Introduction. Les raisons civiques et marchandes des usagers
p. 7-11
Texte intégral
1PEUT-ON, COMME UN certain nombre d'indications le suggèrent, penser que les usagers sont devenus de simples consommateurs ? Autrement dit, le rapport spécifique qui liait les usagers à la notion historique de service public s'est-il dissous dans une relation marchande ? De nombreux éléments semblent étayer cette thèse. Du côté des stratégies commerciales et des discours de management des entreprises de service public, l'usager est devenu un consommateur qu'il faut désormais satisfaire, faire consommer et fidéliser. Par ailleurs, un certain nombre d'observations montrent que les usagers ont changé. Ils sont devenus plus exigeants, revendicatifs, et remettent plus volontiers en cause la légitimité et l'efficacité des services publics. Devenus en somme de plus en plus semblables à des consommateurs, ils attendent des services publics qu'ils agissent comme des entreprises privées en leur fournissant des prestations meilleures et à moindre coût. La fin des situations de monopole et l'apparition de la concurrence à des secteurs jusque-là préservés viennent conforter cette tendance que la littérature spécialisée a bien mise en évidence. Plusieurs travaux ont en effet montré comment des réformes et des réorganisations successives ont partiellement remis en cause les missions et principes qui fondaient la particularité des services publics et qui structuraient leur rapport aux usagers.
2Bien qu'il ne conteste pas la réalité de la transformation des rapports entre services publics et usagers, cet ouvrage montre que l'on a affaire à un processus plus complexe de changement qui ne se résume pas à la simple substitution du consommateur à l'usager. Non seulement certains aspects des rapports entre services publics et usagers perdurent, mais ils se combinent avec des rapports marchands pour constituer des configurations originales dont, par exemple, la notion de service universel adoptée par les pays de la CEE est une des représentations. D'une certaine façon, la « consommation engagée » ou la « consommation éthique » sont, du côté du marché, une tendance convergente qui combine la rationalité économique des choix de consommation avec des préoccupations civiques et éthiques.
3Il n'est pas exagéré de dire que la figure de l'usager, telle qu'elle s'est constituée en France, renvoie à certaines spécificités du rapport que les individus entretiennent avec « l'Etat-Nation » et que, réciproquement, celui-ci entretient avec eux. En France, l'État-Providence s'est fortement appuyé sur le développement de grands services publics qui ont donné une dimension politique et idéologique à certaines pratiques de consommation qui relèvent dans d'autres pays d'une offre purement marchande. Ainsi, en utilisant les services publics l'usager entre-t-il dans un rapport avec la « puissance publique » et participe-t-il à ce qui fonde en partie l'unité de la communauté nationale. Ce rapport présente deux faces. En tant que citoyen, l'usager dispose d'un droit de regard et de contrôle sur la création et le fonctionnement des services publics, droit qu'il exerce par la médiation du système politique et notamment par le vote. C'est fort de la légitimité qu'il donne aux gouvernants que ceux-ci créent et gèrent les services publics. L'usager-citoyen peut aussi intervenir dans le champ social par des actions civiques, diverses formes d'engagement, dans des mouvements associatifs, protestataires ou co-gestionnaires. L'autre face de ce rapport entre usager et service public présente des traits tout à fait différents. En effet, l'usager dans sa consommation de services, se retrouve face à de grandes organisations hiérarchiques centralisées et bureaucratiques. Il subit les décisions qu'elles lui imposent au nom de l'intérêt général et bien souvent il est le jouet du pouvoir discrétionnaire de ce que Lipsky appelle les « street level bureaucrats »1 L'usager est un « administré-asujetti », captif des prestations qui lui sont proposées, voire imposées, par des monopoles sur lesquels son pouvoir de recours et de protestation est faible. Certes il peut en tant qu'usager-citoyen exprimer son mécontentement et ses revendications par le vote ou en rejoignant un mouvement protestataire. Mais alors que le consommateur peut manifester son mécontentement par ce que Hirschman2 appelle la défection, c'est-à-dire le changement de fournisseur ou de prestataire, l'usager administré n'a d'autre alternative que de se plaindre. Cette ambivalence de la figure de l'usager, à la fois citoyen et administré, constitue probablement le trait le plus significatif du service public à la française.
4On peut opposer à cette figure de l'usager celle du consommateur de l'économie classique. Son comportement repose sur la logique d'une rationalité économique qui vise avant tout la maximisation de ses avantages. De ce point de vue, il développe une stratégie active dans ses choix de consommation. Dans un contexte marqué par une grande diversité de l'offre, par les sollicitations de la publicité, du marketing, le « consommateur stratège » est censé s'informer, comparer, pour « dénicher la meilleure affaire » de manière à optimiser ses choix en fonction de ses préférences. Mais le consommateur ne présente pas toujours l'aspect de ce décideur libre et averti, il peut être aussi le client séduit, routinier, voire même dépendant d'un service, d'une marque, d'un produit ou d'une entreprise. Dans ce cas, le consommateur est assez proche de l'usager captif du monopole de service public.
5Le rapport des usagers au service public, objet de cet ouvrage, recouvre au moins deux aspects. En premier lieu, il renvoie à ce qui est appelé dans la littérature spécialisée « les relations de service », ce qui la plupart du temps désigne des interactions en face à face dont les relations de guichet sont l'exemple le plus commun. En deuxième lieu, il renvoie plus largement à un rapport social structuré par les missions de service public, c'est-à-dire à l'ensemble des règles juridiques, des normes sociales et des valeurs qui organisent la production et régissent les conditions d'accès à ses prestations. Notre approche a privilégié cette seconde composante du rapport des usagers au service public. Nous avons pensé que c'est surtout à ce niveau que l'on peut saisir les conséquences des changements sur les rationalités des usagers.
6France Télécom nous est apparue constituer un terrain d'analyse particulièrement adapté à nos préoccupations puisque le service qu'elle fournit se trouve depuis quelques années mis à l'épreuve de changements radicaux. Ses missions de service public ont été adaptées à la nouvelle réglementation européenne, elle a presque totalement perdu son statut d'entreprise publique et sa position de monopole. Elle est désormais en concurrence avec d'autres opérateurs de téléphonie fixe et de téléphonie mobile. Cette situation est apparue idéale pour analyser les différentes rationalités qui sont à l'origine des comportements de fidélité, de défection et de protestation. C'est en effet à partir des raisons que donnent les usagers à chacune de ces conduites que l'on peut évaluer la nature des changements et vérifier ou invalider l'idée selon laquelle la figure de l'usager tend à s'effacer au bénéfice de celle du consommateur.
7L'itinéraire que nous proposons se compose de quatre parties. La première introduit notre questionnement en situant nos préoccupations dans l'actualité. En nous appuyant sur différentes contributions, nous abordons les transformations récentes du rapport des usagers au service public. Nous montrons ainsi que, tant du point de vue de l'offre de service public, du nouveau contexte (déréglementation, ouverture à la concurrence, construction européenne, mondialisation), que des attentes des publics, le constat semble s'imposer que les usagers entretiennent de plus en plus un rapport de type commercial au service public qui est du même type que celui qu'entretiennent des consommateurs et des clients avec des organisations privées. Nous présentons ensuite une revue de la littérature sur les rapports des usagers au service public afin de montrer comment différents travaux et résultats de recherche ont, à des degrés divers, couvert cet objet d'étude. À travers des positionnements théoriques différents et un rapport dissemblable des chercheurs au terrain, nous verrons que depuis plus de trente ans de nombreuses contributions ont été apportées instruisant de différentes façons la question des usagers du service public. Bien que celles-ci présentent des éléments de réflexion et de connaissance fort intéressants et instructifs, il nous semble que l'analyse du rapport de l'usager au service public reste un objet fécond si l'on s'attache au sens que l'usager y accorde. Nous dirons pourquoi et tenterons de montrer comment à travers la formulation d'une question initiale. Pour conclure notre problématique de recherche, nous mettrons à l'épreuve l'affirmation d'une transformation de l'usager en client-consommateur, tout en indiquant comment une approche sociologique peut permettre d'éclairer d'une nouvelle manière le rapport qu'entretiennent les usagers au service public. Nous aboutirons ainsi à la formalisation d'une hypothèse de recherche, à l'exposition de la démarche méthodologique que nous avons suivie et à la présentation du terrain empirique que nous avons retenu.
8Les trois autres parties restituent l'analyse des résultats obtenus à partir de trois terrains de recherche. Le premier terrain est consacré aux usagers qui ont maintenu leur abonnement chez France Télécom, le deuxième aux usagers qui ont fait défection pour un autre opérateur et le troisième aux usagers qui ont manifesté leur mécontentement à l'égard de l'opérateur public de téléphonie dans un mouvement de contestation. Chacun de ces terrains a donné lieu à des investigations qui croisent des approches quantitatives et qualitatives guidées par le souci de saisir les raisons qu'évoquent les usagers pour expliquer qu'ils sont restés chez France Télécom, l'ont quitté ou s'en plaignent. Pour présenter ces résultats, nous aborderons successivement chacun des terrains de recherche analysés. Nous commencerons par les usagers qui sont restés fidèles à France Télécom à travers deux sous-parties. Nous poursuivrons par les usagers qui ont fait défection en suivant la même démarche, pour terminer avec ceux qui, au travers d'une manifestation collective, ont exprimé leur mécontentement à l'égard de France Télécom.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001
