1LORSQUE L’ON S’INTÉRESSE à l’entreprise publique France Télécom du point de vue de la captation des publics, on est inévitablement conduit à penser qu’il s’agit d’un phénomène récent lié à l’ouverture à la concurrence. Ainsi suppose-t-on que la liberté de choix offerte aux usagers du téléphone a soudainement amené France Télécom à développer des dispositifs destinés à garder sa clientèle traditionnelle et à regagner celle qu’elle a perdue au profit des nouveaux opérateurs de téléphonie. Cette manière de voir rejoint la définition de la captation comme effort destiné à dévier une trajectoire, laquelle implique nécessairement une part de liberté, d’ouverture, c’est-à-dire une possibilité de défection des publics (Cochoy, introduction).

2Si nous ne récusons pas cette définition de la captation, nous voudrions pourtant attirer l’attention sur le fait qu’avant que la concurrence n’existe, avant même que le risque de fuite de clientèle ne se produise, France Télécom a cherché à avoir prise sur son public. C’est ce que Ton constate quand on relit l’histoire contemporaine, de la Libération à aujourd’hui, des rapports qu’entretient l’opérateur public avec ses usagers. On peut ainsi rappeler qu’au début des années 1970, le plan ambitieux du rattrapage téléphonique vise à « capturer » le plus rapidement possible un grand nombre de ménages français qu’il faut équiper en téléphone. Ensuite, à la fin des années 1970, le service public de téléphonie redécouvre que les usagers peuvent avoir des droits et s’engage à aller vers eux pour « capter » leurs plaintes et leurs mécontentements.

3La captation des publics qui s’impose au moment où se produit l’ouverture à la concurrence des télécommunications n’est donc peut-être pas la seule qui soit envisageable. Cette question mérite d’être posée car elle permet de souligner qu’il y a peut-être un intérêt à ne pas restreindre la captation à l’idée de fuite, pour au contraire distinguer différentes modalités techniques, politiques et marchandes des actions visant à avoir prise sur les publics. Pour en discuter, nous retracerons l’histoire des rapports qu’entretient l’opérateur public avec son public en nous appuyant sur chacun des cas que nous avons évoqués. Nous tenterons ainsi de montrer que, lorsqu’il s’agit de raccorder les Français au téléphone, le dispositif mis en œuvre s’apparente à de la captation-adduction et que lorsqu’il s’agit d’être à l’écoute des usagers, de recueillir leur opinion, le dispositif s’apparente à de la captation-attention. Pour finir, nous présenterons ce qui caractérise la captation qui s’impose au moment où la fuite de clientèle est rendue possible, au moment où l’usager captif des fils d’un seul opérateur téléphonique devient un client libre dans les rets de sa propre consommation.

Le raccordement de l’abonné

4Avant les années 1970, comme l’indiquent de nombreux travaux historiques, le téléphone est le grand oublié du développement industriel. Le réseau technique est très insuffisant et est dominé par des technologies étrangères. La couverture nationale en infrastructures est très modeste et le taux d’équipement des Français très partiel. Si, à la fin des années 1960, plus de la moitié des ménages français disposent d’une voiture et d’une machine à laver le linge, environ 15 % des ménages seulement disposent du téléphone à leur domicile (Pinaud, 1985). Comme l’indique Giraud (1987), il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la France ait eu jusqu’en 1972 une densité téléphonique de 9.5 abonnements principaux pour 100 habitants alors que, en Suède, elle était de 48. Autrement dit, avant 1970 pour l’État français, le téléphone n’est pas une priorité nationale. Les financements qu’il octroie aux entreprises publiques sont consacrés avant tout aux secteurs tels que l’énergie (charbon, électricité) et les transports (chemin de fer), considérés comme stratégiques. Quand, au sortir de la guerre, le général de Gaulle crée le Conseil du plan de modernisation de l’équipement, pour reconstruire les centraux téléphoniques et les câbles longue distance endommagés par les conflits, le téléphone n’est pas retenu comme l’un des axes prioritaires de la reconstruction nationale. Ainsi, selon la formule de Catherine Bertho (1981), « pas de crédits… pas d’abonnés »1. Il n’est pas question d’entamer un plan de raccordement des abonnés de grande envergure et encore moins de faire du téléphone un bien de grande consommation.

5Le téléphone reste alors assez durablement destiné à des groupes restreints et réservé à des situations exceptionnelles (Moeglin, 1990). Pendant les vingt ans qui suivent la Libération, l’administration des télécommunications ne va raccorder que des abonnés choisis sur des listes de priorité, avec une certaine lenteur (Bertho, 1981). En 1966, il faut en moyenne attendre trois ans pour être raccordé alors qu’à la même époque il faut trois jours aux États-Unis (Carré, 1993). Du côté des publics, la demande reste étonnement discrète. Selon la Revue française de l’opinion publique une majorité de Français interrogés sur les raisons pour lesquelles ils n’avaient pas le téléphone répondaient en 1965 qu’ils n’en éprouvaient pas le besoin (Bertho, 1981). Mais, comme nous l’apprend de Gournay (1991), le prix des télécommunications et le procès d’une technique jugée peu fiable va sans doute contribuer à freiner les demandes d’abonnements2. Il faut dire que la difficulté d’établir rapidement une relation avec n’importe qui, n’importe où en France, a été résolue lentement. Comme l’écrit Carré (1993), « Une partie des Français attend le téléphone et l’autre… la tonalité »3. C’est donc à la fin des années 1960 que l’on commence réellement à percevoir des signes d’impatience chez les Français en attente de téléphone. Selon le rapport4 du député Corrèze les demandes annuelles d’abonnement, qui étaient légèrement supérieures à 221 000 en 1962, vont en dix ans plus que tripler puisqu’en 1972 on compte prés de 772 070 demandes. Pour Voge (1984) « le domaine de revendication des Français s’est déplacé : ils ont eu le logement, l’électricité ; désormais ils demandent le téléphone et des autoroutes ».

6Sous l’impulsion de demandes devenues de plus en plus pressantes, mais aussi de l’ambition politique de replacer la France dans le rang des puissances les plus avancées, on assiste à un subit revirement. Les enjeux industriels, politiques, et économiques liés au développement du téléphone apparaissent désormais considérables. Au milieu des années 1970, les télécommunications deviennent l’un des investissements nationaux prioritaires. Le téléphone apparaît comme un axe stratégique et le VIIe Plan, voté en 1976, fixe un programme des plus ambitieux : offrir aux Français le téléphone pour tous à un prix raisonnable. L’objectif énoncé consiste à atteindre vingt millions d’abonnés au début des années 1980, au lieu des six millions recensés à la fin de l’année 19745. Alors que le réseau français est le plus vétuste des réseaux des grands pays industrialisés, il doit devenir le plus performant d’Europe. Ce plan est destiné à assurer l’indépendance de la France en matière d’équipement téléphonique et à hisser son industrie au niveau des leaders mondiaux du secteur. Les pouvoirs publics financent intégralement son développement. Il s’agit d’une période d’intense production de lignes téléphonique. C’est la période du « delta LP », expression interne à l’entreprise qui signifie l’accroissement de lignes téléphoniques simples (Alter et Dubonnet, 1994). Des mesures spécifiques seront prises pour encourager le plus possible le raccordement de l’ensemble des Français. Ainsi, en 1977, le président Giscard d’Estaing accorde l’exonération des taxes de raccordement pour les personnes âgées.

7C’est, nous semble-t-il, à partir de ce moment-là que l’on peut réellement commencer à percevoir l’intérêt que porte l’opérateur de téléphonie à son public. Pour sortir de la pénurie et faire de la France une grande puissance, il faut l’équiper en infrastructures de téléphone et donc d’abonnés. Il s’agit de faire entrer le pays dans le réseau selon une logique de production. Pour cela, l’administration des télécommunications ne va plus se contenter de mettre au point des méthodes pour gérer au mieux les listes d’attentes des personnes physiques ou morales déclarées prioritaires, elle va s’activer pour saisir l’ensemble des demandes d’abonnement. Il ne s’agit plus de subir la pénurie, mais de développer une stratégie offensive pour opérer un maillage du territoire, raccorder le plus grand nombre d’abonnés. Des études sont réalisées pour prévoir et anticiper la demande de raccordement (Charléty, Gensollen et Turpin, 1995). On est alors en plein dans la période dite du rattrapage téléphonique (1974-1984).

8La volonté de raccorder le public apparaît ainsi viser à la fois à rattraper le retard de la France en matière d’équipement et à offrir le téléphone à l’ensemble des Français. Mais cette capture de nouveaux abonnés n’est pas guidée par le souci d’offrir un service. Ce que l’on cherche à attraper, c’est l’abonné ou plutôt sa connexion au réseau. Au-delà de la gestion du raccordement téléphonique, la connaissance de la demande n’intéresse pas encore l’institution. L’activité commerciale est quasi inexistante.

9L’offre de télécommunication se définit avant tout comme réseau technique. La distinction entre réseau et service n’existe d’ailleurs pas. Capter des abonnés, c’est étendre le réseau d’infrastructures, permettre l’interconnexion de tous les points du territoire. La priorité reste bien la logique de l’équipement, l’extension du réseau, plutôt que l’intérêt porté aux usagers6. L’abonné est ainsi réduit à une dimension instrumentale ; tout ce qui fait sa dimension sociale n’est pas encore ce que l’on cherche à capter. Les publics ne sont pas saisis pour ce qu’ils sont et ce qu’ils souhaitent ; cela n’intéresse pas encore une administration à forte culture technique. Les publics revêtent ici un caractère matériel, physique, organique pourrait-on dire, alors qu’une demande de qualité de service existe dés 19207 et ne cesse de se développer.

10La volonté de s’emparer des publics doit dès lors être comprise comme une procédure dont l’objectif est avant tout de réussir à placer des millions de téléphones selon un procédé captation-adduction. Il s’agit d’identifier les endroits sur le territoire où la montée croissante des demandes d’abonnement se fait patente et de mettre en œuvre un dispositif afin de les contenir, de les canaliser, pour mieux tisser le réseau technique. Ce qui caractérise donc le raccordement des abonnés, c’est qu’il vise à gérer un afflux de demandes de personnes qui veulent s’abonner plutôt que de chercher à conquérir un public qui pourrait faire défection.

Le recueil des plaintes des usagers

11En 1980, la France a rattrapé son retard en matière d’équipement et a réussi à développer l’un des réseaux téléphoniques les plus modernes du monde. Toutefois, si les Français sont presque tous équipés d’une ligne principale, l’offre de télécommunication n’a jusqu’à présent pas été envisagée avec eux mais pour eux. La conception qui prévaut est que l’administration agit pour l’intérêt général au nom de la collectivité nationale. Les pouvoirs publics savent ce qui est bon pour les Français. En construisant une France dotée d’un réseau d’infrastructures dense, l’administration des télécommunications œuvre pour le bien de tous. C’est donc comme si l’État avait repris à son compte le modèle de l’ingénieur, qui sait « pour » l’usager, sans jamais l’interroger (Akrich et al. 1998). Car, finalement, derrière la volonté de l’État, s’exprime sans doute aussi celle des ingénieurs qui soutiennent le projet d’équipements téléphoniques (Jeannot, 1998).

12Pour autant, les télécommunications ne sont pas seulement un réseau technique, c’est aussi un service et un service public. On découvre alors que l’usager peut avoir des droits. Il est en tout cas fondé, qu’il soit un particulier ou une entreprise, à réclamer des comptes. À partir de la fin des années 1970, il semble que l’opérateur de téléphonie cherche à se saisir du droit des usagers8.

13À l’origine de ce changement, on trouve un ensemble de réformes qui vont donner aux usagers le pouvoir de contester la légitimité des décisions prises à leur encontre. Parmi celles-ci, l’institution du médiateur de la République (que Ton peut saisir en cas de litige comme, par exemple, en cas de contestation d’une facture), l’institution en 1978 de la loi dite « Informatique et libertés » et de la loi qui assure la communication des documents administratifs initient une nouvelle relation aux publics. Ces réformes constituent une étape importante dans la manière de s’intéresser et de s’adresser aux usagers car elles marquent le début d’un cheminement qui va aboutir à faire des destinataires le centre des préoccupations de l’administration et peut-être préparer aussi le passage à une prise en compte commerciale des volitions de la clientèle.

14Alors que, jusqu’à présent, l’administration des télécommunications est fermée sur elle-même, l’usager singulier est introduit dans l’organisation. L’usager n’est plus saisi comme une figure globale à travers l’intérêt général, le bien commun, mais à titre individuel, en tant que sujet de droit. En tant que citoyen, électeur, contribuable, il dispose d’une légitimité nouvelle pour réclamer ou contester le fonctionnement de l’administration publique des télécommunications. Il dispose du droit d’être entendu quand il exprime son mécontentement, mais aussi, et plus généralement, quand il conteste les décisions prises à son encontre. Le modèle d’une administration souveraine qui a toujours raison paraît, au moins dans les textes, remis en cause.

15Reste que pour l’administration des télécommunications le recueil des plaintes et des mécontentements des usagers se pose avant tout sous l’angle de la disponibilité du réseau (égalité d’accès), l’attente de tonalité (égalité de traitement) et de l’absence de dérangement (continuité du service). Si l’objet est désormais de saisir la demande des publics, celle-ci demeure donc technique et matérielle : l’usager a le droit de disposer d’un service qui fonctionne. Quand les demandes des usagers ne se réduisent pas à des considérations attenantes au fonctionnement du réseau téléphonique, elles ne sont pas prises en compte dans le recueil des réclamations. Les efforts de l’administration ne se tournent pas encore vers la prise en compte des attentes plurielles des publics.

16L’activité de l’entreprise est encore régie par le droit administratif et non par le droit commercial. Cela signifie donc que l’administration, bien qu’elle s’ouvre aux usagers, demeure dans une logique d’imposition de l’offre. Ainsi, jusqu’au début des années 1980, le catalogue de produits de télécommunication à destination des usagers résidentiels se limite au service téléphonique de base. L’abonnement inclut automatiquement la location-entretien d’un téléphone de modèle unique, l’annuaire téléphonique, le service du 12 et la liste rouge comme service optionnel.

17L’administration cherche donc à se doter d’un dispositif de captation-attention, c’est-à-dire d’écoute, de recueil, de dragage (au sens fluvial mais aussi amoureux du terme) faisant entrer dans l’organisation des informations utiles à la résolution de défaillances techniques. Autrement dit, le dispositif mis en place n’a l’ambition ni de retenir ni de reconquérir un public déjà captif, mais simplement de l’amener volontairement à se manifester. Précisément, parce que ces usagers sont captifs, l’opérateur de téléphonie semble avoir compris qu’ils n’ont d’autre issue que de prendre la parole (Hirschman, 1970), gageant que cela pourrait l’aider à améliorer la qualité de son réseau technique.

La captation des clients

18Il faut attendre peu de temps avant d’observer de nouvelles relations entre l’opérateur de téléphonie et son public. Dés le début des années 1980, le développement des campagnes de promotion des services publics et l’introduction des services de marketing marquent ce que Jeannot (1998) désigne sous le terme de rupture gestionnaire dans les relations aux usagers. Peu à peu, l’idée qu’il faut s’adresser différemment aux destinataires de l’offre fait son chemin. Mais la nouvelle direction commerciale reste tournée vers le produit plutôt que vers l’étude de la demande. Elle évolue selon une logique d’offre. On observe les réactions des publics après coup. Mais à aucun moment on ne tente de saisir ses attentes pour les intégrer dans l’élaboration du produit. Au milieu des années 1980, la diversification de l’offre fait pourtant son apparition alors que l’ouverture à la concurrence n’est pas encore de mise. L’entreprise lance de nouveaux produits, avec différentes options, et marque de ce fait une rupture avec le principe d’uniformité et de standardisation. L’une des illustrations de ce changement se perçoit dans le développement de téléphones de différentes couleurs, de différentes formes, avec différentes options que chaque usager peut librement acheter. Au téléphone plastique de couleur grise conçu en 1963 succède ainsi un téléphone de couleur variable (bleu, marron, rouge et blanc) auquel on adjoint dès 1981 un clavier à numérotation décimale, puis à fréquence vocale. Suivront ensuite d’autres modèles comme, en 1982, le Contempra, de forme allongée avec un cadran intégré au combiné, et le HPF Lady qui le démodera très vite. Ce fut aussi le lancement des services dit « confort » avec la possibilité d’adjoindre à son abonnement classique une option payante comme la facture détaillée.

19À la fin des années 1980, des changements significatifs apparaissent également dans les relations au guichet. Se développent alors des démarches de qualité fortement inspirées des méthodes du secteur privé. L’accueil devient l’une des priorités stratégiques des services publics (Jeannot, 1998). L’objectif est d’améliorer la qualité du service offert. On aménage les conditions d’accueil (attentes, horaires, délais…), on crée de nouveaux guichets, plus ouverts, on améliore la signalisation, on met en place des services télématiques, et on forme les personnels à l’accueil.

20Pour aboutir à cela, la connaissance du public est devenue une préoccupation importante. L’étude de la demande ne se contente plus des études socio-démographiques de seconde main fournies par des organismes comme le CREDOC, la COFREMCA9 et le CCA10, mais des actions pour mieux comprendre le public sont entreprises. Les premières actions réellement spécifiques, qui portent sur la connaissance de la demande du marché résidentiel, remontent à la fin des années 1980. À partir de 1989, le service des ventes lance les premiers sondages sur la satisfaction de la clientèle (les sondages SATCLI, Satisfaction de la Clientèle).

21Après la qualité, les réformes ultérieures vont se centrer sur l’efficacité. Les manifestations les plus visibles de ces préoccupations concernent la différenciation de clientèle11 et la politique des engagements12. On essaie de s’approcher au plus près des attentes des publics. Le recours de l’opérateur de télécommunications à l’usage de techniques de marketing (segmentation des publics, diversification des produits, des prix pratiqués, recours à la publicité…) ne fait que renforcer le souci de saisir le public, comprendre qui il est. L’offre de service et sa tarification sont alors calibrées pour que chaque segment des publics puisse trouver le service qui répond à ses besoins, au prix qui lui convient.

22La conséquence majeure de cette transformation, c’est de s’adresser non plus à des usagers mais à des clients. Invoquer l’usager ou l’abonné, c’est vouloir renouer avec un modèle d’organisation jugé archaïque et dépassé. Ainsi, l’entreprise se plaît à diffuser l’idée qu’elle s’adresse à des clients pour mieux montrer l’intérêt qu’elle porte à ses destinataires. Cette conception de l’offre de service traduit une forme de marchandisation des relations de service, c’est-à-dire une conception du service comme quelque chose qui peut être vendu.

23Du point de vue de la captation, cela signifie clairement que, bien avant l’ouverture à la concurrence grand public des télécommunications, France Télécom cherche à comprendre les attentes de ses publics. La captation qui se manifeste aujourd’hui très nettement à destination des clients est donc un processus en marche depuis l’engagement d’un processus de marchandisation qu’il faudrait se garder de confondre avec l’ouverture à la concurrence. Bien que la situation de monopole ne permette pas de fuite de la clientèle, on observe pourtant la mise en œuvre de dispositifs qui serviront plus tard à retenir des clients fidèles et à reconquérir ceux qui ont fait défection. S’agit-il alors d’anticiper sur une éventuelle ouverture du marché ou de répondre à une demande de plus en plus exigeante ? Sans doute les deux. D’une part, parce que dans d’autres secteurs non concurrentiels les mêmes procédés de recueil des attentes des publics sont mis en place. Ainsi, dans des organisations purement administratives, la qualité et l’efficacité des services offerts apparaissent comme de nouvelles priorités (Jeannot, 1998). D’autre part, la tendance mondiale, depuis le début des années 1980, est à la déréglementation. Aux États-Unis, en Grande Bretagne, au Japon, la fin des monopoles présage l’existence d’un marché mondial de plus en plus concurrentiel où chacun devra être compétitif. France Télécom anticipe sans doute le sort que lui réserve l’histoire en adaptant ainsi ses pratiques. C’est donc moins la fuite des clientèles locales que l’avènement d’un marché mondial des télécommunications que les dirigeants de France Télécom pourraient avoir ainsi cherché à anticiper.

24À partir de 1998, l’ouverture à la concurrence du marché français des télécommunications va fortement renforcer — mais non créer ! — cette situation. Le client est devenu un enjeu commercial, dont il faut non seulement comprendre la consommation, mais qu’il faut en plus aller chercher et garder. La demande intervient désormais comme un élément moteur structurant. L’émergence d’une stratégie de captation des publics devient effective à ce moment-là.

25Les méthodes qui serviront la captation se développent et se diversifient. Il faut maintenant qu’elles permettent d’aboutir à des stratégies commerciales adaptées à chaque type de clientèle. La distinction de clientèles ne se réalise plus seulement par le découpage entre résidentiel, professionnel, et entreprise. À l’intérieur de chacun de ces groupes de clients d’autres distinctions sont faites (Mallard, 2002). Chaque service en charge d’un marché gère l’étude de sa propre clientèle. Les offres proposées tout récemment par France Télécom en matière de téléphonie filaire sont symptomatiques de ces évolutions. En délaissant une tarification unique et égalitaire pour une tarification différenciée selon les besoins et les usages de chacun, l’entreprise propose diverses formules d’abonnement, avec la possibilité d’adjoindre à ceux-ci des services complémentaires payants. Ces options proposent aux clients, en contrepartie d’un abonnement spécifique, des réductions sur les communications à destination d’une liste d’abonnés, sur la durée des télécommunications passées, sur les destinations le plus souvent appelées (locale, nationale ou internationale), ou sur l’usage qui est fait du téléphone (Internet, mobile, fixe…). L’information sur le profil de consommation du client devient capitale pour lui proposer des services ou des équipements de nature à l’intéresser. Les publicités à destination des jeunes adolescents, des couples séparés, des familles ayant une résidence secondaire, illustrent bien cette nouvelle segmentation des publics. Elle résulte d’études menées sur plusieurs fronts.

26Ces études concernent d’abord la saisie empirique du client et de son comportement, grâce à l’intervention d’une discipline que France Télécom appelle « l’analyse stratégique de la demande » (Charléty, Gensollen et Turpin, 1995). Les besoins du client et ses habitudes en termes d’usage doivent être saisis pour guider le concepteur de service. À travers des panels issus de l’exploitation statistique de fichiers de clientèle et de trafic, complétés par des études de marché, il s’agit d’identifier les caractéristiques structurelles des différents segments de clientèle, leur comportement de consommation ainsi que leur attitude face aux produits innovants. Les paramètres retenus pour servir cette forme de captation sont excessivement nombreux. Y participent la direction du Plan et de la Stratégie, le centre national d’Études des Télécommunications et la direction commerciale. Le modèle PRAXIS II permet notamment de comprendre l’évolution des parts de marché en prenant comme variable explicative le prix, la publicité, les taux de couverture et la part de marché du mois précédent. Le modèle ATLANTIS fournit quant à lui, pour chaque client, des informations sur la facturation, des éléments socio-démographiques, son appréciation du service, son lieu géographique de résidence. Ces informations peuvent ensuite être croisées avec des variables locales comme les revenus disponibles des ménages, les âges de la population, les CSP, la taille des ménages, la densité de l’habitat et enfin la capacité touristique du site considéré. D’autres critères peuvent être pris en compte, comme l’impact de la deuxième ligne, la possession d’un minitel, d’Internet, l’abonnement à un service optionnel, l’ancienneté de l’installation, mais aussi les directions d’appel (local, voisinage, lointain, international), le temps de communication, le lieu de l’appel (résidence principale, résidences secondaires). Ce type d’analyse doit permettre de guider la future politique commerciale à destination de clients ciblés.

27Apprendre à connaître les clients, ce n’est pas seulement comprendre ce qui guide l’achat, c’est aussi comprendre les usages. Il faut comprendre comment les publics communiquent pour développer au maximum la diversité communicationnelle. Les sciences humaines sont ici pleinement mobilisées pour répondre à cette autre préoccupation (Boret, Marquet et Merrien, 1995). C’est d’abord au moyen de l’ergonomie, avec l’ambition de capter l’usage des terminaux, l’accès aux réseaux et de multiples nouveaux services avec un usage plus simple et donc plus attrayant (Blanquet, Naël et Poulain, 1995). C’est au moyen aussi d’une sociologie des usages que l’on va tenter d’appréhender les pratiques de communication (Flichy et Sinou, 1995). On s’intéresse donc au téléphone comme instrument de sociabilité se prêtant à des utilisations extrêmement diversifiées. Il s’agit alors d’identifier qui téléphone à qui, et selon quelles procédures. Ce type d’approche se décline également pour comprendre, par exemple, le rapport entre plusieurs technologies. Comprendre les convergences technologiques entre le téléphone et Internet pour savoir s’ils se substituent l’un à l’autre ou s’ils se complètent. Autant de recherches qui doivent permettre d’enrichir la connaissance des clients pour les capter par leurs pratiques.

28Pour connaître ses clients, France Télécom réalise également des études à un niveau macro-social. Elle ne se contente ni des recherches sur les usages ni de celles sur la demande stratégique, elle cherche en plus à comprendre les grandes tendances qui affectent la société dans son ensemble (Tréheux, 1995). L’analyse globale de la conjoncture sociale et du changement social doit permettre de connaître et d’anticiper les valeurs sociales et des modes de vie. En collaboration avec des équipes de recherches externes, France Télécom tente d’identifier les motivations, les opinions et les attentes communes aux différents groupes sociaux. Ces travaux sont complétés par l’accès aux enquêtes sur les conditions de vie et les aspirations des Français du CREDOC et par les enquêtes du type Eurobaromètre. Ces études sont destinées à fournir à France Télécom un éclairage supplémentaire sur les faits porteurs d’avenir et lui permettre d’appréhender et d’anticiper les changements sociaux susceptibles d’affecter à plus longue échéance la demande et les usages de services de télécommunication.

29Depuis les années 1980, le dispositif mis en œuvre pour appréhender les publics s’est donc enrichi. Il est désormais pleinement tourné vers les services qu’attendent les publics. Cela s’est produit progressivement, en passant des études de satisfaction à la nécessité de comprendre les clients. La connaissance qui sert à la captation s’est ainsi beaucoup intensifiée et diversifiée. Intensifiée, parce que les activités de recueil des informations sur la clientèle sont pléthoriques au sein de l’entreprise. Plusieurs services, groupes de recherche, agences ou directions ont en charge une telle activité. Elle s’est ensuite diversifiée parce que ce que l’on cherche à savoir sur les clients fait l’objet d’une très grande segmentation. Chaque unité en charge de saisir des éléments sur les publics n’attrape que quelques pièces du grand puzzle qui servira la captation des publics. Pour autant, quels que soient les procédés qui serviront la captation, la méthode d’ensemble est toujours la même : elle consiste d’abord à comprendre les clients pour mieux les cerner, anticiper leurs réactions, leurs attentes, leurs besoins, pour pouvoir au final les capturer afin de les rendre captifs d’une offre supposée être la plus adaptée à leur situation personnelle. La captation revêt alors un caractère commercial qui s’impose quand le risque de fuite de clientèle se fait patent. C’est en effet le risque de défection des clients devenus libres de choisir dans leur consommation qui ordonne la mise en œuvre de la captation, car pour l’organisation celle-ci est vitale si elle veut s’imposer sur le marché ou plus prosaïquement assurer sa subsistance.

Ce qui fait lien : au-delà des réseaux techniques, marchands et sociaux

30À travers ces quelques pages nous souhaitions mieux cerner ce que l’on entend par captation des publics. En retraçant l’histoire des rapports de France Télécom à son public nous avons distingué trois situations qui nous semblaient a priori pouvoir y correspondre puisque chacune d’elles renvoie à la volonté d’avoir prise sur le public. Mais, en acceptant de définir la captation comme un dispositif qui n’existe que parce que le public est libre d’agir et de choisir de façon relativement incertaine pour celui qui veut les capter, il est apparu que le raccordement de l’abonné, comme le recueil des réclamations des usagers, ne peuvent être assimilées à de la captation « pure ». En effet, dans Tune et l’autre de ces situations, les usagers ne sont pas libres de leurs mouvements et font eux-mêmes la démarche de se livrer pour avoir le téléphone ou pour améliorer la qualité technique de leurs communications. Ce n’est finalement que lorsque les usagers s’affranchissent de leur captivité et deviennent des clients libres dans leurs choix de consommation, que la stratégie de captation semble véritablement s’imposer pour les retenir ou les reconquérir.

31Cependant, lorsque France Télécom cherche d’abord à ramener à elle de futurs abonnés pour déployer ses réseaux techniques (adduction) et quand ensuite elle cherche à recueillir leurs plaintes et leur mécontentements pour améliorer la qualité technique des communications sous couvert de légitimation du service public (attention, dragage), ne met-elle pas en œuvre, si ce n’est des dispositifs de captation, du moins des dispositifs de pré-captation ? Après tout, rien n’empêche de penser que chacun de ces événements entretient des rapports très étroits et quasi indispensables à la captation qui se met en place avec l’ouverture à la concurrence du marché des télécommunications. Ce point vaut la peine d’être signalé car il interroge le cadre de la captation, ses limites, ses frontières, mais aussi ce qui lui est nécessairement préalable, ce qui le prépare et le rend possible. Autrement dit, si la captation doit être définie en rapport avec l’idée de fuite des publics, il n’est sans doute pas inutile de faire un détour par d’autres formes de (pré-)captation pour se demander, si ce n’est à quel moment elle débute, du moins quels éléments sont indispensables pour qu’elle puisse être mise en place… ou orientée dans un sens particulier, par exemple lorsque le service public devient une identité de marque.

32Partant de là, on peut ainsi se demander si la captation se réduit à des contextes marchands et s’il n’est pas possible de penser qu’il en existe aussi des figures techniques, politiques et juridiques. Dans toutes les situations que nous avons décrites, on a ainsi pu voir que l’on n’attrape pas seulement les publics pour eux-mêmes, mais aussi pour ce qu’ils permettent d’apporter à l’organisation. Quand il s’agit de raccorder les abonnés au téléphone, c’est moins l’abonné que le souci technique de construire le réseau technique et la volonté de positionner la France parmi les grandes puissances économiques et politiques qui est recherché. Quand il s’agit de recueillir les réclamations des usagers, ce n’est pas seulement le souci de répondre à ses obligations de service public, mais aussi d’identifier les pannes techniques et les dysfonctionnements qui semble préoccuper l’opérateur de téléphonie. Ce n’est finalement que lorsqu’il s’agit de capter les parts de marché que représentent les clients ou les consommateurs qu’il est possible de situer la captation en référence à un contexte marchand. Ce qui cherche à être capté repose donc, pour chaque cas, sur des critères différents qui révèlent des préoccupations conjoncturelles liées à des enjeux qui varient dans le temps. Peut-être, pour mieux comprendre la stratégie de captation des publics qu’impose l’ouverture du marché, faut-il alors la distinguer d’autres figures de la captation en commençant par dire sa spécificité marchande.

33Du point de vue de la sociologie économique des réseaux, de telles réflexions nous invitent aussi à nous interroger sur l’opérateur de lien qui existe entre l’entreprise et son public. Si la captation est une activité d’encastrement, de mise en réseau entre l’organisation et son public, ce qui fait lien pour chacun des dispositifs que nous avons isolés est différent. On peut ainsi penser que, lorsqu’il s’agit de raccorder les abonnés ou de recueillir les réclamations des usagers, ce qui fait lien entre l’entreprise et les destinataires relève de considérations plutôt techniques, juridiques, politiques, tandis que la captation proprement dite tisse un lien qui paraît davantage reposer sur des fondements marchands. La question qui se pose alors est celle du désencastrement du public. On peut en effet se demander si le passage à une captation marchande ne contribue pas à défaire ou à renouer sur d’autres fondements les liens sociaux qui unissaient l’organisation à son public. En raison du caractère proprement commercial de la captation actuellement développée par France Télécom, on peut aussi par symétrie se demander comment les publics qui peuvent réinvestir la figure de l’usager-citoyen (Fijalkow, 2002a et b) se retrouvent dans le nouveau réseau social ainsi constitué. Partant, on peut ainsi s’interroger sur la capacité du dispositif de captation à saisir des publics pluriels et complexes que Ton ne peut totalement enfermer dans un statut de consommateur ou de client.