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Études sur la sociabilité à Toulouse et dans le Midi toulousain de l’Ancien Régime à la Révolution

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Michel Taillefer

Histoire de la presse régionale pendant la révolution française

La presse à Toulouse pendant la Révolution

Texte intégral

1Un récent sondage indique que plus de la moitié des Français lisent un quotidien régional. Ouvrir chaque matin son journal habituel, le parcourir pour y trouver des informations et des éléments de réflexion sur l’actualité locale, nationale et internationale, et notamment sur l’actualité politique, est un geste si familier qu’il nous paraît tout naturel dans sa banalité. Il a pourtant, comme beaucoup de gestes de la vie courante, une histoire, et la commémoration du bicentenaire de la Révolution française nous fournit l’occasion de rappeler que cette histoire débute précisément avec la Révolution.

2Avant 1789 en effet, la presse provinciale était sinon inexistante, du moins embryonnaire. Toulouse possédait bien un journal, fondé en 1759 et publié régulièrement depuis 1781, intitulé Affiches de Toulouse et du Haut-Languedoc. Mais c’était une feuille des plus modestes, ne paraissant qu’une fois par semaine, le mercredi, sur quatre pages de petit format. La censure royale, qu’exerçait un inspecteur de la Librairie et le lieutenant principal de la sénéchaussée, veillait à ce qu’elle ne publie non seulement rien de contraire à la religion catholique, au gouvernement monarchique et aux bonnes mœurs, mais encore aucune nouvelle ou allusion politique. À ses abonnés qui se plaignaient de ne pas y trouver ce qui sans doute les aurait intéressés le plus, son directeur, le libraire Jean-Florent Baour, répondait en janvier 1782 que

si nos Affiches ne présentent pas de ces avis qui alimentent la curiosité naturelle des hommes pour tout ce qui est relatif à la politique, ce n’est pas que nous ne le désirassions pas autant que nos lecteurs ; mais cette matière est pour les feuilles de province ce qu’était l’Arche du Seigneur pour les Philistins, elles ne pourraient y toucher sans le plus grand danger.

3Le contenu des Affiches de Toulouse, comme celui des autres Affiches provinciales, se réduisait donc aux petites annonces et aux publicités commerciales qui justifiaient leur titre, à des articles littéraires et plus rarement scientifiques, aux faits divers, aux jeux de société (énigmes, charades et autres logogriphes) et aux rubriques de service (prix des grains et du pain, statistiques de l’état civil, programme des spectacles).

4Tout changea après la proclamation de la liberté de la presse par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, dont l’article 11 affirme que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme », et autorise « tout citoyen [à] parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». De 1789 à 1799, une vingtaine de journaux, de nature et de tendance très diverses furent créés à Toulouse. Ce sont ces journaux toulousains de la période révolutionnaire que je voudrais vous présenter maintenant.

5Je commencerai par les quatre principaux titres, auxquels la durée de leur parution et l’importance de leur diffusion ont assuré, à Toulouse et dans la région, une influence plus considérable que celle des autres périodiques.

6Ce sont d’abord les vieilles Affiches de Toulouse qui, à la différence de beaucoup de publications similaires, ont su s’adapter au nouveau régime en se transformant. Elles paraîtront jusqu’en 1793, sous la direction de Jean-Baptiste Broulhiet, libraire de la rue Saint-Rome, qui avait succédé à Baour en 1785. Mais ce n’est plus, sous la Révolution, le même journal que sous l’Ancien Régime. À partir de juillet 1790, il s’intitule (avec quelques variantes) Journal universel du département de la Haute-Garonne. Il paraît désormais deux fois par semaine, le mercredi et le samedi. Surtout, son contenu a radicalement changé depuis l’abolition de la censure : de feuille d’annonces et de divertissement littéraire, il s’est mué en organe politique. Occupant à la veille de la Révolution 14 % seulement de sa surface, la politique passe à 28 % en juin 1789, quand il commence à donner régulièrement le compte rendu des séances de l’Assemblée nationale, puis à 56 % au second semestre, 80 % au début de 1790, pour atteindre 97 % en 1793. Principal rédacteur du Journal universel dont il assure aussi l’impression, Broulhiet est d’abord un « patriote » enthousiaste, qui se félicite de la Révolution et approuve chaleureusement l’œuvre de l’Assemblée constituante. En 1792 cependant, il prend ses distances avec les révolutionnaires les plus avancés et se range nettement du côté des Girondins ; à l’occasion de la crise fédéraliste de juin 1793, il mène une violente campagne contre les Montagnards, qui le feront arrêter le 14 septembre suivant. Le dernier numéro de son journal, publié par un de ses collaborateurs, est daté du 26 octobre.

7Il fut remplacé auprès du public toulousain par le Journal révolutionnaire de Toulouse lancé un mois plus tôt, le 26 septembre 1793. Imprimé par Noël-Étienne Sens, autre libraire de la rue Saint-Rome (rebaptisée alors rue de la Liberté), il était rédigé par un personnage mystérieux qui signait du pseudonyme de « Camille », sans doute en hommage à Camille Desmoulins, et dont nous n’avons pu percer l’identité. Paraissant deux fois par semaine, le jeudi et le dimanche, le Journal révolutionnaire de Toulouse se donnait ouvertement pour l’organe officiel des autorités montagnardes. Publié « par ordre des représentants du peuple et du Comité de surveillance, qui en prépare les matériaux », il était soumis au contrôle de la Société populaire et à l’inspection préalable de l’administration ; la municipalité le finançait en versant à son rédacteur une somme annuelle de 4 000 livres (3 600 livres d’appointements et 400 livres de frais de bureau). Après la chute de Robespierre le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), « Camille » fut rappelé à Paris et la subvention municipale supprimée ; mais le journal continua à paraître, sous un titre légèrement différent (Journal de Toulouse et des frontières d’Espagne) et sous une nouvelle direction, celle de l’ancien prêtre constitutionnel devenu professeur de mathématiques Pierre Dardenne, jusqu’en juin 1795.

8La réaction thermidorienne avait alors son porte-drapeau : L’Anti-Terroriste, ou Journal des principes. Fondé le 7 février 1795 pour servir de suite au Journal universel du département de la Haute-Garonne, il était rédigé et imprimé par Broulhiet, sorti de prison, et par l’ancien directeur de son imprimerie devenu son associé, Martial Meilhac. Il parut d’abord trois fois par décade, puis deux fois par semaine. Spécialisé dans la dénonciation des « terroristes » de 93 et dans les attaques contre la municipalité, où les Jacobins s’étaient réinstallés, L’Anti-Terroriste est un des journaux contre-révolutionnaires les plus virulents qui aient vu le jour en France à cette époque. Parmi les nombreux collaborateurs dont s’entourèrent Broulhiet et Meilhac, tels que le négociant Causse, le magistrat Janole, le naturaliste Picot de Lapeyrouse et le jeune Romiguières, qui tenait la rubrique théâtrale, on trouvait certes des républicains modérés, d’anciens Girondins (comme Broulhiet lui-même), mais aussi, incontestablement, des royalistes. Il n’est donc pas surprenant que L’Anti-Terroriste ait été supprimé dès le lendemain du coup d’État jacobin du 18 fructidor an V (4 septembre 1797), et ses responsables condamnés à la déportation.

9Dans presque tous ses numéros, L’Anti-Terroriste polémiquait avec son concurrent direct, le quatrième de nos grands journaux toulousains, L’Observateur républicain, ou l’Anti-Royaliste. Créé le 23 septembre 1795 sous les auspices de la municipalité pour faire pièce à L’Anti-Terroriste, il sortait des presses de Pierre-Benoît-Augustin Robert, établi rue Ursule (auparavant Sainte-Ursule), cinq fois par décade, c’est-à-dire tous les deux jours. Il était dirigé par Pierre Dardenne, à qui succéda en janvier 1799 Pierre-Joseph-Spiridion Dufey, et rédigé par une équipe d’intellectuels jacobins comprenant notamment le comédien Hippolyte Desbarreaux, le professeur et poète Pierre-Laurent Carré, l’ancien vicaire épiscopal constitutionnel Bertrand-Étienne Saurine et plusieurs anciens membres de l’académie royale des sciences, inscriptions et belles-lettres, comme le médecin Jean-Baptiste Benet et le ci-devant marquis de Puylaroque. Organe officieux de l’administration départementale et de l’administration municipale, toujours aux mains des Jacobins, qui le subventionnaient indirectement en souscrivant des abonnements, il défendit leur action avec persévérance, d’abord face aux assauts de L’Anti-Terroriste, puis sans adversaire déclaré après l’interdiction de ce dernier. Sincèrement républicain, il le resta après le coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), et fut supprimé par le nouveau préfet de la Haute-Garonne le 11 août 1800.

10À côté de ces quatre journaux de premier plan, cinq autres, moins durables et moins influents, méritent néanmoins d’être évoqués brièvement.

11Le Nouvelliste national fut publié du 19 novembre 1789 au 10 mai 1791, à l’initiative du libraire Sens qui en assura l’impression mais en confia la rédaction à un de ses parents, Auguste Gaude. C’est le premier quotidien toulousain (et un des premiers quotidiens de province), puisqu’il paraissait tous les jours sauf le dimanche et les grandes fêtes religieuses. Conformément à son sous-titre – Journal de Toulouse, politique, libre et impartial –, il se présente comme une feuille d’informations générales, donnant sans commentaire de larges extraits des débats de l’Assemblée nationale et d’abondantes nouvelles de l’étranger, mais très peu de nouvelles locales. Bien que son rédacteur s’abstienne généralement d’exprimer ses vues personnelles, il ne dissimule pas sa sympathie pour la Révolution.

12Les Quatre Évangélistes au contraire, qui ont circulé sous le manteau, sans nom d’auteur ni d’imprimeur, de mai à août 1790, étaient un journal satirique violemment contre-révolutionnaire. La paternité de ce pamphlet périodique, sans doute hebdomadaire (mais les numéros ne sont pas datés), a été attribuée à trois parlementaires, les présidents de Cambon et Daguin et le conseiller David d’Escalonne, et à un avocat, l’ancien capitoul Duroux ; un autre avocat, Bergez, fut accusé d’être un de ses auteurs. Imitation locale des Actes des Apôtres, le fameux journal royaliste parisien auquel collaborait notamment Rivarol, il accablait de ses sarcasmes, souvent grossiers, parfois spirituels, la municipalité, la garde nationale, la Société des amis de la Constitution, bref les principaux organes du parti patriote, et leurs membres les plus actifs.

13L’Homé franc n’eut probablement qu’un numéro, le 8 février 1791. Mais ce journal est le seul à Toulouse, et peut-être dans tout le Midi, à avoir été entièrement rédigé en « patois », à l’intention des « brabos géns de mestié », c’est-à-dire des travailleurs manuels ne comprenant pas le français. Très favorable à la Révolution, il voulait convertir aux idées nouvelles « las géns que penson mal ». L’unique numéro conservé ne porte ni nom d’auteur ni nom d’imprimeur.

14On connaît par contre le rédacteur de La Feuille villageoise catholique, publiée de juin 1796 à août 1797, qui n’était autre que le chef de l’Église réfractaire toulousaine en l’absence de l’ancien archevêque émigré Fontanges, le chanoine Philippe Du Bourg. Imprimée par Pierre Bellegarrigue, rue Nazareth, c’était une revue doctrinale mensuelle, destinée à assurer l’éducation religieuse du peuple des campagnes privé de prêtres par la politique déchristianisatrice de la Révolution.

15À la même époque (août-octobre 1796) sortit des mêmes presses un journal hebdomadaire d’inspiration comparable, voué à la défense du clergé réfractaire, Le Philosophe catholique, devenu ensuite Le Conciliateur ; il aurait été rédigé d’abord par l’abbé Du Bourg, puis par un ancien collaborateur de L’Anti-Terroriste nommé Contaut.

16Quelques autres journaux, dont l’existence fut éphémère et sans éclat, n’appellent qu’une simple mention : le Journal de l’Assemblée électorale du département de la Haute-Garonne, dont les onze numéros ont été publiés tous les jours du 12 au 22 août 1790 pendant la réunion de cette assemblée ; Le Spectateur du Sud de la France, qui n’eut que huit numéros en janvier 1791 ; L’Orateur français, dont on connaît trois numéros d’octobre 1797 ; et le Journal du département de Haute-Garonne, le dernier des périodiques créés à Toulouse sous la Révolution, qui ne parut que du 29 mars au 12 avril 1799.

17La Révolution a bouleversé le statut politique et juridique de la presse périodique, mais n’a en rien modifié ses conditions techniques de fabrication. Les journaux de l’époque révolutionnaire ne se distinguent guère, par leur présentation, de ceux de l’Ancien Régime, et sont donc bien différents de ceux que nous lisons aujourd’hui. Leurs dimensions d’abord sont beaucoup plus modestes, et se rapprochent plutôt de celles des livres que de celles des quotidiens actuels ; ils étaient d’ailleurs souvent paginés de façon continue, afin de pouvoir être reliés en volumes à la fin de l’année. On trouve essentiellement des journaux de quatre pages de format in-quarto (environ 28 cm de hauteur sur 22 cm de largeur), imprimés sur deux colonnes (les quatre titres principaux et le Journal du département de Haute-Garonne), et des journaux de huit et parfois dix, douze ou même vingt pages de format in-octavo (environ 20 cm sur 12), imprimés sur une colonne (Le Nouvelliste national, Les Quatre Évangélistes, Le Philosophe catholique).

18Ce qui surprend encore davantage le lecteur contemporain, c’est l’austérité de la mise en page. À la différence de certaines feuilles parisiennes, les journaux toulousains ne sont pas illustrés, et ne comportent que de rares éléments de décor (bandeaux ou vignettes, représentant parfois un symbole révolutionnaire). Leur typographie est compacte, en petits caractères difficilement lisibles. Les titres sont uniquement ceux des rubriques, que l’on retrouve habituellement d’un journal à l’autre. Il n’y a donc aucun effort d’originalité ou de mise en valeur de l’information. Les événements les plus sensationnels, tels que la prise de la Bastille, la condamnation à mort et l’exécution de Louis XVI, la chute de Robespierre, sont noyés dans le texte, où il faut les découvrir par une lecture minutieuse. Rien n’est fait pour attirer l’attention ou piquer la curiosité du lecteur : de ce point de vue, le journalisme révolutionnaire n’est pas encore sorti de la préhistoire des techniques de communication...

19Il faut enfin noter que ces journaux sont le plus souvent imprimés sur du mauvais papier et qu’ils présentent de nombreuses fautes d’impression, dues à la hâte avec laquelle ils étaient fabriqués ; Le Nouvelliste national, toutefois, se distingue par la qualité du papier et de la typographie.

20À première vue, leur contenu paraît aussi uniforme que leur présentation extérieure, puisqu’il est entièrement consacré aux informations et aux réflexions politiques (à l’exception de rares petites annonces et avis commerciaux, et de quelques faits divers). Mais si tous nos journaux sont fondamentalement des journaux politiques, ils le sont selon des modalités différentes qui permettent de les répartir en trois groupes. Les journaux d’informations générales prétendent fournir une information objective et impartiale, en donnant le maximum de faits et le minimum de commentaires ; seul Le Nouvelliste national correspond à cette définition, tout en soutenant sans équivoque le nouveau régime. Les pamphlets périodiques et les revues doctrinales ne contiennent pas d’informations proprement dites, mais des analyses et des commentaires théoriques ou polémiques ; Les Quatre Èvangélistes, L’Homé franc, La Feuille villageoise catholique, Le Philosophe catholique et L’Orateur français relèvent de cette catégorie. Enfin les journaux mixtes, qui sont les plus nombreux (aux quatre principaux titres s’ajoutent Le Spectateur du Sud de la France et le Journal du département de Haute-Garonne), mêlent ou juxtaposent en proportions variables informations et commentaires, et publient un abondant courrier des lecteurs. On y retrouve en général les mêmes rubriques : comptes rendus des débats des assemblées parlementaires (Constituante, Législative, Convention, Conseil des Cinq-Cents et Conseil des Anciens), textes de lois et de décrets, décisions et proclamations des administrations locales, nouvelles de Paris, de l’étranger, de la guerre (à partir de 1792), des départements, nouvelles locales, et, sous le titre de « Variétés », ce que nous appellerions aujourd’hui des éditoriaux, exprimant l’opinion personnelle du rédacteur ou le point de vue du journal ; les rubriques de service (prix des denrées, cours des changes) sont plus irrégulières et moins développées que dans les Affiches d’Ancien Régime.

21Je voudrais pour terminer m’interroger sur une dernière caractéristique des journaux toulousains de l’époque révolutionnaire, qui est leur faible longévité. Sur quatorze feuilles dont on connaît précisément la durée d’existence, cinq ont vécu moins d’un mois, deux moins de six mois, trois moins de deux ans, deux moins de trois ans. Deux seulement se sont maintenues plus longtemps : les Affiches de Toulouse devenues Journal universel du département de la Haute-Garonne, qui ont paru pendant quatre ans et quatre mois sous la Révolution, et L’Observateur républicain, qui a été publié pendant quatre ans et onze mois, ce qui en fait un des plus durables des journaux de province. Autrement dit, la moitié d’entre eux n’ont pas atteint six mois. Pourquoi ?

22À cause, d’abord, des difficultés économiques et financières que rencontraient leurs propriétaires. Leur clientèle potentielle était réduite, la très grande majorité de la population toulousaine n’ayant pas les moyens de s’abonner et ne sachant pas lire (même en occitan, d’où l’échec de L’Homé franc). La pratique largement répandue des lectures publiques ou collectives, dans la rue, au café, dans les clubs ou à la Société populaire, multipliait certes le nombre des « lecteurs », mais limitait celui des exemplaires vendus, et par conséquent le profit que les éditeurs pouvaient attendre de leur entreprise. Auprès de ce public restreint, les feuilles locales subissaient en outre la concurrence des journaux parisiens, que beaucoup de lecteurs leur préféraient car ils souhaitaient être informés le plus rapidement possible de ce qui se passait dans la capitale, centre nerveux de la Révolution.

23Les tirages étaient donc très modestes, probablement inférieurs à 1 000 exemplaires même pour les journaux les plus importants. Les recettes provenant des abonnements et de la vente au numéro (au bureau de l’imprimeur ou par l’intermédiaire de colporteurs), et accessoirement des petites annonces et des publicités commerciales, équilibraient difficilement les dépenses, qui n’ont cessé de croître pendant toute la période en raison de l’augmentation du coût de la main-d’œuvre, du prix du papier, des frais de poste, et de l’imposition d’un droit de timbre de trois centimes par feuille à partir de 1797. Malgré l’absence de documentation précise, on peut donc tenir pour assuré que les journaux toulousains, à la différence de certains journaux parisiens, étaient très peu rentables, ce qui les rendait d’autant plus sensibles aux pressions politiques.

24Les difficultés d’ordre politique, en effet, ne leur ont pas manqué. Proclamée, nous l’avons vu, par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, confirmée par les constitutions de 1791, de 1793 et de 1795, la liberté de la presse ne fut jamais totale, même avant et après la Terreur pendant laquelle elle fut entièrement abolie en fait sinon en droit. Cette contradiction trouve sa source dans l’incompatibilité entre la mission que s’assignaient les journalistes, qui se considéraient comme un « quatrième pouvoir » chargé de « surveiller » les corps constitués, et les autorités politiques et administratives, qui refusaient de se soumettre à une telle surveillance. Conscientes de l’influence de la presse, en qui elles voyaient soit un redoutable contre-pouvoir, soit un efficace moyen de pouvoir, elles cherchaient soit à l’éliminer, soit à l’asservir. Deux situations se présentent donc : ou bien le journal est contrôlé (et souvent subventionné) par l’administration, et devient l’organe officieux, ou même officiel, du pouvoir en place ; ou bien il reste indépendant de ce pouvoir, mais voit son indépendance sans cesse menacée et contestée.

25Le premier cas est parfaitement illustré par le Journal révolutionnaire de Toulouse : rédigé sous les yeux de la Société populaire et du représentant en mission, financé par la municipalité, c’est un organe de propagande, qui soutient systématiquement la politique montagnarde dans tous les domaines, y compris celui de la Terreur. Après la réaction thermidorienne, L’Observateur républicain sera de même le porte-parole officieux de la municipalité et du Cercle constitutionnel, qui avait succédé au club des Jacobins. Ces journaux n’avaient évidemment rien à redouter des pouvoirs dont ils émanaient, mais ils risquaient de rebuter leurs lecteurs par leur caractère officiel et leur optimisme de commande, et de sombrer avec le régime qui les avait suscités : ce qui advint au Journal révolutionnaire de Toulouse après le 9 Thermidor, et à L’Observateur républicain après le 18 Brumaire.

26Les journaux indépendants victimes des pouvoirs sont les plus nombreux. Dénonciations officielles, autodafés d’exemplaires brûlés en public, tracasseries administratives, procès à répétition ont entraîné la disparition des Quatre Évangélistes en 1790, du Bulletin et Réviseur impartial du pour et du contre (dont je n’ai pas encore parlé parce qu’il s’agissait de la réimpression d’une feuille parisienne) en 1792, du Philosophe catholique en 1796, du Journal du département de Haute-Garonne en 1799. Ayant déjà eu maille à partir avec la censure royale avant 1789, Jean-Baptiste Broulhiet fut condamné par le parlement le 27 janvier 1790, au terme de ce qui peut apparaître comme le dernier procès de presse de l’Ancien Régime, à deux amendes de 500 livres pour avoir publié dans les Affiches des articles « contenant des expressions contraires au respect dû à la personne du roi et à la majesté du trône ». L’Assemblée législative le réhabilita en août 1792, mais ses opinions girondines lui valurent dès lors l’hostilité croissante des Montagnards. Convoqué à plusieurs reprises par le procureur général syndic ou le représentant en mission, dénoncé par la Société populaire qui fit brûler publiquement en avril 1793 le Journal universel du département de la Haute-Garonne, il fut finalement arrêté en septembre sous prétexte de « fédéralisme ». Libéré après la chute de Robespierre, il lança L’Anti-Terroriste qui devint la cible de la municipalité et des militants jacobins : en deux ans et demi, Broulhiet et son associé Meilhac furent traînés une dizaine de fois en justice et durent suspendre trois fois la parution de leur journal ; Meilhac fit plusieurs séjours en prison, Broulhiet reçut des menaces de mort et des coups de bâton ; les colporteurs qui criaient sa feuille dans les rues étaient molestés, leurs exemplaires lacérés ou brûlés. Lors du coup d’État du 18 Fructidor, L’Anti-Terroriste fut supprimé par le Directoire et ses rédacteurs condamnés à la déportation ; Broulhiet parvint à échapper à la police, mais c’en était fini de sa carrière de journaliste, au cours de laquelle il a donc été victime du pouvoir révolutionnaire aussi bien que du pouvoir monarchique.

27« La liberté de la presse existe et des faisceaux de lumière s’élèvent de toute part pour dissiper les ténèbres qui nous environnaient », pouvait-on lire, en novembre 1789, dans le prospectus du Nouvelliste national. Pour tous les Toulousains qui partageaient alors l’enthousiasme d’Auguste Gaude, la désillusion dut être grande quand ils constatèrent, dix ans plus tard, que les ténèbres de la censure les enveloppaient de nouveau. La liberté de la presse eut en effet beaucoup de mal à entrer dans les faits et ne résista pas longtemps à la violence des luttes politiques, locales et nationales. Écornée dès 1790, suspendue sous la Terreur, partiellement rétablie après le 9 Thermidor, progressivement étouffée après le 18 Fructidor, elle disparut totalement après le 18 Brumaire. En 1800, Toulouse se retrouva sans journal, ce qui représentait un recul non seulement par rapport à 1789, mais par rapport à la fin de l’Ancien Régime ; et le Journal du département de la Haute-Garonne, qui ne réapparaîtra qu’à partir du 22 mars 1804, ne sera que le docile instrument de l’administration préfectorale. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, la Révolution n’a pas été capable de concrétiser durablement les principes qu’elle avait proclamés dans la Déclaration des droits de l’homme.

28Mais l’important pour l’avenir était que ces principes aient été solennellement affirmés, et surtout qu’ils aient reçu, même brièvement, un début d’application. Pendant quelques années, de 1789 à 1792 et de 1795 à 1797, les Toulousains ont disposé de véritables journaux, à la fois témoins et acteurs de la vie politique locale : ils y ont trouvé des informations variées, des prises de position parfois contradictoires, des débats d’idées, des polémiques partisanes, et ils ont pu s’y exprimer librement. Ils ne l’oublieront pas, comme le montrent, entre autres, les combats menés sous la Deuxième République et le Second Empire par Armand Duportal et son journal L’Émancipation. Il faudra cependant attendre la loi de 1881, héritière directe des principes formulés un siècle plus tôt, pour qu’« un des droits les plus précieux de l’homme », la liberté d’opinion et d’expression, soit définitivement instaurée dans notre pays.

© Presses universitaires du Midi, 2014

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