Usagers ou consommateurs ?
|La fidélité
La fidélité, captifs, clients, et citoyens
Texte intégral
1SI L'ANALYSE STATISTIQUE apporte un premier éclairage sur le rapport qu'entretiennent les usagers à France Télécom, il n'en reste pas moins qu'elle les enferme dans des profils qui rendent partiellement compte du sens qu'ils donnent à celui-ci. Il ne s'agit pas de rejeter l'influence des logiques sociales économiques, culturelles et partisanes que nous avons décrites, mais d'insister sur le fait qu'elles ne déterminent pas de façon univoque le rapport qu'entretiennent les usagers à France Télécom. Notre propos maintenant est donc de nous éloigner du cadre contraint du questionnaire pour recourir de manière plus approfondie aux entretiens, afin de rendre compte des raisonnements, stratégies, représentations, conceptions et jugements des usagers pour expliquer qu'ils sont restés chez France Télécom. Par-là même nous voulons montrer comment ils identifient, perçoivent, décrivent France Télécom et la possibilité qu'ils ont de pouvoir choisir leur consommation.
2Les résultats auxquels nous aboutissons montrent, que même s'il existe des profils d'usagers plus prompts que d'autres à faire valoir des arguments marchands, civiques ou aucun des deux, le plus souvent ils les combinent en mobilisant des principes et des rationalités hétérogènes. Autrement dit, les usagers font toujours plus ou moins référence à des arguments marchands et civiques, et ce quelles que soient l'importance et la priorité qu'ils leur accordent pour expliquer qu'ils sont restés chez France Télécom. Nous verrons ainsi que c'est aussi au travers de l'expérience individuelle, de l'histoire personnelle de chacun face à cette entreprise, au service public et aux valeurs et principes qui lui sont associés que l'on peut comprendre le rapport qu'entretiennent les usagers à France Télécom. De même que c'est aussi à partir des préoccupations marchandes de chacun, de ses intérêts et de ses craintes que se construit le rapport à France Télécom.
3Pour le montrer, nous partons de l'analyse de 37 entretiens réalisés auprès d'usagers qui ne figurent pas parmi les répondants de l'échantillon ayant participé à l'enquête quantitative. La consigne initiale donnée aux enquêtés était de nous raconter comment ils perçoivent l'ouverture à la concurrence de la téléphonie fixe et de nous dire quels motifs, selon eux, expliquer qu'ils sont restés chez France Télécom. Il s'agissait, à partir de questions ouvertes, d'obtenir les perceptions, connaissances, opinions qu'ont les enquêtés de France Télécom des transformations en cours et de les conduire à produire un discours d'explicitation de leur choix de consommation. En les confrontant à leur conduite de fidélité, notre objectif était de saisir les raisons légitimes qu'ils évoquent et par-là même de mieux comprendre le rapport qu'ils entretiennent à France Télécom.
4Pour plus de clarté dans l'exposé, nous avons organisé notre analyse à partir des figures d'usagers que nous avons isolées lors de notre approche statistique. Nous commencerons par aborder la figure des usagers que l’on peut définir comme étant principalement animée par des mobiles marchands (P1 et P2), ceux que nous avons appelés usagers-clients. Ensuite, nous aborderons ceux que l’on peut définir comme étant essentiellement concernés par les mobiles civiques (P2 et P3) que nous appelons usagers-citoyens, et enfin nous aborderons ceux qui indiquent être relativement hermétiques à l'ensemble de ces mobiles et que nous appelons usagers captifs.
Les usagers-clients
5Nous abordons ici le cas des usagers qui donnent des raisons exclusivement ou prioritairement marchandes pour expliquer qu'ils sont restés chez France Télécom. Soit ils rejettent totalement l'idée d'avoir été influencés par des mobiles civiques, soit ils disent que ceux-ci peuvent avoir joué un rôle mais que celui-ci est accessoire. La caractéristique première de ces usagers est donc de se présenter comme des clients consommateurs préoccupés par des intérêts marchands. Ils disent avoir comparé, mené des arbitrages entre France Télécom et les autres opérateurs, et avoir fait un choix commercial qui ne leur est pas défavorable.
Les raisons marchandes comme frein à la défection et l'incessante projection du choix
6De l'ensemble des entretiens réalisés avec ces usagers, il ressort que la question du prix des communications et des abonnements pratiqués par l'opérateur public est le critère auquel ils paraissent prêter le plus d'importance. En même temps, la plupart des usagers interrogés décrivent rarement France Télécom comme offrant les meilleurs prix sur le marché. Les tarifs que pratique France Télécom semblent en fait davantage intervenir comme un mobile qui empêche de faire défection que comme un mobile qui conduit à demeurer fidèle.
Comment avez-vous procédé pour comparer les entreprises de...
Le prix, c'est aussi simple que ça, le prix. [...] Bon, nous par exemple, on téléphone peu en national, donc pour nous ce n'était pas intéressant de changer. Alors j'ai comparé et là j'ai vu que les différences de prix étaient pas, heu, extraordinaires. Il n'y a pas tant de différences entre les prix France Télécom et les autres, à l'exception peut être des forfaits spécialisés vers une destination par exemple.
Femme, 42 ans, assistante juridique du privé.
7Cela ne veut pas dire que la question des tarifs n'est pas présente dans le rapport des usagers à France Télécom, elle est même une préoccupation essentielle. Les usagers se réfèrent d'ailleurs en premier lieu à une augmentation des tarifs pour dire ce qui les motiverait à faire défection. Il faut donc noter que, s'ils ont le sentiment de ne pas faire la meilleure affaire en restant chez France Télécom, ils sont attentifs à ce que l'argent qu'ils perdent ne dépasse pas un niveau raisonnable.
8Si la question des prestations commerciales n'apparaît pas dans nos entretiens de manière aussi récurrente que le prix, elle se présente souvent comme un argument supplémentaire plutôt que comme un argument décisif. Ce qui revient assez souvent dans les entretiens ce sont la diversité des offres, le contact établi avec les vendeurs et les conseils qui leur sont prodigués. Les prestations commerciales viennent souvent compléter la préoccupation d'optimiser le budget alloué aux communications.
Si je compare avec d'autres, je ne suis pas sûre de trouver la même qualité de service. J’ai mon compagnon qui a quand même attendu au moins 20 minutes avant d'avoir le service clients chez Bouygue. Et pendant ce temps le compteur tourne, je veux dire qu'il a quasiment écoulé son forfait en attendant qu'un conseiller clientèle lui réponde. je ne sais pas si c'est un hasard, mais bon, quand même ça fait réfléchir.
Femme, 33 ans, technico-commerciale.
9La proximité des services est également un argument. A plusieurs reprises, nous avons constaté que la possibilité de localiser une agence de France Télécom, de pouvoir s'y rendre est un facteur important. Alors que les autres opérateurs de téléphonie n'existent souvent que par le biais de numéros de téléphone ou de dépliants publicitaires, France Télécom est, à l'inverse, située et matérialisée. Cela permet d'avoir prise sur l'échange marchand et de rassurer les usagers qui ont du mal à identifier leur interlocuteur.
Pour moi, c'est quand même important d'avoir affaire à une entreprise avec laquelle je peux avoir des contacts humains. Toutes ces nouvelles entreprises dont on parle, elles sont où ? Si vous avez un problème, vous faites comment ? Par téléphone ou par courrier. On sait bien qu'il vaut mieux se déplacer pour ce genre de choses. Il s'agit quand même d'argent.
Homme, 33 ans, conducteur de travaux.
10À ces raisons du maintien de l'abonnement chez France Télécom, certains usagers ajoutent celle de la technique. Quand ils le font, ils comparent explicitement France Télécom à d'autres opérateurs ou à d'autres organisations commerciales censées disposer de techniciens pour intervenir en cas de panne. Mais la technique ne se réfère pas seulement au service de dépannage, c'est aussi la fiabilité du réseau, l'absence de pannes, de dérangement et d'encombrement des lignes et la qualité d'écoute qui sont évoqués.
Il y a quand même dans les autres compagnies des probabilités de panne qui sont plus importantes et, pour en avoir discuté avec des amis qui sont chez Télé2, je peux vous dire qu'il y a certaines heures où ils ne peuvent pas téléphoner. Les lignes sont... sont, comment, encombrées à cause du nombre important de personnes qui téléphonent.
Homme, 52 ans, cadre commercial.
11Si, à travers cette rapide description, on perçoit mieux les raisons marchandes qu'évoquent les usagers pour expliquer qu'ils restent chez France Télécom, il nous faut également indiquer qu'ils présentent rarement cette situation comme étant définitive. Bien souvent ils se projettent dans un avenir où ils auront à faire un choix. C'est pour cela qu'ils disent être attentifs à leur consommation et avoir une bonne connaissance de leur pratique téléphonique et de ce qu'elle leur coûte.
12La vision qu'ont ces usagers de la concurrence est généralement celle d'un désordre, d'une bataille commerciale dont on ne connaît pas encore l’issue. Cela semble une donnée importante qui contribue à expliquer qu'ils maintiennent pour l'instant leur abonnement chez France Télécom. Mais de la concurrence ils ont aussi et surtout une vision positive. Elle représente pour eux une opportunité formidable de pouvoir choisir entre une infinité d'offres, de bénéficier de tarifs réduits et de produits et de services de meilleure qualité.
Des vertus de la concurrence à ses retombées positives
13Du point de vue des tarifs, la concurrence est toujours décrite en des termes plutôt positifs. Pour le dire, ils évoquent de manière assez banale les nouvelles possibilités qu'elle offre de faire des économies d'argent sur un abonnement et des communications téléphoniques jugés souvent excessifs. Mais plutôt que de chanter les louanges de France Télécom, ils se souviennent que cette baisse des tarifs intervient après des décennies de monopole public pendant lesquelles il était apparemment impossible de diminuer les prix.
Un des premiers effets que l'on a vu de l’apparition de la concurrence, c’est quand même une baisse des tarifs. Ca c'est un point positif pour l'utilisateur. On l'a vu chez France Télécom comme chez les autres opérateurs. C'est quand même nouveau, il faut le dire.
Homme, 39 ans, médecin.
14Comme pour le prix, les services se sont, pour les usagers, nettement améliorés avec la concurrence. La concurrence a conduit à ce que France Télécom s'adresse à eux avec plus de considération et d'écoute. De ce point de vue, le parallèle avec le passé administratif de France Télécom est souvent effectué pour mieux marquer le fait qu'elle a su parfaitement s'adapter et devenir, si ce n'est plus compétitive que les autres entreprises, du moins tout autant.
Je dirais qu'il y avait quand même, bon, c'est une évidence, des dysfonctionnements administratifs. Je veux dire que c'est intéressant parce qu'il me semble que ces dysfonctionnements ont totalement disparu. Alors je vais donner un exemple précis : quand je me suis débattu avec ces questions d'abonnements spécifiques à l'international, j'ai rapidement reçu un courrier clair et explicite. Bon, et puis il suffit d'aller dans une agence de France Télécom. Aujourd’hui c'est du High-tech. On est très bien reçu par des gens compétents qui peuvent vous répondre. Alors qu'avant c'était quand même moins le cas. Je veux dire qu'il y plus grand chose de visible... des restes d'une administration ancienne.
Homme, 52 ans, cadre commercial.
15Il ne faut pas croire toutefois que l'ensemble des usagers dit rester chez France Télécom parce qu'elle s'est profondément améliorée du point de vue des services qu'elle rend. La surenchère existe et certains usagers demandent toujours davantage.
16Concernant la technique rien n'a été dit qui puisse nous faire penser que dans ce domaine la concurrence a eu des effets positifs. On le comprend aisément si l’on se souvient qu'en la matière c'est le passé de France Télécom, son expérience dans le domaine qui la sert. Elle est perçue comme un opérateur global qui fait du commercial, mais qui est aussi capable d'assurer la partie technique de ses prestations.
Un renforcement des préoccupations marchandes
17Le souci qu'ont les usagers de vouloir réduire leurs dépenses en communications téléphoniques et le fait qu'ils ont procédé à des comparaisons ou se sont renseignés pour économiser de l'argent, montre combien la question des tarifs les préoccupe. Si cette préoccupation marchande existait avant l'ouverture à la concurrence du marché de la téléphonie, il convient toutefois de faire remarquer que la possibilité qu’offre cette dernière de faire des économies d'argent a eu pour effet de mettre à l’ordre du jour l'idée qu'il est possible de bénéficier de tarifs préférentiels. Cela a non seulement conduit les usagers à adopter une posture de consommateur qui se renseigne sur les offres des différents opérateurs, mais a aussi contribué à renforcer la préoccupation de ne pas perdre d'argent.
Entre la tarification en fonction des heures et des destinations, la multitude hallucinante de tarifications spéciales comme Primaliste, mon Numéro préféré, etc. etc. etc. Alors, maintenant, je regarde attentivement, ce que je ne faisais pas avant. Je regarde mes factures, je regarde les dépliants qui me sont envoyés, tout ça. Bon, c'est quand même pas une obsession, je ne passe pas mon temps à ça, mais je fais quand même plus attention.
Homme, 27 ans, ambulancier.
18C'est sans doute aussi la raison pour laquelle la nécessité de souscrire des abonnements à tarif réduit s'est renforcée. Il est ainsi clairement apparu dans les entretiens, que les usagers qui avaient procédé à des comparaisons avaient par la suite contracté chez France Télécom des abonnements au plus près de leurs intérêts économiques.
Oui, c'est vrai, assez curieusement j'ai contracté des abonnements spécifiques chez France Télécom au moment ou je me suis demandée s'il ne fallait pas aller chez Cegetel. Je dis curieusement parce que la question aurait pu se poser avant.
Femme, 58 ans, commerçante.
19Le fait d'être dans un environnement concurrentiel qui rend possible la comparaison des tarifs entre différents prestataires a aussi eu pour certains usagers une influence sur leur manière de téléphoner. Cela se traduit par exemple par un contrôle plus rigoureux de leur consommation et par une rationalisation de l'usage qu'ils font du téléphone.
[...] en l'état actuel de ma consommation des tarifications je fais de l'autocontrôle et je ne pense pas perdre de l'argent. Je fais attention. J'ai réduit ma consommation et je téléphone à des heures où les tarifs sont moins onéreux. Maintenant je sais que je dois me fixer un seuil de montant de communication à ne pas dépasser. Disons grosso modo de l'ordre de 68,60 € tout les deux mois. Et je m'y tiens. Généralement, je ne dépasse pas.
Homme, 52 ans, cadre commercial.
20L'on aurait pu penser que la prolifération des opérateurs de téléphonie, des tarifs, des services proposés et des différentes technologies rend plus complexe le décryptage de l'offre. L'on aurait pu penser que cette prolifération des paramètres à prendre en compte pour opérer un choix conduise à un effet de saturation et que l'usager-client s'en tienne au prix comme principal critère. À la lumière de nos résultats, il semble que les usagers ne se contentent pas de réduire les critères qu'ils peuvent mobiliser pour comparer les opérateurs, mais cherchent au contraire à les cumuler. Ils montrent qu'ils sont aussi bien capables de comparer les prix, les services que la technique. Cela peut expliquer que la technique, que l'on aurait pu croire être la partie immergée de l'iceberg, soit devenue un véritable motif de consommation.
On a une fois essayé de téléphoner en achetant des communications dans une boutique (call back) et on a été déçus par la qualité. La liaison était très mauvaise, on arrivait à peine à s'entendre, non, vraiment, c'était très mauvais. [...] Je pensais que France Télécom ou une autre c'était pareil sur ce plan.
Femme, 42 ans, assistante juridique du privé.
21En mettant à l'ordre du jour la question du choix, la concurrence a conduit les usagers à comparer les offres et à en tirer des enseignements pour rationaliser leur consommation et les rendre plus avertis et attentifs aux évolutions du marché. Plus soucieux de la gestion de leur portefeuille téléphonique et des économies qu'ils pourraient faire, ils sont aussi semble-t-il devenus plus exigeants et capables de se référer à une multitude de critères pour opérer un choix. Cela nous conduit à penser que si l'ouverture du marché a eu pour effet de permettre aux usagers de capitaliser de nouvelles compétences économiques et d'être plus vigilants, elle a aussi renforcé le rapport marchand qu'ils entretiennent à France Télécom. Si les usagers étaient des clients avant l'ouverture à la concurrence du marché de la téléphonie, ils disposent désormais d'une expertise, d'une connaissance marchande qu'ils n'avaient pas, et sont aussi plus attentifs et plus préoccupés par des considérations marchandes que ce qu'ils étaient.
France Télécom comme garantie commerciale
22Nous avons précédemment dit que le choix de rester chez France Télécom est pour certains usagers une manière d'attendre que le marché se stabilise. Nous voudrions y revenir pour indiquer maintenant que rester chez France Télécom c'est aussi se protéger contre les aléas du marché et du risque de faire un mauvais choix marchand. Nous avons en effet rencontré des usagers qui déclarent que s'ils ne font pas défection, c'est parce qu'ils ont calculé que pour le moment ce n'est pas la stratégie la plus optimale. S'ils restent chez France Télécom, c'est, disent-ils, parce qu'ils n'ont pas encore arrêté leur choix. Rester chez France Télécom est pour eux un choix stratégique, qui ne peut être confondu avec un choix de consommation. Comme ces chefs militaires qui savent différer le moment de l'affrontement pour mieux assurer leur victoire, ils disent préférer à une réaction immédiate et spontanée un calcul prévisionnel à échéance plus ou moins éloignée.
Moi, j'ai un copain qui travaille chez 9 Télécom. Il m’a dit « prends le 9, c'est vraiment mieux, etc. » C'est vrai qu'au moment où la concurrence s'est mise en place, il y a eu une sorte d'effervescence où tout le monde avait son bon plan, sa bonne affaire, son tarif, son abonnement. Moi, je préfère attendre de voir ce qui va se passer. Et puis, cela ne représente pas énormément, en tout cas pour le moment. Bon, allez, disons que chez moi cela représente une économie de 5 €.
Homme, 28 ans, indicateur d'affaires.
23Si leur conduite attentiste ne les mène pas à présenter le maintien de leur abonnement chez France Télécom comme un choix marchand, c'est aussi parce que, pour eux, l'économie qu'ils pourraient faire ne leur paraît pas, pour l'instant, suffisante. Il existe donc toujours cette idée d'un seuil tarifaire qu'il faudrait franchir pour qu'ils aient le sentiment de devoir arrêter un choix.
Pour le moment, pour le moment, je n'ai pas encore, si vous voulez, cherché ce qui est plus intéressant pour nous. [...] Et puis, bon, France Télécom, c'est quand même pas la catastrophe. Je ne dis pas que si je me faisais plumer, je ne serais pas vite parti chez un concurrent, mais pour l'instant ce n'est pas encore catastrophique.
Homme, 48 ans, commerçant.
24L'argument selon lequel ils ne présentent jamais leur présence chez France Télécom comme un choix de consommation peut paraître paradoxal si l'on considère que France Télécom est un opérateur qui n'est pas différent des autres. On peut en effet se demander comment il leur est possible de dire qu'ils n'opèrent pas de choix alors que, de fait, ils sont clients de cette entreprise. On peut néanmoins comprendre leur raisonnement quand on sait que pour eux France Télécom n'est pas identique aux autres opérateurs dans la mesure où ils se souviennent qu'elle n'a pas toujours été une entreprise commerciale et que cela leur permet de se sentir un peu en dehors du marché. Il semble ainsi que France Télécom a cette double identité qui permet à ces usagers d'avoir l'impression d'être hors du marché tout en y étant. À ce titre, l'opérateur public se présente comme une alternative pour leur permettre de retarder le moment où ils auront à choisir.
Je n'ai pas encore fait de choix, même si je suis client de France Télécom. Ce que je veux dire, c'est qu'on est bien obligé de téléphoner et qu'avant on n'avait pas le choix. Alors, on est naturellement chez France Télécom. [...] Bon, après, quand je choisirai, c'est pas pareil, je pourrai par exemple choisir Cegétel dont on parle beaucoup ou d'autres entreprises et pourquoi pas France Télécom après tout. Alors, pour l'instant, je vous dis : on va voir ce qui se passe, je suis tranquille, et puis après on verra.
Homme, 48 ans, commerçant.
25On retrouve dans d'autres entretiens cette idée que France Télécom n'est pas totalement identique aux autres, et que pour cette raison il vaut mieux pour l'instant ne pas la quitter. Mais l'argument est différent de celui qui consiste à rester chez France Télécom pour ne pas avoir à faire un choix, il s'agit d'indiquer que, même si France Télécom n'est pas la première entreprise à agir, elle ne reste jamais impassible devant les offensives commerciales de ses concurrents. Certains usagers nous sont ainsi apparus comme ces clients loyaux que décrit Hirschman : pas totalement satisfaits des prestations rendues par l'opérateur public, mais convaincus que celui-ci met tout en œuvre pour aboutir à un niveau de performance supérieur.
Mais comme la concurrence évolue rapidement, disons qu’il faut toujours se tenir informé, parce que, généralement, passé l'offensive des autres opérateurs, France Télécom engage une série d'opérations qui reviennent d'une part, à réduire le coût de leurs prestations et, d’autre part, à s'aligner sur la concurrence. Mais, je dirais, dans un deuxième temps. [...]Il y a incontestablement une stratégie tactique de l'État derrière cette façon de procéder. France Télécom c’est quand même l'entreprise nationale et pour de multiples raisons on comprend assez bien qu'il serait inconcevable qu’elle se situe à la traîne des autres entreprises de téléphonie.
Homme, 52 ans, cadre commercial.
26Si ces usagers disposent a priori de toutes les caractéristiques visibles de l'usager client-consommateur, il nous faut en même temps relever que, dans chacun des cas évoqués, l'identité publique de France Télécom est présente. France Télécom est ainsi présentée comme une alternative au choix parce que son passé public et l'ancienneté de la relation donnent le sentiment provisoire d'être hors marché. Elle est aussi présentée comme une garantie commerciale parce qu'elle est sous la responsabilité de l'État et que cela assure la pérennité de l'organisation et donne le sentiment aux usagers d'être protégés des déconvenues qui pourraient se produire avec un autre opérateur (faillite, augmentation inconsidérée des tarifs, par exemple.). Cela nous permet de dire que si le rapport qu'entretiennent les usagers à l'opérateur public est marchand, cela ne les empêche pas de savoir qu'ils ont affaire à une entreprise publique et qu'ils peuvent s'en servir. Mais indiquons aussi que cette façon de voir n'est pas figée et repose sur un socle fragile. Elle résulte d'un équilibre qui, dans bien des cas, ne résisterait pas aux prix plus avantageux que pourraient proposer d'autres opérateurs.
De l'identification publique de France Télécom à l'externalisation des responsabilités civiques
27Si les usagers deviennent plus que jamais des clients qui mettent l'accent sur leurs intérêts économiques, ils ne s'affranchissent pas pour autant du rapport plus civique qu'ils entretiennent à France Télécom. S'ils sont plus instruits, plus avertis et plus rigoureux dans leurs comportements marchands, on a vu aussi qu'ils peuvent décrire France Télécom comme une entreprise qui entretient des liens anciens ou actuels avec le domaine public.
Depuis la concurrence, je considère que France Télécom est une entreprise classique. À partir du moment où elle entre en concurrence, elle est assimilée à une autre entreprise, même si le lien avec son passé public n'est pas complètement rompu.
Homme, 39 ans, médecin.
28En fait, France Télécom est à la fois identifiée à une entreprise commerciale classique et à un opérateur public. À ce titre, elle est semblable aux autres opérateurs de téléphonie quand il s'agit de comparer ses prestations commerciales et d'en évaluer la performance, mais elle est aussi différente quand elle est décrite comme une entreprise publique dotée de caractéristiques spécifiques. Bien sûr, tous les usagers que nous avons rencontrés ne décrivent pas France Télécom comme un organisme public, mais dès que l'entretien devient plus poussé et qu'ils ont à s'exprimer sur la manière dont ils la perçoivent, les changements qu'elle a opérés ces dernières années, ou qu'ils ont à se prononcer sur la concurrence, revient immuablement l'idée que l'opérateur public n'est pas identique aux autres opérateurs. En fait, tous les usagers, avec plus ou moins de détails, identifient France Télécom à quelque chose de spécifique qui relève du public. Certains sont capables de se référer explicitement aux finalités politiques de France Télécom, d'autres en restent à des considérations très générales comme la présence de l'État, l'administration, ses personnels, la rigidité du monopole. Ces distinctions reposent en même temps sur des appréciations différentes. Pour certains, c'est de manière positive qu'ils décrivent l'opérateur public, pour d'autres, c'est de manière négative et parfois les deux à la fois.
Le service public n'a jamais fait preuve de véritables performances. Il ne faudrait quand même pas penser que France Télécom est plus compétitive que les autres parce que c'est un organisme public. Jusqu'à présent c'est même plutôt un inconvénient qu'un avantage. Je pense que tout le travail que met en place France Télécom consiste en fait à se débarrasser de tout ce passé qui l'empêche d'être commercialement la plus intéressante. C'est pour ça qu'elle est de plus en plus crédible.
Homme, 48 ans, commerçant.
29Une chose est de dire que France Télécom est une entreprise qui entretient des liens avec le domaine public, une autre est d'indiquer que l’on choisit d'y maintenir son abonnement téléphonique pour cette raison. Disons clairement que la plupart des usagers qui évoquent prioritairement des raisons marchandes pour expliquer qu'ils sont restés chez France Télécom délaissent explicitement les mobiles civiques. Reste que, chez ceux qui déclarent que le service public de téléphonie est une activité essentielle qui doit être soutenue et préservée, il existe une caractéristique commune qui les conduit à dire qu'ils ne se sentent pas concernés ou du moins pas directement pour en maintenir l'existence. En d'autres termes, ils déclarent toujours que ce n'est pas à eux d'assumer la pérennité du service public, même si elle leur paraît essentielle. Ils disent que ce n'est pas à titre personnel et encore moins sur le terrain de la consommation que se joue l'avenir du service public.
Honnêtement, je ne me suis pas dit « je reste chez France Télécom parce que c'est un service public qui dessert des petits villages perdus dans le fond du Gers et qui offre des tarifs préférentiels aux chômeurs ou aux précaires en général ». Que France Télécom soit sur ce credo c'est important et ça doit rester en l’état. Heureusement que nous avons encore en France des préoccupations de ce type. Mais ça dépasse très largement le champ de mes compétences. Il me semble que sur cette question c’est davantage la préoccupation du gouvernement, de l'État ou du monde politique que la mienne.
Homme, 39 ans, médecin.
30Cela ne veut pas dire cependant que lorsque des mobiles civiques sont évoqués, ceux-ci n'aient pas de manière supplétive contribué à faire pencher la balance en faveur de France Télécom. Mais l'expression de mobiles civiques est, nous semble-t-il, rendue possible parce que France Télécom n'offre pas des tarifs et des prestations qui, au regard des autres entreprises, sont déraisonnables. Il existe ainsi un équilibre fragile, un arrangement entre les arguments marchands qui servent de référence et les arguments civiques. On peut raisonnablement penser que, si France Télécom devenait commercialement beaucoup moins compétitive que les autres opérateurs de téléphonie présents sur le marché, les mobiles civiques ne pèseraient pas suffisamment pour empêcher la défection. Si France Télécom est aussi accessoirement choisie pour des mobiles civiques, c'est parce qu'elle offre des prestations commerciales qui sont, si ce n'est les meilleures, en tout cas suffisantes.
Cela ne m’est pas venu spontanément à l'esprit quand j’ai comparé les entreprises. Mais c'est vrai que j'y ai pensé et que ça a contribué à me faire pencher pour France Télécom. Parce que, bon, comme je vous l'ai dit, moi je pense que c'est important de continuer avec le service public. Mais, bon, c'est comme beaucoup d'autres choses. Disons que cela fait partie des arguments qui ont pesé, mais de là à vous dire que c'est le seul ou le principal je ne peux pas dire ça. De toute façon, comme les prix se valent, c'est un élément de plus.
Femme, 42 ans, assistante juridique du privé.
31Partant de là il nous semble qu'il serait réducteur de penser que le rapport qu'entretiennent ces usagers à France Télécom est identique à celui qu'ils entretiennent avec une entreprise commerciale privée. La référence au secteur public et à l'État, la manière de la distinguer des entreprises privées et la volonté pour certains de voir perdurer ses missions de service public ou d'utiliser France Télécom pour se protéger des aléas du marché semble le montrer. Pour autant, la figure de l'usager-citoyen reste imparfaite tant ils refusent de dire que le choix de France Télécom est autre chose qu'un acte marchand. Ces usagers ne font d'ailleurs pas tous expressément référence à des valeurs morales et ne manifestent pas un souci de l'intérêt général. Même ceux qui reconnaissent que France Télécom assure des missions de service public ne déclarent pas agir par sens civique. Le maintien de l'abonnement de ces usagers chez France Télécom est donc loin de pouvoir être identifié à une sorte de militantisme guidé par des valeurs et des convictions qui les conduiraient à préférer le service public plutôt qu'une autre entreprise de téléphonie.
32Il faut donc bien saisir que l'existence d'un registre civique ne mène pas forcément à l'action. Il ne faudrait pas croire que reconnaître des finalités politiques à France Télécom conduise invariablement les usagers à sacrifier certains de leurs intérêts marchands pour soutenir l'existence du service public. Mais le fait que des usagers soient capables de reconnaître chez France Télécom des attributs publics nous suffit à considérer qu'ils ne sont pas simplement des clients consommateurs. En s'y référant, ils montrent qu'ils sont aussi des citoyens face à un organisme public, même si ce qui préside à leurs conduites n'est pas exclusivement référé à un registre civique. Que les usagers s'engagent dans une pratique civique qui consiste à agir pour soutenir des valeurs qu'ils associent au service public n'est finalement qu'une forme plus intense ou aboutie de civisme. C'est sans doute la figure la plus pure de l'usager-citoyen, mais ce n'est pas la seule. Partant de ces considérations, il nous semble que le rapport de ces usagers à France Télécom ne peut se comprendre seulement en référence à un registre qui serait marchand, même si celui-ci reste dominant.
Les usagers-citoyens
33Venons en maintenant au cas des usagers dont la caractéristique est de principalement donner des raisons civiques pour expliquer qu'ils sont restés chez France Télécom. Parmi ces usagers, certains disent ne pas avoir tenu compte de motifs économiques et avoir essentiellement été influencés par des raisons civiques. Pour d'autres, le maintien de leur abonnement chez France Télécom s'explique avant tout par des raisons civiques, sans pour autant exclure la possibilité d'avoir été influencés par des motifs plus économiques. La spécificité de ces usagers est donc de dire qu'ils ne se sont pas comportés sur le marché de la téléphonie comme des consommateurs dont le seul but serait de gagner de l'argent et de la qualité. Ils se présentent plutôt comme des citoyens dont le souci est d'exprimer leur fidélité à des valeurs auxquelles ils croient, qu'ils pensent trouver chez France Télécom et qu'ils veulent préserver.
Une mobilisation variable et plurielle des raisons civiques
34L'idée selon laquelle le choix de rester chez France Télécom peut être présenté comme un choix véritablement civique ne concerne qu'une partie des usagers que nous avons rencontrés. Ce sont ceux qui disent être loyaux à des idées, des valeurs qu'ils souhaitent voir préserver et qu'ils pensent soutenir en restant fidèles à France Télécom. Ce sont ceux qui disent d'emblée préférer le service public à tout autre opérateur de téléphonie. Leur fidélité à France Télécom est donc présentée comme un acte civique, puisqu'il s'agit de faire une action qui soit juste, plutôt que de faire une bonne affaire commerciale. Ils ne se présentent jamais comme s'ils cherchaient à obtenir un service adapté à leur consommation personnelle, mais comme s'ils agissaient en référence à un besoin collectif qu'il est important de respecter.
France Télécom, je sais comment elle se positionne par rapport à de nombreuses questions qui pour moi sont importantes. J'aime bien l'image de proximité, l'image d'entreprise publique, de service public, l'image d’une boîte qui ne fait pas que du bénéfice. C'est un peu con comme idée, mais moi j'aime bien les boîtes qui engagent autre chose que mon porte-monnaie.
Homme, 44 ans, responsable en communication.
35Pour ces usagers, rester fidèles à France Télécom c'est donc d'abord rester fidèle au service public ou plus exactement aux missions d'intérêt général qu'ils lui associent. Ce sont alors les responsabilités particulières de France Télécom à l'égard de l'égalité d'accès et de la desserte du territoire qu'ils peuvent invoquer pour le montrer. Ils disent ainsi rester chez France Télécom à la fois parce qu'ils lui sont reconnaissants d'avoir assuré ses missions, mais aussi parce qu'ils veulent les soutenir.
Oui, j'ai un peu le sentiment en restant fidèle à France Télécom, de suivre l’aménageur premier. C’est peut-être une forme de reconnaissance historique, on peut dire ça. C'est normal, c'est eux qui ont payé les lignes, c'est eux qui ont tout fabriqué, je ne vois pas pourquoi on partirait. C'est une question de principe.
Femme, 56 ans, professeur des écoles.
36Certains vont même jusqu'à dire qu'ils regrettent que France Télécom ne se soumette pas davantage à un certain nombre de règles, de normes et de valeurs qui sont les siennes. Ils déclarent en effet que France Télécom devrait davantage contribuer à la lutte contre les inégalités et les injustices sociales, être exemplaire, offrir plus de garanties collectives.
Je comprends qu’un opérateur privé à 100 % n’est pas là pour faire une oeuvre caritative, on est bien d’accord. Mais il me semble que l’opérateur public devrait. Je pense qu'il devrait, bon... dans des conditions à définir, mais qu'il devrait définir la gratuité de l’abonnement. Un abonnement zéro franc c'est quand même une volonté politique plus forte pour lutter contre l'exclusion.
Homme, 49 ans, contractuel du Conseil général.
37Si ces usagers disent maintenir leur abonnement chez France Télécom pour préserver le service public, ils disent aussi tenir compte des conséquences néfastes que pourrait avoir leur défection. La défection est ainsi présentée comme une forme de sanction infligée au service public ou une forme de désertion de celui qui fuit lâchement ses responsabilités. Ils disent refuser de céder à la tentation d'acheter, de consommer ce qui est moins cher par crainte d'abandonner le service public. La défection est ainsi écartée car elle implique une forme de rejet des valeurs qui cimentent la communauté politique à laquelle chaque citoyen appartient. Ils le manifestent à l'égard des plus démunis quand ils font preuve de compassion et sont portés à les plaindre ou à partager leurs difficultés, mais aussi à l'ensemble des usagers quand ils se soucient de ce que France Télécom puisse rendre physiquement accessible le téléphone aux usagers géographiquement isolés. Cette conscience de ne pas être seul et d'agir toujours vis-à-vis des autres et d'en assumer la charge, invite à souligner le sens civique de leur fidélité à France Télécom. C'est ce que l'on peut voir dans l'extrait d'entretien qui suit où la personne compare France Télécom à l'enseignement public pour mieux montrer la nécessité de rejeter l'hypothèse d'une défection vers le privé.
C'est vrai qu'il y a dans des quartiers difficiles plus d'immigrés, plus de violence, de l'échec scolaire et souvent un niveau d’enseignement plus faible qu'ailleurs. Mais à qui la faute ? Si tous les nantis n’étaient pas partis dans le privé est-ce que ce serait pareil ? Si plus de gens se posaient la question, la dégradation ne serait pas la même. Je veux dire, à un moment il faut quand même savoir si on veut que le service public devienne un service public pour les pauvres.
Femme, 57 ans, directrice d'école.
38Aux yeux des usagers qui mobilisent ce type d'argumentaire, rester chez France Télécom c'est aussi refuser que le service public et le secteur public soient considérés comme de simples marchandises, soumises aux lois de l'économie de marché et à la logique du profit. S'exprime ainsi l'idée que quitter France Télécom pour faire une meilleure affaire commerciale, ce serait abandonner, trahir les valeurs publiques incarnées par l'État et laisser le marché s'imposer dans des domaines où il n'a pas sa place. Ce type de développements s'accompagne généralement de tout un discours sur les effets dévastateurs de la mondialisation économiques, des diktats des marchés, qui font inévitablement penser aux mobiles qui animent différents mouvements associatifs comme ATTAC (Association pour une Taxation des Transactions financières pour l'Aide aux citoyens).
Je pense que la libéralisation effrénée et totale du marché n'est pas une bonne chose pour la France. Je pense que l’Angleterre, par exemple, est un exemple frappant de ce qu’il ne faut pas faire. C'est un contre-exemple pour la France, ça c'est clair. Si on peut soutenir l'Etat face au marché, il faut le faire.
Homme, 40 ans, chercheur au CNRS.
39Cela nous conduit inévitablement à indiquer que, pour ces usagers, France Télécom entretient des relations avec le pouvoir politique. Pour ce faire, ils peuvent évoquer l'influence du pouvoir politique sur France Télécom qui la rend plus attentive que d'autres entreprises de téléphonie à une logique de redistribution équitable des ressources.
C'est comme pour le portable. Tant qu'il n'y a pas de pression politique, il n'y a pas d'initiative de l'opérateur. Je vois que sur certaines régions françaises dans le Mercantour ou dans le Nord-Aveyron il y a quand même une pression des élus locaux pour installer des relais pour les antennes, pour les portables, etc. Donc il y a quand même une pression politique pour le développement de ces réseaux. Cela veut dire aussi que cette pression politique, elle prend la place d'intérêts économiques. S'il y a un intérêt économique il n'y a pas besoin de pression politique. Place du Capitole à Toulouse on n'a pas besoin d'intervenir pour mettre une antenne. Alors, dans ce cadre-là, c'est vrai que de par son caractère public, sans doute France Télécom est mieux préparée à entendre les politiques. Je pense quelle est un peu différente de ce point de vue.
Homme, 49 ans, contractuel du Conseil Général.
40Ajoutons aussi que le rapprochement qu'établissent ces usagers entre France Télécom et le secteur public n'est pas seulement évoqué pour défendre un pré carré que le marché viendrait mettre en danger, ni une défense de valeurs que le marché viendrait mettre en péril, c'est aussi une manière de refuser d'aller dans le privé. Le clivage désormais bien identifié entre le public et le privé n'épargne donc pas les télécommunications.
Quand on voit l'ensemble des entreprises qui sont en concurrence, y a pas photo. Ce n'est pas compliqué : il y a Bouygue et la Générale des eaux. Bouygue, c'est hors de question, c'est quand même la boîte privée par excellence.
Femme, 57 ans, directrice d'école.
- 84 Chevallier J., 1987, op cit.
41En fait, il semble que ce qui caractérise la plupart des arguments servant à distinguer France Télécom des entreprises privées, c'est essentiellement l'idée que le service public est considéré comme moralement supérieur à l'action privée, tant il est tourné vers la satisfaction des besoins collectifs, mu par l'altruisme et le désintéressement et non par la recherche du profit84. Pour l'expliquer, les usagers peuvent par exemple dire que l'opérateur public est sans cesse à la recherche d'un point d'équilibre entre ses recettes et ses dépenses. Il prélèverait suffisamment d'argent aux usagers pour fonctionner et assurer ses missions, sans pour autant chercher à faire du bénéfice.
Si on me dit : "Tu as le choix entre Bouygue et France Télécom pour prendre l’on téléphone" c'est vrai que j'aime mieux France Télécom. Mais ce n'est pas à cause de la téléphonie de Bouygue, c’est à cause de l'image que j'ai d'une entreprise qui a vraiment comme but de faire de l'argent. je me dis que France Télécom est sensée moins rechercher à faire de l'argent. C'est ce que j’attends du service public, enfin public, c'est même plus public, mais c’est de me dire qu'ils n'essaient pas à tout prix d’essayer de se faire à tout prix de l'argent sur mon dos.
Homme, 40 ans, chercheur au CNRS.
42Relevons enfin que les personnels de France Télécom peuvent aussi être présentés comme des sortes de professionnels de l'assistance, soucieux des plus précaires et des plus défavorisés. Dans cette perspective, ils ne sont pas décrits comme des vendeurs de télécommunications, mais comme les garants d'une activité de service public. S'il convient de penser que la fidélité à France Télécom repose pour partie sur les relations qu'entretiennent les usagers avec les personnels de l'entreprise, c'est surtout en direction des techniciens de terrain que cela se manifeste. Pour les usagers qui évoquent cet argument, leur fidélité à France Télécom est alors une manière d'exprimer une forme de reconnaissance pour ce qu'ils ont fait...
Il y a un lien historique qui s'est créé, notamment dans des périodes où les gens n'avaient pas le téléphone, donc où l'opérateur avait créé des infrastructures pour amener le téléphone dans des lieux isolés, etc. Il est toujours resté, je dirais quand même un petit lien affectif entre les habitants de ces zones-là et France Télécom.
Femme, 56 ans, professeur des écoles.
43... mais aussi ce qu'ils font au quotidien dans des régions reculées ou peu accessibles, et dans des moments difficiles comme lors d'intempéries.
Je ne sais pas. Vous êtes bloqué sur la route à la campagne. Si un gars des télécoms passe par là, il va vous dépanner, il y a une forme de solidarité maison. Bon, le type il a pas de tronçonneuse et ben il va vous voyez...Et ce n'est pas que chez Télécom, chez EDF, c'est pareil. Quand il y a eu les tempêtes, les gars de chez nous ils sont partis en Bretagne, en Vendée, dans plusieurs endroits pour aider les personnes sinistrées.
Homme, 66 ans, retraité, ancien agriculteur.
44Les techniciens de France Télécom ne sont donc pas seulement décrits comme des réparateurs de pannes ce sont aussi des personnels qui incarnent et représentent l'intérêt général. Les usagers qui le disent affirment que cela repose sur une culture d'engagement et de dévouement propre à un esprit de service public.
Du fait que l'entreprise était publique il y a certaines valeurs qui sont encore présentes. Même les salariés ne se posent pas la question de savoir si c'est bien ou si ce n'est pas bien. Ils vont dans n’importe quel endroit poser la ligne. Il n’y a pas d'états d'âme, je pense. Ils sont là pour assurer un service. Alors peut être que si c'était, si c'était en plus de leur boulot, les salariés qui posent les lignes n’avaient pas cet esprit maison, ce serait sans doute différent.
Homme, 46 ans, professeur des écoles.
45Partant de ces premiers résultats, on voit que les raisons qu'évoquent ces usagers pour expliquer leur fidélité impliquent trop la spécificité publique de France Télécom et une manière de s'opposer au marché pour que l’on puisse penser que le rapport qu'ils entretiennent à France Télécom se réduise à un simple rapport commercial. Parmi les usagers qui indiquent rester chez France Télécom pour des mobiles civiques, certains sont toutefois moins investis. S'ils évoquent des raisons plus civiques pour expliquer le maintien de leur abonnement chez France Télécom, ils le justifient d'abord pour des raisons que l’on pourrait qualifier de confort et de facilité. Ils disent en effet être restés chez France Télécom parce qu'ils ne souhaitent pas s'engager dans des démarches qui les contraindraient à agir comme des clients consommateurs. Ils ne semblent, ni subir cette situation, ni la vivre comme une contrainte, mais ont décidé en conscience de ne rien faire. Deux cas de figure nous semblent pouvoir être ici distingués : d'une part, ceux qui déclarent être indifférents aux possibilités de choix et de gains et, d'autre part, ceux qui disent que le coût de l'action (choisir un autre opérateur) est trop lourd à mettre en œuvre par rapport à l'économie qu'ils pourraient faire. Les habitudes pèsent ainsi d'un poids qui n'est pas négligeable pour maintenir leur abonnement chez France Télécom. Quand la question des tarifs est évoquée, elle est souvent balayée d'un revers de la main pour indiquer que cela ne fait pas partie de leurs préoccupations. Tant qu'ils n'ont pas de surprise, tant que rien ne vient bousculer leur activité routinière, rien ne leur paraît justifier qu'ils se mobilisent pour se renseigner, comparer et chercher l'offre qui leur serait la plus adaptée.
46Lorsque l'entretien devient plus poussé, ces usagers sont loin de se montrer indifférents aux spécificités publiques de France Télécom et sont même conduits à dire que des raisons civiques les ont influencés dans le choix de France Télécom, même si ce n'est pas pour eux ce qui vient le plus fortement expliquer leur conduite. Les arguments qu'ils évoquent sont parfois tellement proches de ceux exprimés par les usagers qui évoquent prioritairement des raisons civiques pour expliquer le choix de France Télécom qu'il n'est pas utile de longuement revenir dessus. Indiquons simplement que rester chez France Télécom peut ici être présenté comme un moyen de préserver les principes qui animent le secteur public. France Télécom est dans cette affaire est une nouvelle fois présentée comme étant au service de la collectivité plutôt que d'intérêts particuliers. Elle serait garante d'une morale et d'une justice propres à l'intervention publique. Plus responsable que les opérateurs privés, mais aussi plus perméable aux injonctions politiques, elle serait plus à même d'agir dans l'intérêt général. Lui rester fidèle plutôt que de la quitter serait donc une manière de privilégier la téléphonie publique afin qu'elle évite de négliger ses finalités politiques.
47Au-delà des similitudes que l’on peut relever, il faut surtout insister sur le fait que ces usagers ont été les seuls à évoquer certains arguments pour expliquer qu'ils sont restés chez France Télécom. C'est d'abord l'argument selon lequel il leur est plaisant d'avoir le sentiment de soutenir une entreprise française.
France Télécom, c'est quand même un peu la France. J’aimerais pouvoir m'en défendre, c'est ridicule de dire « la France »... mais je pense quand même que c'est une entreprise... oui, je sais pas, c'est une entreprise qui à quelque chose de particulier pour moi, oui, c'est clair.
Homme, 38 ans, vétérinaire.
48Si la référence à la France, à une entreprise nationale, peut renvoyer à la volonté de consommer français pour soutenir l'économie française, il nous est apparu qu'il s'agit aussi ici d'une entreprise qui symbolise le particularisme du service public à la française. Autrement dit, il ne s'agit pas de consommer français pour soutenir l'économie française, mais de manifester sa sympathie à l'égard d'une entreprise qui a contribué à construire la France. La construire concrètement, avec ses réseaux téléphoniques, en aménageant son territoire,
Je dirais que France Télécom, c’est quand même la France. C'est peut-être un peu ça quand on parle de couverture nationale du réseau. Cela peut être une matière à expliquer ça. D'ailleurs, si vous regardez le sigle France Télécom : je veux dire donc, c'est important, c'est France qui est placé en premier.
Femme, 48 ans, préparatrice en pharmacie.
49... mais aussi de manière plus abstraite en permettant la réalisation du service public à la française. Le service public contribue ainsi, de manière symbolique, au sentiment d'appartenance à une communauté nationale.
Le service public, c'est quand même des valeurs, les valeurs de la France, des acquis sociaux extrêmement importants. Le service public, c'est rendre service au public. En France, on a cette chance d’avoir un service public, à nous de le préserver, ça fait partie du patrimoine.
Femme, 38 ans, infirmière.
- 85 Chauvière M, Godbout J-T, op. cit.
50Même si ces usagers ne font pas des raisons civiques qu'ils évoquent le principal motif du maintien de leur abonnement chez France Télécom, on voit bien qu'ils ne se présentent pas comme de simples destinataires d'une offre qui seraient dans un rapport d'extériorité au service offert. Ils donnent le sentiment d'être concernés par la gestion collective et donc d'être liés à la production du service au titre de membre du système politique dont le service public de téléphonie fait partie85. Mais, pour eux, il n'y a rien d'extraordinaire dans cette démarche, ils veulent juste que France Télécom assure normalement ses activités de service public. Cela veut pourtant bien dire que, face à France Télécom, ces usagers ne se considèrent pas uniquement comme des clients-consommateurs, mais aussi comme des citoyens soucieux de la collectivité à laquelle ils appartiennent. En effet, loin de se présenter comme s'ils cherchaient à obtenir un service adapté à leur situation personnelle, ces usagers sont aussi capables de se montrer préoccupés par la réduction des inégalités, par le maintien de la cohésion sociale. Ils rappellent ainsi le sens politique du service public et donnent le sentiment que le rapport qu'ils entretiennent à France Télécom ne se réduit pas à de l'achat et à de la vente.
L'immanence des arguments marchands
51Le fait que ces usagers disent avoir d'abord choisi de rester chez France Télécom pour des raisons civiques ne signifie pas pour autant qu'ils n'ont pas d'intérêts économiques à satisfaire. Ainsi, s'ils ne se réfèrent jamais aux tarifs de France Télécom pour expliquer qu'ils lui sont restés fidèles, c'est sans doute moins parce qu'ils y sont indifférents que parce qu'ils ne leur paraissent pas déraisonnables. Autrement dit, c'est parce qu'ils estiment qu'il n'existe pas de grande différence entre les offres de France Télécom et ceux de ses concurrents que la question tarifaire ne constitue pas un enjeu suffisamment important pour qu'ils s'y réfèrent.
Pourquoi France Télécom plutôt qu'un autre ? [...] J'ai l’utilisation que je veux du téléphone et je n'ai pas l'impression que ça me ruine. C’est bon, je suis content.
Homme, 38 ans, vétérinaire.
52Bien entendu, la perception des tarifs et l'importance qui leur est accordée varient en fonction des usagers, ne serait-ce que parce que leur budget téléphonique ne constitue pas toujours pour eux une priorité. Mais, même ceux qui se disent complètement indifférents aux tarifs, n'oublient jamais de préciser que cette question n'est pas encore à leurs yeux à l'ordre du jour.
53Si la question des tarifs agit à la marge et non de manière décisive, elle est néanmoins toujours présente, sinon manière immédiate au moins de manière immanente. On le perçoit mieux lorsqu'on les interroge les motifs qui assurément conduiraient à la défection. Ainsi, à la question de savoir s'ils maintiendraient leur abonnement chez France Télécom si les tarifs étaient nettement moins élevés chez un autre opérateur, les réponses sont claires :
Évidemment, ça dépend de l'ampleur du décalage. Mais, sur le principe, oui, je soutiendrais le service public. De toute façon, si les prix étaient vraiment plus élevés, ce ne serait plus un service public. Alors, oui, effectivement, je choisirais une autre entreprise.
Homme, 46 ans, professeur des écoles.
54On doit donc bien comprendre que si ces usagers ne mettent jamais prioritairement l'accent sur les tarifs pour expliquer qu'ils sont restés chez France Télécom, ils restent attentifs à ne pas non plus trop perdre d'argent. Ils se présentent ainsi comme des usagers-clients qui sommeillent et qui ne perdent pas de vue que le rapport qu'ils entretiennent à France Télécom renvoie aussi à une relation commerciale.
55Au-delà des tarifs, c'est également la question de la qualité des prestations commerciales qui est abordée. S'ils ne disent pas non plus être restés chez France Télécom pour cette raison, on ne peut en même temps s'empêcher de relever qu'ils ne sont pas indifférents à ce qu'on les traite comme des clients.
Ils envoient des indications sur les réductions. Des fois je regarde et des fois je ne regarde pas. Mais, bon, j'apprécie qu'ils le fassent. On sent qu'on n'est pas lésé parce qu'on est resté chez eux. C'est quand même agréable de voir qu'ils peuvent nous faire profiter des dernières réductions, des dernières possibilités d'appel, tout ça.
Femme, 42 ans, cadre de la fonction publique.
56À cette dimension des prestations commerciales s'ajoute celle des relations commerciales qu'ils entretiennent avec les personnels. Ce qu'il y a d'assez caractéristique c'est que dès que les usagers émettent un avis critique sur l'accueil et sur tout ce qui relève des relations aux personnels, c'est tout l'arsenal des reproches adressés à la bureaucratie du service public, au pouvoir discrétionnaire dont disposent les agents sur les usagers et à la situation de favorisés dont ils jouissent qui sont immédiatement évoqués. Ce qu'ils reprochent ainsi à France Télécom c'est de ne pas assez soigner la qualité des relations commerciales. Pour autant ces arguments ne sont pas suffisamment importants pour qu'ils envisagent de faire défection. Comme la fréquence des rencontres est rare, la question ne se pose pas véritablement.
57Pour d'autres, la mauvaise ou bonne qualité du service n'entre pas en ligne de compte dans leur choix de France Télécom. Que les personnels soient désagréables ou pas, qu'ils aient à attendre et à subir un traitement déplaisant ne suffit pas à leur faire envisager la défection, même s'ils notent des insuffisances dans la qualité des relations aux personnels.
Il n'est pas question de faire l'éloge ou la critique de l'agent des télécoms. On a tous eu affaire à des agents de France Télécom paresseux et désagréables. On a tous aussi eu affaire à des gens formidables, dévoués, à l'écoute, qui assurent le fonctionnement du service. Vous retrouverez la même chose dans le privé.
Homme, 40 ans, chercheur au CNRS.
58Relevons aussi que la relation aux personnels de France Télécom et a fortiori les relations commerciales peuvent aussi être présentées comme des raisons qui justifient de rester chez France Télécom. Ce sont essentiellement ceux qui résident dans des communes rurales et qui l'évoquent, pour des raisons de proximité entretenue avec les personnels de France Télécom. Si elles ne sont pas non plus présentées comme ayant déterminé le choix de France Télécom il n'empêche qu'elles sont mobilisées pour dire qu'au fil du temps et des rencontres ce sont tissées des relations de confiance qui font que ces usagers croient d'avantage en l'honnêteté et en la crédibilité des conseils commerciaux prodigués par les personnels de France Télécom.
Oui, moi, je les connais. Cela fait longtemps qu'on se connaît. Alors, bon, c'est vrai qu'avec le temps on a appris à avoir confiance. Quand on discute et qu'ils nous disent qu'on pourrait faire quelques économies, on le fait. On sait qu'ils font ça pour nous rendre service, alors on leur fait confiance. On discute de ce qui est mieux pour nous, voilà.
Homme, 66 ans, retraité, ancien agriculteur.
59En montrant comment ces usagers ont recours à des arguments marchands, on comprend mieux qu'ils n'en font pas des raisons qui expliquent prioritairement le maintien de leur abonnement chez France Télécom. En même temps, on ne peut non plus ignorer qu'ils sont capables de reconnaître des qualités et des faiblesses marchandes à France Télécom et qu'ils ne sont pas totalement préoccupés par ces questions, ils n'y sont pas non plus totalement insensibles. Ils n'oublient pas que France Télécom est aussi une entreprise commerciale et qu'ils sont aussi des usagers-clients consommateurs. Face à France Télécom, ils sont comme face à n'importe quelle entreprise, des clients qui ont toujours à l'esprit que se jouent leurs intérêts économiques. Cela veut bien dire que le rapport qu'ils entretiennent à France Télécom peut aussi être qualifié de marchand, même s'ils refusent d'en faire une priorité et même si celui-ci ne s'impose pas comme tel. Bien sûr, tous les usagers ne sont pas concernés de la même manière, mais, si l’on en croit nos entretiens, la plupart d'entre eux le sont.
60Le rapport qu'entretiennent ces usagers à France Télécom apparaît ainsi très ambivalent. Ils attendent en effet que France Télécom assume pleinement ses missions de service, mais aussi qu'elle ne les déçoive pas trop commercialement. Ils ont donc à la fois des exigences civiques et marchandes. Ils attendent qu'elle agisse dans l'intérêt général en poursuivant les missions de service public qui sont les siennes, mais aussi qu'elle n'oublie pas de leur proposer des tarifs et des services sinon compétitifs en tout cas raisonnables. Ils se présentent d'ailleurs eux-mêmes sous une double identité, à la fois comme des citoyens quand ils témoignent de leur attachement aux valeurs du service public et du soutien qu'ils lui manifestent, mais aussi comme des clients soucieux de ne pas perdre trop d'argent ni de qualité. Ils peuvent ainsi avoir un discours idéaliste sur l'importance que joue le service public dans la société et, en même temps, avoir un discours pragmatique sur les prestations fournies.
Des retombées positives de la concurrence à la mise en danger du service public
61Lorsque ces usagers disent ce qu'ils pensent de l'ouverture à la concurrence du marché des télécommunications, leur discours est également ambigu. Ils indiquent tous très clairement qu'ils ne sont pas indifférents aux privilèges marchands qu'elle peut leur apporter. On retrouve ainsi une nouvelle fois l'idée qu'en restant chez France Télécom ils bénéficient d'une baisse des tarifs et d'une plus grande qualité de service. C'est aussi pour eux une manière d'indiquer que cela permet à France Télécom d'améliorer certaines de ces prestations pour lesquelles ils se sont parfois montrés critiques. Ils adoptent en revanche un discours plus nuancé sur la possibilité que leur offre la concurrence de pouvoir désormais choisir dans leur consommation. Ils insistent alors sur le caractère intéressé des entreprises concurrentes de France Télécom, dont la préoccupation principale serait de faire du profit et non pas de chercher à satisfaire le client.
Qu'est ce que vous pensez du fait que vous avez le choix entre différentes compagnies de téléphone ?
Pas grand-chose parce que je suis extrêmement méfiante. Si les gens d'autres compagnies viennent proposer des services, c'est pour faire de l'argent, c'est pas par philanthropie et pas pour venir nous sauver de la mainmise de France Télécom. Il y a souvent de la naïveté chez les gens qui pensent que la concurrence c'est la liberté retrouvée.
Femme, 40 ans, chercheur au CNRS.
62Si les propos qu'ils tiennent sur l'ouverture à la concurrence du marché des télécommunications sont ambigus c'est aussi parce que cette ouverture est présentée comme un danger pour l'avenir des activités de service public auxquelles ils se disent attachés. Pour eux, la concurrence tire inexorablement France Télécom vers une logique de rentabilité et de recherche de profit qui leur paraît difficilement conciliable avec des missions de service public.
Je ne sais pas comment on peut être un service public avec de la concurrence. C'est là où je pense que cela va changer, cela ne me paraît pas possible. C'est très clair par exemple pour la SNCF qui ferme des lignes parce qu'elles ne sont plus rentables. Parce qu'on paye des lignes pas cher pour celles qui coûtent cher. Pour le téléphone, c’est pareil parce que l'on paie pour les petits villages de montagne où cela coûte cher de faire la ligne, la ligne a été faite par France Télécom. [... ] Alors, bêtement, je me dis que cela doit encore faire partie des choses prises en compte et que plus il y aura d'opérateurs privés, plus donc France Télécom sera obligée d'être concurrentielle.
Femme, 29 ans, documentaliste.
63Pour mieux comprendre le rapport des usagers à France Télécom, on doit ainsi comprendre qu'ils peuvent à la fois manifester une opinion positive à l'égard de l'ouverture à la concurrence du marché de la téléphonie et la condamner. Ainsi, s'ils louent volontiers les bienfaits de la concurrence qui leur permet à titre individuel de pouvoir bénéficier de tarifs moins chers et d'une offre de service plus adaptée et de meilleure qualité, ils peuvent aussi s'y opposer en invoquant le risque de voir France Télécom condamné à faire de la rentabilité sa priorité et mettre ainsi en péril le service public.
La fragilité des arguments civiques et la confiance conditionnelle au service public
64Si, comme nous l'avons vu, ces usagers donnent des raisons prioritairement civiques pour expliquer qu'ils sont restés chez France Télécom, la plupart d'entre eux disent qu'ils ne lui resteraient pas fidèles si ses prestations commerciales devenaient nettement moins compétitives que celles que proposent les autres opérateurs de téléphonie. Il nous semble en effet qu'il serait excessif de dire que les usagers soutiennent de manière inconditionnelle une entreprise publique dotée de missions de service public, même si c'est pour l'instant le cas. Il existe donc une autre raison que nous avons sciemment laissée de côté et qui est plus spécifiquement civique. Ainsi à la question de savoir ce qui les ferait changer d'opérateur à coup sûr, ces usagers invoquent de ne plus retrouver chez France Télécom les valeurs du service public qu'elle doit véhiculer.
Qu'est-ce qui vous ferait changer d'opérateur de téléphonie à coup sûr ?
D'être déçu sur toutes ces « valeurs », c'est-à-dire que je ne retrouve plus une cabine téléphonique dans un petit village, tous ces services qui ont... Pour moi, c'est à mon avis le plus important, garantir un service optimum sur tous les points du territoire. Alors, si demain il n'y a plus de cabines téléphoniques, si demain...si demain les tarifs explosent aussi, je ne garantis rien.
Homme, 44 ans, responsable en communication.
65S'ils font donc référence à des arguments civiques pour dire que, si France Télécom ne remplissait pas ses missions de service public, ils se verraient dans l'obligation de la quitter, c'est parce qu'ils espèrent, au terme d'un calcul fondé en raison, qu'il leur est possible d'agir non pas pour améliorer le service public mais pour le soutenir. Il faut ajouter que si ces usagers agissent de la sorte, ils ne sont pas certains de ne pas se tromper. Ils disent ne pas exclure de faire défection s'ils se rendaient compte qu'ils ont nourri de faux espoirs sur l'idée que France Télécom est encore un service public.
Je suis prête à payer plus cher quelque chose si c'est « plus égalitaire », parce que, bon, je ne sais pas si cela change grand-chose. Maintenant, si j'ai l'impression que je paie plus cher et que ce n’est pas vrai, maintenant je ne comprends pas pourquoi je paie plus cher. Mais je ne le ferais pas de gaîté de cœur parce que cela voudrait dire que j'y ai cru.
Femme, 38 ans, infirmière.
66Il nous paraît également important d'indiquer que la fidélité civique à France Télécom est aussi conditionnée par des attentes de résultats. L'idée de défection n'est jamais exclue, mais plutôt mise en attente, à l'épreuve du temps et des faits. Cela signifie que leur fidélité n'est ni inconditionnelle ni aveugle, mais bien évaluée et surveillée. Les usagers disent ainsi être attentifs à ce que France Télécom ne dérape pas dans un sens qui leur paraîtrait contradictoire avec l'espoir qu'ils fondent d'avoir affaire à une entreprise spécifique qui est dépositaire de certaines valeurs. À ce titre, on peut dire que France Télécom est comptable de ses actes devant les usagers et que les usagers sont des contrôleurs des actions qu'elle mène. Ils sont des sortes d'évaluateurs du service public (Warin, 1992) puisqu'ils veillent à ce qu'elle réponde à l'intérêt général, à ce qu'elle fasse preuve de responsabilité, de morale et d'impartialité en vertu de ses attributs publics.
67L'association qu'ils font entre France Télécom et l'idée qu'elle accomplit des missions de service public est fragile. Cette association est fragile car elle repose sur une croyance, sur un espoir plutôt que sur des certitudes. Les usagers qui présentent prioritairement leur fidélité à France Télécom selon des mobiles civiques ne sont pas aveuglément convaincus du bien fondé de leurs arguments. La possibilité de faire défection est évoquée pour indiquer qu'ils ne sont pas naïfs et que nous aurions tort de croire qu'ils sont totalement convaincus que France Télécom agit comme un service public. En fait, ils ne semblent sûrs de rien mais veulent croire que France Télécom mérite encore d'être soutenue, même si certains reconnaissent qu'il n'est pas foncièrement logique de le penser.
Pour tout dire, je ne crois pas qu'elle agisse encore comme un service public, mais j'ai encore cette idée sans doute irrationnelle que... Dans mon esprit j'ai l'impression que j'ai du mal à faire un trait sur le fait que c'est une entreprise d'État. Dans la réalité, je pense que les choses sont plus...je sens qu'elle tend vers une entreprise plus classique... le changement de logo, Orange, tout ça quoi. Ils essaient de gommer cette image d’entreprise publique. C'est une entreprise qui a été privatisée, mais elle a quand même un passé, des valeurs.
Homme, 40 ans, chercheur au CNRS.
68Sur la base de ces entretiens, on perçoit que les arguments civiques reposent sur un socle fragile puisqu'ils reposent non seulement sur la compétitivité commerciale de France Télécom, mais aussi sur sa capacité à appliquer de manière concrète ses missions de service public. Autrement dit, si certains usagers disent maintenir leur abonnement chez France Télécom par loyauté à des valeurs qui appartiennent au service public, ils n'oublient pas d'évaluer ce que leur coûte cette conduite d'un point de vue marchand, comme ils n'oublient pas d'être attentifs à ce que l'opérateur continue de se soumettre à un certain nombre de règles ou de normes spécifiques, en référence à un sens de la justice auquel ils paraissent attachés. En somme, c'est la coexistence de mobiles marchands et civiques qui explique qu'ils ont maintenu leur abonnement chez France Télécom. Ainsi le rapport qu'entretiennent les usagers à France Télécom ne peut se réduire à des considérations civiques, même quand celles-ci prédominent.
Des préoccupations civiques actualisées par la concurrence
69Comment donc expliquer que ces usagers ne paraissent pas faire un choix de consommation en fonction des enjeux économiques du moment et être prêts à changer d'opérateur sans se sentir tenus par quelque allégeance partisane ou fidélité à des valeurs ? Comment expliquer que cette figure plus politique de l'usager qui serait aussi resté fidèle à France Télécom par civisme apparaisse de manière aussi forte ? Comment expliquer que ces usagers montrent que le rapport qu'ils entretiennent avec France Télécom ne se réduit pas à un acte d'achat ?
70Il nous semble que Tune des réponses est à rechercher du côté de l'ouverture à la concurrence du marché des télécommunications et de ses effets supposés. Il nous semble en effet que la libéralisation du marché des télécommunications a eu pour conséquence de contribuer à actualiser l'identité publique de France Télécom et ses spécificités, comme elle a rendu possible l'idée que les finalités politiques de l'opérateur public pouvaient disparaître. Nous avons ainsi, dans nos entretiens, pu constater que l'argument du service public est évoqué souvent comme garde-fou face à une concurrence trop libérale qui viendrait négliger des publics qui rencontrent des difficultés économiques.
Oui, sur un certain nombre de services dont je pense que...enfin, il faut les assurer pour la majorité de la population. On ne peut pas se passer du téléphone maintenant. On ne peut pas se passer de se chauffer, d'avoir de l'électricité, des choses comme ça, ce qui fait que c'est ma vision, je dirais du... heu... des conditions de vie minimales, de la société, de son fonctionnement. Le développement du marché conduit toujours à négliger les plus pauvres. je pense aux gens qui sont concernés par les lignes de téléphone coupées parce qu'ils n'ont pas payé. On peut se demander ce qui va se passer pour les gens qui sont chez des compagnies privées et qui ne peuvent plus payer le téléphone.
Femme, 38 ans, infirmière.
71C'est donc par comparaison avec d'autres opérateurs qu'il est devenu possible de distinguer France Télécom en la présentant comme une organisation vertueuse dont la finalité est de se préoccuper de l'égalité d'accès, de l'aide aux plus défavorisés, de se soucier de la cohésion sociale et territoriale, etc.
Quand j'entends des gens dire qu'il faut qu'elle soit privatisée et qu'elle nous foute la paix, je me demande si ces gens pensent à la population qui vit hors des grandes agglomérations. je suis sûre que cette population c'est une perte pure pour France Télécom. Il me semble qu'une ligne téléphonique installée pour un village de 100 âmes, ça doit coûter beaucoup, beaucoup d'argent. La rentabilité, c'est quelque chose d'impensable, et sans compter la maintenance. Alors, imaginons que France Télécom décide de devenir rentable, est-ce qu'on peut imaginer que Bouygue ou tout autre concurrent va se charger d'amener le téléphone dans des coins paumés ?
Femme, 29 ans, documentaliste.
72D'autres arguments comme celui de dire que les opérateurs privés se positionnent sur des niches commerciales alors que leur métier initial n'a rien à voir avec les télécommunications a également été évoqué pour les distinguer de France Télécom.
Moi je crois beaucoup à la culture d’entreprise. L'entreprise, elle sait faire du télécom, elle sait bien le faire, pourquoi elle irait faire autre chose. Les autres, ils ne savent pas faire au départ. Bouygue sait faire du bâtiment c'est ça son cœur de métier. Chacun son métier. Si demain France Télécom fait des piscines, putain, je n'achète pas des piscines France Télécom. j'irai acheter des piscines Piscina ou je ne sais pas comment ça s'appelle. Il y a une culture métier sur des manières de prendre tout ça. Alors que les autres boîtes privées, c'est pas compliqué, elles veulent faire du fric, c'est tout.
Homme, 51 ans, artisan plombier.
73La référence aux intempéries de décembre 2000 est aussi citée en exemple pour montrer combien les efforts développés par France Télécom et l'ensemble des services publics pour répondre dans l'urgence aux usagers coupés de moyens de télécommunication ne répondaient pas à une logique de rentabilité immédiate. Il semble ainsi que, pour certains usagers, les missions de secours, d'assistance, d'aide et de réconfort sont davantage du ressort du service public que de services privés.
Quand il y a eu les tempêtes, je pense que le système a été remis en route et on ne nous l'a pas fait payer. Il y a eu des désastres considérables, plusieurs régions sinistrées et on n'a pas eu d'augmentation de tarifs ou des primes exceptionnelles à payer sur cette catastrophe. Il n’y a eu aucun impact sur les factures, ça a été pris en charge par France Télécom. Les assurances, par contre, ont fait payer des surcoûts à leurs assurés pour pouvoir faire face à un évènement imprévu qu'elles sont censées couvrir. Donc là il y a bien eu mission de service public. Ils ont assuré leur mission, à savoir remettre en état le plus vite possible en état les lignes de téléphone, sans les faire payer aux abonnés qui se sont trouvés sans téléphone, voire aux autres d’ailleurs.
Femme, 42 ans, cadre de la fonction publique.
74En actualisant les différences qui opposent le public et le privé, la concurrence a non seulement permis aux usagers d'opposer des logiques de fonctionnement mais elle a également permis de mettre à l’ordre du jour un soutien corporatif à des employés du secteur public. Ce soutien aux personnels paraît d'autant plus nécessaire aujourd'hui que, pour certains usagers, la concurrence constitue un processus de transformation de cette profession et de l'économie symbolique qui l'entoure.
Oui, c'est vrai qu'on peut se demander où est le respect dont devrait témoigner l'État à ceux qui ont bossé pour la France. Moi j'ai quand même le sentiment que les rumeurs de privatisation, qui ne sont d'ailleurs pas que des rumeurs, sont un désaveu pour ceux qui assurent encore le fonctionnement du service public. C'est pour moi une manière de soutenir des gars qui du jour au lendemain changent d'activité ou sont mis en retraite anticipée. Parce que les techniciens, c'est des commerciaux maintenant, ils doivent vendre des produits. C’est pareil dans tous les services publics, même à La Poste, le receveur il doit faire du chiffre sinon il est foutu au placard.
Homme, 46 ans, professeur des écoles.
75La concurrence a sans nul doute aussi contribué à davantage identifier France Télécom à l'État. C'est, comme nous l'avons vu, d'une part pour s'opposer au marché et, d'autre part, pour exprimer le sentiment de confiance qu'ils ont dans une entreprise dont l'État se porte garant.
Oui, c'est vrai, avec France Télécom il y a quand même l'idée d'une garantie. Ils ne peuvent pas faire n'importe quoi. C'est quand même une entreprise d'État Femme, 38 ans, infirmière.
76C'est, semble-t-il, parce que la concurrence est venue modifier, remettre en cause l'idée qu'ils se faisaient de France Télécom, que ces usagers sont devenus plus prompts à l'identifier à une entreprise publique et lui reconnaître un certain nombre de singularités. Cela ne signifie pas qu'ils n'étaient pas avant la concurrence capables d'opérer ce type de distinction, mais la concurrence a sans nul doute actualisé et renforcé cette situation. Elle a de la sorte contribué à cristalliser l'attention des usagers sur des raisons civiques quand ils ont à expliquer les raisons du maintien de leur abonnement chez France Télécom. Ainsi, au lieu d'accepter l'ouverture à la concurrence et les effets qu'elle produit, ils semblent au contraire vouloir agir. Cela leur paraît d'autant plus nécessaire qu'ils paraissent dire que France Télécom ne pourra préserver sa spécificité de service public sans qu'on l'y encourage. Cela nous conduit inévitablement à dire que si l’on peut aussi définir le rapport qu'entretiennent ces usagers à France Télécom comme civique c'est sans doute en partie lié à l'ouverture à la concurrence du marché des télécommunications.
Les usagers captifs
77Venons en maintenant à ceux qui, comme des usagers captifs, paraissent rester chez France Télécom sans en avoir fait le choix. Ce qui à première vue caractérise ces usagers c'est qu'ils disent n'avoir ni de raisons civiques ni de raisons marchandes à faire valoir pour expliquer qu'ils ont maintenu leur abonnement chez France Télécom. Leur spécificité est de dire qu'ils ne se sont pas comportés sur le marché de la téléphonie comme des consommateurs dont le seul but serait de gagner l'argent et de la qualité, ni comme des citoyens dont le souci serait d'exprimer leur fidélité à des valeurs auxquelles ils croient, qu'ils pensent trouver chez France Télécom et qu'ils veulent préserver.
Des conduites marchandes empêchées
- 86 Rappelons que, pour obtenir l'abonnement social, les usagers peuvent aussi bien s'adresser à Franc (...)
78Deux principaux arguments sont en fait évoqués par ces usagers pour expliquer qu'ils ont maintenu leur abonnement chez France Télécom. Le premier repose sur le sentiment qu'ils ont d'être dans l'incapacité économique de faire autrement. Sans qu'il nous soit possible de l'affirmer, il nous semble que c'est plus particulièrement le cas de ceux qui disent avoir des difficultés à honorer chacune de leurs factures de téléphone et notamment de ceux qui bénéficient d'un abonnement social. Ainsi, lors de nos entretiens, ceux qui ont des difficultés économiques importantes, ne se sont jamais présentés comme des usagers pouvant choisir entre une infinité d'offres disponibles sur le marché. Le maintien de leur abonnement chez France Télécom est décrit comme une conduite qui s'impose à eux, sans qu'ils en aient fait le choix. Cette explication d'apparence banale est intéressante lorsque l’on sait que ces usagers disposent en pratique de la possibilité de choisir un autre opérateur que France Télécom et qu'ils peuvent également contracter des formules plus adaptées à leur consommation téléphonique86.
Je n'ai pas vraiment eu le choix. Je bénéficie du tarif social de France Télécom. Vous connaissez, je suppose. C’est ce qui remplace l'abonnement réduit qui s'adressait à tout le monde. Donc voilà j'ai pas vraiment eu le choix, puisque si vous voulez, je suis obligée, disons que je n'ai pas vraiment les moyens de faire autrement.
Femme, 29 ans, sans emploi.
79Le deuxième argument repose sur le sentiment qu'ils ont d'être perdus, privés de repères et donc incapables de choisir. Ils présentent ainsi le maintien de leur abonnement chez France Télécom comme une incapacité à se repérer dans un nouvel environnement de l'offre qu'ils ne comprennent pas et dont ils maîtrisent mal les paramètres. Ils s'estiment incapables de se renseigner sur les offres disponibles, de les comparer et donc de réaliser un choix. L'extrait d'entretien qui suit illustre d'une certaine manière cette situation puisqu'il relate le cas d'une personne qui déclare avoir tenté de téléphoner à France Télécom pour obtenir des informations pour réduire sa facture de téléphone et qui, finalement, n'a pas réussi à établir un contact. Si d'apparence elle paraît être disposée à agir pour se renseigner, l'ensemble de l'entretien nous conduit au contraire à la considérer comme très captive.
Vous avez le sentiment que France Télécom est plus cher que les autres opérateurs ?
Oui, voilà, mais bon, je ne sais pas qu'est-ce qu'il y a comme autres opérateurs ? Vous le savez-vous ? Je ne suis pas tellement informée parce qu'on a pas. Bon, alors, ils vous relancent, vous avez tant de communications, moins de deux heures de je ne sais pas quoi, vous pourriez ci, vous pourriez là, mais bon, c'est tellement fatiguant de comprendre tout ce que l'on peut faire qu'on laisse tomber.
Femme, 76 ans, secrétaire en retraite.
80Nous avons des témoignages d'usagers qui montrent que dès qu'ils ont à opérer un choix qui les engage financièrement ils s'autocensurent. C'est, disent-ils, parce qu'ils ont le sentiment d'être débordés de propositions et qu'ils sont découragés par la lourdeur des procédures qu'il faudrait mettre en œuvre pour opérer un choix. Leur passivité semble répondre assez bien à la difficulté qu'ils éprouvent à se repérer dans des démarches qui paraissent compliquées et nécessiteraient un investissement qu'ils ne se sentent pas capables de faire. Ils semblent témoigner d'un sentiment d'incompétence qui les conduit à renoncer à la défection. Reprenons, pour illustrer cette idée l'entretien de cette personne qui aimerait bénéficier d'un abonnement à tarif réduit et même changer d'opérateur, mais qui finalement se dit résignée à maintenir son abonnement chez France Télécom.
Vous me dites que vous êtes prête à quitter France Télécom, alors pourquoi ne pas le faire ?
Ben non, parce que c'est trop compliqué. Il faudrait vraiment que je sois informée par quelque chose. Je suis énervée sur ce coup-là, mais je laisse courir, bon. C’est comme vous ne changez pas d’assurance facilement, vous ne changez pas de banque facilement. Si vous avez eu un pépin, bon. Si vous avez été roulée, si vous avez eu un pépin et que vous soyez surimposée d’impôts parce que la banque ne vous a pas prévenue de quelque chose et puis qu’elle vous dit c'est de votre faute à vous et c'est pas de la mienne, et ben vous n’avez aucun recours. On ne peut faire confiance à personne alors... Je suis bête d’être victime, mais bon il faudrait se méfier de tout et de tout le monde. C'est fait pour qui la concurrence des bacs + 7 tous ? Moi je ne sais pas, mais je ne suis pas plus idiote qu'une autre quand même. Il ne faut quand même pas exagérer, j'ai dirigé du personnel et tout ça. Mais alors maintenant ça devient, je trouve depuis 10 ans, un encombrement, de nouveaux papiers à lire, on vous abreuve. Les banques, c'est pareil, si on ne les lit pas de A jusqu'à Z on se fait bluffer, on se fait avoir, bon, toute cette concurrence téléphonique de partout.
Femme, 76 ans, secrétaire en retraite.
81Dans le prolongement de l'idée que certains paraissent manquer d'aisance pour se repérer dans un univers marchand compliqué, sans doute faut-il aussi tenir compte de la crainte que certains des usagers que nous avons interrogés ont exprimée. Nous avons en effet rencontré des usagers qui nous ont déclaré maintenir leur abonnement chez France Télécom par peur de ne pas obtenir les avantages qu'ils escomptent. Nous avons ainsi recueilli beaucoup d'anecdotes sur des personnes qui s'étaient fourvoyées chez des opérateurs concurrents de France Télécom ou qui avaient contracté des formules qui s'étaient avérées au final totalement inintéressantes.
Vous auriez un exemple de dérives dont vous parlez ?
Absolument, absolument. Ma petite fille, il y a quelque temps déjà, a pris un téléphone portable. Tout était très bien, mais un jour elle a voulu changer pour une autre compagnie. Cela n’a pas été possible car elle n'a pas pu résilier son contrat pour la simple raison, tenez-vous bien, que la suspension du contrat d'abonnement ne pouvait prendre fin qu'au jour précis de l’anniversaire du contrat. Passé ce délai, ce n'était plus possible, il fallait rempiler pour un an. Je crois qu'en matière d’exemple de dérive on ne peut pas beaucoup mieux faire. Cela a servi de leçon à tout le monde. Il vaut parfois mieux se contenter de ce que l'on a. Il faut dire la vérité : on ne comprend rien, on ne sait pas à quoi on a droit ou pas droit, au point que l’on peut se faire avoir sans même savoir pourquoi. Pour être sûr, il faudrait vraiment tout regarder, tout éplucher, aller voir à la loupe ce qui écrit en minuscules et à la verticale sur le coin du contrat. Et quand bien même, on n'est sûr de rien.
Homme, 68 ans, retraité de l'aviation civile.
82L'idée qu'ils puissent faire une mauvaise affaire en voulant se comporter comme des clients-consommateurs paraît conduire ces usagers à se contenter de ce qu'ils ont. Par prudence, ils déclarent ainsi préférer rester dans le statu quo plutôt que d'adopter une conduite marchande qu'ils ne pensent pas pouvoir assumer ou dont ils se méfient. Ils ont le sentiment qu'en maintenant leur abonnement chez France Télécom, ils font preuve de lucidité et de prudence, même s'ils reconnaissent que certains doivent faire des affaires et gagner de l'argent en procédant autrement.
83Ce qui caractérise ainsi les usagers dont nous parlons c'est qu'ils ne présentent donc pas le maintien de leur abonnement chez France Télécom comme un choix économique mais comme une contrainte. Si la captivité est vécue comme une contrainte, pour certains usagers c'est également le fait d'avoir à choisir qui est vécu comme tel. Ils indiquent donc clairement être empêchés d'agir comme des clients-consommateurs, alors même qu'ils ont souvent le sentiment qu'ils pourraient bénéficier de réductions tarifaires en changeant d'opérateur de téléphonie ou en contractant des abonnements spécifiques. L'idée que la concurrence opère naturellement un glissement de l'usager au client-consommateur trouve là une autre limite. Si ces usagers n'adoptent pas la conduite de client-consommateur que la concurrence leur permet, c'est parce qu'il ne suffit pas qu'il y ait du choix et qu'ils désirent en bénéficier, encore faut-il qu'ils aient le sentiment d'être capables d'agir.
La rationalisation des contraintes économiques
84Si ce public décrit le maintien de son abonnement chez France Télécom comme une forme d'obligation, de contrainte, cela ne veut pas dire qu'il n'opère aucun calcul économique et n'attache aucun intérêt aux avantages commerciaux dont il pourrait bénéficier. Si on peut dire que ces usagers n'évoquent aucune raison marchande pour expliquer qu'ils sont restés chez France Télécom, en revanche on ne peut ignorer qu'ils disent être très attentifs à leur facture téléphonique. Nous avons en effet souvent été surpris de voir à quel point ils sont capables de nous dire avec précision à combien s'élève le montant de leurs dépenses téléphoniques et de nous décrire avec beaucoup de détails les appels qu'ils passent, à quelle heure et vers quelle destination. On peut ajouter également que, dans chacun des entretiens que nous avons réalisés sur ce public, nous avons obtenu un discours qui montre qu'ils reconnaissent volontiers être vigilants, contrôler l'usage qu'ils font du téléphone et toujours vérifier leur facture pour s'assurer que les sommes à payer sont véritablement dues.
Je fais vraiment gaffe parce que je me suis plusieurs fois retrouvé pour qu'on me remette la ligne. À cause du boulot, sinon il n'y aurait pas de problème. Donc je suis obligé de prévoir longtemps à l'avance ce qui va se passer. Alors, je fais attention.
C'est-à-dire ?
C'est-à-dire que je vérifie si tout est bon, si je dois payer, ce que je dois, tout ça quoi. Parce que, bon, je connais bien maintenant. Je sais qui j'appelle le plus, à quelle heure et combien ça me coûte.
Pourquoi vous n’avez pas pris d'abonnement avec des réductions ? Parce que ce n'est pas intéressant pour moi. Il faut payer pour avoir un abonnement spécial. Mais dans 6 mois, si je bosse plus, alors comment je fais ? C'est intéressant pour ceux qui peuvent payer sur la longueur. Moi, je ne suis pas sûr que le prix de l'abonnement spécial ne me coûte pas plus cher. Par exemple, si je prends un abonnement pour 30 balles et que je ne passe pas suffisamment de coups de téléphone, eh bien ce n'est pas intéressant, vous comprenez ? Il faut téléphoner beaucoup pour que ce soit intéressant, mais moi je fais gaffe, vous comprenez ?
Homme, 42 ans, Intérimaire dans la manutention.
85On retrouve cette forme de rationalisation de la consommation de téléphone quand ces usagers disent ce qu'ils feront quand ils n'auront plus de difficultés financières. Ils déclarent ainsi que s'ils avaient les moyens financiers, ils adopteraient une démarche de comparaison pointilleuse entre chacun des opérateurs pour faire un choix optimal. À chaque fois, ils disent qu'ils seraient pleinement préoccupés des économies substantielles qu'ils pourraient faire.
[...] Je connais bien ma consommation maintenant. Moi, je téléphone beaucoup en local. Donc je n'ai pas intérêt à prendre un abonnement qui me facture trop le prix des communications nationales. Donc ce que je ferais, c'est que j'irais chez une entreprise de téléphone qui ne me fait pas payer l'abonnement. Bon et puis... C'est vrai que j'hésite, je me demande si je ne vais pas tout simplement arrêter mon téléphone et prendre un portable avec une carte. Comme ça je pourrai mieux gérer mes communications. Oui, je crois que j'irai m'acheter un téléphone pour un franc.
Femme, 29 ans, sans emploi.
86Loin d'être résignés du fait de leur condition économique, ils nous montrent qu'ils sont capables de développer des stratégies alternatives comme téléphoner au travail ou acheter des cartes dont ils ont le sentiment qu'elles permettent de mieux maîtriser leur consommation. Ils nous ont dit qu'ils utilisent pleinement les marges de manœuvre dont ils disposent en compensant leur incapacité budgétaire par du bricolage et des ajustements.
[...] Les enfants, ils téléphonent beaucoup, pour les copains, la copine, tout ça, alors évidemment on peut pas. On a plusieurs fois été coupés, on ne pouvait plus appeler, c'est les autres qui nous téléphonaient. Mais maintenant on fait attention, bon, parce que c'est plus possible, et puis les voisins ils en ont marre de venir nous dire qu'il faut rappeler. Alors maintenant on fait attention. Quand les enfants ils veulent téléphoner, ils vont à la cabine. Pas à la maison parce que, bon, là, on ne peut pas. Quand on a de l'argent, vous comprenez, c'est pas pareil, nous on peut pas. C'est vrai que c'est difficile, hein ! À la maison on fait le minimum, c'est surtout qu'on peut nous joindre. Au travail, des fois on me laisse téléphoner à la famille au Portugal, mais bon, c’est pas souvent, et puis on a l'impression de tout le temps demander, c'est pas facile quand même, l'utilise les cartes aussi pour les appeler il y en a une qui est bien pour le Portugal, c'est moins cher, le regarde quand je passe au tabac. Ils ont des listes avec toutes les compagnies et les prix pour les pays que l'on appelle.
Femme, 52 ans, personnel de service.
87À partir de ces éléments d'analyse, on peut dire que ces usagers semblent avant tout animés par le souci du calcul économique, comme l'illustre leur connaissance des offres et des tarifs, mais aussi le fait qu'ils disent être surtout préoccupés par le coût financier des télécommunications et des gains qu'ils pourraient faire, ou encore comme le montre leur souci de maîtriser l'usage qu'ils font du téléphone. Dans certaines situations ils paraissent d'ailleurs moins captifs qu'ils ne le prétendent puisqu'ils procèdent à une comparaison des offres, se renseignent et utilisent des supports téléphoniques alternatifs (cartes, cabines...). Il semble donc que c'est précisément parce qu'ils ont des difficultés économiques ou parce qu'ils estiment être prisonniers dans leur consommation qu'ils se réfèrent spontanément à un registre marchand pour parler du rapport qu'ils entretiennent à France Télécom.
La concurrence comme témoignage d'un manque d'autonomie et de liberté
88La manière dont ces usagers parlent de l'ouverture à la concurrence du marché de la téléphonie est ambiguë. D'une part, certains disent, comme on l’a vu, que cela complique l'environnement de l'offre et que pour cette raison ils se sentent incapables de faire autre chose que de rester chez France Télécom. En même temps, on a vu que la possibilité de quitter France Télécom pour ses concurrents est souvent décrite comme une manière de faire des économies sur les communications téléphoniques. S'il ressort donc des entretiens que nous avons eus avec ces usagers qu'ils paraissent séduits par les avantages économiques que procure l'ouverture à la concurrence du marché des télécommunications, ils ont aussi et surtout le sentiment de ne pas y avoir droit. À cause de la concurrence, le maintien de leur abonnement chez France Télécom peut devenir encore plus difficile à accepter car il viendrait témoigner de leur manque d'autonomie et de liberté de consommer. Cela apparaît dans les déclarations de ceux qui disent que rester chez France Télécom est pour eux synonyme d'exclusion ou en tout cas de fragilité économique. La défection est ainsi présentée comme une alternative qui permet de s'affranchir de ce statut d'exclu qu'ils associent à l'opérateur public.
Il faut quand même attendre deux mois avant d'avoir l'abonnement social. Moi, pendant deux mois, je n'ai pas pu téléphoner. Entre le moment ou les ASSEDIC m'ont envoyé les papiers, l'attestation pour obtenir l'abonnement social, il y a eu, croyez-moi, pas mal de temps, c'était vraiment long. Alors, l'administration vous offre la possibilité de maintenir notre téléphone, parce que c'est du maintien et ce n'est pas autre chose. C'est bien, tant mieux, je ne vais quand même pas cracher dans la soupe, mais après je changerai. Je prendrai je ne sais pas moi, le 9, le 4 ou un autre. J'ai... comment...si vous voulez, pour moi, France Télécom est liée à mes difficultés de budget. À chaque fois que j'ai à faire avec l'administration, c'est pour régler des problèmes de ce type, alors je changerai.
Femme, 29 ans, sans emploi.
89Cela veut dire que si l'ouverture à la concurrence constitue pour eux un moyen de pouvoir bénéficier d'une nouvelle liberté de consommer et de tarifs plus intéressants, elle peut être mal vécue. C'est l'impression que l'on retire aussi des entretiens de ceux qui disent que la concurrence leur renvoie l'image de ce à quoi ils ne peuvent pas accéder dans leur consommation.
Un abonnement qui offre des réductions téléphoniques est payant, donc je ne peux pas. Je ne peux pas parce que pour que ce soit rentable il faudrait que je téléphone beaucoup. Et comme je téléphone peu, je ne peux pas. Il y a un côté vachement hypocrite dans tout ça parce que si je peux, en théorie, cumuler les offres avec l'abonnement social, en pratique, je ne peux pas le faire puisque je n'ai pas d'argent. Enfin, c'est logique, si j'ai l'abonnement social c'est que je ne peux pas me payer autre chose. Mais ça fait rien, on m'inonde de pubs pour me proposer des réductions. Quand on n'a pas d'argent, on ne peut pas économiser, ça me semble quand même simple comme calcul. Donc c’est vrai que c'est vachement malsain parce c'est comme si on me disait « regarde tout ce que tu pourrais avoir », alors que je peux pas l'acheter.
Femme, 29 ans, sans emploi.
90La perception qu'ont ces usagers de la concurrence est donc ambiguë car ils ont le sentiment qu'elle a permis l'émergence de nouveaux opérateurs aux tarifs plus compétitifs mais que cela a aussi conduit à leur renvoyer une image de captifs de France Télécom dont ils veulent se défaire. Si ces usagers avaient demain la possibilité de changer d'opérateur ils le feraient sans doute, tant ils ont à prouver ou à se prouver qu'ils peuvent s'affranchir de la situation d'exclu qu'ils associent à France Télécom.
Une perception mitigée du service public : entre assistance et rigidité bureaucratique
91Si nous avons essentiellement présenté ces usagers comme des personnes attentives à la gestion financière de leurs communications et désireuses de faire des économies, il nous faut maintenant ajouter qu'elles sont aussi susceptibles de reconnaître à France Télécom un certain nombre de singularités publiques. Pour le comprendre, on peut d'abord évoquer ce que l'on pourrait appeler une forme de désillusion à l'égard du service public. Ainsi, dès lors que ces usagers évoquent les activités de service public de France Télécom, ils formulent des reproches à son encontre. C'est particulièrement net chez ceux qui disent que le service public de téléphonie n'a pas à leurs yeux remplis ses missions d'aide et d'accompagnement en passant d'une situation de monopole à la concurrence. Ils nous donnent le sentiment de reprocher à France Télécom de ne pas les avoir assez épaulés et informés pour leur expliquer les changements auxquels ils allaient être confrontés avec l'ouverture à la concurrence. Ils nous montrent, à travers ce type d'argument, qu'ils n'assimilent pas seulement France Télécom à un opérateur de téléphonie qui permet de téléphoner mais aussi à une organisation responsable du sort des usagers qui a pour mission de les soutenir et de les informer, de simplifier leurs démarches plutôt que de se contenter de promouvoir ses offres.
On a vu apparaître un, puis deux, puis trois concurrents, et puis des abonnements en veux-tu en voilà, qu'on peut combiner avec ceci cela... Vous ne croyez pas qu'il faudrait mettre un peu d'ordre dans tout ça, qu'il faudrait simplifier pour nous... vraiment nous informer ? Moi, il me semble que l'activité de service public c'est au minimum, je dis bien au minimum, de simplifier les procédures et d'informer. Au lieu de ça, ils nous conseillent de basculer sur un abonnement moins cher parce qu'on téléphone comme ci ou comme ça. C'est toujours de la publicité, rien que de la publicité.
Homme, 53 ans, architecte.
92Cette désillusion à l'égard du rôle attendu de France Télécom apparaît également dans le reproche de ne pas remplir ses obligations d'aide aux publics les plus démunis. Parce que, précisément, France Télécom remplit la mission essentielle de donner accès au téléphone, elle devrait encore plus tenir compte des publics qui ont des difficultés.
Le téléphone est indispensable, hein. Ce serait quand même terrible sur le plan humain, médical, s'il y n’y avait rien. Il y a quand même des gens qui sont des malades, des gens qui ont des bips de téléphone, qui, bon, sont tout seuls et qui ont pas beaucoup d'autonomie pour réagir, alors, bon, le téléphone, c'est quand même important, hein. Ils donneraient le téléphone, l'abonnement gratuit à des personnes d'un certain âge qui ne paient pas d'impôts et bien moi je serais d'accord, hein. Pour moi, ce serait un service public.
Femme, 76 ans, secrétaire en retraite.
93Bien que les deux extraits d'entretien précédents reposent sur des considérations différentes, tous les deux attribuent des missions particulières à France Télécom qui font écho à sa spécificité publique. Ils distinguent France Télécom des autres opérateurs de téléphonie en l'accusant de ne pas pousser sa logique de service public jusqu'au bout. Il existe donc dans ces reproches l'idée d'un manque de loyauté de France Télécom à l'égard de la position qu'elle aurait pu ou aurait dû adopter. Si ce manque de loyauté de France Télécom leur paraît d'autant plus difficile à accepter c'est parce qu'ils évoquent souvent l'idée que c'est l'entreprise qui, par son expérience, est la mieux placée pour connaître leurs difficultés et y répondre. C'est ce qui ressort des explications que donnent certains quand on leur demande de nous expliquer pourquoi ils n'ont pas contracté un abonnement social chez un autre opérateur que France Télécom.
Oui, oui, je connais, mais entre France Télécom et Kertel il n'y a pas de différence avec l'abonnement social, c'est 45 F par mois au Heu de 77,36 F. Sauf que, bon, c'est vrai, il y'en a une qui sait faire, qui est habituée à traiter les dossiers, disons compliqués, et une autre qui commence à peine à s'intéresser à ce créneau. Soit dit en passant, je ne suis pas sûre que Kertel fasse ça par simple générosité, elle y a sans doute derrière un intérêt commercial. Bon, et puis France Télécom, c'est dans leur façon de voir, alors que l’autre... je veux dire que France Télécom, c'est quand même son boulot à la base, c'est public.
Femme, 29 ans, sans emploi.
94« Je veux dire que France Télécom c'est quand même son boulot à la base, c'est public ». Une telle expression chez des personnes en difficulté semble procéder de la conviction que le service public a ceci de particulier qu'il peut mieux prendre en compte leur situation puisque, par définition ou par héritage, il a pour fonction d'aider ces publics. Ces usagers semblent ainsi avoir une sorte de confiance en l'opérateur public qu'ils n'accordent pas à un opérateur privé. Précisément parce qu'il est public. On reconnaît que « c'est dans sa façon de voir », alors que Kertel, qui assume pourtant une activité analogue, ne le fait pas par « simple générosité » mais par « intérêt commercial ».
95Cette forme de confiance apparaît aussi dans les déclarations de ceux qui disent que France Télécom incarne plus que d'autres opérateurs une forme de garantie contre des déconvenues commerciales qui pourraient éventuellement se produire. S'ils disent ne pas avoir la conviction que le service public peut être amené à réviser ses tarifs dans un sens qui leur serait plus favorable, ils semblent ici aussi convaincus que le service public ne peut s'égarer dans un sens qui leur serait totalement défavorable en faisant faillite ou en augmentant de manière inconsidérée ses tarifs.
On ne peut quand même pas tout mettre en concurrence. Vous savez, aujourd'hui, on est à l'abri de rien, il y a tellement d'arnaque, d'entreprises qui se montent et qui le lendemain s'écroulent sans laisser d'adresse, qui laissent leur clients sans rien dire. Il n'y a pas de garanties pour ces gens là et ça arrive plus souvent que ce que l'on croit. Bon, avec France Télécom, on sait quand même où l'on va, on n'est pas dans l'inconnu, on sait que c'est une entreprise nationale. Il y a l'État, c'est sérieux, elle ne peut quand même pas disparaître comme ça.
Homme, 68 ans, retraité de l'aviation civile.
96De là à penser que le maintien de leur abonnement chez France Télécom s'explique pour ces raisons il y a un pas à franchir que ne nous autorisent pas nos données, même si persiste l'idée que l'opérateur public pourrait constituer une sécurité qui les protège des aléas du marché et de sa complexité. C'est alors le caractère étatique et national de France Télécom qui s'offre le plus souvent dans les entretiens comme une garantie, mais aussi, plus curieusement, son caractère administratif, un fonctionnement bureaucratique qui permet de se repérer dans un environnement de l'offre de plus en plus compliqué. On serait tenté de dire que c'est précisément parce qu'ils se considèrent comme fragiles et démunis face aux choix (défection pour un autre opérateur ou choix d'un abonnement spécifique) que France Télécom les rassure et les réconforte.
Le côté administratif, ça aide quand même. On sait qu'il faut payer à telle date et que si on le fait pas on reçoit un courrier, une mise en demeure. On sait aussi qu'il y a des règlements à respecter. Et puis, sur le plan financier, on sait que France Télécom à des grilles de tarifs fixés sur des créneaux horaires, alors que pour les autres opérateurs c'est quand même plus flou. De ce point de vue, le côté administratif, ça permet de savoir où on est, qu'est-ce qu'il faut faire, tout ça.
Homme, 53 ans, architecte.
97Si le caractère administratif de France Télécom est pour certains un aspect positif qui permet de se repérer dans un univers de l'offre devenu confus et compliqué, il est aussi décrit en des termes plus négatifs dès que la question des coupures de ligne pour factures impayées est abordée. Ces usagers évoquent alors la rigidité bureaucratique d'une administration qui devient inaccessible, pour décrire la manière dont France Télécom procède pour leur réclamer des sommes dues. Le rapport que France Télécom entretient avec eux est alors présenté comme un rapport de domination, qui ne leur accorde aucune confiance et n'offre aucun recours pour s'expliquer et se justifier, même s'ils louent ses fonctions d'aide et d'assistance, qu'ils associent à l'administration, à l'État et aux personnels avec qui elles sont en contact.
On leur dit qu'on ne peut payer, mais ils coupent quand même. Ils ne veulent pas comprendre, même quand on leur explique que c'est difficile et qu'on pourra payer plus tard. C'est quand même pas juste parce que, bon, nous on est prêt à payer, mais on ne peut pas toujours quand ils demandent, c'est tout. Ils ne veulent jamais discuter, c'est la règle. Mais la règle elle est quand même mal faite. Parce qu'on ne peut jamais discuter, ils ne veulent rien savoir et puis on est pas tout seul, hein. Quand je vais à l'agence pour payer on est plusieurs au guichet à compter nos billets, je veux dire qu'on n'est pas tout seuls, alors quand même, il faut savoir ce qu'ils veulent. Ils disent toujours que le service public aide les gens qui ont des problèmes d'argent, mais ils nous font pas confiance quand on leur explique. [...] Non, mais bon, c'est vrai que c'est quand même bien parce, que bon, il y a des gens sympas, qui discutent et qui comprennent que c'est pas facile. Mais ils peuvent pas faire autrement, c’est normal, c'est pas leur faute, et puis c'est quand même bien qu'on a ça déjà. Parce que, bon, si ce n'était pas France Télécom, peut-être qu'ils ne nous reprendraient pas à chaque fois qu'on ne peut pas payer.
Femme, 52 ans, personnel de service.
98Si, comme nous l'avons dit, l'on ne peut nier le fait que ces usagers entretiennent à France Télécom un rapport marchand, on ne peut non plus ignorer que ces usagers sont parfois capables d'associer France Télécom à l'État, à l'administration, au service public, aux fonctionnaires, en somme à tout un univers public. Ils portent ainsi un regard critique sur la lourdeur de l'administration, sur sa rigidité qui les enferment dans leur position précaire, sans les écouter, mais ils peuvent aussi reprocher à France Télécom d'avoir failli à ses missions d'aide et d'assistance et lui reprocher de jouer le rôle du marché en n'offrant pas la gratuité aux publics les plus précaires. Précisément parce que ces usagers se perçoivent comme fragiles et démunis, ils reprochent au service public de ne pas mieux réaliser de mission spécifique à leur égard. Au-delà des désillusions sur le rôle qu'ils espèrent voir jouer par l'opérateur public, ils reconnaissent aussi que la proximité que France Télécom entretient avec l'État, son caractère national et administratif, constituent pour eux une garantie dans un environnement de l'offre devenu compliqué et financièrement risqué. Les règlements et les principes administratifs sont connus et rassurent car ils simplifient la lisibilité des offres et permettent de disposer de prises dans un environnement marchand où les repères sont brouillés. De même qu'ils reconnaissent que le caractère public de France Télécom leur donne le sentiment de ne pas être dans une pure relation marchande où ils risqueraient de perdre de l'argent, ils disent avoir davantage confiance dans une organisation publique pour tenir compte de leur fragilité économique et sociale quand il s'agit de leur venir en aide, de les soutenir, et d'aider les plus nécessiteux.
99Ce qui ressort de leur discours c'est que, même s'ils disent de ne pas rester chez France Télécom pour des raisons civiques, on ne peut ignorer qu'ils reconnaissent son statut public, certaines de ses missions publiques, même si parfois ils n'ont pas connaissance de l'intérêt général qui les inspire. En procédant de la sorte, ces usagers se réfèrent donc à un registre civique et ce faisant montrent que le rapport qu'ils entretiennent avec France Télécom ne se réduit pas à un acte d'achat. Reste que si la pérennité des actions d'aide et d'assistance aux publics en difficulté leur paraissent essentielles ils ne disent jamais que c'est à eux d'en maintenir l'existence. C'est donc davantage pour répondre à leur nécessité personnelle que par souci de soutenir une cause généreuse et altruiste qu'ils disent espérer que France Télécom agisse comme un service public. Cela montre d'une autre manière l'ambiguïté du rapport qu'entretiennent les usagers à France Télécom.
Notes
84 Chevallier J., 1987, op cit.
85 Chauvière M, Godbout J-T, op. cit.
86 Rappelons que, pour obtenir l'abonnement social, les usagers peuvent aussi bien s'adresser à France Télécom qu'à l'opérateur de téléphonie Kertel et qu'il existe chez l'opérateur public de nombreuses formules d'abonnement gratuit qui permettent d'économiser de l'argent sur les télécommunications. Il faut donc bien comprendre que la captivité des ces usagers n'est jamais aussi totale que ce qu'ils laissent entendre. Si la captivité est pour eux une contrainte objective qui les empêche d'agir, l'étendue des choix de consommation rendue possible par la marchandisation de l'offre et l'ouverture à la concurrence ne permet plus de penser qu'il existe des usagers captifs au sens strict. La captivité doit être ici comprise comme le sentiment, l'impression, qu'ont les usagers de ne pas (pouvoir) agir comme des clients consommateurs et de ne pas (pouvoir) accomplir d'action marchande, plutôt que comme une incapacité objective à agir.
© Presses universitaires du Midi, 2006