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Attirer, sélectionner, fidéliser : le double marché du crédit aux particuliers

p. 153-180


Texte intégral

1EN FRANCE, LE MARKETING bancaire connaît depuis une quinzaine d’années un développement sans précédent dans un secteur — la finance aux particuliers — soumis à une concurrence de plus en plus rude entre banques, établissements financiers spécialisés, compagnies d’assurance et entreprises de grande distribution1. Jusque dans les années 80, le système bancaire fonctionnait sur un modèle largement bureaucratique. La figure dominante du client était celle de l’usager « captif ». Aujourd’hui, celui-ci est plus labile, ses réactions sont plus imprévisibles et ses attentes peuvent parfois paraître opaques. L’augmentation du « vagabondage bancaire » (Zollinger et Lamarque, 1999), ou plus prosaïquement de la multi-bancarisation des ménages, et les vagues de renégociation de prêts révèlent que les clients intègrent peu à peu les règles du jeu concurrentiel. Grâce à la presse spécialisée ou consumériste et à Internet, le client peut désormais directement comparer les offres et les mettre en concurrence.

2Certes, le « nouveau client », qu’évoque abondamment la littérature professionnelle2 (Ughetto, 2002), n’a pas radicalement changé toutes ses habitudes. Il reste encore majoritairement attaché à sa banque. Mais si l’on en juge par les efforts déployés par les organismes bancaires et financiers pour maintenir une relation de service durable, la réduction du risque de défection est aujourd’hui devenue leur priorité. Le client est désormais placé au cœur de l’organisation, tant sur le plan stratégique que sur celui du discours managérial. La connaissance du client devient l’enjeu central de la relation de service. Avant de le fidéliser, il faut le sélectionner : c’est là le point névralgique des stratégies bancaires de captation des publics.

3Nous nous intéresserons plus particulièrement au segment du marché du crédit en raison du rôle particulier que joue l’offre de prêts dans les dispositifs de captation. Ce marché a pour caractéristique sa structuration duale : il se partage entre les banques dites « universelles » ou « relationnelles » et les établissements spécialisés de crédit (ESC). La comparaison de ces deux types d’institution permettra de faire émerger deux modèles de captation-sélection et de mieux comprendre le processus de rationalisation de la relation de clientèle actuellement en cours. Cette rationalisation met aux prises des rationalités contradictoires (industrielle/professionnelle, commerciale / financière, technique / relationnelle, etc.), et elle s’inscrit dans un vaste processus de différenciation : des clients, des produits, des personnels et des stratégies marketing.

4Le secteur de la banque et du crédit aux particuliers fournit donc un « beau cas » pour une sociologie économique des marchés concrets. La notion de captation est d’abord une réalité empirique à étudier (reposant sur des stratégies et des dispositifs humains, relationnels, techniques, cognitifs, normatifs, symboliques, etc.). Elle constitue en outre un « analyseur » du fonctionnement du marché, un prisme permettant de mieux comprendre l’« envers » du marché, à savoir les différents types de médiation entre l’offre et la demande, le lien entre organisation et marché. Le marché doit être appréhendé comme une forme à la fois organisée et mouvante : sa structuration évolue en fonction des stratégies des acteurs, des réactions qu’elles suscitent, des formes organisationnelles qui se trouvent en amont, et des règles institutionnelles et juridiques du jeu concurrentiel.

Les logiques du processus de captation sur le marché du crédit

5Avant toute chose, une précision sémantique s’impose. Nous envisagerons la notion de captation — largement polysémique (Cochoy, introduction) — en tant qu’elle renvoie fondamentalement à un processus. En effet, on ne peut comprendre la captation à l’œuvre dans le domaine de la banque et de la finance aux particuliers qu’à condition de l’envisager sous l’angle dynamique, non comme une situation caractérisée par la « captivité » du client. À la différence de l’usager ou du citoyen qui peuvent se retrouver dans la situation du « captif » (d’un service, d’une règle de droit), le client bancaire ou financier doit être « capté » par l’organisation. Dans le premier cas l’alternative se situe entre l’inclusion (par exemple : être citoyen, avoir accès à un service) et l’exclusion. Dans le second, la captation est inséparable de la possibilité de faire défection (Hirschman, 1970). Autrement dit, le client « capté » reste en réalité un client perpétuellement « à capter ». La notion de captation ne prend donc véritablement son sens que dans le cadre d’une économie concurrentielle. Ce qui n’est devenu le cas dans le secteur de la banque aux particuliers qu’à partir des années 80, après deux décennies consacrées essentiellement au développement des réseaux d’agence et à la bancarisation des Français.

Typologie exploratoire et modélisation générale du processus de captation

6L’étude du marché de la banque et de la finance aux particuliers nous a conduit à distinguer trois dimensions essentielles dans les stratégies de captation des clients : l’attraction, la sélection et la fidélisation. On peut, dans le cas de la conquête de nouveaux clients, concevoir la séquence « attractio — élection — fidélisation » comme chronologique. Dans le cas général, ces trois dimensions interagissent en permanence au sein des stratégies marketing des établissements bancaires et financiers (comme le suggère le schéma suivant à travers les rétroactions possibles entre les différentes modalités de la captation).

7Un modèle simplifié du processus de captation :

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L’attraction

8Les stratégies d’attraction visent à conquérir une nouvelle clientèle ou à orienter un client déjà acquis vers de nouveaux produits ou services. Cette démarche peut mobiliser des registres très variés allant de la « séduction » à la « persuasion » (Cochoy, introduction), en passant par l’« intéressement » (Callon et al, 2000), voire la « provocation », afin de « capter l’attention » du client potentiel en l’amenant à rompre avec ses perceptions ou croyances habituelles3. Tel était par exemple le ressort du slogan de la campagne publicitaire de la BNP en 1973 : « votre argent m’intéresse », slogan brisant le tabou de l’argent et celui du caractère marchand de la relation bancaire.

9Depuis sa démocratisation dans les années 80, le crédit à la consommation est au cœur des stratégies de captation bancaires en raison de son fort pouvoir d’attraction et de rétention du client. Et les établissements spécialisés de crédit (ESC) sont passés maîtres dans l’art du marketing intensif sur un segment particulièrement concurrentiel. Les campagnes publicitaires et les offres ciblées par courrier incitant les ménages à mettre « un peu de beurre dans leurs épinards » cherchent à briser les résistances psychologiques et culturelles à s’endetter pour financer la consommation. L’attraction se fait donc ici par le biais d’offres opérant un travail d’euphémisation de la réalité de l’endettement, à la limite parfois de la légalité (coût réel non précisé, somme présentée comme « gagnée »).

10Les banques, quant à elles, sont longtemps restées en retrait en matière de commercialisation du crédit à la consommation. Ce retard est aujourd’hui largement comblé et celles-ci ne se contentent plus du crédit immobilier pour attirer les nouveaux clients (Cusin, 1997)4. Le crédit proposé à un taux délibérément bas constitue pour elles une sorte de « produit d’appel ». Pourtant, la place du crédit dans les dispositifs de captation des publics va bien au-delà de son rôle d’attraction-séduction. Il y a dans le crédit accordé bien plus que la somme prêtée hic et nunc : c’est aussi un moyen d’« attacher » le client dans le cadre d’une relation durable (période de remboursement), et de recueillir des informations précieuses sur lui afin de le différencier (selon son comportement de remboursement). Ici, les trois principales figures du client « à capter » par l’intermédiaire du crédit sont : 1) l’emprunteur, cible privilégiée des établissements spécialisés de crédit (ESC) ; 2) l’emprunteur-consommateur, lorsque l’ESC ou la banque fait appel un prescripteur5 ; 3) l’emprunteur-épargnant, qui se verra ensuite proposer un package de produits financiers.

La fidélisation

11Un client gagné par une banque risque d’être perdu pour la concurrence durant longtemps. Outre les enjeux de parts de marché, les enjeux financiers de la fidélisation sont parfois considérables (Zollinger et Lamarque, 1999). Fidéliser, c’est notamment amortir des coûts d’acquisition du client sur plusieurs années et réaliser des gains de productivité grâce à une intensification de l’offre ; c’est aussi le moyen d’améliorer sa connaissance du client, afin de mieux cerner ses attentes, et de disposer éventuellement d’un « relais d’opinion » susceptible de diffuser une image positive de la banque. Tant que, pour conserver ses clients, l’offreur ne peut intervenir que sur les prix, sur la qualité et l’image du produit ou service en question, il n’y a pas captation au sens plein du terme. Celle-ci n’est complète que lorsque la stratégie commerciale vise à établir des liens durables avec le client, à l’« attacher » à l’offre (Callon et al., 2000). Ce qui revient en définitive à réduire sa capacité à faire défection et à comparer les offres entre elles, donc à limiter la sphère réelle du choix. Est-ce à dire que capter consiste à manipuler le client ? En partie sans doute, comme dans toutes les stratégies commerciales reposant sur un effet d’engagement (Beauvois et Joule, 1987) allant de la technique du « pied dans la porte » aux dispositifs durables de fidélisation.

12Pour les banques, la capacité à fidéliser le client est intrinsèquement forte car les produits et services proposés (comptes courants, moyens de paiement, comptes d’épargne, crédits immobiliers et crédits à la consommation, assurances, etc.) donnent lieu à des contrats (qui par définition engagent) concernant des produits qui eux-mêmes engagent dans le temps (les produits financiers étant des dispositifs d’allocation temporelle d’argent ou de droits de propriété). Ce pouvoir de fidélisation, naturellement fort au départ, peut ensuite être renforcé, comme nous le verrons, par la dimension personnelle de la relation de clientèle (mécanismes de la confiance) et par des systèmes d’intéressement.

13En fait, capter un client ne se résume pas à le conserver et à l’amener à déléguer une partie de ses décisions : l’objectif est aussi de le bousculer dans ses habitudes, de l’orienter vers de nouveaux besoins, de le faire dévier de sa trajectoire initiale en augmentant la capacité à l’attirer vers de nouveaux produits ou services — chaque client ayant une trajectoire plus ou moins prédictible à partir de ses caractéristiques socio-économiques (PCS, revenus, position dans le cycle de vie, situation familiale, milieu d’origine, valeurs socioculturelles, etc.). L’objectif est alors de « capter son attention » pour le maintenir en permanence en mouvement, de le stimuler pour le rendre actif et réactif tout en orientant ses choix. Cela suppose un travail en amont à visant créer des « dispositions à acheter » (Bourdieu, 2000 ; Cochoy, introduction), que ce soit dans le registre des goûts ou dans celui du cognitif. L’importance de plus en plus grande de cette dernière dimension suggère que la captation n’est donc pas seulement « manipulation » : pour le client, elle est aussi synonyme d’augmentation de sa capacité à effectuer des choix grâce à l’« équipement cognitif » de ses décisions.

La sélection

14C’est la pierre angulaire des stratégies de captation bancaires. Dans le domaine de la banque et de la finance aux particuliers, la relation de clientèle repose en effet sur une double asymétrie d’information : l’incertitude vaut autant pour le client (compétence du chargé de clientèle, pertinence des conseils, risque d’opportunisme, etc.) que pour l’offreur (solvabilité et potentiel du client, risque moral, etc.). D’où l’importance de la mise en place de dispositifs de jugement et de promesse permettant des engagements crédibles (Karpik, 1989,1996), de part et d’autre. La confiance peut se construire sur la base de l’interaction durant laquelle il y a production conjointe du service (« co-production »). L’information réciproque influe directement sur la qualité du service produit et sur le caractère durable ou non de la relation. Mais la banque peut également chercher à introduire des procédures de sélection plus standardisées laissant moins de place à l’évaluation subjective opérée par les chargés de clientèle.

15Pour les banques, comme pour les ESC, la sélection constitue un préalable à l’octroi d’un crédit. Pris au cœur de la « dialectique risque/engagement » (Courpasson, 2001), les organismes de crédit ont en effet à leur disposition deux stratégies prudentielles possibles : faire des provisions (réponse financière) et/ou effectuer une sélection des clients (réponse marketing). Il s’agit alors d’éviter certains clients « indésirables », mais aussi ceux qui sont susceptibles d’être « loyaux » mais peu rentables, voire coûteux. En outre, si tout client n’est pas bon à fidéliser, toute clientèle fidélisée doit l’être de manière différenciée. Là est tout l’enjeu des politiques de rationalisation et de systématisation des procédures de sélection à l’œuvre dans la Banque depuis une quinzaine d’années. Au-delà de la gestion du risque, la discrimination participe de la mise en place du volet « intensif » de la captation (ciblage de l’offre, anticipation du comportement et maximisation de la rentabilité du client). Ceci conduit à une situation d’inversion de la relation offre-demande habituelle, puisque ici l’offre est en mesure de choisir sa demande.

Pourquoi le consommateur se laisse-t-il capter-fidéliser ?

16Tout le monde n’a pas la même propension à se laisser capter. Certains clients sont actifs et réactifs, voire opportunistes : ils utilisent les ressources de « prescripteurs » externes (conseillers, presse spécialisée, bancs d’essai, associations de consommateurs, etc.), se « multi-bancarisent », font défection ou en brandissent la menace à leur banquier. Ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à aller jusque devant les tribunaux pour régler un litige avec leur banque. Qu’est-ce qui pousse néanmoins une très grande majorité de Français à accepter le jeu de la captation-fidélisation ?

17Parmi les raisons expliquant le maintien de la fidélité à sa banque, on peut citer en vrac : la satisfaction, la confiance, la loyauté (engagement moral), l’inertie liée à l’habitude, la passivité (attentes faibles, désintérêt pour les questions d’argent), etc. La signature de contrats engageant dans le temps et instituant des procédures automatisées6 (de paiement, de remboursement, d’épargne, etc.), l’existence de coûts de sortie (efforts à fournir, coûts financiers, temps de recherche, apprentissage d’une autre relation, etc.) jouent également un rôle important. En outre, pour certains, les difficultés professionnelles et familiales et les problèmes d’endettement sont de nature à réduire considérablement leur mobilité. On peut également chercher à mieux comprendre les ressorts de la capation-fidélisation en insistant sur deux effets psychosociologiques particuliers.

18Ainsi, selon une première hypothèse générale, le consommateur peut vouloir se laisser capter afin de se préserver du marché. En effet, un marché trop vaste (trop d’offreurs et de produits) et proposant des produits trop complexes est de nature à mettre en péril la capacité du consommateur à effectuer des choix. Il existerait par conséquent une tension fondamentale entre l’extension de la sphère des choix et la capacité réelle à prendre des décisions. Le consommateur peut alors être victime d’anomie7 en l’absence de repères stables (Hatchuel, 1995) et de moyens normatifs pour circonscrire ses choix et contrôler ses dépenses. Il peut aussi souffrir, comme l’âne de Buridan, d’une situation d’embarras du choix (Cochoy, 1999b, 2002). Il peut encore avoir le sentiment qu’il est un amateur au milieu de professionnels opportunistes. Le consommateur, conscient de ses limites cognitives et de la complexité de l’offre, risque d’être inhibé par l’angoisse de faire de mauvais choix. Bref, se laisser capter, c’est-à-dire accepter une restriction du champ des possibles et la délégation d’une partie de ses décisions, devient alors utile pour sortir d’une situation d’indétermination et d’incertitude, ou pour ne pas s’exposer à des procédures de décision complexes et longues (Cochoy, 1999b). En ce sens, il peut être rationnel de ne pas vouloir exercer pleinement son pouvoir discrétionnaire. L’individu, conscient de sa rationalité limitée, au sens de Simon (1982) ou de la « faiblesse de sa volonté » (Elster, 1986) sera alors enclin à s’inscrire dans des dispositifs de décision équipée8 et/ou déléguée9. Et ceci d’autant que l’offre bancaire et financière présente un degré particulier de complexité pour l’« homme de la rue ». Le client « capté » retrouve ainsi une position « confortable » et peut laisser l’offre venir à lui.

19La seconde hypothèse renvoie au registre de l’identité du client. La mobilisation de ce registre lors des différentes phases de la captation est de nature à renforcer les phénomènes de loyauté, au sens d’Hirschman (1970). Être client de telle ou telle banque, ce n’est pas seulement souscrire à une offre particulière, c’est aussi développer une certaine socialisation bancaire, avoir des liens d’appartenance et de confiance avec l’organisme en question, et parfois des relations personnelles privilégiées avec son banquier. Le client bancaire est par conséquent plus qu’un simple « consommateur ». Il est aussi, d’une certaine manière, un « membre » de l’organisation (Cusin, 2002). Les stratégies de fidélisation des banques jouent sur ces ressorts de l’identité et du sentiment d’appartenance. Cela passe par la mobilisation de valeurs auxquelles professionnels et clients sont susceptibles d’adhérer. Pour une clientèle peu fortunée, les valeurs en question peuvent renvoyer à l’ancrage géographique de la banque, à l’idée de solidarité (réseaux mutualistes), ou à la mise en valeur d’une dimension sociale parmi les buts de l’organisation. Dans le cas d’une clientèle « haut de gamme », outre l’efficacité de la gestion des placements et la qualité des services, l’accent est généralement mis sur la valorisation du statut social élevé dont l’appartenance à la banque témoigne (logique de distinction). L’instauration de critères sélectifs à l’entrée renforce d’ailleurs ce sentiment d’appartenance. De fait, l’intégration bancaire repose toujours sur des mécanismes de différenciation. D’ailleurs, ce processus fondamental d’intégration/différenciation se poursuit au sein même de la banque, notamment à travers le principe du membership. Les clients à « fort potentiel » sont admis dans le « club » de clients privilégiés donnant accès à des services préférentiels (plus grande disponibilité des chargés de clientèle, offres particulières, ristournes sur commissions, remises d’agios, etc.). Ces privilèges constituent à la fois des avantages objectifs et des marques symboliques de prestige. Le meilleur exemple est celui de la carte de paiement qui, lorsqu’elle est « première », « gold » ou « platine », donne accès à toute une gamme de services (droits à découverts, assurances, réductions pour des services non bancaires, etc.) et représente un signe visible de distinction à chaque paiement.

Dualité du marché du crédit, dualité des modèles de captation-sélection

20En France, le marché du crédit aux particuliers s’est historiquement structuré autour de la distinction entre le modèle de la banque dite « universelle », « généraliste » ou « relationnelle », et celui des ESC (établissements spécialisés de crédit à la consommation10 et à l’immobilier). Nous partirons de cette distinction pour appréhender l’articulation entre organisation et marché, même si, comme nous le verrons, les évolutions en cours contribuent largement à modifier le paysage. Derrière cette dualité, on retrouve des « configurations organisationnelles » très différenciées11, tant sur le plan des modes de coordination et de régulation des actions, que du modèle professionnel dominant, des logiques commerciales… et des méthodes de captation-sélection. On peut ainsi faire émerger deux modèles idéaux de régulation des activités de crédit et de sélection du client-emprunteur. Le premier repose sur une relation commerciale objectivée et standardisée et sur une évaluation du risque fondée sur le calcul. Le second repose sur une relation de clientèle largement basée sur l’interconnaissance, fondement de la confiance.

Industrie financière de masse et sélection standardisée du client : le modèle des établissements spécialisés de crédit

21Les établissements spécialisés de crédit (ESC) se caractérisent, comme leur nom l’indique, par leur mono-activité, à savoir la production « industrielle » de crédits. Le commercial est un simple transmetteur d’offre et la relation de clientèle reste impersonnelle et standardisée12. Comme le montre Danielle Salomon (1995) à propos du Cetelem, le contrôle de l’activité par le siège est fort : il fixe les objectifs des équipes de commerciaux, avec à la clé un système d’incitations (primes et/ou promotions). Les ESC doivent faire face à l’incertitude inhérente à leur mono-activité, d’autant que le segment du crédit à la consommation est un marché très concurrentiel et très dépendant de la conjoncture et de l’évolution du pouvoir d’achat des ménages. C’est pourquoi ces établissements se sont engagés plus tôt que les banques dans des politiques actives de fidélisation. Au risque de perte en capital du prêt non remboursé, avec une clientèle à la base plus risquée que celle des banques, s’ajoute le problème du coût du refinancement sur le marché financier. D’où la nécessité de disposer d’outils de gestion performants permettant une maîtrise fine du risque client, à travers notamment le développement de procédures formalisées de sélection du client : le scoring. Depuis les années 70, le calcul de « scores » est devenu un outil indispensable des décisions d’octroi de crédit par les ESC. Il sert à la fois à faire le tri entre clients solvables et clients « indésirables » (trop souvent enclins à se laisser capter), et à déterminer le plafond du prêt accordé. Il permet aussi d’aider à repérer les clients potentiellement fidèles et forts utilisateurs de crédits. Le meilleur client n’est pas toujours le plus solvable : c’est également celui qui est prêt à se « serrer la ceinture » pour rembourser ses emprunts.

22À défaut de connaître personnellement le nouveau demandeur, l’offreur de crédit cherche à évaluer objectivement la classe de risque à laquelle il appartient a priori. Cette évaluation se fait sur la base d’un modèle mathématique probabiliste intégrant les caractéristiques socio-économiques (profession, revenus, statut matrimonial, nombre d’enfants, etc.), auxquelles viennent s’ajouter des données relatives à la situation financière, comme le taux d’effort lié au remboursement, ou encore l’évaluation du ratio revenus/patrimoine dans le cas de projets immobiliers13. Le résultat du score est exprimé selon les trois modalités suivantes : « rouge », entraînant le refus du dossier ; « vert », entraînant son acceptation ; « orange », nécessitant alors une étude budgétaire approfondie. Dans ce dernier cas, le chargé de clientèle conserve une certaine marge de manœuvre. En théorie, il faut alors arbitrer entre le risque de rejeter à tort un « bon dossier » et celui d’accepter à tort un « mauvais dossier ». Dans les faits, le résultat de l’arbitrage dépend à la fois des objectifs commerciaux et des quotas de risque que le commercial négocie périodiquement avec son chef d’agence. La minimisation des risques par les ESC est donc recherchée à un niveau global selon le principe de mutualisation des risques14.

23À ces scores calculés a priori, ou « pré-scores », s’ajoutent des scores dits de « comportement » (d’emprunt, de remboursement et d’achat) qui nourrissent en permanence les fichiers des services de gestion de clientèle. Le crédit revolving qui sert généralement d’« appât » est aussi un moyen privilégié pour observer le comportement de chaque client. A partir de là, les stratégies de marketing se servent des scores obtenus pour : 1) évaluer le rendement des opérations commerciales en fonction du coût d’acquisition de chaque segment de clientèle ; 2) minimiser les risque de défection pour un concurrent ; 3) estimer le potentiel du client afin de proposer des offres adaptées à son profil ; 4) évaluer l’efficacité des pré-scores ; 5) choisir les moyens de recouvrement des impayés (Boniface, 1996). Globalement, la généralisation des scores conduit à une baisse des charges d’exploitation, du nombre des impayés et des coûts de recouvrement.

24Néanmoins, l’octroi de crédit par les ESC reste globalement moins sélectif que celui des banques. D’abord, si l’utilisation du scoring fournit un outil rapide d’aide à la décision, la standardisation des procédures — permettant de typifier le consommateur-emprunteur — entraîne un appauvrissement des données prises en compte. La méthode du scoring n’intègre pas de variables qualitatives fines (comme les valeurs socioculturelles) pourtant susceptibles d’influer sur la propension à l’endettement et sur le comportement de remboursement. Au-delà, la moindre sélectivité des ESC s’explique en raison des tensions entre la conquête de parts de marché et le contrôle du risque client, tensions accrues par la mono-activité. D’autant que la politique de minimisation des risques ne porte pas sur chaque client pris individuellement, mais sur des enveloppes de crédit. Or, la « taylorisation » des procédures d’évaluation rend celles-ci opaques et limite par conséquent la capacité d’expertise et la responsabilisation du professionnel. La marge de manœuvre (décision d’octroi, montant accordé) qui est laissée au commercial, au prescripteur ou au chef d’agence, notamment lorsque le score se situe dans la zone orange, conduit généralement à privilégier la logique commerciale dans la mesure où le quota de risque global n’est pas encore atteint15.

Le modèle de la « banque relationnelle » : sélection et processus de construction de la confiance

25La banque dite « relationnelle »16 doit son nom au primat accordé à la relation de clientèle en tant qu’elle repose sur une implantation locale (proximité), sur l’accueil du client dans une agence, sur une relation personnelle et durable avec lui. Si la sélection devient un enjeu des stratégies de captation du client tout aussi prégnant que pour les ESC, et si l’on assiste à certaines convergences entre les modèles de captation, nous allons voir que le point de départ est pourtant bien différent : le modèle dominant est celui du métier de banquier renvoyant à la notion de compétence professionnelle, non seulement technique mais relationnelle ou « sociale » dans le contexte d’une offre diversifiée et complexe17. Dans le modèle pur, l’évaluation-discrimination du client se fait par le biais d’interactions humaines comprenant notamment des échanges de civilités et d’affects qui sont autant de détours a priori improductifs, ou du moins ne relevant pas d’une logique purement instrumentale. De la qualité des rapports interpersonnels avec les clients dépend la capacité à instaurer une relation durable de confiance permettant la collecte d’informations pertinentes et fiables.

26Le modèle d’évaluation et de sélection du client basé sur le modèle de la rationalité professionnelle tranche avec les méthodes standardisées du scoring. À partir des informations récoltées lors des interactions avec le client, en face-à-face ou au téléphone, le chargé de clientèle interprète subjectivement des données qui sont à la fois plus générales et plus fines. Celles-ci concernent les préférences du client, ses habitudes, son mode de vie, ses projets, sa situation familiale, ses contraintes personnelles, etc. Le chargé de clientèle opère alors un travail de « typification » du client sur la base, non de catégories objectivées et standardisées a priori, mais de catégories construites de manière plus pragmatique et largement inductive à partir de son expérience professionnelle. Cette expérience permet au conseiller de disposer d’un « capital social » utilisé pour l’« évaluation sociale » du client (Wissler, 1989 ; Courpasson, 1994, 1995 ; Ferrary, 1999). Lorsque les professionnels évoquent l’« intuition » nécessaire à leur activité, ils font valoir le fait que les savoir-faire du banquier concernent autant la gestion de l’interaction et la capacité à appréhender le profil ou les dispositions des clients, que les techniques et les produits bancaires.

27En matière d’octroi de prêt, l’évaluation du client ne se limite cependant pas à un simple « bricolage relationnel ». La sélection opérée par la banque repose généralement sur : des demandes de garanties (feuilles de salaire, avis d’imposition, etc.) et le principe du cautionnement pour les prêts immobiliers ; la domiciliation de ses revenus dans l’établissement, voire la souscription à une gamme de produits bancaires ; et, enfin, la prise en compte de critères de stabilité tels que l’ancienneté dans l’emploi, dans la banque et dans le domicile, le fait d’être marié et d’avoir des enfants, etc. En outre, nous allons le voir, les banques ont peu à peu renforcé le rôle du scoring, passant du calcul de « quasi-scores » (comme le « solde moyen »18) à l’utilisation de plus en plus systématique des scores comme ceux des ESC (Goux, 1993). Pour les banques, la discrimination du client va bien au-delà de la gestion du risque inhérent à la décision d’octroi de crédit. Le client est avant tout une ressource grâce aux capitaux collectés. Sa sélection s’inscrit désormais dans une politique marketing d’offre globale de produits bancaires, financiers et assurantiels. Dans cette optique, la relation personnelle de confiance est susceptible de jouer un rôle variable selon le type de clientèle dans les dispositifs de fidélisation et de rentabilisation du client.

Évolutions de la banque et rationalisation des procédures de différenciation du client

28Le monde bancaire est aujourd’hui en pleine évolution. On assiste à un processus de rationalisation de la relation de clientèle éloignant apparemment la Banque du modèle pur de la banque « relationnelle ». Les principaux objectifs recherchés sont l’adéquation de plus en plus fine entre l’offre de produits et les caractéristiques du client ainsi qu’une fidélisation plus « active » de leurs clientèles. Le moyen privilégié : la discrimination fine du client. Ceci est devenu d’autant plus nécessaire qu’en se massifiant la clientèle s’est fortement diversifiée. La systématisation en cours des méthodes de scoring et de data mining traduit une véritable révolution dans les modes de gestion de la relation bancaire.

L’adoption du scoring par les banques

29Plutôt réticentes aux méthodes du scoring, les banques les ont progressivement adoptées comme outils d’aide à la décision durant les deux dernières décennies19. Manquant de savoir-faire en la matière, elles ont développé des partenariats avec les ESC. Aujourd’hui, grâce aux progrès informatiques, aux données dont elles disposent et conformément à leurs nouvelles politiques de marketing, les banques sont désormais en mesure de systématiser l’utilisation de ces techniques quantitatives à un degré jamais atteint jusqu’ici. Ce que l’on appelle aujourd’hui le « data mining » est susceptible de constituer l’« Eldorado » des professionnels du marketing bancaire de demain. Deux raisons majeures expliquent que les banques n’aient, jusqu’à présent, pas ou peu rationalisé et systématisé l’exploitation des données issues des fichiers client : d’un côté, l’existence d’obstacles organisationnels liés à la volonté de préserver la logique professionnelle du métier de banquier ; de l’autre, la présence d’obstacles techniques empêchant de croiser les données des différents fichiers client (fichiers clientèle, fichiers des mouvements, fichiers des soldes, etc.).

30Outre sa fonction de gestion du risque, le score est devenu un instrument au service du maintien de la qualité de la relation bancaire, à travers notamment une gestion différenciée des incidents courants de paiement ou de remboursement. Il tend aujourd’hui à être utilisé dans une stratégie plus globale de différenciation à la fois des clients20, des produits, des politiques de communication, des canaux de transmission de l’offre et des personnels de la banque21. Les scores calculés par les banques incorporent des données plus exhaustives et plus discriminantes que celles des ESC : il s’agit des données financières liées au comportement du client (solde moyen, montant de l’épargne, nombre de jours débiteurs, etc.)22 et à la situation de ses comptes d’épargne. Dans les années 90, ces données ont servi à l’élaboration d’une grille unique que la banque applique pour les divers produits (carte bleue, crédit, épargne, etc.), avec des seuils d’acceptation différents selon les produits, la zone de clientèle, l’agence. L’utilisation de scores est donc envisagée par les banques comme un moyen d’accroître l’efficacité commerciale de la relation de clientèle tout en réduisant ses coûts. Mais, l’heure semble être maintenant à la systématisation de ces outils standardisés de gestion avec l’entrée dans l’ère du data mining.

Les nouveaux horizons du data mining

31Le principe du data mining (d’abord développé aux États-Unis) repose d’abord sur le décloisonnement des différents fichiers client, rendant ainsi accessible l’ensemble des informations collectées. Ceci doit permettre de systématiser le calcul des scores « a priori » et des scores comportementaux, de les croiser pour chaque client et chaque type de produit23. Les progrès informatiques rendent maintenant possible la constitution et l’exploitation de ces immenses « mines de données ». Les buts poursuivis sont multiples. L’objectif a d’abord pu être, comme pour les ESC, de limiter les risques inhérents à une distribution de crédits qui jusque-là était très décentralisée. Plus fondamentalement, il s’agit pour les banques de rationaliser la relation commerciale en limitant l’arbitraire des décisions humaines, en supprimant le « jeu » autour des règles et les zones d’incertitude engendrées par la dimension informelle des rapports entre le chargé de clientèle et son client24. La politique des banques vise donc à court-circuiter la relation bancaire personnelle (risquée, coûteuse en personnel, temps et espace), à internaliser ou à « capter » la relation bancaire au profit des centres managériaux et techniques. Le commercial tend donc à être transformé en simple transmetteur d’offre. L’objectif final est alors d’intensifier l’offre pour ne laisser inexploité aucun marché potentiel.

32La rationalisation institutionnelle en cours passe par une rationalisation cognitive dans la mesure où elle conduit à équiper les décisions des chargés de clientèle d’outils formalisés et standardisés de gestion. Grâce aux dispositifs gestionnaires de ce que l’on appelle désormais la « business intelligence », rien n’échappera plus à la curiosité du banquier : la « traçabilité » du client sera quasi totale. D’où un renforcement des moyens de fidélisation et de rentabilisation du client, et tout particulièrement de la clientèle « moyen de gamme » dont les attentes apparaissent souvent plus opaques. Avec l’exploitation généralisée des « mines de données », il ne s’agit plus seulement d’anticiper la trajectoire potentielle de l’épargnant-emprunteur-assuré pour intervenir en proposant une offre adaptée, mais de construire cette trajectoire en continu (optimisation des « ventes croisées », politique d’« offre globale »). Le développement actuel des « nouveaux canaux de distribution » doit permettre, tout en diminuant les coûts d’information et de commercialisation des produits, de superposer d’autres réseaux à celui des agences afin d’accroître l’adaptabilité de l’offre à des marchés de plus en plus segmentés. La mise en place du data mining influe en outre sur l’évolution de l’organisation du marché aux particuliers, à travers notamment le développement de partenariats et de rachats entre banques, ESC et entreprises de grande distribution. L’objectif est pour les banques de mettre en commun leurs données avec les ESC et de profiter de leur savoir-faire en matière de méthodes de sélection pour le prêt à la consommation.

Des modèles de captation aux modèles d’organisation bancaire

33L’évolution des modes d’évaluation et de sélection du client est révélatrice des mutations en cours de la banque aux particuliers, et plus généralement des liens entre organisation et marché. Assiste-t-on à une industrialisation de la Banque ? La Banque de masse est-elle la nouvelle « industrie du tertiaire » ? Est-ce la fin du modèle professionnel d’organisation du travail dans les banques ? Se dirige-t-on vers un « supermarché » des produits financiers dont Internet serait la vitrine ? Si la question de l’industrialisation mérite d’être posée, les évolutions actuelles sont loin d’être univoques, d’où une certaine impression de « flou organisationnel » (Salomon, 1995).

34De prime abord, la logique commerciale des banques semble bien se développer sur le modèle d’une rationalisation de type industriel au détriment d’un modèle professionnel (Gadrey, 1996). La formalisation des savoirs et des procédures d’évaluation, la standardisation de la relation commerciale, l’accroissement de la division hiérarchique et de la spécialisation du travail, le primat des objectifs de productivité et de rentabilité (quantification des objectifs, des risques et des résultats) vont dans ce sens. Là où la banque « grand public » traditionnelle, largement administrée, jouait un rôle économique qui était pensé de manière fonctionnelle dans la société globale (rôle dans les grands équilibres macroéconomiques, dans le financement de l’économie et la création monétaire, fonction de service public), le critère central est aujourd’hui celui de la rentabilité : de la banque, de chaque filiale, de chaque agence, de chaque segment, et… de chaque client.

35Pourtant, en réalité, cette rationalisation « industrielle » est loin d’être totale et les banques sont aux prises avec des objectifs contradictoires : outre la recherche du profit, elles doivent renouveler leurs stratégies de parts de marché et maintenir intact leur pouvoir de captation. Ceci les conduit à conserver une partie importante du modèle professionnel. En suivant Gadrey (1996) on peut distinguer quatre types d’obstacle à cette rationalisation industrielle. En premier lieu, la difficulté à constituer des bases de données a retardé jusqu’à une date récente l’industrialisation de la relation de service. Soulignons d’ailleurs que cette rationalisation en cours ne conduit pas uniquement à une déprofessionnalisation, puisqu’elle libère le personnel des tâches les plus répétitives au profit de tâches d’expertise. Si sa zone d’intervention est plus circonscrite et si les mécanismes de décision sont plus formalisés, à l’intérieur de cette zone le pouvoir d’engagement du chargé de clientèle, par exemple dans le cas d’un octroi de crédit, se trouve accru. Autrement dit, c’est la nature de l’autonomie qui a changé. En second lieu, les professionnels opposent une certaine résistance à la déprofessionnalisation et à leur perte d’autonomie. Ils défendent les prérogatives, la culture et l’identité liées à leur métier (Grafmeyer, 1992 ; Courpasson, 1994 et 1995 ; Dressen et al, 1996). Cette résistance peut être collective et/ou s’exprimer à travers l’activité quotidienne des chargés de clientèle. En troisième lieu, il s’avère difficile de standardiser la dimension relationnelle sans la supprimer. Or les clients refusent massivement l’anonymat et demandent le plus souvent une gestion personnalisée de leur situation (Courpasson, 1994 et 1995 ; Cusin, 2002). Enfin, il existe des difficultés à « standardiser la réalité des problèmes à résoudre et des solutions à y apporter » (Gadrey, 1996), notamment en raison du niveau de « professionnalisation » croissant du client qui devient plus exigeant et plus à même d’évaluer les conseils prodigués25. Dans de nombreux cas, le client dont les décisions sont « équipées » se révèle parfois moins docile que prévu : il attend un interlocuteur privilégié et compétent. Du coup, le prestataire doit améliorer son propre niveau d’expertise pour garder sa crédibilité et sa légitimité26. L’économie de la banque reste avant tout une économie de la qualité et de la confiance, économie dans laquelle le « marché-jugement » ne s’efface pas devant le « marché-prix » (Karpik, 1989).

36On comprend par conséquent pourquoi l’application systématique de règles standardisées peut entrer en contradiction avec des logiques de fidélisation ou de gain de parts de marché, et pourquoi s’opère parallèlement un mouvement en sens inverse de reprofessionnalisation. La relation bancaire repose encore largement sur l’interdépendance du lien marchand et du lien social. Certes, on peut considérer qu’à bien des égards la part non instrumentale de la relation interpersonnelle peut à son tour être instrumentalisée — et de fait elle l’est généralement —, mais plus fondamentalement la sociologie de la relation bancaire montre que cette part est indispensable dans la mesure où elle rend possible la relation marchande (Cusin, 2002). On rejoint ici l’idée de construction sociale du marché, c’est-à-dire de la nécessité pour l’élaboration de la confiance de l’encastrement des relations économiques dans un système ou un tissu de relations sociales (Granovetter, 1985,2000). La relation interpersonnelle est coûteuse et risquée. Mais dans bien des cas, elle joue, conjointement aux équipements technologiques, gestionnaires ou cognitifs de la décision, un rôle essentiel dans la « construction empirique » de l’agent calculateur. La confiance n’est pas plus réductible au calcul qu’elle ne s’y oppose. Au contraire, elle est souvent une condition nécessaire au calcul (Karpik, 1996). D’ailleurs, l’objectif actuel des banques n’est pas tant de substituer le modèle de la banque entièrement électronique — dont le succès en France reste limité — à celui de la banque « relationnelle » que de rechercher, au sein de la relation traditionnelle de service, l’intégration des différents canaux entre eux27.

37Les banques sont donc aux prises avec des objectifs (commerciaux et financiers), des forces (internes ou externes) et des modèles (organisationnels et gestionnaires) contradictoires. L’opposition entre le modèle de la banque « relationnelle » et celui de la banque de « transaction de masse » résume toutes ces contradictions. Un compromis est-il possible ? Il semble que l’une des clés de compréhension des évolutions en cours soit à chercher du côté de l’application de plus en plus systématique du principe de différenciation : des clients28, des personnels, des produits, des canaux de transmission, et des stratégies de captation. Cette différenciation est de nature à rendre compatibles les deux modèles organisationnels de la banque et les deux stratégies polaires de rationalisation — industrielle et professionnelle — de la relation de service. La relation basée sur la confiance est toujours susceptible d’être privilégiée par les banques lorsqu’elle est supposée avoir une meilleure efficacité économique (rentabilité financière, avantage concurrentiel, etc.) que des relations commerciales standardisées. C’est pourquoi les logiques relationnelles et territoriales survivent — alors même que l’offre bancaire se massifie et se standardise —, et que coexistent au sein d’un même établissement : distribution de masse et relation d’expertise personnalisée, agences de quartier et services de banque électronique, gestion de gros portefeuilles et actionnariat de masse.

Les stratégies de captation comme illustration du fonctionnement dialectique du marché

38La comparaison entre banques et établissements spécialisés de crédit (ESC) a permis de mettre en évidence l’existence de deux modèles de captation-sélection sur le marché du crédit aux particuliers, modèles reposant sur des structures et des « ressources organisationnelles » différentes. En s’intéressant plus particulièrement au cas de la banque dans une perspective dynamique, on a pu observer les effets complexes et apparemment contradictoires de la modernisation en cours. Le développement du scoring n’est pas seulement une rationalisation des méthodes d’évaluation du risque-client : il implique une transformation globale des modes de régulation de la relation de clientèle. Il en résulte que les ressorts des stratégies de captation (attraction-sélection-fidélisation) sont multiples. Aux objectifs commerciaux externes, s’ajoutent des objectifs internes à la banque : la rationalisation du fonctionnement de l’organisation, la réduction des coûts, le renforcement de leur contrôle sur les professionnels du marché, etc.

39Sur le marché de plus en plus concurrentiel de la banque et du crédit, on assiste, dans le même temps, à la réunion de marchés jusque-là séparés (correspondant à des secteurs d’activité et des métiers différents comme le montre l’émergence de la « bancassurance »), et, inversement, à la création de marchés distincts, segmentés selon le principe dominant de la différenciation de la clientèle. Cette double tendance conduit à une diversification des formes de médiations marchandes entre l’offre et la demande. Elle contribue en outre à la restructuration globale du marché aux particuliers29. La nécessité d’être capable de s’adapter de plus en plus rapidement à des marchés très concurrentiels renforce la tendance générale à l’hybridation des modèles organisationnels, ainsi que la diversification et la plasticité croissante des liens entre organisation et marché, tendance qui renvoie à la notion de contingence structurelle telle que l’a développée Mintzberg (1981,1989).

40Les stratégies de captation fournissent une illustration du fonctionnement dialectique du Marché. Elles montrent bien que plus un marché est concurrentiel, plus la survie des offreurs passe par la recherche de « niches écologiques » permettant de disposer d’un environnement plus stable. Dans la finance aux particuliers, capter le client, c’est d’abord le choisir, et ensuite chercher à limiter sa mobilité et sa capacité de choix entre des offres concurrentes. À des degrés divers cela revient à faire obstacle aux principes de fluidité, de transparence, et d’homogénéité et d’atomicité du marché concurrentiel. Le développement du marché se traduit donc pour le consommateur par une double tendance : l’extension de l’ensemble des choix possibles (concurrence) et la réduction de l’univers effectif des choix (captation). Comprendre le fonctionnement des marchés concrets, comme on l’a vu dans le cas du marché du crédit, ne peut se faire sans une analyse non seulement des stratégies de marketing (et leurs éventuelles contradictions avec d’autres objectifs), mais aussi des formes organisationnelles ou institutionnelles de l’offre. En cela, la sociologie économique rejoint l’économie dite « institutionnaliste ». Il existe en outre d’autres formes instituées jouant un rôle non moins déterminant dans le fonctionnement des marchés : celles qui relèvent de la cognition. Il s’agit des savoirs et raisonnements des acteurs individuels et sociaux, des représentations sociales, mais aussi de l’ensemble des formes cognitives objectivées dans des dispositifs gestionnaires et technologiques qui façonnent les pratiques sociales au quotidien, rendant possible le calcul, et manifestant ainsi leur pouvoir performatif30. Si l’on assiste à une rationalisation de ces formes objectivées, la dimension relationnelle de la confiance n’en continue pas moins, pour le moment, à jouer un rôle essentiel, qui est réclamé à la fois par les professionnels et par les clients.

41Les enjeux relatifs à la connaissance du client ne sont pas propres au marché de la banque et de la finance aux particuliers. L’un des faits majeurs de nos sociétés modernes est que les marchés économiques deviennent de plus en plus réflexifs. La capacité de réflexivité est désormais au cœur des stratégies concurrentielles actuelles (Callon et al, 2000). L’offre se doit de disposer d’un « miroir » pour voir les clients, se voir elle-même et voir ses concurrents (Luhmann, 2001). Mais comme le souligne Luhmann, ce miroir n’est jamais parfait. Si l’offre est « organisée », il n’en est pas de même pour la demande. La concurrence porte donc aujourd’hui, non seulement sur les produits, mais sur les dispositifs de production de connaissances sur le consommateur. On comprend ainsi l’importance des enjeux économiques de l’innovation technologique et technique que représente le data mining, innovation qui placera dans un avenir proche les banques en position de force sur le marché de la connaissance du consommateur.

42Cependant, cette évolution n’est pas sans soulever un certain nombre de « questions de société ». On peut notamment s’interroger sur le respect de la vie privée dans ce contexte où la curiosité des banques, assureurs, entreprises de grande distribution et de « e-commerce » semble toujours plus insatiable. Émerge en retour le problème du droit d’accès de l’individu aux informations collectées sur lui (de son plein gré ou à son insu) et aux évaluations qu’elles ont pu servir à fonder. En effet ces données détermineront de plus en plus, pour chaque consommateur, l’étendue réelle de sa sphère de choix économiques (en raison des procédures de sélection), et pourront aussi lui être utiles, à son tour, pour prendre des décisions adaptées à sa situation. Enfin, à un niveau plus général — et sans doute plus fondamental encore —, l’évolution du marché de la banque et de la finance aux particuliers pose la question des modalités de l’intégration économique. La figure du client « capté » risque d’avoir son envers : celle du client « exclu » de l’offre de biens et services bancaires. Or, on sait à quel point cette éviction est de nature à remettre en cause les chances de l’intégration sociale. Le problème devient alors celui du lien entre marché et société.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 L’évolution de la législation (notamment à la suite de la Loi bancaire de 1984) a joué un rôle central dans le renforcement des mécanismes concurrentiels en conduisant à une forte déréglementation, au décloisonnement du secteur bancaire et financier et au désencadrement du crédit.

2 Cf. la revue Banque (1996) et Banque Magazine (1999 et 2001).

3 Sur la publicité des banques et des établissements spécialisés de crédit, voir : Goux (dir., 1993), Jacoud (1997), Robien (1997).

4 Elles aussi proposent des prêts « non affectés » : sous forme de « réserves d’argent » (crédit revolving) ou de « facilités de caisse » (droit à découvert), en plus des traditionnels prêts personnels.

5 Cf. principe de l’« offre jointe » avec un grand magasin, une enseigne de la grande distribution (avec cartes de crédit privatives), un concessionnaire de voitures, etc.

6 Le cas du crédit revolving constitue ici un cas limite, dans la mesure ou il suggère la perspective d’un « crédit perpétuel ».

7 Il s’agit là d’un thème classique de la sociologie développé par Durkheim (1897) pour insister sur le risque d’insuffisance de régulation des désirs individuels résultant de l’extension du marché, et avec lui du champ des possibles.

8 L’investissement de soi dans une relation de service avec son banquier peut permettre, outre l’obtention d’informations ponctuelles, de profiter d’un phénomène d’apprentissage au contact du conseiller. La captation participe donc de la construction d’une rationalité équipée (Cochoy, 1999).

9 De fait, les ménages français délèguent une part importante de la gestion du patrimoine financier à leur chargé de clientèle (Babeau ; 1988).

10 Exemples d’ESC faisant du crédit à la consommation : Cetelem, Cofidis, Cofinoga, Finaref, Sofinco.

11 Pour reprendre de manière schématique la typologie de Mintzberg (1981,1989), l’ESC se rapproche du modèle de la « bureaucratie mécaniste » tandis que la banque relationnelle serait plus proche de la « bureaucratie professionnelle ».

12 Au Cetelem, un commercial gère en moyenne un portefeuille de 10 000 clients, contre 1000 au Crédit Lyonnais (Salomon, 1995).

13 Les scores sont moins systématiquement utilisés que pour le crédit à la consommation (Goux, 1993).

14 Le calcul du score est complété par l’interrogation de différents fichiers : le fichier des incidents de remboursement (FICP), le fichier des impayés (CPH) et le fichier central des chèques. En France, contrairement aux États-Unis et en Angleterre, il n’existe pas de fichier « positif » d’endettement permettant de connaître le stock de dettes des ménages. Cf. Cusin (1998).

15 En outre, de « mauvais dossiers » peuvent parfois être acceptés par « forçage » des scores obtenus.

16 Il s’agit d’un type d’organisation qui dans les années 60-70 restait fortement bureaucratique en amont et relationnel en aval.

17 La « force de ce lien faible », pour employer l’expression de Granovetter (2000), se mesure encore aujourd’hui à l’aune des sentiments contradictoires et parfois « passionnels » des clients à l’égard de leur banquier (Cusin, 2002).

18 Rapport entre la somme des soldes des comptes et le nombre de comptes.

19 Avec une différence de taille : la banque recherche des clients structurellement épargnants alors que l’ESC recherche avant tout des clients sachant manier les crédits.

20 Courpasson (1995) distingue cinq strates principales de clients allant de la clientèle non prioritaire et non affectée à un chargé de clientèle précis et faisant l’objet d’un marketing direct, à une clientèle dont la fortune est gérée par un gestionnaire de patrimoine.

21 La spécialisation a d’abord reposé sur la distinction selon le type de clientèle : particuliers, professionnels et entreprises.

22 Le solde moyen est beaucoup plus discriminant que la profession sur le plan du risque client.

23 Les « entrepôts de données » en cours de constitution contiendront différentes bases de données reliées entre elles. Celles-ci concernent : le client (âge, statut matrimonial, date d’entrée dans la banque, profession, etc.), ses contrats (conventions de compte, crédits, etc.), les offres souscrites, les « événements » (montant des retraits, achats par carte bancaire, capital d’un crédit restant dû, etc.). Ces données seront susceptibles d’être croisées avec les statistiques de l’INSEE (notamment celles du recensement) pour mesurer par exemple les taux de pénétration par quartier.

24 La relation peut donner lieu à des « arrangements opportunistes » entre le prescripteur de crédit et l’emprunteur (Courpasson, 1999). Un lien personnel trop fort entre le conseiller et son client peut aussi conduire, en cas de départ du conseiller, à celui de sa clientèle (Ferrary, 1999). Ici la captation du client se retourne contre l’organisation en raison d’une certaine autonomisation de la relation de clientèle. Face au développement de ce « pouvoir périphérique », la banque peut chercher à standardiser la relation ou à renforcer la « captation » de ses conseillers (clauses contractuelles, incitations, etc.).

25 Cette « professionnalisation » du client se fait par apprentissage par la pratique, par l’équipement de ses décisions par la banque et par la presse spécialisée et consumériste (Hatchuel, 1995 ; Cochoy et Dubuisson, 2000 ; Mallard, 2000).

26 Celle-ci est d’autant plus problématique que la fonction du chargé de clientèle reste ambiguë pour le client : il est à la fois vendeur et prescripteur au sens d’Hatchuel (1995), c’est-à-dire conseiller-expert.

27 Cf. Mallard (2002) sur la reconfiguration des relations commerciales consécutive au développement des nouvelles technologies d’information et de communication.

28 Aux États-Unis, cette segmentation a même été jusqu’à la création, en 1975, de la First Women’s Bank réservée aux femmes (Zollinger et Lamarque, 1999).

29 Les partenariats et la mise en place de filiales spécialisées sont un moyen pour les banques de ne pas industrialiser à outrance la relation de clientèle, et de garder une part de leur identité. Gadrey (1996) souligne ainsi que la banque s’éloigne du modèle hiérarchique mécaniste (Aoki-Mintzberg) en « flexibilisant et horizontalisant leur structure ».

30 Cf. Callon (1998).

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