1POUR COMPRENDRE LE rapport qu'entretiennent les usagers à France Télécom, nous nous sommes également intéressé aux usagers qui ont profité de l'ouverture à la concurrence de la téléphonie fixe pour la quitter. Comme pour les usagers qui sont restés chez France Télécom, nous avons cherché à savoir si leurs raisons sont réductibles à une rationalité économique ou pourraient relever d'une forme de civisme. Rechercher du civisme dans la défection revient, d'une part, à supposer que les usagers attribuent à France Télécom une appartenance publique et des attributs spécifiques qu'ils ne confondent pas avec les activités des opérateurs privés et, d'autre part, qu'ils n'ont pas fait défection sans tenir compte de ces spécificités.

2Si l'analyse statistique des raisons que donnent les usagers pour expliquer qu'ils ont quitté France Télécom permet de montrer qu'ils se présentent tous comme des consommateurs qui ont agi pour prioritairement satisfaire leurs intérêts marchands, il apparaît cependant que la majorité d'entre eux est d'accord pour dire qu'ils ont tenu compte de motifs plus civiques. Ce premier constat permet de montrer que si l'ensemble des usagers ont quitté France Télécom parce qu'elle n'est pas l'entreprise de téléphonie la plus compétitive du marché, la plupart d'entre eux l'ont aussi quittée parce que c'est une entreprise publique qui a exercé un monopole, qui en a même abusé, parce qu'ils ont une mauvaise opinion des relations qu'ils ont avec les personnels du service public ou parce que le service public n'existe plus puisque France Télécom se comporte désormais comme une entreprise marchande.

3L'analyse statistique menée plus avant permet alors d'identifier des profils d'usagers qui, de manière différente, se servent de raisons marchandes et civiques pour expliquer leur défection et pour parler de France Télécom. On peut ainsi, en tendance et de manière schématique, regrouper les profils d'usagers autour de deux pôles. Le premier rassemble ceux qui indiquent avoir prioritairement quitté France Télécom pour des raisons marchandes et qui critiquent sa gestion monopolistique et les personnels du service public, tandis que le deuxième regroupe ceux qui modèrent le poids des raisons économiques dans leur choix de quitter France Télécom et qui font valoir leur déception de ne plus avoir affaire à un service public, alors même qu'ils indiquent combien il est important que l'opérateur public continue à assurer l'égalité d'accès, l'aide aux plus défavorisés et à amener le téléphone dans des endroits isolés et difficiles d'accès. À chacun de ces profils d'usagers correspondent des caractéristiques sociologiques qui ont été identifiées et qui permettent de suggérer des interprétations pour comprendre les variations observées dans le recours différencié à des arguments marchands et civiques.

4La démarche méthodologique que nous avons suivie avec les usagers qui ont fait défection est la même que celle utilisée pour les usagers restés chez France Télécom. Nous avons d'abord isolé, à partir d'un premier traitement de 20 entretiens les raisons marchandes et civiques qui pourraient expliquer que les usagers ont choisi de quitter France Télécom et les avons soumises à un échantillon 114 usagers par le biais d'un questionnaire. Nous commencerons par présenter dans quelle proportion l'ensemble des usagers dit avoir tenu compte des mobiles marchands et des mobiles civiques identifiés. Ensuite, nous affinerons cette première analyse en isolant des profils d'usagers qui semblent davantage mobiliser certains arguments et montrerons selon quelles caractéristiques sociologiques ils varient.

Les raisons marchandes et civiques et les publics qui les mobilisent

5Le premier constat qui s'impose lorsque l'on dispose de l'ensemble des résultats, c'est que, parmi les raisons qui semblent le plus rassembler les usagers pour expliquer qu'ils ont quitté France Télécom, on trouve la question des tarifs et des prestations commerciales. Viennent ensuite, dans des proportions tout à fait voisines, des motifs critiques sur le fonctionnement d'une organisation publique. La plupart des usagers partagent l'idée qu'ils ont quitté France Télécom parce qu'ils sont mécontents d'être trop longtemps restés prisonnier d'un monopole public et d'avoir été un public captif à la merci de ses augmentations tarifaires. Mais ces critiques s'accompagnent aussi de l'idée qu'il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public.

6Si la plupart des usagers ont prioritairement quitté France Télécom pour des raisons marchandes, ils sont très partagés et légèrement plus nombreux à indiquer qu'ils ne retourneraient pas chez France Télécom, même si elle devenait l'entreprise la plus compétitive. C'est un point important qui vient non seulement tempérer l'idée que les usagers ont seulement quitté France Télécom pour satisfaire leurs intérêts économiques, mais aussi indiquer que les usagers ont certainement d'autres bonnes raisons de lui préférer un autre opérateur de téléphonie.

7On ne sera donc pas surpris si l'on affirme que les usagers qui font défection ne se présentent pas seulement comme ayant des intérêts marchands à satisfaire, mais aussi comme étant animés par des convictions et des croyances à l'égard d'une entreprise publique et que cela est pour partie intervenu dans leur décision de quitter France Télécom. Reste que, si les usagers ont des raisons civiques à faire valoir pour expliquer qu'ils ont quitté France Télécom, c'est davantage pour critiquer sa position de monopole et ses abus que pour regretter qu'elle adopte des pratiques commerciales qui ne correspond pas à l'image qu'ils ont d'un service public.

8Observons à présent avec plus de détails dans quelle proportion l'ensemble des usagers indiquent avoir été influencés par des raisons marchandes et/ou civiques et comment varient ces réponses en fonction du genre, de l'âge, du niveau d'études, du revenu, du secteur d'activité professionnelle, du lieu de résidence, du positionnement politique et du montant de la facture téléphonique qu'ils avaient lorsqu'ils étaient chez France Télécom. La présentation qui est faite de ces résultats est d'abord descriptive, elle sert avant tout à prendre connaissance des grandes tendances qui rassemblent et/ou opposent ces usagers.

Les arguments marchands

9Lorsque l'on aborde avec les usagers les raisons qui les ont conduits à faire défection de France Télécom, on retrouve les mêmes arguments que ceux qu'évoquent les usagers qui lui sont restés fidèles. Ses tarifs, ses prestations commerciales et sa qualité technique. À ces mobiles de la défection nous avons ajouté une question pour pouvoir évaluer l'à-propos des raisons marchandes qu'ils évoquent. Nous leur avons ainsi demandé s'ils pourraient envisager de retourner chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché.

Les tarifs

10L'argument des tarifs est sans conteste le plus spontanément et le plus souvent évoqué par les usagers qui ont fait défection. Nos données statistiques sont sans équivoque puisque 100 % des usagers interrogés indiquent qu'ils ont quitté France Télécom pour ses tarifs. 63.2 % d'entre eux indiquent même être tout à fait d'accord contre 36.8 % en partie d'accord avec cette proposition. Partant de ces premiers résultats, on voit que, contrairement aux usagers qui restent chez France Télécom, les usagers qui font défection semblent penser qu'il existe une différence tarifaire importante entre France Télécom et les autres entreprises de téléphonie. Alors que nous avions dit que le prix empêche les usagers qui restent chez France Télécom de faire défection, il semble, que pour les usagers qui ont fait défection, c'est le prix des prestations de France Télécom qui les a avant tout conduits à choisir une autre entreprise.

11Comme l'ensemble des usagers interrogés partagent l'idée qu'ils ont quitté France Télécom pour ses tarifs, nous avons voulu mesurer les nuances qui existent sur cette proposition. Il existe des différences entre ceux qui exercent une profession et ceux qui n'en exercent pas, mais aussi entre ceux qui exercent une activité dans le public et le privé. Il existe de même des différences en fonction de l'âge, du revenu et du positionnement politique des usagers.

12Les usagers qui exercent une activité dans le privé sont à 80.4 % tout à fait d'accord pour dire qu'ils ont quitté France Télécom du fait de ses tarifs contre 56.8 % des usagers du public. Les usagers qui n'exercent pas d'activité professionnelle sont majoritairement nuancés. 68.4 % d'entre eux déclarent avoir été en partie influencés par ce mobile.

13Les usagers qui ont entre 31 et 50 ans sont plus que les autres d'accord avec la proposition examinée. 88.2 % d'entre eux indiquent ainsi être tout à fait d'accord contre 50 % des 20-30 ans et 55 % des plus de 51 ans.

14Les usagers qui disposent de revenus compris entre 1524 et 3049 € sont à 90.7 % tout à fait d'accord. Les usagers qui ont les revenus les plus élevés (plus de 3049 €) sont plus partagés puisque la moitié d'entre eux (50 %) indiquent être totalement d'accord avec cette proposition et l'autre moitié en partie. Quant aux usagers dont les revenus n'excèdent pas 1524 € ils sont en revanche plus modérés puisque 70.6 % d'entre eux indiquent être en partie d'accord avec cette proposition.

15Enfin 77.3 % des usagers de droite et 73.8 % du centre sont totalement d'accord pour dire que c'est pour des raisons tarifaires qu'ils ont quitté France Télécom. Les usagers qui se positionnent à gauche sont plus partagés puisque 48 % d'entre eux indiquent avoir été totalement influencés par les tarifs et 52 % en partie seulement.

Les prestations commerciales

16Dans les entretiens les usagers disent avoir été sensibles à la qualité des services proposés par les autres opérateurs de téléphonie et tiennent un discours assez critique sur les prestations commerciales de France Télécom.

17Nos données statistiques confirment pour partie cette argumentation puisqu'une majorité de 61.4 % d'usagers indiquent avoir quitté France Télécom parce qu'elle n'est pas l'entreprise la plus compétitive sur le plan des prestations commerciales. 28.1 % d'entre eux sont tout à fait d'accord et 33.3 % en partie d'accord avec cette proposition. 38.6 % des usagers indiquent néanmoins ne pas être d'accord pour dire qu'ils ont quitté France Télécom pour ses prestations commerciales. 26.3 % d'entre eux ne sont pas vraiment d'accord et 12.3 % pas du tout d'accord. Dès lors qu'il s'agit de reconnaître l'influence des prestations commerciales sur la défection, les hommes et les femmes se prononcent de manière différente. Différence que l'on trouve aussi selon le positionnement politique des usagers et selon le montant de leur facture téléphonique.

18En effet, 76.6 % des femmes indiquent avoir quitté France Télécom pour ses prestations commerciales, alors que la majorité des hommes (58 %) déclarent n'être pas vraiment et pas du tout d'accord avec cette proposition.

1968 % et 66.7 % des usagers de gauche et de droite sont d'accord avec la proposition examinée, tandis que 63.6 % des usagers du centre ne sont pas d'accord.

20Enfin 62.2 % des usagers qui avaient chez France Télécom une facture téléphonique comprise entre 46 et 76 € indiquent ne pas être d'accord avec la proposition, alors que les usagers qui avaient une facture inférieure à 46 € et ceux qui avaient une facture supérieure à 76 € sont respectivement 78.6 % et 71.4 % à être d'accord.

La technique

21Concernant l'effet de la qualité technique sur la défection, les réponses montrent que la plupart des usagers disent ne pas en avoir tenu compte. 96.5 % d'entre eux indiquent ainsi qu'ils ne sont pas d'accord pour dire qu'il s'agit d'une raison qui explique leur défection, avec 33.3 % de pas vraiment d'accord et 63.2 % de pas du tout d'accord. Seule une petite minorité (3.5 %) affirme avoir en partie tenu compte de cet aspect pour quitter France Télécom.

22Les résultats sur l'ensemble de la population montrent qu'il existe une certaine homogénéité des usagers pour dire qu'ils n'ont pas tenu compte de motifs liés à des considérations techniques pour quitter France Télécom. La présence de faibles effectifs dans la modalité des accords ne permet d'ailleurs pas de valider le test d'indépendance du chi2 et parla même de pouvoir dire qu'il existe un positionnement différent des usagers sur cette question. Néanmoins on peut tout de même, avec toutes les précautions qui s'imposent, relever que le revenu des usagers et la facture téléphonique sont les variables qui contribuent le plus fortement à diviser les usagers sur le rôle qu'il convient d'attribuer à la technique pour expliquer la défection.

23Si, quel que soit leur revenu, les usagers indiquent très majoritairement ne pas avoir été influencés par des raisons techniques pour quitter France Télécom, il demeure qu'une partie de ceux qui ont des revenus inférieurs à 1 524 € sont en partie d'accord avec cette proposition. 11.8 % d'entre eux y souscrivent, alors que les usagers qui ont des revenus compris entre 1 524 € et 3 049 € et ceux qui ont des revenus supérieurs à 3 049 € sont à 100 % pas vraiment et pas du tout d'accord.

2410.8 % de ceux qui chez France Télécom avaient une facture téléphonique comprise entre 46 et 76 € sont en partie d'accord pour dire qu'ils ont quitté France Télécom pour des considérations techniques. Ils font ici aussi figure d'exception puisque ceux qui avaient une facture inférieure à 46 € et ceux qui avaient une facture supérieure à 76€ sont à 100 % pas vraiment et pas du tout d'accord pour en faire un motif de défection.

Le retour marchand

25Si, avec les résultats précédents, on sait que les usagers indiquent avoir tenu compte de mobiles marchands pour quitter France Télécom, on sait aussi qu'ils sont plus prompts à reconnaître le rôle joué par les tarifs et plus modestement par les prestations commerciales et semblent ne pas reconnaître l'incidence d'un mobile technique. Au cours de nos entretiens, certains usagers nous ont affirmé qu'ils retourneraient chez France Télécom si elle devenait commercialement plus intéressante que ses concurrents. Si l'on admet que les usagers ont uniquement choisi de quitter France Télécom pour des mobiles marchands, il n'y a pas de doute sur la possibilité d'un retour. En demandant aux usagers de nous dire s'ils seraient d'accord pour retourner chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché, il nous paraissait possible d'interroger la pertinence des raisons marchandes et de voir si elles sont véritablement les seules à expliquer la défection.

26À cette question les usagers sont très partagés, 53.5 % d'entre eux indiquent qu'ils ne retourneraient pas ou sans doute pas chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché contre 46.5 % qui disent le contraire. Parmi les usagers qui ne sont pas d'accord avec la proposition, seuls 7.9 % sont catégoriques (pas du tout d'accord) et 45.6 % le sont un peu moins (pas vraiment d'accord). Parmi les usagers qui indiquent qu'ils pourraient retourner chez France Télécom 18.4 % sont tout à fait d'accord et 28.1 % en partie. Lorsque l’on ventile les réponses données à cette question selon le genre, l'âge, le secteur d'activité professionnelle, le positionnement politique et la facture téléphonique, des divergences apparaissent.

27Ainsi 67.2 % des femmes ne sont pas d'accord pour dire qu'elles pourraient envisager un retour chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché contre 64 % des hommes.

28Si 56.9 % des usagers qui exercent une activité dans le secteur privé ne sont plutôt pas d'accord avec la proposition examinée, c'est chez les usagers qui n'exercent aucune activité que l'on trouve le plus cette réponse (84.2 %). En revanche, les usagers qui exercent une profession dans le secteur public sont majoritairement d'accord (63.6 %) pour dire qu'ils pourraient retourner chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché.

29Plus les usagers sont âgés, plus ils sont nombreux à indiquer être d'accord avec la proposition : 62.5 % des plus de 51 ans contre 52.9 % des 31-50 ans. Relevons par ailleurs que les 20-30 ans indiquent majoritairement (75 %) n'être pas d'accord.

3069 % des usagers de droite indiquent qu'ils ne retourneraient pas chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché, alors que les usagers qui se positionnent à gauche sont très partagés (50 %) et que ceux qui se positionnent au centre (60.9 %) sont d'accord pour dire qu'ils pourraient retourner chez France Télécom.

31Enfin, quand le montant de la facture qu'ils avaient chez France Télécom est estimée entre 46 et 76 € les usagers sont majoritairement d'accord. 70.3 % d'entre eux l'indiquent alors que ceux qui dépensaient moins de 46 € et ceux qui dépensaient plus de 76 € répondent différemment. C'est en effet 85.7 % des usagers dont la facture ne dépassait pas 46 € et 60.3 % des usagers dont la facture dépassait 76 € qui indiquent ne pas être d'accord.

Les arguments civiques

32Si, comme nous venons de le voir, tous les usagers interrogés ne sont pas d'accord pour dire qu'ils retourneraient chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché, c'est que les arguments marchands ne sont pas les seuls à expliquer la défection. C'est ce qui ressort de ces premières données mais aussi de ce que nous ont dit les usagers lors des entretiens. Certains nous ont ainsi, au fil de leur argumentation, déclaré qu'ils avaient aussi quitté France Télécom pour se libérer d'un ancien monopole qui les a empêchés de pouvoir choisir librement dans leur consommation, et pour sanctionner une entreprise qui abuse de sa situation de monopole. Il est également ressorti des entretiens que leurs mauvaises relations avec les personnels du service public avaient contribué à ce que certains décident de faire défection. Bien qu'il soit difficile de savoir si ces mobiles sont civiques ou marchands, nous dirons que tout dépend la manière dont ils sont présentés dans les entretiens. Or, de ce point de vue, il nous semble que, dans l'ensemble, les usagers ne se sont pas contentés de plaider pour une liberté de consommer, et n'ont pas seulement mis en cause une entreprise monopolistique et les mauvaises relations qu'ils entretiennent avec ses personnels. Ils ont aussi dénoncé et critiqué la mainmise d'une entreprise publique sur la téléphonie, les abus auxquels la gestion publique s'est prêtée, et les faiblesses et l'incurie des personnels. En agissant de la sorte, les usagers ont donc fait preuve de sens civique puisqu'ils ont donné leur opinion sur l'administration des affaires publiques.

33À ces arguments qui viennent expliquer la défection, s'en ajoutent d'autres comme celui de quitter France Télécom précisément parce qu'elle n'est plus un service public. Ses pratiques commerciales seraient tellement proches des autres entreprises que plus rien ne justifierait de lui rester fidèle. Nous avons également obtenu le témoignage d'usagers qui nous ont dit quitter France Télécom, tout en indiquant qu'il était important qu'elle continue à assurer des missions de service public. Il est ainsi apparu que les usagers ont aussi des mobiles civiques à faire valoir pour expliquer qu'ils ont fait défection pour un autre opérateur de téléphonie.

La critique d'un monopole public

34Parmi les usagers que nous avons interrogés, certains ont clairement déclaré qu'ils avaient fait défection de France Télécom pour exprimer leur mécontentement à l'égard d'une entreprise monopolistique. Il nous est ainsi apparu qu'il existe une forme de ressentiment, de rancune, à l'égard du monopole de France Télécom qui expliquerait que certains usagers aient fait défection de France Télécom. Deux arguments reviennent incessamment. Le premier repose sur l'idée qu'ils ont trop longtemps été contraints dans leur consommation et que leur défection est une manière de se libérer d'un monopole. Mais dans leur discours, ils ne disent pas seulement quitter un monopole, mais aussi quitter une entreprise publique. Ce sont donc bien des arguments civiques qui sont invoqués, puisque leur défection est présentée comme une manière de critiquer le mode d'administration de la téléphonie française. Le deuxième argument critique France Télécom pour ne pas avoir tenu son rôle d'entreprise publique en abusant financièrement d'une clientèle captive. Ici aussi, c'est bien le caractère public de l'opérateur de téléphonie et ce que l'on peut en attendre en terme de conduite désintéressée qui est mis en cause.

Une atteinte à la liberté de consommer

35À la question de savoir s'ils ont quitté France Télécom pour manifester leur mécontentement à l'égard du monopole d'une entreprise publique qui les a empêché de choisir librement sur le marché, 60.6 % des usagers interrogés indiquent être d'accord, dont 32.5 % tout à fait et 28.1 % en partie. Si 39.5 % des usagers ne sont pas d'accord avec cette proposition, ceux qui y sont le plus opposés ne représentent que 11.4 % (pas du tout) de la population étudiée contre 28.1 % (pas vraiment). Il existe des variations dans les réponses données à cette question en fonction du genre, du revenu des usagers, et de leur positionnement sur l'axe politique.

36Les réponses fournies par les femmes se distinguent en effet de celles des hommes en ce qu'elles sont massivement (71.9 %) d'accord avec la proposition. Les hommes sont plus partagés même s'ils sont plus majoritairement (54 %) en désaccord.

3763.6 % des usagers centristes, 76.2 % des usagers de droite, mais seulement 46 % des usagers de gauche sont d'accord pour dire qu'ils ont quitté France Télécom pour la raison indiquée. Si à droite et au centre cet argument fait la majorité, à gauche les usagers sont plus partagés.

38Ce sont les usagers qui ont les revenus les plus faibles (moins de 1524 €) qui sont moins d'accord avec la proposition. Seuls 35.3 % d'entre eux y souscrivent contre 53.8 % des usagers qui ont plus de 3 049 € de revenus et la majorité des usagers qui ont entre 1 524 € et 3 049 € de revenus (79.6 %).

L'abus d'un monopole public

39Ne pas rester chez France Télécom n'est donc pas seulement une manière de choisir une entreprise qui offre des tarifs plus compétitifs, c'est aussi une manière volontaire d'exprimer son mécontentement à l'encontre d'une organisation publique. On trouve des déclarations selon lesquelles France Télécom a profité et abusé de son ancien monopole. Au lieu qu'elle fasse preuve de responsabilité, de morale et d'impartialité en vertu de ses attributs publics, elle aurait profité de son statut public pour s'assurer un marché captif, une clientèle stable et en abuser avec indifférence.

4057 % des usagers interrogés sont d'accord pour dire qu'ils ont quitté France Télécom pour manifester leur mécontentement à l'égard d'une entreprise qui a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent. La majorité d'entre eux (34.2 %) indique être tout à fait d'accord et 22.8 % en partie seulement. Chez les usagers qui sont en désaccord avec cette proposition, une faible proportion (11.4 %) indique n'être pas du tout d'accord avec cette proposition et 31.6 % pas vraiment d'accord. Si la majorité des usagers sont d'accord pour indiquer qu'ils ont quitté France Télécom pour manifester leur mécontentement à l'égard d'une entreprise publique qui a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent, des divergences existent selon l'appartenance de genre, le lieu de résidence, le revenu et le positionnement sur Taxe politique.

4170.3 % des femmes indiquent être d'accord avec la proposition examinée. À l'inverse, 60 % des hommes indiquent ne pas être d'accord avec cette proposition.

42Par ailleurs, 70.3 % des usagers qui résident dans une commune rurale sont d'accord, alors que les usagers qui résident dans une commune urbaine sont très partagés : 50.6 % d'entre eux sont d'accord avec cette proposition et 49.4 % d'entre eux y sont globalement opposés.

43D'autre part, les usagers qui ont les revenus les plus modestes sont plutôt enclins à ne pas être d'accord avec la proposition. 67.6 % d'entre eux l'indiquent, alors que les usagers qui ont des revenus compris entre 1 524 et 3 049 € sont majoritairement (75.9 %) d'accord avec cette proposition et que les usagers qui ont des revenus supérieurs à 3 049 € sont très partagés. 50 % de ces derniers sont d'accord et 50 % ne sont pas d'accord.

44Enfin, les usagers qui se positionnent politiquement à droite (78.6 %) et au centre (59.1 %) sont majoritairement d'accord avec la proposition alors que les usagers de gauche expriment de manière majoritaire leur désaccord (62 %).

La dérive marchande de France Télécom

45Dans le prolongement de l'idée que France Télécom ne remplit pas ses obligations d'entreprise publique en faisant de l'argent sur le dos des usagers, ajoutons que, dans nos entretiens, des usagers, certes peu nombreux, nous ont dit quitter France Télécom à cause de sa dérive marchande. Accoutumés aux principes du service public, ils disent ne pas comprendre que France Télécom ait cédé à la tentation de s'adonner à la recherche du profit. C'est donc le décalage entre la représentation qu'ils ont d'un service public et le rôle que joue actuellement France Télécom qui constituerait une sorte de trahison.

46Nous avons alors demandé aux usagers s'ils étaient d'accord avec la proposition selon laquelle ils ont quitté France Télécom parce que ses pratiques commerciales ne leur paraissent plus correspondre à l'idée qu'ils se font d'un service public. La majorité des usagers ne partagent pas cette opinion : 72.8 % de la population interrogée répond en effet ne pas faire de lien entre le fait que France Télécom se comporte de plus en plus comme une entreprise marchande identique aux autres et leur défection. 46.5 % indiquent d'ailleurs être en désaccord total avec cette possibilité. Seule une minorité de 27.1 % de la population interrogée est d'accord pour voir dans cet argument un motif de défection, dont 9.6 % tout à fait et 17.5 % en partie d'accord. Si les usagers sont majoritairement opposés pour dire qu'ils ont quitté France Télécom parce que ses pratiques commerciales ne leur paraissent plus correspondre à l'idée qu'ils se font d'un service public, des variations apparaissent toutefois en fonction du genre, du secteur d'activité professionnelle, de l'âge, du niveau d'études, du revenu, du positionnement politique et du montant de la facture téléphonique.

47Si, quel que soit leur genre, les usagers indiquent ne pas avoir quitté France Télécom parce que ses pratiques commerciales ne correspondent plus à l'idée qu'ils se font d'un service public, c'est sensiblement plus le cas des femmes que des hommes. 82.8 % d'entre elles, répondent en effet ne pas être d'accord avec cette proposition alors que 40 % des hommes sont d'accord.

48Ce qui distingue les salariés du public de ceux du privé, c'est qu'ils sont partagés. 46 % des usagers qui exercent une activité dans le public répondent en effet être d'accord et 54 % ne pas l'être. Dans le privé en revanche, une très grande majorité (92 %) indique qu'ils ne sont pas d'accord pour expliquer ainsi leur défection. Les usagers qui n'exercent pas d'activité professionnelle sont eux aussi majoritairement d'accord (73.7 %) pour dire qu'ils n'ont pas quitté France Télécom pour cette raison.

49Plus les usagers sont âgés, plus ils semblent portés à dire qu'ils sont d'accord avec la proposition examinée. Cette tendance doit néanmoins être relativisée par le fait que, quel que soit l'âge des usagers, ils sont majoritairement en désaccord avec cet argument. Néanmoins, on peut relever que les plus de 51 ans sont 42.5 % à être d'accord pour dire que cet argument les a conduits à quitter France Télécom, tandis que les usagers qui ont entre 31 et 50 ans sont 26.5 %, et que les usagers qui ont entre 20 et 30 ans ne sont que 12.5 % à donner la même réponse.

50La répartition des réponses selon le niveau d'études nous permet de constater que si tous les usagers sont majoritairement en désaccord avec la proposition, c'est plus sensiblement le cas de ceux qui ont les diplômes les plus faibles. Ainsi 3.6 % de ceux qui ont un diplôme équivalent au bac ou en dessous, 23.7 % de ceux qui ont un bac +2 et 43.8 % de ceux qui un diplôme supérieur à deux années d'études après le bac indiquent être d'accord avec cette proposition.

51Ce sont aussi les usagers qui ont les revenus les plus élevés qui indiquent le plus qu'ils ont quitté France Télécom parce que ses pratiques commerciales ne correspondent pas à l'idée qu'ils se font d'un service public, même si la majorité d'entre eux est en désaccord avec cet argument. 46.2 % de ceux qui ont des revenus supérieur à 3 049 € donnent cette réponse alors que respectivement 20.4 % et 23.5 % des usagers qui ont des revenus compris entre 1 524,64 et 3 049 € et ceux qui ont des revenus inférieurs à 1 524 € l'indiquent.

52Quel que soit le positionnement des usagers sur l'axe politique, tous sont majoritairement opposés à la proposition. On peut néanmoins relever que les usagers du centre et de droite sont plus massivement en désaccord avec la proposition que les usagers de gauche. 86.4 % des usagers du centre et 88.1 % des usagers de droite et 54 % des usagers de gauche l'indiquent.

53Observons enfin que les usagers qui, chez France Télécom, avaient une facture téléphonique supérieur à 76 € sont les plus nombreux à indiquer qu'ils ont quitté France Télécom parce qu'elle ne correspond plus à l'idée qu'ils se font d'un service public. Si la plupart d'entre eux sont en désaccord avec cet argument, ils sont tout de même 38.1 % à l'indiquer alors que 16.2 % des usagers qui avaient une facture comprise entre 46 et 76 € et 7.1 % de ceux qui avaient une facture inférieure à 46 € se prononcent de la même manière.

Les faiblesses d'une organisation publique ou la mise en cause des agents

54Dans nos entretiens, le caractère public de France Télécom n'est pas seulement mobilisé en référence au monopole, il est aussi évoqué pour souligner les faiblesses et l'incurie dont souffrirait l'organisation publique. À ce propos, ce sont le plus souvent les personnels qui sont mis en cause. Quitter France Télécom est alors une manière de ne plus avoir affaire à des personnels peu serviables, peu courtois et peu attentionnés. Il y a une volonté de rupture avec l'univers du service public qu'ils associent à de multiples contrariétés, des problèmes insolubles, des réclamations inabouties.

55Sur l'ensemble des usagers que nous avons interrogés par questionnaire, 42.1 % sont d'accord pour dire qu'ils ont quitté France Télécom du fait des mauvaises relations qu'ils entretiennent avec les personnels du service public, dont 30.7 % tout à fait d'accord et 11.4 % en partie seulement. Reste que la majorité des usagers ont à 57.9 % indiqué ne pas être d'accord avec cette raison. Parmi ceux-ci, 43 % sont même pas du tout d'accord pour en faire un mobile qui explique leur défection. Les usagers ont également répondu différemment selon le genre, le secteur d'activité, le niveau d'études et le montant du revenu.

56Les femmes sont en majorité (56.2 %) d'accord pour dire qu'elles ont quitté France Télécom à cause des mauvaise relations qu'elles entretiennent avec les personnels du service public, mais ce n'est pas le cas des hommes. La majorité d'entre eux (76 %) semble dire que cette question n'a pas eu d'incidence sur leur décision de faire défection.

57Les usagers qui exercent une activité dans le secteur privé sont majoritairement d'accord (56.9 %) avec la proposition examinée. En revanche, les usagers qui exercent une activité professionnelle dans le public ne sont à 70.5 % pas d'accord pour faire de cet argument un mobile qui explique leur défection. Les usagers qui n'exercent aucune activité professionnelle sont à 68.4 % en désaccord.

58Les usagers qui ont le niveau d'études le plus bas (bac et moins) sont les seuls à être massivement (78.6 %) d'accord avec la proposition. 60.5 % des usagers qui ont deux ans d'études après le bac et 77.1 % des usagers qui ont plus de deux années d'études après le bac indiquent, à l'inverse, ne pas être d'accord. On peut ainsi constater que, plus le niveau d'études des usagers est élevé, moins les usagers font un lien entre leur défection et les mauvaises relations qu'ils entretiennent avec les personnels du service public.

59Les usagers dont les revenus sont inférieurs à 3 049 € sont relativement partagés. Ce n'est pas le cas des usagers qui ont les revenus les plus élevés : seulement 19.2 % des usagers qui ont des revenus supérieur à 3 049 € indiquent avoir quitté France Télécom pour cette raison contre 48.1 % et 50 % des usagers qui ont respectivement des revenus compris entre 1 524 € et 3 049 € et inférieurs à 1 524 €.

La préservation des missions de service public

60Que les usagers émettent des critiques sur France Télécom à l'endroit de certaines caractéristiques qu'ils décrivent comme étant spécifiquement publiques ne signifie pas pour autant qu'ils rejettent en bloc tout ce qui relève d'une entreprise publique. Nous avons d'ailleurs constaté précédemment que parmi les raisons qui expliqueraient qu'ils ont quitté France Télécom on peut trouver des arguments qui font expressément référence au fait qu'elle n'agit plus comme un service public désintéressé. Parmi les usagers que nous avons interrogés par entretien, certains nous ont dit leur déception de ne plus pouvoir compter sur un vrai service public de téléphonie. Par ailleurs, s'il peut sembler paradoxal d'être attaché et même de défendre une entreprise qui assure des missions de service public et de la quitter, cela correspond exactement à un dédoublement que nous avons observé chez des usagers que nous avons également interrogés. Nous avons, en effet, obtenu le témoignage d'usagers qui, bien qu'ils aient fait défection, disent qu'il est important que France Télécom assure des missions de service public et souhaitent les voir perdurer.

61Partant, nous avons voulu savoir comment se positionne notre échantillon à la question de savoir s'il pense qu'il est important que France Télécom continue à assurer de telles missions. Les résultats auxquels nous aboutissons montrent qu'une majorité (57.9 %) d'usagers indiquent partager cette opinion. 36 % d'entre eux sont même tout à fait d'accord et 21.9 % en partie d'accord. Par contre, les usagers qui indiquent ne pas être d'accord pour que France Télécom continue à assurer des missions de service public représentent 42.1 % de notre échantillon. Parmi ces derniers, la moitié indique n'être pas vraiment d'accord (21.9 %) et l'autre moitié pas du tout (20.2 %). On verra plus tard que ces désaccords ne font pas qu'exprimer une condamnation des missions de service public jugés inutiles.

62Si la majorité des usagers indiquent être d'accord pour que France Télécom maintienne ses missions de service public, certains semblent plus d'accord que d'autres. Lorsque l'on cherche ainsi à identifier le public qui manifeste son accord ou son désaccord avec cette hypothèse, il apparaît que le lieu de résidence, le secteur d'activité professionnelle, le niveau d'études, le niveau de revenu, le positionnement politique et le montant de la facture téléphonique interviennent.

63Les variations observées montrent que 73 % des usagers qui résident dans une commune rurale indiquent le plus massivement être d'accord avec la proposition examinée, alors que ceux qui résident dans une commune urbaine sont beaucoup plus partagés puisque seulement 50.6 % répondent de la même façon.

6481.8 % des usagers qui exercent une activité dans le secteur public sont d'accord avec la proposition, alors que seulement 41.2 % des usagers du secteur privé et 47.4 % des usagers qui n'exercent pas d'activité la partagent.

65Plus les usagers ont un niveau d'études élevé, plus ils indiquent être d'accord avec la proposition. Ainsi 81.3 % des ceux qui ont plus de deux ans d'études après le bac sont d'accord avec la proposition examinée, contre 44.7 % de ceux qui ont un bac plus deux, et 35.7 % de ceux qui ont un diplôme inférieur ou équivalent au bac.

66Les usagers qui ont des revenus supérieurs à 3 049 € sont 96.2 % à indiquer qu'il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public. Ceux qui ont des revenus inférieurs à 1 524 € sont 58.8 % à exprimer leur accord avec cette proposition. Par contre, les usagers dont les revenus sont compris entre 1 524,64 et 3 049 € sont majoritairement (61.1 %) en désaccord avec cette proposition.

67La majorité des usagers de gauche (86 %) sont d'accord, les usagers du centre sont plutôt partagés (54.5 % d'accord et 45.5 % de désaccord) et les usagers de droite sont majoritairement (73.8 %) opposés.

68Pour finir, on peut observer que les usagers ayant une facture téléphonique supérieure à 46 € sont majoritairement d'accord avec la proposition examinée alors que les usagers ayant une facture inférieure à ce montant sont majoritairement en désaccord. Ce sont en effet 62.2 % des usagers dont la facture est comprise entre 46 et 76 €, 65.1 % de ceux dont la facture est supérieure à 76 €, et 14.3 % de ceux dont la facture est inférieure à 46 € qui répondent qu'il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public.

Tableau 4. Récapitulatif de la variation des misons de la défection selon le genre, l'âge, le niveau d’études, le revenu, le secteur d'activité professionnelle, le lieu de résidence, le positionnement politique et le montant de la facture téléphonique.

Les profils d'usagers face aux raisons évoquées

69Afin d'intégrer les nuances qui existent entre les usagers qui indiquent avoir été totalement ou en partie influencés par certains mobiles et ceux qui indiquent s'opposer totalement ou pas vraiment à certains autres87, mais aussi d'intégrer ceux qu'ils évoquent conjointement ou pas, nous avons réalisé une analyse en composantes principales (ACP). Nous avons obtenu 5 profils d'usagers définis par la ressemblance ou de la dissemblance entre leurs réponses au questionnaire.

Les profils d'usagers

70Les résultats permettent d'abord d'observer que les profils identifiés ne se répartissent pas de manière caricaturale. Il n'y a pas d'un côté ceux qui disent avoir exclusivement quitté France Télécom pour des raisons marchandes et ceux qui disent avoir exclusivement quitté France Télécom pour des raisons civiques. Tous les usagers interrogés mêlent des arguments marchands et civiques, même si ce ne sont pas toujours les mêmes et même s'ils ne sont pas hiérarchisés de la même manière. Que les usagers aient au moins une raison marchande de quitter France Télécom est logique si l'on se rappelle qu'ils ont tous indiqué être d'accord avec la proposition selon laquelle ils ont quitté France Télécom pour ses tarifs, même si ce n'est qu'en partie.

71Le second constat c'est qu'il existe une différence entre les usagers qui sont totalement d'accord pour dire que les tarifs ont joué un rôle décisif dans leur défection et ceux qui disent que le prix les a en partie influencés. Les premiers appartiennent aux profils de ceux qui se prononcent davantage de manière critique sur le service public, notamment quand il s'agit de mettre en cause le monopole public et ses abus (P1 et P2), alors que les seconds sont majoritairement opposés à dire que cet argument les a incités à faire défection (P4 et P5). Cela ne signifie pas que les usagers qui sont plus nuancés pour reconnaître l'incidence du prix sur leur défection ne soient pas eux aussi capables de se référer à des mobiles civiques pour expliquer leur défection, mais c'est moins pour critiquer le caractère public de l'opérateur que pour le regretter (P4) ou pour indiquer l'importance que soient maintenues les missions de service public de France Télécom (P4 et P5).

72Il apparaît une forte proximité entre les deux premiers profils (P1 et P2). Il s'agit de ceux qui font prioritairement valoir des arguments tarifaires et des arguments critiques sur la gestion publique de France Télécom (P1) et parfois sur les personnels du service public pour expliquer leur défection (P2). Le troisième profil est constitué d'usagers qui combinent les tarifs et les prestations commerciales, mais aussi l'ensemble des motifs civiques proposés pour expliquer qu'ils ont quitté France Télécom (P3). Le quatrième profil se définit en fonction d'usagers qui indiquent ne pas avoir prioritairement quitté France Télécom pour des raisons marchandes, mais qui par contre indiquent que les pratiques commerciales de l'opérateur public ne correspondent plus à l'idée qu'ils se font d'un service public (P4). Le dernier profil recensé concerne les usagers qui n'ont pas prioritairement quitté France Télécom pour des raisons marchandes ou civiques mais qui adhérent à l'idée qu'il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public (P5).

1- Adhésion aux raisons marchandes et critiques civiques sur la gestion publique

73Ce profil d'usagers (P1) caractérise ceux qui indiquent avoir prioritairement quitté France Télécom pour des raisons marchandes et notamment tarifaires. Ils disent aussi l'avoir quitté pour manifester leur mécontentement à l'égard d'une entreprise qui les a empêchés de choisir librement sur un marché et qui a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent. Mais ce profil se définit aussi par le fait que les usagers qui le constituent rejettent clairement l'idée d'avoir quitté France Télécom parce qu'elle ne correspond plus à l'idée qu'ils se font d'un service public. De même qu'ils rejettent l'idée selon laquelle il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public. Ces usagers ont donc pour caractéristique de se présenter comme des consommateurs prioritairement guidés par des considérations financières, mais qui ont aussi des motifs civiques à faire valoir pour critiquer la gestion monopolistique de l'entreprise publique.

2- Adhésion aux raisons marchandes et critiques civiques sur la gestion publique et les personnels du service public

74Ce profil d'usagers (P2) est très proche du précédent puisque les usagers qui le composent souscrivent aux mêmes arguments. Ils font ainsi prioritairement valoir la question des tarifs pour expliquer leur défection, et indiquent avoir quitté France Télécom pour manifester leur mécontentement à l'égard d'une entreprise qui les a empêchés de choisir librement sur un marché et qui a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent. De même, ils ne sont pas d'accord avec l'idée selon laquelle il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public. Ce qui distingue ce profil du précédent, c'est qu'ils sont aussi d'accord pour dire que les mauvaises relations qu'ils entretiennent avec les personnels du service public les à conduits à faire défection. Ces usagers peuvent donc, encore plus que ceux du profil précédent, être définis comme des consommateurs qui ont prioritairement quitté France Télécom pour des motifs économiques, mais aussi pour des motifs civiques quand il s'agit de critiquer les rapports qu'ils entretiennent avec les personnels du service public et la manière dont l'entreprise publique a géré sa situation de monopole.

3- Adhésion aux raisons civiques et adhésion aux raisons marchandes

75Le troisième profil (P3) est constitué d'usagers qui font aussi bien valoir des arguments civiques que marchands pour expliquer qu'ils ont quitté France Télécom. Parmi les arguments marchands qui les ont conduits à quitter France Télécom on trouve aussi bien les tarifs que les prestations commerciales. Et, parmi les arguments civiques, on retrouve une nouvelle fois le souhait des usagers de manifester leur La défection 205 mécontentement à l'égard d'une entreprise qui les a empêchés de choisir librement sur un marché et qui a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent. Mais, à la différence des précédents profils, ces usagers sont d'accord pour dire qu'il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public et pour dire qu'ils ont aussi fait défection parce que les pratiques commerciales de France Télécom ne correspondent plus à l'idée qu'ils se font d'un service public. Ce profil est donc composé d'usagers qui se présentent à la fois comme des consommateurs soucieux de gagner en qualité de service et en argent, mais aussi comme des citoyens qui critiquent les abus d'une organisation publique et sa dérive marchande, tout en indiquant l'importance de maintenir des missions de service public.

4- Critiques civiques sur l'activité commerciale de France Télécom et adhésion mesurée aux raisons marchandes

76Le quatrième profil (P4) permet d'identifier les usagers qui indiquent ne pas avoir prioritairement quitté France Télécom pour des raisons marchandes comme les tarifs. Ils disent aussi ne pas l'avoir quittée pour manifester leur mécontentement à l'égard d'une entreprise publique qui les a empêchés de choisir librement sur un marché et qui a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent. En revanche, ils sont d'accord pour dire qu'il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public et sont d'accord pour dire qu'ils ont fait défection parce que les pratiques commerciales de France Télécom ne correspondent plus à l'idée qu'ils se font d'un service public. Le seul motif qui explique qu'ils ont quitté France Télécom est donc le décalage entre la représentation qu'ils ont d'un service public et le rôle que joue actuellement France Télécom. Ce profil est plus spécifiquement constitué d'usagers qui se présentent essentiellement comme des citoyens qui ont surtout quitté France Télécom parce qu'ils ne retrouvent pas le service public qu'ils disent important de maintenir.

5- Adhésion mesurée aux raisons marchandes et civiques avec une sensibilité pour le maintien des activités de service public

77Le cinquième et dernier profil (P5) regroupe les usagers qui rejettent l'argument selon lequel ils auraient prioritairement quitté France Télécom pour ses tarifs. De même, sur le plan civique, ils ne disent pas avoir prioritairement quitté France Télécom pour manifester leur mécontentement à l'égard d'une entreprise qui les a empêchés de choisir librement sur un marché et qui a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent ou à cause des mauvaises relations qu'ils entretiennent avec les personnels du services publics. Par contre, ils indiquent qu'il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public, même s'ils ne disent pas l'avoir quittée parce que ses pratiques commerciales ne correspondraient plus à l'idée qu'ils se font d'un service public. S'ils ont quitté France Télécom ce n'est pas prioritairement pour des considérations marchandes, ni pour des considérations civiques, même s'ils reconnaissent l'importance des missions de service public qu'assure France Télécom.

Les caractéristiques sociologiques des profils isolés

78Nous allons reprendre chacun des profils pour identifier les caractéristiques les plus typiques des publics qui les composent. Indiquons toutefois qu'il ne s'agit que de tendances et que certains des profils identifiés sont très proches.

P1- Adhésion aux raisons marchandes et critiques civiques sur la gestion publique

79Ces usagers ont un niveau d'études inférieur ou égal au bac, se positionnent politiquement plutôt au centre et à droite et exercent une profession dans le secteur privé. Les hommes sont plus présents que les femmes et le niveau de revenu se situe plutôt entre 1 524 et 3 049 €. Il s'agit également, mais dans une moindre mesure, d'usagers qui résident plutôt dans des communes urbaines, qui ont plus de 51 ans et qui avaient une facture téléphonique comprise entre 46€ et 76€.

P2- Adhésion aux raisons marchandes et critiques civiques sur la gestion publique et les personnels du service public

80Ce profil est essentiellement constitué de femmes qui, politiquement se positionnent à droite, et qui avaient une facture téléphonique inférieure à 46 €. Une partie d'entre eux n'exerce pas d'activité professionnelle et l'autre, plus importante, exerce une activité dans le secteur privé. On peut aussi relever, dans une moindre mesure, que ces usagers ont un niveau d'études équivalent à bac plus deux, qu'ils résident plutôt dans une commune rurale, que leur revenu est plutôt compris entre 1 524 et 3 049€ et qu'ils ont entre 30 et 50 ans.

P3- Adhésion aux raisons civiques et adhésion aux raisons marchandes

81Ces usagers sont plutôt des résidents de communes rurales, qui ont entre 31 et 50 ans et qui exercent une profession dans le secteur public. Il s'agit davantage d'un public qui a un niveau équivalent à bac +2 ou au-delà, plutôt féminin et dont le montant de la facture téléphonique est supérieur à 76€. C'est aussi, dans une moindre mesure, un public qui se positionne politiquement plutôt à gauche et dont le niveau de revenu est compris entre 10 et 3049€.

P4- Critiques civiques sur l'activité commerciale de France Télécom et adhésion mesurée aux raisons marchandes

82Ces usagers sont tendanciellement plutôt des hommes employés du secteur public, ont un diplôme supérieurs à bac plus deux, se positionnent plutôt à gauche et ont des revenus supérieur à 3049 €. On peut également, dans une moindre mesure, dire que ces usagers résident plutôt dans des communes urbaines, ayant une facture supérieure à 76 € et ont plus de 51 ans.

P5- Adhésion mesurée aux raisons marchandes et civiques avec une sensibilité pour le maintien des activités de service public

83Ce profil est plutôt représenté par des personnes qui n'exercent pas d'activité professionnelle, qui ont des revenus inférieurs à 1524 € et qui se positionnent politiquement à gauche. Il s'agit d'un public plutôt constitué d'hommes qui ont entre 20 et 30 ans et qui avaient une facture comprise entre 46 € et 76 €. On peut aussi, dans une moindre mesure, indiquer qu'ils résident plutôt dans une commune urbaine et qu'ils ont un niveau d'études équivalent ou inférieur au bac.

L'incidence des variables sociologiques dans le recours aux arguments marchands et civiques

84Si nous savons désormais que l'on peut isoler certains profils d'usagers en fonction des raisons qu'ils donnent à leur défection et de leur opinion sur l'importance de maintenir les missions de service public de France Télécom, nous savons aussi que certaines caractéristiques sociologiques comme l'âge, le genre, le revenu de leur foyer, le niveau d'études, le lieu de résidence, le secteur d'activité professionnelle, le positionnement sur l'axe politique, et le montant de la facture téléphonique permettent d'identifier les publics qui sont le plus concernés par chacun de ces profils. Afin de mieux comprendre ce qui caractérise chaque profil, il nous faut désormais revenir sur les contributions de chacune de ces variables.

L'influence du genre

85Les femmes indiquent plus massivement avoir tenu compte des prestations commerciales pour faire défection et paraissent moins que les hommes prêtes à retourner chez l'opérateur public, même s'il devenait le plus compétitif du marché.

86Pour expliquer ces différences, il nous semble utile de rappeler que les femmes sont plus portées que les hommes à indiquer qu'elles ont quitté France Télécom parce qu'elles sont mécontentes que l'entreprise publique les aient trop longtemps empêché de choisir librement sur un marché. De même, elles indiquent davantage que leur défection est liée au fait que l'entreprise publique a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent. Enfin, on se souvient que les femmes consentent plus que les hommes à dire qu'il existe un lien entre leur défection et les mauvaises relations qu'elles entretiennent avec les personnels du service public. Il semble donc que ce qui explique que les femmes ont quitté France Télécom repose non seulement sur leur volonté de faire des économies et de gagner en qualité de service, mais aussi sur leur insatisfaction à l'égard de l'entreprise publique, de son mode de gestion et de ses personnels. Cette position critique pourrait expliquer que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à dire qu'elles ne retourneraient pas chez France Télécom si elle devenait l’entreprise la plus compétitive du marché.

87On pourrait alors dire que, parmi les usagers qui ont fait défection, les femmes paraissent en fait reprocher à France Télécom d'être un service public, mais cette interprétation n'a guère de sens si l’on tient compte du fait qu'il n'y a pas lieu de distinguer les femmes des hommes quant à l'argument selon lequel il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public. Cela signifie que ce qu'elles critiquent chez France Télécom ce n'est pas le fait qu'elle soit un service public qui assure des missions spécifiques, mais qu'elle ait profité de son statut public pour s'assurer un marché captif, une clientèle stable, pour en abuser avec indifférence, comme elles lui reprochent la mauvaise qualité des relations qu'elles entretiennent avec les personnels du service public. Ce n'est donc pas le service public qu'elles mettent en cause, mais seulement certains de ces aspects.

88Comment expliquer que ces arguments sont davantage ceux des femmes ? Les interprétations que nous avons précédemment proposées pour celles qui restent fidèles à France Télécom ont ici aussi leur pertinence. Ainsi, si les femmes sont plus souvent conduites à avoir une vision négative de France Télécom, c'est peut être parce qu'elles sont plus fréquemment en contact avec de nombreux autres services publics. Le temps perdu, la pénibilité des relations aux personnels, en somme l'ensemble des épreuves et tracasseries inutiles qu'elles rencontrent quand elles ont affaire à un service public, pourraient expliquer leur rejet de France Télécom. Dans les entretiens, les femmes sont toujours plus nombreuses à opérer un rapprochement entre l'expérience vécue de la relation aux personnels et la critique qu'elles formulent à l'encontre du fonctionnement plus général des services publics. Cela pourrait aussi dans une certaine mesure expliquer qu'elles sont plus nombreuses à indiquer qu'elles ont tenu compte des prestations commerciales pour quitter France Télécom. On peut aussi penser que, parce qu'elles disposent de moyens de comparaison avec d'autres secteurs d'activité, elles sont plus promptes à développer un regard critique sur le service public. Ce que Jeannot88 appelle la « concurrence par comparaison » pourrait ici expliquer le niveau d'exigence plus élevé des femmes.

89Reste à expliquer pourquoi elles sont plus nombreuses à indiquer qu'elles ont quitté France Télécom parce qu'elles sont mécontentes que l'entreprise les ait trop longtemps empêché de choisir librement sur un marché et parce qu'elle a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent. Il nous semble qu'une explication réside dans le point commun qui existe entre ces critiques et celle qui concerne les personnels du service public. On peut en effet, dans les deux cas, considérer qu'elles ne veulent plus subir la supériorité et l'arbitraire d'une organisation publique et la position d'autorité de personnels89, qui feraient peu de cas de leurs interlocuteurs. Pour chacun de ces arguments se manifeste le souci de ne plus subir un statut d'usager-administré contraint à la passivité et à la docilité sans disposer de marge de manœuvre. Elles seraient ainsi davantage portées à vouloir arbitrer librement dans leur consommation. C'est la raison pour laquelle les femmes sont les plus nombreuses à constituer le profil des usagers qui adhérent à des mobiles marchands et qui critiquent la gestion publique de France Télécom (P2). Cela ne les empêche pourtant pas d'indiquer qu'il est important que France Télécom continue à se préoccuper de l'égalité d'accès, de l'aide au plus défavorisés et de la desserte du territoire, mais elles ne semblent pas l'associer à leur choix de consommation.

L'effet de génération

90Rappelons que, quel que soit leur âge, les usagers sont toujours d'accord pour indiquer qu'ils ont quitté France Télécom pour des raisons tarifaires et de prestation commerciales, mais pas pour des raisons techniques. On sait par ailleurs que les usagers les plus jeunes (20-30 ans) sont, contrairement à leurs aînés, majoritairement opposés à l'idée qu'ils pourraient retourner chez France Télécom, si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché. Si les usagers les plus jeunes se prononcent de cette manière, on peut d'abord supposer que c'est parce que leur défection ne s'explique pas seulement par des motifs marchands. Pourtant, aucun des motifs civiques qui leur ont été présentés ne permettent réellement de le penser. Ils sont en fait très partagés pour dire qu'ils ont quitté France Télécom parce qu'ils sont mécontents d'une entreprise publique qui les a empêchés de choisir librement dans leur consommation et qui a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent, comme ils sont très partagés pour dire que ce sont les mauvaises relations qu'ils ont avec les personnels du service public qui les ont conduits à agir ainsi. La seule proposition sur laquelle ils se prononcent franchement est celle qui propose d'expliquer la défection par les pratiques commerciales de France Télécom qui ne correspondent plus à l'idée qu'ils se font d'un service public. Ils répondent massivement ne pas avoir été influencés par ce mobile. En somme, les usagers les plus jeunes ne se distinguent pas des autres usagers lorsqu'ils disent avoir quitté France Télécom pour des raisons marchandes et sont la plupart du temps très partagés ou opposés à l'idée qu'ils ont été influencés par des mobiles civiques.

91Il paraît donc ne pas y avoir de motifs prépondérants qui pourraient expliquer qu'ils ont quitté France Télécom. C'est la raison pour laquelle les usagers les plus jeunes sont ceux qui représentent le mieux le profil des usagers dont les mobiles marchands et civiques n'expliquent pas totalement leur défection (P5). Cela paraît d'autant plus plausible que ce profil est constitué d'usagers qui ne sont pas insensibles à ce que France Télécom continue à assurer l'égalité d'accès, l'aide aux plus défavorisés, à amener le téléphone dans des endroits isolés et difficiles d'accès, comme le sont les usagers qui ont moins de 31 ans.

92Comment interpréter ces résultats ? Rappelons pour commencer que nous avons déjà été amené à distinguer les usagers les plus jeunes quand nous avons procédé à l'analyse des mobiles de la fidélité. Nous avons alors supposé que ce qui caractérise ces usagers c'est qu'ils distinguent plus fortement que les autres l'acte de choisir une compagnie téléphonique des opinions qu'ils ont sur le service public. Les résultats que nous avons obtenus ici nous permettent de soutenir la même hypothèse. Ils semblent avant tout pragmatiques et, par comparaison avec ceux qui sont plus âgés, ne paraissent pas vraiment avoir été guidés par des motifs idéologiques. Il faudrait bien entendu nuancer nos propos par le niveau d'études et de revenu mais, si l’on se contente de l'âge des usagers c'est ce qui transparaît le plus. Sans doute le rôle et la place que prend le téléphone dans le quotidien des jeunes contribue-t-il à expliquer cette situation. Plus qu'un simple outil de communication, le téléphone est un instrument essentiel de sociabilité (Manceron, 1997) qui, pour les jeunes peut-être plus que pour les autres, conduit à être avant tout pragmatique quand il s'agit d'en consommer.

93Comme nous l'avions dit pour les usagers qui restent chez France Télécom, on peut ici également supposer que le processus de socialisation au service public a une incidence sur le positionnement des plus jeunes. Ce qui distinguerait les usagers de moins 31 ans des autres, c'est qu'ils se sont peu ou pas appropriés une image de France Télécom comme celle d'un service public ayant des finalités politiques. Il pourrait ainsi exister une rupture entre des générations socialisées au modèle du service public et des usagers pour qui l'opérateur public est avant tout une entreprise de téléphonie.

94On peut d'autant plus le penser que passé 31 ans, les usagers ont des arguments civiques à faire valoir et semblent davantage distinguer France Télécom des autres opérateurs de téléphonie. Pour les 30-50 ans cela se traduit par une critique plus soutenue du mode d'administration du service public et des personnels, mais aussi par une critique de la dérive marchande de France Télécom et par le souhait que soient maintenues les missions de service public. Pour les plus de 51 ans cela se traduit de manière assez semblable, sauf qu'ils sont nettement plus nuancés pour critiquer le mode d'administration du service public, mais par contre davantage impliqués quand il s'agit d'exprimer l'importance de maintenir les missions de service public de France Télécom et quand il s'agit de dire qu'ils l'ont quitté parce que ses pratiques commerciales ne correspondent plus à l'image qu'ils ont d'un service public. Ce résultats nous invitent à penser que, plus les usagers ont un âge avancé, plus ils pourraient avoir un sentiment de déloyauté à l'égard de valeurs morales, de normes qu'ils prêtent au service public quand il adopte les pratiques marchandes d'une entreprise commerciale.

Le rôle du milieu social

95Commençons par rappeler que, lorsque les usagers ont à dire s'ils ont quitté France Télécom pour manifester leur mécontentement à l'égard d'une entreprise publique qui les a empêchés de choisir librement dans leur consommation, ce sont ceux qui ont les revenus les plus élevés et les plus diplômés qui sont les plus nombreux à l'indiquer. Division que l'on retrouve lorsque les usagers indiquent être mécontents d'une entreprise publique qui a abusé de son monopole pour gagner de l'argent, lorsqu'ils indiquent qu'ils ont quitté France Télécom parce que ses pratiques commerciales ne correspondent pas à l'idée qu'ils se font d'un service public, et lorsqu'ils indiquent qu'il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public. Ce sont toujours les usagers qui ont les revenus et les diplômes les plus élevés qui sont le plus massivement d'accord avec ces propositions. Par contre, les usagers les moins diplômés sont majoritairement d'accord pour dire qu'ils ont quitté France Télécom à cause des mauvaises relations qu'ils entretiennent avec les personnels du service public.

96Partant, on voit bien le rôle que joue le milieu social des usagers. Plus les usagers appartiennent à un milieu social aisé, plus ils portent un jugement critique sur des considérations théoriques et assez générales sur le service public et son mode d'administration, alors que plus les usagers appartiennent à un milieu social modeste, plus ils critiquent les relations établies avec les personnels.

97Relever que ceux qui ont les revenus et les diplômes les plus faibles sont davantage enclins à se référer aux mauvaises relations qu'ils entretiennent avec les personnels du service public pour expliquer leur défection et qu'ils sont moins nombreux à indiquer qu'il est important que France Télécom maintienne des activités de service public peut paraître étonnant lorsque l'on sait que la relation aux personnels est précisément le lieu ou la qualité relationnelle « dépasse la seule question de la qualité commerciale de la relation »90. Mais ces résultats ne sont pas étonnants si on les rapporte à l'interprétation que nous avons faite de l'enquête sur les usagers fidèles. Rappelons que nous avons constaté que les usagers les moins diplômés sont ceux qui indiquent plus massivement l'importance qu'ils attribuent aux relations qu'ils entretiennent avec les personnels de France Télécom pour expliquer leur fidélité. C'est donc que les usagers les moins diplômés sont plus sensibles à la manière dont ils sont accueillis, écoutés, aux conseils qui leur sont prodigués et à la résolution de leurs problèmes. Ils sont plus attentifs à l'exercice concret du service public, à la prestation rendue dans la relation à l'agent. Si cette hypothèse nous semble pertinente c'est parce qu'elle permet d'expliquer que les usagers qui ont les diplômes et les revenus les moins élevés ont fait défection parce qu'ils sont déçus des relations avec les personnels. Ceci nous conduit à penser que ces usagers conçoivent le service public à partir de l'usage qu'ils en font, à partir de l'observation et la connaissance empirique qu'ils en ont. Ils sont peut être plus pragmatiques et s'attachent à des réalités concrètes, comme la considération qu'on leur porte.

98Un telle interprétation semble d'autant plus vraisemblable que les usagers ayant les niveaux de revenu et de diplôme les plus élevés semblent s'attacher à des critères plus idéologiques pour expliquer qu'ils ont quitté France Télécom ou pour dire qu'il est important que l'idée généreuse et altruiste du service public soit maintenue. Ici aussi il existe une proximité avec les résultats obtenus par l'enquête sur les usagers restés chez France Télécom. C'est ce que confirment les profils d'usagers qui ont été isolés. Dès que les arguments que font valoir les usagers pour expliquer leur défection de France Télécom s'enrichissent d'une critique sur le service public, son mode d'administration et sa dérive commerciale, plus les usagers qui appartiennent à des milieux aisés sont représentés (P2, P3 et P4).

L’impact du lieu de résidence

99Rappelons que les usagers qui résident dans une commune rurale sont, à l'inverse des usagers qui résident dans une commune urbaine, majoritairement d'accord pour dire qu'ils ont quitté France Télécom pour manifester leur mécontentement à l'égard d'une entreprise publique qui a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent. Ajoutons que les usagers qui résident dans une commune rurale sont également plus nombreux à dire que France Télécom doit continuer à assurer des missions de service public d'égalité d'accès, d'aide aux plus défavorisés et de desserte du territoire. En somme, les usagers qui résident dans des commune rurales sont plus prompts à indiquer que leur défection s'explique parce qu'ils sont mécontents d'une entreprise publique qui a abusé de son monopole pour gagner de l'argent et nettement majoritaires à faire valoir l'importance que France Télécom maintienne ses activités de service public.

100L'interprétation que nous proposons de ces résultats nous semble à nouveau semblable à celle que nous avons faite des usagers qui sont restés fidèles à France Télécom. Nous avons en effet constaté que les usagers qui résident dans une commune rurale avaient plus massivement reconnu que leur fidélité était aussi liée au fait que France Télécom se préoccupe d'amener le téléphone dans des endroits isolés et difficiles d'accès. Nous avons ainsi signalé qu'il existe une forme de reconnaissance historique pour le travail accompli par l'opérateur public au moment où le monde rural devait être aménagé en téléphone. Nous avons alors indiqué qu'il fallait ici aussi sans doute tenir compte d'un processus de socialisation qui rend les usagers du rural plus sensibles à l'idée que France Télécom assure des missions spécifiques. Mais ce n'est pas seulement en référence à des idées surgies du passé sans pertinence actuelle. Non seulement le service public a une assise pratique, matérielle et visible (les réseaux câblés, les pannes, etc....), mais en plus il se conjugue sans nul doute au présent. Dès lors, il nous semble finalement assez plausible que, parmi les usagers qui vivent dans le monde rural, certains soient davantage critiques sur son mode d'administration, précisément parce qu'ils sont plus nombreux à adhérer à l'idée que France Télécom doit avoir une conduite de service public. On peut en effet supposer que, s'ils critiquent France Télécom de s'être servi de sa situation de monopole pour gagner de l'argent alors qu'ils ne la condamnent pas pour les avoir contraints dans leur consommation, c'est précisément parce qu'ils s'attendaient à ce qu'elle agisse différemment. Peut-être auraient-ils souhaité que France Télécom fasse preuve de davantage de justice en proposant des tarifs plus compétitifs que ceux de la concurrence ? On peut le penser dans la mesure où ils ne contestent pas que France Télécom ait adopté des pratiques commerciales qui ne correspondent pas à l'idée qu'ils se font d'un service public. Si nous faisons cette interprétation c'est parce que, dans nos entretiens, il nous a été dit que le rôle d'un service public était précisément d'offrir les tarifs les plus avantageux. C'est peut-être pour cette raison que les usagers qui résident dans une commune rurale sont le plus représentés dans le profil de ceux qui mêlent des arguments marchands et civiques (P3) et que les usagers qui résident dans une commune urbaine sont davantage présents dans le profil de ceux qui donnent une place prioritaire aux arguments marchands et aux critiques de la gestion du monopole public (P1).

L'incidence du secteur d'activité professionnelle

101Ce sont les usagers qui exercent une profession dans le secteur public qui sont les plus enclins à indiquer qu'ils retourneraient chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché, alors que les employés du privé sont majoritairement en désaccord avec cette proposition. Là aussi on pourrait penser que si les employés du public sont plus nombreux à envisager un retour chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive, c'est parce qu'ils sont avant tout préoccupés par leur satisfaction marchande. Pourtant, à en croire l'ensemble des réponses qu'ils ont faites, il semble une nouvelle fois difficile de le penser.

102Il faut en effet se souvenir qu'à la question de savoir s'ils ont quitté France Télécom parce qu'ils sont mécontents d'avoir été empêchés de pouvoir choisir librement sur un marché, les usagers du secteur public sont moins nombreux que ceux du privé. De même qu'ils sont moins nombreux que ceux du privé à être d'accord avec la proposition selon laquelle ils ont quitté France Télécom pour manifester leur mécontentement à l'égard d'une entreprise publique qui a abusé de son monopole pour gagner de l'argent. Ils sont en revanche plus nombreux dans le public à indiquer qu'ils ont quitté France Télécom parce qu'elle a des pratiques commerciales qui ne leur paraissent plus correspondre à l'idée qu'ils se font d'un service public, comme ils sont très majoritairement d'accord pour dire qu'il est important que France Télécom continue à assurer des missions de service public. Par contre, les usagers du privé opèrent plus franchement un lien entre leur défection et les mauvaises relations qu'ils entretiennent avec les personnels du service public, tandis que les employés du secteur public sont très majoritairement opposés à cette idée.

103Comme on peut le voir, il existe sur la totalité des mobiles civiques présentés, des différences entre les employés du public et ceux du privé. Cela apparaît assez distinctement dans les profils d'usagers que nous avons isolés. On peut ainsi relever que, dans les profils des usagers qui font prioritairement valoir des arguments marchands et une critique sur la gestion du monopole public (P1 et P2), les employés du privé sont les plus présents, alors que l'on trouve davantage d'employés du public dans les profils de ceux qui font aussi valoir de manière complémentaire (P3) ou de manière prioritaire (P4) que les pratiques commerciales de France Télécom ne correspondent plus à l'idée qu'ils se font d'un service public et l'importance qu'elle maintienne ses missions de service public.

104Pour comprendre ces différences, il nous semble judicieux de rappeler que celles-ci reposent sans doute pour partie sur des enjeux professionnels (Rouban, 1998) et sur un positionnement politique. La politisation de la fonction publique est, comme le souligne Rouban (1999), une tendance de fond du secteur public que l’on retrouve au sommet comme au guichet. Pour le comprendre, il faut, comme nous l'avons rappelé plus haut, indiquer que les fonctionnaires bénéficient d'une forme de socialisation politique91 que ne connaissent pas les salariés du secteur privé et s'impliquent davantage dans la vie politique ou syndicale que ces derniers. Par ailleurs, les enquêtes du CEVIPOF nous ont conduit à rappeler qu'il existe une culture de gauche dans la fonction publique.

105Nos résultats nous semblent ainsi déterminés par des intérêts professionnels et par un ancrage ancien et durable dans une culture de gauche. On peut dès lors penser que la conjonction de ces deux facteurs permet d'expliquer que les salariés du public sont naturellement moins portés à expliquer leur défection par une condamnation des agents de la fonction publique et par leur mécontentement de la gestion monopolistique de France Télécom.

106Cela paraît d'autant plus plausible que ce serait contradictoire avec leurs intérêts professionnels et leur culture politique. On sait que la notion de service public est très fortement valorisée et défendue par les salariés de la fonction publique. La question des relations des personnels du service public aux usagers est dans ce cadre particulièrement sensible, jusqu'à constituer une sorte d'emblème de l'esprit de service public. On peut dès lors comprendre qu'ils refusent de dire que leur défection soit liée aux mauvaises relations qu'ils entretiennent avec les personnels du service public. Le contraire reviendrait d'une certaine manière à mettre en cause la fonction publique dans son ensemble. Par ailleurs, il est de notoriété publique que l'activité de guichet est particulièrement exposée aux critiques. Participer de ce mouvement serait renier une partie de leur identité professionnelle. Enfin, depuis la fin des années quatre-vingt dix, la fonction publique n'est plus protégée de la concurrence, du changement d'activité, ou de la réduction du nombre de fonctionnaires partant à la retraite et aux postes non renouvelés. Dans ce climat d'incertitude et d'instabilité, la remise en cause du service public devient un sujet particulièrement sensible pour les fonctionnaires. On peut dès lors comprendre qu'ils soient plus nombreux que les usagers qui exercent une profession dans le secteur privé à indiquer que les missions de service public de France Télécom doivent être maintenues. On peut d'autant mieux le comprendre qu'ils sont plus ou moins directement concernés. C'est donc à la fois dans une défense de leurs intérêts corporatistes, mais aussi de la réviviscence de leur culture de gauche face à des politiques de réforme néolibérale que peut résider l'explication de leur adhésion plus massive au maintien des missions de service public de France Télécom. Cela étant, ces propos devraient sans doute être nuancés face à l'idée d'une homogénéité du secteur public, mais si cette homogénéité existe, elle reste relative au regard de la nature du métier, de la place dans la hiérarchie socioprofessionnelle et de la nature de l'environnement (exposition plus ou moins forte à la concurrence par exemple).

107De telles interprétations ne doivent pas pour autant faire croire que les usagers qui exercent une activité dans le secteur privé sont plus préoccupés de maximiser leurs intérêts financiers que ne le sont les usagers qui exercent une profession dans le secteur public. Simplement, lorsqu'ils font valoir des mobiles civiques, c'est davantage pour en critiquer le fonctionnement que pour exprimer leur désenchantement de voir l'entreprise publique de téléphonie de plus en plus adopter les pratiques commerciales de n'importe quelle entreprise privée.

Le positionnement politique

108Rappelons que les usagers de gauche paraissent totalement partagés face à la proposition de retourner chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché, alors que les usagers de droite y sont opposés et que ceux du centre sont d'accord. Rappelons aussi que lorsque la question du maintien des activités de service public par France Télécom est posée, ce sont les usagers de gauche qui sont très majoritairement d'accord alors qu'au centre les usagers sont plus partagés et qu'à droite ils s'y opposent.

109Arrêtons nous quelques instant sur ce dernier résultat pour signaler qu'il ne confirme pas celui que nous avons obtenu avec les usagers qui restent fidèles à France Télécom. Souvenons nous que, quel que soit le positionnement politique des usagers, il n'existe pas de différence qui pourrait nous conduire à penser qu'il existe une opinion partisane sur l'importance de maintenir les missions de service public. Il n'existe cependant pas de consensus sur cette question chez les usagers qui ont quitté France Télécom. Reste que la question posée ici implique que France Télécom ait en charge le maintien les activités de service public. Or, comme nous l'avons précédemment dit, le maintien des activités de service public n'est pas pour tous les usagers irrémédiablement lié à France Télécom. On peut ainsi imaginer qu'une partie des usagers de droite et du centre seraient plus nombreux à répondre qu'il est important que les missions d'égalité d'accès, d'aide aux plus défavorisés et de desserte du territoire soient maintenus si la tâche n'en incombait pas à France Télécom. On peut dès lors supposer que les usagers font une lecture partisane de cette question et refusent que France Télécom soit nécessairement liée à l'État par ses activités de service public. Mais une autre interprétation est possible pour expliquer le positionnement des usagers du centre et de droite. Il semble en effet que s'ils sont aussi nombreux à indiquer qu'il n'est pas important que France Télécom continue à assurer des missions de service public, c'est aussi parce que les usagers que nous avons interrogés font partie des premiers usagers à avoir quitté France Télécom. C'est un point qui peut être important, si l'on suppose que les premiers à partir sont sans doute aussi les plus mécontents. Il se peut donc que les propositions auxquelles adhèrent nos usagers sont plus militantes et partisanes qu'elles ne le seraient avec des usagers qui font aujourd'hui défection de France Télécom. Ceci conduit à dire qu'il convient sans doute de modérer le clivage partisan observé sur cette question.

110Ces précautions étant prises, on peut néanmoins constater que les usagers semblent véritablement adopter des réponses partisanes lorsque sont posées les questions du monopole public et de ses abus ou celle des politiques commerciales qui dénaturent l'image du service public. Ainsi, les usagers de droite et du centre indiquent en majorité avoir fait défection parce qu'ils sont trop longtemps restés prisonniers d'un monopole public, alors que les usagers de gauche sont plus partagés. Les usagers de droite, et plus modérément les usagers du centre, indiquent également que leur défection est aussi une manière d'exprimer leur mécontentement à France Télécom qui a abusé de sa situation de monopole pour gagner de l'argent à leurs dépens. Enfin, les usagers qui se positionnent à gauche ont, plus que les usagers du centre et de droite, tendance à indiquer, mais dans de faible proportions, qu'ils ont aussi fait défection de France Télécom pour sanctionner sa dérive marchande qui ne correspond plus à l'idée qu'ils se font d'un service public.

111Il y aurait ainsi des arguments que les usagers de droite mobilisent plus volontiers, comme la critique d'un monopole public qui institue un rapport liberticide et qui profite de cette situation pour gagner de l'argent. Signalons au passage que si les usagers de gauche sont plus partagés, sans pour autant être totalement opposés à l'argument selon lequel l'entreprise publique les a contraints à la captivité, c'est sans doute aussi parce qu'ils partagent le sentiment que le marché et l'ouverture à la concurrence offrent un meilleur traitement de l'usager-client, une possibilité de choisir librement, une baisse des prix et de nouveaux services de meilleure qualité qu'il est difficile d'offrir dans le contexte du monopole. Par contre, les usagers de gauche sont nettement moins nuancés et plus en désaccord avec les usagers de droite et du centre vis-à-vis de l'idée que le monopole public instaure un rapport qui les désavantage et permet des débordements financiers inacceptables. L'idée selon laquelle France Télécom se serait servie de son statut public et de son monopole, pour par exemple, augmenter l'abonnement des usagers semble davantage s'inscrire dans un discours de droite semblable à celui de l'Association de Défense des Usagers de l'Administration dont l'objet est de dénoncer la rente de situation dont bénéficie le service public.

112Du coté des arguments de gauche, même si au total peu d'usagers y souscrivent, existe l'idée d'un décalage entre leur manière de concevoir le service public de téléphonie et les pratiques commerciales adoptées par France Télécom. On peut supposer que s'ils se prononcent de cette manière c'est parce qu'ils sont plus prompts à associer France Télécom à un service public qui a pour spécificité d'être au service de la collectivité plutôt que d'intérêts particuliers. Les usagers de gauche seraient ainsi plus sensibles à cette conception du service public et pourraient davantage l'évoquer pour expliquer le sentiment qu'ils ont que France Télécom n'est plus un service public et ne mérite donc plus qu'ils lui restent fidèles. C'est ce qui explique sans doute que les usagers de gauche appartiennent essentiellement au profil de ceux qui portent un regard critique sur le développement des pratiques commerciales de France Télécom et qui manifestent l'importance qu'elle continue à assurer des missions de service public (P4) alors que les usagers de droite appartiennent plus massivement au profil des usagers qui portent prioritairement un regard critique sur la gestion monopolistique de France Télécom (P2). Quant aux usagers du centre leurs réponses sont plus énigmatiques, elles sont parfois semblables à celles des usagers de droite et parfois à celles des usagers de gauche sans jamais véritablement s'en détacher. Ce qui les distingue le plus des autres usagers c'est qu'ils indiquent qu'ils pourraient retourner chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive comme si, finalement, l'essentiel était pour eux d'être commercialement satisfaits (P1).

Le niveau de facturation

113Quel que soit le montant de la facture téléphonique qu'avaient les usagers lorsqu'ils étaient chez France Télécom, ils sont d'accord pour dire que c'est pour des questions tarifaires qu'ils l'ont quittée. Rappelons par ailleurs que les usagers qui avaient la facture la plus faible (moins de 46 €) et la plus élevée (plus de 76 €) sont les seuls à majoritairement indiquer l'avoir quitté du fait de ses prestations commerciales. En revanche, ce sont ceux qui avaient une facture moyenne (de 46 à 76€) qui sont seuls, même s'ils sont très minoritaires, à dire qu'ils l'ont aussi quittée pour des raisons techniques. Ajoutons enfin que ce sont aussi les usagers qui avaient une facture moyenne qui sont les plus disposés à indiquer qu'ils pourraient retourner chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché, alors que ceux qui avaient les factures les moins élevées et les plus élevées sont majoritairement en désaccord avec cette possibilité.

114Partant de ces premiers résultats, il semble que le montant dont s'acquittaient les usagers lorsqu'ils étaient chez France Télécom a une incidence sur les mobiles marchands qui les ont conduits à faire défection. On peut en effet opérer une distinction entre ceux qui avaient des factures moyennes et ceux qui avaient une facture relativement faible ou élevée. Sur un plan purement financier, il apparaît, nous l'avons dit, que quel que soit le montant de la facture de téléphone, les usagers sont tous d'accord pour en faire un mobile qui explique leur défection. Néanmoins, si l'on observe les degrés d'accord qu'ils présentent, on constate que, moins la facture était élevée, plus ils sont tout à fait d'accord avec la proposition selon laquelle ils ont quitté France Télécom pour ses tarifs. Cela peut paraître surprenant, si l’on considère que c'est précisément l'inverse que nous devrions observer. Il est en effet assez logique de penser que c'est parce que le montant de la facture atteint un seuil qui paraît déraisonnable que les usagers envisagent de choisir une entreprise qui propose des tarifs plus intéressants. S'il ne suffit sans doute pas que les usagers aient une facture élevée pour qu'ils pensent qu'il devient urgent de quitter France Télécom, c'est parce que l'appréciation du montant qu'ils dépensent peut varier d'un individu à l'autre. Mais une autre explication plus en phase avec nos données peut être évoquée. Il faut en effet savoir que c'est l'abonnement qui est la plupart du temps jugé abusif et que ce sentiment est d'autant plus présent que le montant de la facture est peu élevé. Cela s'explique tout simplement par le fait que l'abonnement constitue la plus grosse contribution à la facture par rapport aux communications téléphoniques. Cela pourrait expliquer que les usagers qui ont les plus petites factures sont davantage portés à dire qu'ils ont quitté France Télécom pour ses tarifs.

115Sur le plan de la qualité des prestations commerciales, de la technique et de la possibilité de retourner chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché, il est en revanche plus difficile d'expliquer le positionnement des usagers à partir du seul montant de leur facture. À y regarder de plus près, il apparaît en effet plus judicieux d'indiquer qu'il est possible d'identifier un public en fonction du montant qui était alloué aux factures payées à France Télécom. Autrement dit, les usagers qui avaient les factures les plus élevées (plus de 76 €) sont ceux qui ont le niveau d'études (plus que bac + 2) et de revenu le plus élevé (+ de 3 049€), qui proportionnellement sont les plus âgés (+ de 51 ans) et qui appartiennent au secteur public. On peut également relever que la plus grande partie des usagers qui avaient une facture inférieure ou égale à 46 € ont un niveau diplôme équivalent ou supérieur à bac + 2, mais ont des revenus qui ne dépassent pas les 3049 €, exercent une activité professionnelle dans le privé quand ils travaillent, et sont plutôt jeunes (20-30ans). Quant aux usagers qui avaient une facture comprise entre 46 et 76 € on peut dire qu'ils sont plus nombreux à avoir un niveau d'études inférieur ou égal bac, qu'ils exercent plutôt une profession dans le privé, et ont majoritairement entre 30 et 50 ans. Si on prend en considération ces nouvelles données, on comprend mieux que les usagers qui avaient la facture la plus faible (moins de 46 €) et la plus élevée (plus de 76 €) sont les seuls à majoritairement indiquer l'avoir quittée pour ses prestations commerciales, et que les usagers qui avaient une facture comprise entre 46 et 76 € sont les seuls à indiquer qu'ils pourraient retourner chez France Télécom si elle devenait l'entreprise la plus compétitive du marché. Ainsi, plus la facture est élevée, plus les usagers s'éloignent des profils de ceux qui donnent prioritairement des raisons tarifaires à leur défection et émettent des critiques sur la gestion monopolistique de France Télécom (P1 et P2), pour se rapprocher de ceux qui prioritairement font valoir le fait que France Télécom n'est plus un service public (P3 et P4).

116Cela se vérifie puisque les données montrent que, plus le montant de la facture qu'avaient les usagers chez France Télécom est élevé, plus ils expliquent leur défection parce qu'elle a adopté des pratiques commerciales qui ne leur paraissent plus correspondre à l'idée qu'ils se font d'un service public. De même, plus le montant de la facture qu'avaient les usagers chez France Télécom est élevé, plus ils sont d'accord pour indiquer qu'il est important qu'elle continue à assurer des activités de service public.

117En somme, on pourrait dire que moins la facture est élevée plus les usagers entretiennent un rapport tarifaire et critique à France Télécom. Si cette façon de voir est statistiquement valide, il ressort que le montant de la facture seul ne permet pas de comprendre pourquoi certains usagers s'en réfèrent à tel ou tel argument pour expliquer qu'ils ont quitté France Télécom. Cela ne signifie pas que le montant de la facture ne constitue pas un enjeu important aux yeux des usagers. C'est même plutôt le contraire si l’on en juge par les réponses obtenues, mais cet enjeu est d'autant plus présent que la part de l'abonnement prend une place prépondérante dans la facture.