l’étude d’Émile Vaïsse, « Lefranc de Pompignan, poète (...)

20L’œuvre académique de Lefranc, comme l’ensemble de son œuvre intellectuelle, offre donc une riche palette. Mais elle ignore résolument tout un pan de ses préoccupations et de ses écrits, celui qui a trait aux questions juridiques, administratives et fiscales. Alors qu’il sut toujours, dans sa vie et sa carrière, concilier sa vocation d’homme de lettres avec sa profession judiciaire, et qu’il fut indissociablement, c’est un lieu commun de le rappeler, « poète et magistrat22 », devant ses confrères des académies de Montauban et de Toulouse, dont beaucoup étaient pourtant ses collègues à la cour des aides et au parlement, il se voulut essentiellement poète, et oublia qu’il était magistrat.

La tribune académique

21Les académies provinciales n’ont pas seulement permis à Lefranc de Pompignan de déployer ses talents d’orateur, de poète, de traducteur ou d’érudit ; elles lui ont fourni une tribune qu’il a su utiliser, à l’occasion notamment de leurs séances publiques, pour exposer et défendre ses idées littéraires, religieuses et politiques.

22Les premières sont surtout développées dans l’Épître au marquis de Mirabeau, qui propose une sorte d’art poétique, le discours d’ouverture de la séance publique de l’académie de Montauban en 1747 et le discours pour l’ouverture des séances de l’académie des jeux Floraux en 1749. Il y brosse un tableau très sombre de l’état des lettres françaises à son époque : décadence des études, abâtardissement de la langue, perversion du goût, fascination pour la nouveauté à tout prix, soumission aux modes passagères, production surabondante et médiocre :

  • 23 Épître à M. le marquis de Mirabeau.

Tout se croit bel esprit ; et la prose et les vers
Dans ce siècle fertile inondent l’univers ;
Le rapide lecteur ne saurait plus suffire
Aux livres enfantés par la fureur d’écrire23.

  • 24 Discours de 1749.

23Il faut donc retrouver le sens du beau, du vrai et du bon goût, qui pour lui sont des valeurs intangibles et immuables : « Le vrai Beau subsiste toujours ; et ce qui est une fois consacré par l’approbation unanime de la République des Lettres, de la capitale et des provinces, des nations polies, ne dépend plus de ces opinions particulières que le caprice enfante, et dont le règne n’est pas long24. »

  • 25 Épître à M. le marquis de Mirabeau.
  • 26 Discours de 1749.

24Pour sauver ces valeurs essentielles du « naufrage prochain25 » qui les menace, il n’est d’autre moyen que d’admirer sans restriction, d’étudier sans relâche et de prendre pour modèles les Anciens, ainsi que les Modernes qui les ont eux-mêmes imités : « Qui méprise les Anciens ne sera jamais un Moderne estimable26. »

  • 27 Épître à M. le marquis de Mirabeau.

Lis, admire tout haut Virgile, Homère, Horace
Et ceux qui parmi nous ont marché sur leurs traces :
Qui se forme sur eux peut seul les égaler ;
Eux seuls t’enseignent l’art de leur ressembler27.

  • 28 Procès-verbaux de l’académie.

25Il convient aussi d’observer scrupuleusement les règles léguées par la tradition classique. Dans le discours de 1747, où il « donne des instructions très utiles aux auteurs qui prétendent aux prix que l’Académie [de Montauban] doit distribuer28 », il recommande aux « jeunes écrivains en vers » l’étude des règles : « Car qu’est-ce qu’un poète sans étude, et qu’un poème sans règle ? », et prône en particulier le respect absolu des « lois de la rime » – au risque de susciter des versificateurs plutôt que de vrais poètes. L’académicien Lefranc de Pompignan s’affirme donc, sans surprise, comme un zélateur des Anciens et un partisan déterminé du classicisme.

26Ses convictions religieuses, son attachement fervent à la foi chrétienne, sa lutte contre l’incrédulité et l’impiété s’expriment dans les poésies sacrées lues à la société littéraire et à l’académie de Montauban mais aussi, de façon plus inattendue, dans certains discours académiques. Ouvrant la séance publique de l’académie de Montauban en 1747, il déclare par exemple : « C’est pour ne pas perdre de vue le seul flambeau qui luise à nos yeux sans les tromper, je veux dire la Religion, qu’il est important de n’admettre dans la Philosophie humaine que des principes dictés par la Sagesse éternelle. [...] Toute vérité, toute maxime de saine morale est renfermée dans les Saintes Écritures. »

  • 29 Jean Castilhon, op. cit., p. XXX.

27À l’académie des sciences de Toulouse, Jean Castilhon remarque, avec une pointe d’étonnement et de réprobation, que « dans les éloges mêmes de ses confrères, qu’il a lus dans nos assemblées, il n’y a ni géomètre, ni naturaliste, ni antiquaire qui ne lui fournisse le prétexte de quelque digression contre les incrédules29 ». Dans l’Éloge historique de M. de Rabaudy, prononcé en son nom par un confrère lors de la séance publique de l’académie en 1754, Lefranc loue en effet son ami d’avoir refusé, alors qu’il étudiait à Paris, de fréquenter « ces hommes dangereux qui sous prétexte d’en vouloir aux préjugés attaquent les principes, ces prétendus philosophes qui ne sont point ce qu’ils paraissent ni ne pensent ce qu’ils écrivent, ces amateurs de singulier qui croient qu’un paradoxe est une vérité nouvelle ». Six années auparavant, ce sont déjà les thèmes et le ton du discours de réception à l’Académie française.

  • 30 Procès-verbaux de l’académie.

28En politique, Lefranc fait preuve de la même rigoureuse orthodoxie. Son loyalisme monarchique, sa fidélité à la dynastie des Bourbons et son admiration pour Louis XV éclatent dans l’Ode sur l’ouverture des séances de la Société littéraire de Montauban en 1742, dans le chant latin lu en 1747 mais composé en septembre 1744 pour célébrer les victoires et la guérison du monarque, ou encore en 1745 dans sa réponse au discours de remerciement de M. de Savignac, qui se termine par « un éloquent panégyrique du roi30 » :

Un prince, plus grand encore par les qualités de son âme que par sa naissance et par son pouvoir, et qui dans tous les lieux, dans tous les temps, dans toutes ses actions, n’a d’autre but que l’avantage de ses peuples, la gloire du nom français, et la félicité du genre humain. [...] Un prince qui suffit lui seul à tout ! Tracer des camps, livrer des combats, prendre des villes, fonder des académies, encourager tous les arts, être entouré du soldat et veiller sur le laboureur, écouter sous la même tente les généraux et les magistrats, protéger le commerce et les savants, vaincre et se faire adorer des vaincus, ne verser du sang que malgré soi, récompenser avec joie, ne punir qu’à regret ; être à la fois César, Auguste et Antonin, quel spectacle pour l’univers ! quel exemple pour les rois ! quel tableau pour la postérité !

29Nulle ombre à ce portrait idéalisé du souverain : les critiques de certains aspects de la politique royale en matière de justice et d’impôts formulées dans les écrits juridiques et fiscaux de Lefranc sont totalement passées sous silence dans ses textes académiques.

  • 31 Theodore E. D. Braun, op. cit., p. 31.

30Notons pour terminer qu’il s’est aussi servi de la tribune que lui offraient les sociétés littéraires provinciales pour plaider une autre cause qui lui tenait à cœur : celle précisément de la défense de la province menacée par le monopole culturel parisien. Présent dans les éloges de Pierre de Rabaudy et de Charles-Clément Martin de Saint-Amand, ce thème forme le sujet principal du discours d’ouverture des séances de l’académie des jeux Floraux en 1749, pièce remarquable qui mérite qu’on s’y arrête un instant. Réfutant une opinion de Pierre Bayle, pour qui « les gens de lettres et les savants ne peuvent habiter que la capitale », Lefranc nie « que les lettres ne puissent être cultivées ailleurs avec succès, ou que le savoir et les talents soient condamnés dans la province à une éternelle médiocrité ». Proclamant son intention de « venger les provinces de la fierté superbe de la capitale », il s’inscrit dans un lieu commun de la rhétorique des académiciens provinciaux du XVIIIe siècle, mais qu’il traite à sa façon. Il affirme certes que « la vie de province a pour les talents et l’étude ses commodités et ses agréments », et donne l’exemple de la gloire intellectuelle de Toulouse et de ses académies ; mais il ne s’étend guère sur ces avantages de la province. Par contre, il insiste longuement sur les inconvénients et les vices de la vie culturelle parisienne, dont il dresse un tableau effrayant, et soutient que l’homme de lettres qui se fixe à Paris risque d’y perdre à la fois son talent et son âme. Son discours est donc moins un « plaidoyer en faveur de la province31 » qu’une dénonciation virulente des mœurs littéraires de la capitale :

Tout y est faction, inconstance, injustice, animosité ; le système de la veille est renversé par celui du lendemain ; le faux succède au vrai, le médiocre à l’excellent, l’homme du jour à l’homme de mérite. [...] On polit son esprit, et l’on avilit ses sentiments ; on acquiert des lumières, et l’on altère ses mœurs ; on devient un grand écrivain, et l’on cesse d’être honnête homme ; c’est acheter bien cher l’étendue des connaissances et la perfection des talents.

31Inséré dans les éditions de 1750 et de 1753 des Œuvres de Lefranc de Pompignan, ce discours ne figure plus dans celle de 1784. Sans doute a-t-il voulu éviter de se voir reprocher son inconséquence, pour n’avoir pas suivi lui-même les conseils qu’il donnait à ses confrères lorsqu’il s’est installé à Paris en 1757 et fait recevoir à l’Académie française en 1759. Peut-être ne voulait-il pas non plus avouer que parmi les dangers qui guettent l’homme de lettres provincial monté à Paris, il avait oublié le plus redoutable, celui qui lui fut fatal et dont aujourd’hui encore il n’est pas tout à fait remis : le ridicule.

L’œuvre académique de Lefranc de Pompignan

L’œuvre académique de Lefranc de Pompignan

* Pièces publiées dans les Œuvres de M. le marquis de Pompignan en 1784.

Notes

1 Fonds de l’académie de Montauban, archives départementales de Tarn-et-Garonne, 2 J 1 ; Registre de l’académie de Montauban, bibliothèque municipale de Montauban, ms. 4 ; Recueil de pièces en prose et en vers, prononcées dans l’assemblée publique tenue à Montauban dans le palais épiscopal, le 25 août 1742, Toulouse, Jean-François Forest, 1743 ; Recueil de l’Académie de Montauban, contenant les ouvrages prononcés dans l’assemblée publique de l’année 1743, Toulouse, Jean-François Forest, 1745 ; Mélanges de poésie, de littérature et d’histoire, par l’Académie des Belles-Lettres de Montauban, pour les années 1744, 1745 et 1746, Montauban, Jean-François Teulières, 1750 ; Mélanges de poésie, de littérature et d’histoire, par l’Académie des Belles-Lettres de Montauban, pour les années 1747, 1748, 1749 et 1750, Montauban, Jean-François Teulières, 1755.

2 Archives de l’académie des jeux Floraux, hôtel d’Assézat, Toulouse ; Remerciement de Monsieur Lefranc, avocat-général de la Cour des aides de Montauban, prononcé le 8 juillet 1740 lors de sa réception à l’Académie des Jeux floraux..., s. l. [Toulouse], s. n., 1740 ; Recueil de plusieurs pièces de poésie et d’éloquence, présentées à l’Académie des Jeux floraux [...], avec les discours prononcez dans les assemblées publiques de l’Académie, Toulouse, Claude-Gilles Lecamus, 1741, 1749. Archives de l’académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, hôtel d’Assézat, Toulouse ; Histoire et Mémoires de l’Académie royale des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, Toulouse, Dominique Desclassan, 1784.

3 Didon, tragédie. Nouvelle édition, considérablement retouchée, avec la traduction de la même pièce en italien, et plusieurs poésies françaises sur différens sujets, Paris, Chaubert, 1746 ; Œuvres diverses de Monsieur L* F****. Nouvelle édition revue, corrigée, considérablement augmentée [...], Paris, Chaubert, 1750 ; Œuvres diverses de Monsieur L* F****. Troisième édition..., Paris, Chaubert, 1753 ; Œuvres de M. le marquis de Pompignan, Paris, Nyon l’aîné, 1784.

4 Émerand Forestié, La Société littéraire et l’ancienne Académie de Montauban. Histoire de ces sociétés et biographie de tous les académiciens, Montauban, Édouard Forestié, 1888 ; Axel Duboul, Les deux siècles de l’académie des jeux Floraux, Toulouse, Édouard Privat, 1901 ; Michel Taillefer, Une académie interprète des Lumières. L’académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse au XVIIIe siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1984, 323 p.

5 Fr.-Albert Duffo, J.-J. Lefranc, marquis de Pompignan, poète et magistrat (1709-1784). Étude sur sa vie et sur ses œuvres, Paris, Alphonse Picard, 1913 ; Theodore E. D. Braun, Un ennemi de Voltaire, Le Franc de Pompignan. Sa vie, ses œuvres, ses rapports avec Voltaire, Paris, Minard, 1972 ; Guillaume Robichez, J.-J. Lefranc de Pompignan, un humaniste chrétien au siècle des Lumières, Paris, SEDES, 1987.

6 Sur ce nombre, quatre pièces ont été présentées deux fois à la société littéraire et à l’académie de Montauban, en séance privée puis en séance publique ; trois autres, destinées à l’académie des jeux Floraux et à l’académie de Marseille, ont été également lues à Montauban.

7 En raison notamment des lacunes que présentent les archives de la société littéraire et de l’académie de Montauban, dont les procès-verbaux ne sont complets que pour quelques années entre 1740 et 1750 ; il est par ailleurs possible que Lefranc ait envoyé une pièce à l’académie de La Rochelle après sa réception, comme il l’a fait pour les académies de Marseille et de Cortone.

8 Éloge de Jean-Jacques Lefranc, marquis de Pompignan, qui a remporté le prix au jugement de l’Académie des Belles-Lettres de Montauban en 1787, par M. de Reganhac le fils, Paris, Poinçot, 1788 ; Éloge de Jean-Jacques Lefranc de Pompignan, ancien premier président de la Cour des aides de Montauban, conseiller d’honneur au Parlement de Toulouse, de l’Académie française, etc, etc. Discours couronné par l’Académie des Belles-Lettres de Montauban le 25 août 1787, par M. Barère de Vieuzac, avocat au Parlement, de l’Académie royale des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, Toulouse, Dominique Desclassan, s. d. [1787].

9 Jean Castilhon, « Éloge de M. le marquis de Pompignan », Histoire et Mémoires de l’Académie royale des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, tome troisième, Toulouse, Dominique Desclassan, 1788, p. XXV.

10 De antiquitatibus Cadurcorum, ad Academiam cortonensem epistola..., Paris, s. n., 1746.

11 « Remerciement de M. Paul Ourliac, membre de l’Institut, élu mainteneur, prononcé en séance publique le 28 janvier 1973 », Recueil de l’académie des jeux Floraux, 1973, p. 121.

12 Theodore E. D. Braun, op. cit., p. 56.

13 Guillaume Robichez, op. cit., p. 125.

14 Daniel Ligou a démontré l’appartenance maçonnique de Lefranc, qui fut très vraisemblablement un des fondateurs et le premier vénérable de la plus ancienne loge de Montauban en 1745 ; mais rien ne prouve qu’il soit resté « un maçon actif » jusqu’en 1756, comme il le suppose (Daniel Ligou, « Un franc-maçon inattendu : Jean-Jacques Lefranc de Pompignan (1709-1784) », Humanisme, novembre-décembre 1965, p. 64-72).

15 « Lefranc a besoin de compagnie, d’une compagnie qui sache l’apprécier et reconnaître son esprit. [...] De là son goût pour les académies » (Guillaume Robichez, op. cit., p. 75-76).

16 Pierre-Marie-Joseph Valet de Reganhac, op. cit., p. 8.

17 Dont le lecteur d’aujourd’hui peut se faire une idée grâce à la publication récente de Lumières voilées. Œuvres choisies d’un magistrat chrétien du XVIIIe siècle, Le Franc de Pompignan (1709-1784). Anthologie préparée et présentée par Theodore E. D. Braun et Guillaume Robichez, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2007.

18 Axel Duboul, op. cit., t. 2, p. 174.

19 Paul Ourliac, op. cit., p. 114.

20 Conseiller au conseil souverain d’Artois, M. de Grandval était membre associé de l’académie de Montauban.

21 Lettre à M. L. Racine sur le théâtre en général et sur les tragédies de J. Racine en particulier, Paris, Chaubert, 1755.

22 L’expression se rencontre dans les titres de l’étude d’Émile Vaïsse, « Lefranc de Pompignan, poète et magistrat, 1709-1784 », Mémoires de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, 1863, p. 408-440, et de l’ouvrage de l’abbé Duffo, J.-J. Lefranc, marquis de Pompignan, poète et magistrat, op. cit. Le thème est déjà présent dans les éloges académiques rédigés au lendemain de sa mort : Jean Castilhon constate que « M. de Pompignan s’était fait un nom aussi célèbre dans la magistrature que dans les lettres » (op. cit., p. XXVI), et Valet de Reganhac qu’« on n’aurait qu’une idée très imparfaite du marquis de Pompignan, si on ne le considérait que comme littérateur : il eut encore les talents et la science du magistrat » (op. cit., p. 51).

23 Épître à M. le marquis de Mirabeau.

24 Discours de 1749.

25 Épître à M. le marquis de Mirabeau.

26 Discours de 1749.

27 Épître à M. le marquis de Mirabeau.

28 Procès-verbaux de l’académie.

29 Jean Castilhon, op. cit., p. XXX.

30 Procès-verbaux de l’académie.

31 Theodore E. D. Braun, op. cit., p. 31.

Table des illustrations

Titre L’œuvre académique de Lefranc de Pompignan
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Légende * Pièces publiées dans les Œuvres de M. le marquis de Pompignan en 1784.
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