1NOUS ALLONS RETRACER dans cette partie les trajectoires de consommations des jeunes et les trajectoires des consommateurs-rices rencontré-e-s autour de chaque produit, recontextualiser dans un premier temps à travers l’enquête statistique, pour en observer ensuite les manières, les utilisations, les étapes significatives. Nous nous attacherons plus particulièrement au triptyque tabac, alcool et cannabis. Enfin nous reconstruirons à partir des discours des jeunes, les chronologies d’entrée en consommation et nous verrons les différences des effets recherchés et des significations attribuées aux produits évoqués selon les entrées en terme d’âge et de configuration de ces primo-consommations.

Définitions et approches théoriques des trajectoires

2Pour comprendre les significations que les jeunes associent à leurs pratiques alcoolo-toxico-tabagiques, nous observerons les évolutions, les variations et les manières dont les jeunes utilisent et consomment ces produits depuis leur « entrée en consommation » (H. Becker, 1985).

3L’utilisation de cette notion de trajectoire a dynamisé et rénové l’analyse de certaines thématiques sociologiques telles que la déviance ou la toxicomanie. Pour le sociologue, nous dit A. Coppel (in D. Richard, J.L. Senon, 1999, 407), « la notion de trajectoire recouvre l’ensemble de la carrière sociale d’un individu, dont la vie professionnelle ne constitue qu’un élément (éventuellement absent). Il est ainsi possible de travailler sur la trajectoire d’un délinquant ou d’une personne toxicomane comme on le ferait sur la carrière d’un ingénieur ». Cette notion de carrière a largement été développée par H. Becker. Nous parlerons ici de trajectoire lorsque nous appréhenderons l’ensemble de la vie des jeunes et particulièrement leur scolarité, leur perception temporelle et leurs rapports aux produits. La carrière sera utilisée lorsque nous nous centrerons sur les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques. La carrière de consommateurs d’alcool, de tabac ou de drogues illicites compose en partie la trajectoire des jeunes consommateurs.

4La définition et l’approche du concept de carrière proposées par H. Becker (1985, 47) comme positionnement de modèles séquentiels nous serviront ici de point d’appui dans la construction et l’analyse des entrées et des évolutions des rapports aux produits rencontrés par les jeunes. Notre intérêt pour ce concept réside également dans l’idée d’étapes distinctives permettant une compréhension séquentielle des consommations :

• les formes d’entrée, d’initiation et d’expérimentation ;

• les formes de réitération des consommations, d’accroissement des prises ;

• les formes d’installation dans des pratiques et de stabilisation1 ;

• les formes dysfonctionnelles des consommations (problèmes avec la loi, échec quant à la gestion des prises de produits ou dans la volonté d’arrêter la consommation, etc.) ;

• les formes d’arrêt des consommations ;

• les formes de poursuite ou de reprise de consommations.

5Ces différentes étapes ne sont pas toujours linéaires et successives. D’autre part, la notion de carrière permet de saisir au-delà des compétences techniques et des compétences pour accéder aux produits, les compétences sociales des jeunes c’est-à-dire une « façon de voir » et des « manières de faire » propres à un monde social, nous disent J.M. De Queiroz et M. Ziolkovski (1994, 69). Ils poursuivent en soulignant l’importance de l’entrée en carrière et plus généralement des trajectoires en rapport ici aux produits étudiés, pour comprendre les effets et les répercussions subjectives sur l’identité des individus : « Il s’agit d’une véritable socialisation secondaire transformant profondément l’identité du sujet social. Le concept de carrière change donc de sens et, redéfini sociologiquement, recouvre à la fois les changements objectifs de position sociale et les changements subjectifs qui lui sont associés ». La trajectoire des rapports aux produits consommés a pour spécificité de faire comprendre et de suivre les changements et les modifications des attitudes2 des jeunes face aux consommations et aux significations qui leur sont associées. Ce concept de trajectoire s’insère pleinement dans un rapport de temporalité (A. Strauss, 1992a, H. Becker, 1985).

6Cette articulation de la trajectoire aux structures temporelles s’établit à deux niveaux :

• premièrement dans son rapport à l’historicité : l’histoire de la personne s’inscrit aussi dans celle de la société. Ce premier rapport en terme d’historicité permet de mettre au jour les systèmes d’interaction entre l’individu et les structures sociales ;

• deuxièmement dans son rapport plus individualisé aux pratiques dans son expérience temporelle propre : qu’est-ce qui se joue dans les consommations et dans leurs évolutions, pour soi-même et pour – les – autrui ?

7En effet, concevoir les consommations alcoolo-toxico-tabagiques en terme de trajectoire via les carrières de consommateurs, permet d’appréhender les évolutions des types de consommations, de leurs effets et des manières de consommer dans le temps. Ce rapport entre le temps et l’individu implique deux processus sociologiques essentiels : la socialisation et la construction identitaire. Ces notions permettent une analyse en croisement de ce que proposent la société, ses structures et le parcours biographique des individus. C’est « la société en interaction » selon Hughes : ce concept de carrière « exhibe le produit concret de ce que les acteurs font en étant faits » (J.M. De Queiroz & M. Ziolkovski, 1994, 69).

8Nous développerons ici les trajectoires des rapports aux consommations des jeunes via les différents produits consommés. Trois produits apparaissent systématiquement dans les consommations « de base » des jeunes rencontré-e-s : le tabac, l’alcool et le cannabis. L’importance de ce triptyque a d’ailleurs été relevée dans les résultats du questionnaire élaboré pour cette recherche3. Nous contextualiserons avant chaque présentation de trajectoire-s, les données statistiques nous ayant permis d’appréhender les principaux usages de la population étudiée.

Le tabac

9Avant de présenter les évolutions des consommations tabagiques à travers les différentes étapes des trajectoires de consommation, nous souhaitons faire un détour par les résultats principaux de notre questionnaire afin de définir les « profils » de notre population de consommateurs-rices de tabac.

Quelques chiffres sur le tabac

1049,5 % des jeunes ayant répondu au questionnaire fument. Peu de différences sexuées apparaissent dans cette consommation tabagique puisque 49,5 % des garçons et 50 % des filles disent fumer. 10,5 % des non-fumeurs-euses sont des ancien-ne-s fumeurs-euses. Il y a plus d’anciennes fumeuses que d’anciens fumeurs (6,5 % contre 4,5 %) et ce, quel que soit le mode de scolarisation. 81,5 % des fumeurs-euses disent fumer des cigarettes blondes et 39 % du tabac à rouler.

1146,5 % des lycéen-ne-s scolarisé-e-s en leg fument contre 53 % en lep. Des dispositions différentielles à la pratique du tabac semblent ressortir selon le mode de scolarisation : garçons et filles scolarisé-e-s en lep fument plus que les garçons et filles scolarisé-e-s en leg (54 % contre 45 % et 52 % contre 48 %). Il ne faut pas cependant conclure à une explication de type déterministe traduisant la surconsommation de certain-e-s lycéen-ne-s par leur appartenance et leur positionnement différent dans l’espace scolaire. On assiste ici, plutôt à l’expression d’un fait générationnel. La cigarette doit être considérée dans cette perspective comme un attribut d’appartenance à une classe d’âge. D’ailleurs, on note que la proportion des fumeurs et des fumeuses varie de façon considérable avec l’âge. Plus de 55 % des 16-18 ans fument, l’écart se creusant entre 15 ans (39 %), 17 ans (53 %) et 18 ans (60 %). Le passage à la consommation tabac s’intensifie donc entre 16 ans et 17 ans.

12L’entrée en tabagie se situe entre 13-14 ans ; cela est confirmé également dans les entretiens effectués avec les lycéen-ne-s. Contrairement à ce qui est parfois mentionné dans certaines études, les filles de notre échantillon entrent en consommation tabagique plus tôt que les garçons : une corrélation positive entre 13 ans et 14 ans, et fumeuses (49 % contre 37 % pour les garçons fumeurs du même âge) apparaît dans tous les types de calculs.

13Alors que la consommation des filles reste plus importante que celle des garçons avant 15 ans (55 % contre 38 %), elle s’égalise à 17 ans (57 % et 55 %), elle baisse nettement à partir de 18 ans alors que celle des garçons parallèlement augmente de façon importante (64 % garçons contre 45,5 % des filles disant fumer).

14Concernant le nombre de cigarettes fumées, 27 % des élèves interrogé-e-s consomment entre une et cinq cigarettes par jour, 38 % entre cinq et dix cigarettes, 27 % entre dix et vingt cigarettes et 8 % plus de vingt cigarettes par jour. Des différences de consommation en fonction des sexes apparaissent ici : les lycéennes fument en plus grande quantité que les lycéens et ce, quel que soit l’âge. De même, les lycéens et lycéennes scolarisés en leg fument plus à âge égal que les lycéens et lycéennes scolarisés en lep. Le nombre de cigarettes augmente parallèlement avec l’âge des consommateurs-rices. La consommation maximale proposée, « plus de vingt cigarettes par jour », se situe entre 16 et 18 ans pour plus de 50 % des garçons, entre 14 et 16 ans pour plus de 66 % des filles. 40 % des fumeuses de dix à vingt cigarettes ont 15 ans ou moins de 15 ans (30 % entre 13 et 14 ans pour les lycéennes de leg) alors que pour les garçons 20 % de fumeurs – la moitié moins que les filles – consomment dix à vingt cigarettes aux mêmes âges.

15Les fumeurs et les fumeuses s’étant exprimé-e-s sont pour plus de 62,5 % des lycéens et lycéennes consommateurs-rices depuis plus de 2 ans, pour 25 % des consommateurs-rices depuis plus d’un an. Seul-e-s 12,5 % des jeunes sont entré-e-s en consommation tabagique depuis moins d’un an. Les lycéens et lycéennes scolarisé-e-s en lep sont proportionnellement plus nombreux à consommer depuis plus de deux ans, ce constat s’expliquant par la moyenne d’âge plus élevée chez les élèves de lep.

La trajectoire de consommation tabagique

La « première première »

16Le plus souvent les jeunes interrogé-e-s nous révèlent avoir fumé leur première cigarette avec d’autres jeunes. Cette première expérience collective s’effectue ou avec des jeunes déjà consommateurs-rices ou avec d’autres néophytes. On retrouve également sept personnes ayant fait leur primo-initiation seules : « Pour s’entraîner avant de fumer devant les copains » (Aude, 14 ans) ; « Tout seul, sans peurs ni reproches en pleine montagne » (Ivan, 20 ans).

17Lorsqu’il s’agit de groupes exclusivement de néophytes, la ou les cigarettes sont dérobées à l’entourage proche (la mère, le père, le frère, la grande sœur, le cousin, etc.). Il est important de distinguer ici la nuance entre la « première première » et la « première4 ». La « première première » cigarette correspond à la cigarette de la primo-initiation, rarement fumée en entier (« juste quelques lattes » Nina, 19 ans ; « quelques taffes c’est tout », Aude, 14 ans ; « deux ou trois tirettes » Fabrice, 19 ans), et qui ne marque pas l’entrée en consommation tabagique. En outre, cette « première première » n’est pas considérée comme une vraie cigarette5 puisqu’elle n’est pas vraiment fumée : « J’la fumais pas vraiment donc c’était pas une vraie clope » (Anthony, 16 ans) ; « Comme on fumait pas vraiment, c’était juste une taffe, basta, c’est pas fumer ça ! (rires) » (Sabine, 16 ans).

18Cette primo-initiation, seule ou en groupe, s’est effectuée de façon clandestine, « en cachette ». Cette initiation cachée est stipulée à travers les lieux cités : dans un bois, derrière une voiture, derrière le collège dans une impasse, dans un parking sous-terrain, derrière un buisson, en pleine montagne, dans les toilettes extérieures du collège, au fond du jardin des plantes, dans des bâtiments cachés, etc. Plus de la moitié des personnes rencontrées se définissaient avant cette primo-initiation comme hostiles à la pratique tabagique :

« J’étais carrément anti-tabac ! Genre le bon militant gamin de base qui ressasse ce qu’il a entendu en prévention. Tu le dis mais en fait je ne crois pas que je vivais ce que je disais (rires) la preuve ! » (Laurent, 17 ans) ;
« Je disais à tout le monde que jamais je ne toucherais au tabac parce que “le tabac t’abat” genre cours de collège de prévention mais en fait tu goûtes parce que si tu le fais pas c’est nul et tu juges sans savoir et tu te dis que c’est pas bon… » (Anne, 17 ans).

19Il est donc intéressant d’observer un décalage entre la réalité d’un discours préventif, le public récepteur et l’appropriation de ce message dans la pratique. Les extraits de messages préventifs comme « le tabac t’abat6 » sont bien du domaine de la naturalisation du discours et non d’une réalité effective7.

20Le souvenir de ce premier contact avec le tabac n’est pas positif puisqu’il est vécu pour l’ensemble des jeunes comme un déplaisir : « sale goût dans la bouche » ; « dégueulasse », « pas bon du tout », « horrible » ; « sensation d’étouffement », « de ne plus pouvoir respirer » ; « mal à la tête », « tourne la tête », « vertiges, flottements » ; « toux », « sensation d’arracher la gorge » ; « mal aux poumons », « cracher ses poumons », « s’arracher les poumons », « à en gerber ses poumons » ; « mal au ventre », « diarrhée ».

21Tou-te-s les jeunes rencontré-e-s ont fumé cette « première première » cigarette alors qu’ils-elles étaient scolarisée-s en fin de primaire ou au collège. Tous et toutes se promettaient après cette primo initiation de ne plus jamais recommencer cette consommation tabagique.

L’entre-deux : de la première première à la première

22Après cette première initiation, les jeunes, bien que s’étant juré-e-s de ne pas recommencer, cèdent à la tentation de façon ponctuelle :

« Tu ne peux pas dire non, tu fumes une comme ça » (Estelle, 20 ans) ; « T’es dans un truc qui fait que tu acceptes de temps en temps. T’en prends une comme ça » (Ludovic, 14 ans) ;
« J’avais dit non, et puis on s’est un peu foutu de ma gueule, ils me disaient “mais t’as jamais essayé puceau”, alors quand je leur ai dit que si, ils ne comprenaient pas pourquoi je ne voulais pas en reprendre une. Mais t’arrives à dire non, et puis tu finis par te demander pourquoi ils fument tous autour de toi, finalement c’est toi qui culpabilises en disant, “j’ai du passer à côté de quelque chose”, enfin, pour, c’était ça, et comme ça je suis resté dans cet entre-deux pendant presque 6 ou 7 mois. » (Alain, 15 ans)

23Les jeunes s’interrogent sur l’importance du nombre de fumeurs-euses dans leur entourage et sur le souvenir négatif de leur primo expérience : ces questionnements les amènent à douter de l’efficience de « ce mauvais goût » et vont jusqu’à remettre en cause les conditions contextuelles, « mauvaises », de la première cigarette.

« C’était pas dans de bonnes conditions, c’est pour ça que ça m’a pas plu. Oui, c’est vraiment un problème de contexte » (Sandrine, 17 ans).

24D’ailleurs, dans cette deuxième phase, le goût du tabac est occulté et/ou perçu de manière indifférenciée : on n’aime pas mais on ne déteste pas. Le rapport au goût si décrié la première fois semble être secondaire dans cette étape. L’important est d’avoir « au moins essayé ». Il faut effectivement « au moins avoir essayé » pour plusieurs raisons :

• pour juger de la pratique ;

• pour afficher la capacité d’action de l’individu ;

• pour obtenir une reconnaissance symbolique des fumeurs-euses.

25Une anecdote à ce propos illustre parfaitement cet aspect. Lors des interventions de prévention de la cpam dans les lycées de Toulouse8, l’animatrice proposait un débat sur les entrées et maintien en consommation tabagique. Une scission systématique, dans toutes les classes observées, s’est opérée lors des prises de parole : les fumeurs-euses légitimes pour parler de leur pratique, empêchaient toute expression des non-fumeurs-euses n’ayant jamais essayé par des réflexions désobligeantes, sarcastiques, moqueuses parfois agressives.

26L’image du non-fumeur-euse et ses paradoxes ne sont pas sans expliquer cette anecdote. Entre dévalorisation et valorisation l’image du fumeur-euse alterne selon les situations :

• dans l’absolu, les fumeurs-euses envient et valorisent les non-fumeurs-euses : ils-elles sont « courageux », « réfléchis et forts de caractère » pour ne pas avoir cédé à la pratique tabagique ;

• lorsqu’il s’agit de mettre à mal leur consommation tabagique par rapport aux non-fumeurs-euses, le-la non-fumeureuse n’est qu’un « emmerdeur », « puritain », un « petit », trop « sérieux », « moralisateur », « intello » et pas très « jeune »9.

27Que l’on soit fumeur-euse ou « ancien-ne » fumeur-euse, tous et toutes relatent l’importance de l’image valorisée des fumeurs-euses qu’ils-elles avaient au moment d’entrée en consommation ponctuelle. Il existe des correspondances entre la cigarette et certaines valeurs telles que l’autonomie, la liberté, la maturité, l’attitude cool et décontractée mais aussi stylée et branchée. La maturité espérée symbolise que l’on n’est plus un « petit », « que l’on joue dans la cour des grands ». Le grand ne correspond pas à l’adulte mais très souvent à l’appartenance scolaire : les troisièmes sont les grands du collège, de même que les terminales pour le lycée. Le grand est le symbole de la référence, du modèle à suivre, pour ne plus être considéré comme un « petit ». Faire partie des « petits » et s’approprier les pratiques des grands c’est comme nous le dit Thomas, 18 ans :

« C’est pas être un grand mais t’es plus vraiment considéré comme un mioche, t’es un petit grand (rires) donc respect (rires). C’est comme, y a des grands qui sont petits, d’ailleurs c’est souvent des intellos, les têtes de turcs des grands à la récré ! »

28Ce passage d’entre-deux correspond à une consommation répétée, sans fréquence régulière, mais le-la jeune, pour autant, ne se définit pas encore comme réellement fumeur-euse. Cette période peut durer quelques mois10 avant que les jeunes ne se considèrent comme fumeurs-euses. C’est durant cette période que l’apprentissage de la pratique s’opère : « Au début, tu crapotes » (Isabelle, 17 ans) ; « C’est en regardant les autres, que t’apprends » (Boris, 19 ans) ; « C’est à force de fumer que t’arrêtes de crapoter » (Françoise, 16 ans) ; « Tu crapotes et au bout d’un moment, ça coule » (Mathieu, 18 ans) ; etc.

29Crapoter correspond à la phase d’entrée dans la consommation, l’apprentissage devant aboutir à l’incorporation de la pratique. Mais qu’est-ce que crapoter ? Cette manière de fumer est relatée par la totalité des jeunes que nous avons rencontré-e-s pour exprimer la manière de fumer des néophytes.

30Le crapotage prend comme repère trois critères : la gestuelle, le visage, la fumée (inhalation, expiration). Le crapotage est donc défini par :

• une gestuelle trop saccadée, trop tendue, trop raide, trop attentive : « Ils sont hyper tendus, presque comme des robots, genre doigts tendus à fond, bras crispés et tout ça » (Mathieu, 18 ans) ; « T’as l’impression qu’ils ont un balai dans le cul, c’est bizarre de se dire qu’on était aussi con qu’eux avant ! Aujourd’hui je ne me soucie plus du geste, des bras, la bouche, non, je fais plus gaffe » (Laurent, 17 ans) ; « Tu ne sais pas taper la cendre, t’es gauche » (Nina, 19 ans) ;

• un visage lors de l’inhalation marqué par une forme de dégoût ou/et de nervosité : « Tu vois qu’ils ont la trouille, ça se voit sur leur visage, et quand ils ont pris les premières taffes t’as l’impression qu’ils vont prier leur mère (rires). Mais j’étais comme ça aussi ! » (Alexandre, 16 ans) ;

• le jeu de la fumée mal maîtrisé : l’inhalation n’est pas effectuée et provoque parfois la toux ; l’expiration de la fumée se fait trop rapidement – parce que pas inhalée – et se caractérise par un nuage de fumée inhabituel : « Tu prends une taffe sans l’avaler, sans avaler la fumée, rejeter juste la taffe tellement rapidement que c’est le nuage de Tchernobyl (rires) » (Fabien, 19 ans).

31Le crapotage illustre la difficulté générale à s’approprier l’art de fumer11 par la gestuelle et l’aisance du jeu à la fumée. On verra toute l’importance des arènes des habiletés pour reprendre l’expression de N. Dodier (1993).

32Dans ces deux premières étapes, les jeunes changent de marque de cigarettes systématiquement ; il n’y a pas de fidélisation à une marque de tabac puisque les jeunes ont souvent recours à « la taxe12 » : « On goûte de tout » (Sylvie, 16 ans) ; « Tu taxes à la récré de temps en temps » (Ivan, 20 ans).

33Ces cigarettes sont le plus souvent fumées à la récréation, à la sortie du collège ou du lycée et dans les quelques sorties autorisées par les parents. L’apprentissage de la technique se fait rarement de manière formelle et collective ; il est plutôt du domaine de l’observation individuelle.

L’installation dans la pratique : « Mon paquet et mon briquet »

34Après ces deux étapes d’initiation et d’apprentissage, l’installation dans la pratique et l’acceptation d’être fumeur-euse viennent finaliser cette trajectoire du rapport au tabac13. Le-la jeune va finir l’apprentissage de l’aisance de la pratique : savoir-faire et savoir-être dans les situations d’interaction. L’entrée concrète dans le « statut » du fumeur-euse est marquée par l’achat du premier paquet de cigarettes et du premier briquet. Ces achats peuvent être motivés par deux raisons (parfois découlant l’une de l’autre) :

• la volonté de posséder les apparats du fumeur-euse puisque c’est en fumant que l’on devient fumeur-euse ; mais pour fumer faut-il encore avoir les outils ;

• la taxe » devient inconvenante : on ne peut pas se faire offrir indéfiniment des cigarettes ; le-la jeune s’achète alors son paquet de cigarettes. La « taxe » constitue une règle d’usage très normative puisque, d’une part les cigarettes ont une valeur économique importante surtout pour les lycéen-ne-s et d’autre part elle sous-entend un partage réciproque ; si la réciprocité n’advient pas, le « taxeur » jamais « taxé » est alors discrédité.

35Ces premiers achats sont de véritables marqueurs de l’entrée dans le « statut » de fumeur-euse. Les jeunes associent ces achats à une entrée fatale et définitive dans la consommation de tabac :

« Le jour où j’ai acheté ce premier paquet et ce briquet, tu sais un comme les zippo à essence, et ben, j’crois ce que ce jour-là, ça y était, c’était cuit, fini trop tard, t’es pris dans le truc.
- tu peux m’expliquer ?
Parce que quand tu veux arrêter, tu te dis que t’as encore le briquet donc tu te dis, bon je finis le briquet ! Et quand t’as fini le briquet, il te reste des clopes donc tu te dis, je finis le paquet et alors tu t’achètes un briquet et ça recommence, bref, t’as jamais la force d’arrêter parce que t’as toujours un truc qui te lie à ta conso » (Fred, 16 ans) ;
« Le jour où j’ai commencé à en acheter, ça a été fini » (Sandrine, 17 ans).

36Le premier paquet de cigarettes acheté par un quart des jeunes interrogé-e-s était des cigarettes mentholées :

« …parce que ça cache un peu le goût du tabac. Ça permet d’arriver aux vraies clopes plus tranquillement » (Sabine, 16 ans) ; « ça a un petit goût de chewing-gum sympa et je pouvais enfumer plus que les autres » (Baptiste, 18 ans).

37Ce type de cigarettes permet à certain-e-s jeunes de trouver une alternative entre les exigences informelles d’être un-e fumeur-euse et le ressenti physique. Les jeunes ayant commencé leur entrée en consommation par ces cigarettes mentholées ressentent une forme de dégoût du tabac lorsqu’ils-elles en font un usage pluri-quotidien. Les cigarettes mentholées leur permettent plus aisément cette consommation quotidienne sans affecter leur présentation de soi. La cigarette est donc fumée quotidiennement et devient à force un « bon » produit (goût et symbole).

« En fait, c’est pas bon au départ parce que tu n’as pas la notion pour l’apprécier mais à force. Bon. Moi, je sais qu’il y a des clopes maintenant, je sais que la dope après manger, la dope avec le café, c’est des clopes qui sont bonnes, j’aime bien fumer, il y en a, c’est clair si je comptais le nombre de clopes que j’aime bien et celles que je vais allumer par réflexe, c’est pas comparable. Non, mais je crois que c’est que je ne sais pas apprécier, il y a un goût différent et en fait quelque chose qui n’est pas du tout dans tes habitudes de nourriture et puis bon, ça s’apprend […] je veux dire que quand tu apprends à manger, tu goûtes ce qui est acide, sucré, etc. et la dope, c’est un truc qui va directement sur les poumons donc c’est complètement différent, c’est sur la gorge et après tu apprécies, je sais, euh, c’est pareil, c’est comme du bon vin au départ. Au départ, ça a un goût complètement différent et tu ne vas pas l’apprécier et en fait, c’est à force de goûter, d’essayer de comprendre, etc., c’est pareil pour la dope je crois, c’est comme ça que tu apprécies une dope au fur et à mesure du temps, en apprenant » (Baptiste, 18 ans).

38Ces étapes du processus d’incorporation de la pratique tabagique recouvrent trois formes d’apprentissage14 :

• l’apprentissage de la technique : savoir gérer la respiration lors de l’inhalation et de l’expiration du tabac ; savoir allumer et éteindre sa cigarette, etc. ;

• l’apprentissage de la perception des effets ;

• l’apprentissage du goût pour les effets.

39La capacité à maîtriser la gestuelle, à définir les goûts des tabacs, à préférer une marque plutôt qu’une autre, à associer certaines cigarettes aux plaisirs, aux émotions est donc caractéristique de l’acquisition de l’art de fumer. Cette acquisition se précise également par la fidélisation à une marque après en avoir goûté un certain nombre.

40Trois grands critères se dégagent de l’ensemble des discours des jeunes pour expliquer leur choix quant au type de tabac et à la marque :

• le prix : les marques qui coûtent chères comme les Lucky Strike, les Chesterfield, les Camel, les Marlboro sont perçues comme de « bonnes cigarettes » en termes de goût et d’image ; les Gauloise sont associées à des cigarettes peu chères mais pas très « hype15 » ;

• le goût : le plus souvent les jeunes nous disent préférer les cigarettes blondes par goût, mais fumer, de façon continue ou en alternance, des roulées à cause du coût généré par l’achat de paquet de blondes. Le goût renvoie à un descriptif assez difficile à verbaliser pour les jeunes. Cette description, quand elle est faite, rapporte le goût à des sensations purement physiques, organiques : sensations dans les poumons : « Il faut les sentir quand tu gonfles de fumée, avec la fumée t’as l’impression de visualiser tes poumons, de les sentir au sens propre et figuré », dans la gorge « ça arrache ou non, faut qu’ça titille la gorge, si ça l’fait pas, c’est que c’est pas assez fort », « si ça gratouille pas la gorge, c’est pas bien ». La fumée permet une forme de « visualisation de l’intérieur de son corps », de certains organes comme les poumons, la gorge, la trachée, etc.

41Ce rapport au corps dépasse même les indications comme « lights, super lights16, etc. » des fabricants de tabac :

« Normale ou light, ça ne veut pas dire grand chose, c’est toi, c’est plus dans la façon dont tu ressens la clope mais c’est pas le fait que ce soit marqué light que c’est vraiment light et l’inverse aussi. Par exemple au niveau du goût, je préféré fumer des Marlboro lights qu’une Marlboro normale, je trouve que le goût est moins fort mais ça dépend pour l’instant je fume des Chesterfield et elles ne sont pas lights et ça passe bien. Ça dépend des cigarettes, même les Camel lights, je n’aime pas trop, je préfère les normales » (Françoise, 16 ans).

42La différenciation entre les tabacs doux ou forts s’explique dans les effets ressentis dans la bouche au moment d’aspirer la fumée et dans l’arrière goût à chaque bouffée de fumée. Les sensations au niveau du palais orientent les choix et les définitions des tabacs plutôt doux ou forts : les tabacs qui piquent dans la bouche ou la gorge sont souvent classés dans les tabacs forts contrairement aux tabacs acidulés considérés comme des tabacs doux. La sensation de picotement est également abordée lorsque le-la jeune dit avoir « trop » fumé. Ce « trop » ne correspond pas véritablement à une quantité précise puisque le nombre de cigarettes fumées est très variable d’une soirée à l’autre, d’une journée à l’autre, etc.

« La sensation de trop, de ne plus pouvoir en fumer une, c’est quand ça pique et que t’as un goût amer, en plus t’as hyper soif d’eau ou de coca, t’as un peu la barre là (il me montre le haut du crâne et le front) » (Julien, 15 ans).

43• l’esthétique du paquet : l’image, le « look », le graphisme, les logos de la marque agissent également sur le choix de la marque fumée :

« J’aime bien le paquet de Camel, je trouve ça génial Camel17 les idées de paquets sont toujours top » (Baptiste, 18 ans) ; « Chester, il me plaît vachement, en biais, les contenus un peu bleutés parce que je fume lights (Anne, 17 ans) ».

44Les couleurs agissent également sur les représentations entre l’esthétique et le corps :

« Le fond bleu ciel m’attire plus que le marron des Camel traditionnelles. Le marron, c’est les poumons qui s’encrassent comme le marron du tabac alors que le bleu, c’est une cigarette qui n’existe pas. Le bleu, c’est une cigarette aussi légère que le ciel et qui en même temps nettoie avec l’ammoniaque. Le rouge par contre des Fortuna fortes, c’est, elles brûlent, elles brûlent tes poumons, tu le ressens physiquement et visuellement, rouge comme le feu » (Fabrice, 19 ans).

45Il existe donc pour certain-e-s jeunes un lien étroit entre le graphisme du paquet, les couleurs, les effets et la perception de « sa » définition de la dangerosité du produit. Cette perception de la dangerosité du produit interroge alors les résultats obtenus dans le questionnaire : 97,5 % des personnes affirment que le tabac est dangereux pour la santé dont 98,75 % de non-fumeurs-euses contre 96,25 % pour les fumeurs-euses. Cela démontre l’importance des formes de risques/dangers totalement variables et « parcellisés » selon que l’on se situe sur le plan sanitaire ou sur le plan social. Ceci exprime bien que la connaissance de la dangerosité sanitaire d’un produit n’en limite pas la consommation et sa définition sur les autres domaines du quotidien. Ce n’est pas parce que les jeunes connaissent les effets sur la santé de cette pratique qu’ils-elles modifient leur comportement. On observe même dans cet exemple des stratégies discursives symboliques et imaginaires de protection de soi par des formes de sécurité/danger reposant tantôt dans la couleur, tantôt dans les effets, etc. !

46Les notions de fidélisation et d’habitude viennent renforcer le choix d’une marque :

« J’aime pas changer de marque, je ne sais pas, c’est pas, je ne sais pas pourquoi » (Chloé, 21 ans) ;
« Le Drum pour le roulé et des Chesterfield pour les blondes, les deux pour le goût. J’aime bien le goût de ces tabacs et puis c’est, euh, que, chez Chester, j’aime bien aussi le paquet » (François, 17 ans).

47L’ensemble des jeunes rencontré-e-s, après avoir goûté à plusieurs marques, se fidélise à une ou deux marques.

« Je préfère les blondes, où il y a des filtres, alors ça varie entre des Marlboro lights aux Chesterfield, c’est soit Marlboro lights ou Chesterfield » (Isabelle, 17 ans).

48Les trois critères repérés sont à la base de ce choix. Le-la jeune doit se reconnaître dans l’image que lui renvoie la marque de tabac, aimer le goût et pouvoir se les acheter de manière régulière :

« Il y a des cigarettes de beaufs et de vieux, bon la caricature c’est les Gitane et les Gitane maïs mais tu retrouves aussi les cigarettes de bourges comme les Dunhills ou les Cartier, ça coûte la peau des fesses alors que finalement il me semble que c’est la même choses que des cigarettes normales.
– Normales ? C’est-à-dire ?
– Les miennes ! Les Lucky ! La normalité, il me semble que c’est toujours les siennes ! » (Élisa, 21 ans).

49La normalité de la consommation correspond, et ce quel que soit le produit, à sa propre consommation. À la question « c’est quoi pour toi fumer beaucoup ? », tou-te-s les jeunes fumeurs-euses disent que c’est fumer plus que leur propre consommation par exemple Jean-Paul (15 ans) qui peut fumer jusqu’à soixante-dix cigarettes par jour nous dit que fumer beaucoup, « c’est fumer, fumer trois ou quatre paquets, sans, en plus, prendre de goût à les fumer ».

50Être un-e « vrai-e » fumeur-euse, c’est donc fumer au moins une cigarette tous les jours, avoir ses propres critères de goût et d’esthétique quant aux marques ou à la marque fumée mais c’est aussi être capable de verbaliser une utilité sociale et de définir des plaisirs procurés par cette pratique. D’ailleurs, les principaux motifs de la continuité de la pratique du tabac repérés dans les questionnaires et les propos des jeunes rencontré-e-s sont le plaisir et la dépendance. Viennent ensuite la gestuelle, l’intégration aux groupes de pairs, l’aspect calmant et décontractant, le gain de confiance et une forme de palliatif à l’ennui.

51Plus de 70 % des jeunes interrogé-e-s estiment que fumer procure du plaisir dont 79,5 % de fumeurs-euses et 56,5 % de non-fumeurs-euses. Il est intéressant d’observer que les non-fumeurs-euses pour plus de la moitié d’entre eux-elles attribuent à cette activité tabagique des vertus de plaisir ; pourtant ils-elles n’adoptent pas pour autant cette pratique. Il y a donc une représentation du produit qui dépasse la pratique même et les ressentis du produit. Les filles, qu’elles soient fumeuses ou non, sont plus nombreuses que les garçons à associer tabac et plaisir (72,5 % contre 63,5 %).

52Cette notion de plaisir entre en contradiction apparente avec les effets attribués aux premières expériences qui se situent à l’opposé des sensations de plaisir. Il semble que la capacité à dépasser et à modifier le souvenir négatif de cette « première première » cigarette distingue l’installation dans la pratique et la non-réitération de la consommation.

« Je peux comprendre que l’on retente l’expérience et qu’on y prenne ensuite du plaisir, mais, pour ma part, trop mauvais souvenir vraiment, même si j’ai pu avoir des doutes et des hésitations mais non. L’odeur, le goût, beurk, non je crois que j’ai été trauma18 de cette première clope enfin taffe car j’avais juste tiré quelques taffes » (Claude, 18 ans).

53Le plaisir est très présent dans les entretiens même s’il n’est pas clairement défini par les jeunes. Le plaisir est associé à plusieurs aspects que nous avons regroupés ici sous les thématiques du goût, de la gestuelle, des effets. Le goût du tabac est agréable et provoque des sensations de plaisir mais aussi des effets d’une grande variabilité selon les attentes des jeunes (stimulation, calmant, décontractant, etc.). La gestuelle permet de jouer avec son corps, avec les autres mais aussi, elle procure une panoplie de rôles interchangeables.

« La clope, vraiment, du plaisir, plaisir.
– Qu’est-ce que c’est le plaisir pour toi ? Ça correspond à quoi exactement ?
– Pour moi, c’est avant tout la sensation de la fumée en toi, le goût et le jeu avec les doigts, la bouche, le fait que tu peux jouer le macho uniquement en modifiant la gestuelle, ou au contraire les romantiques, les branchés. Ça, c’est chouette » (Thierry, 20 ans).

54La pratique tabagique génère un nouveau rapport au corps, aux pairs et plus globalement à soi.

« Tenir ce tube là, ça a été une véritable révolution (silence) interne. J’étais quelqu’un d’autre. J’ai l’impression que ça m’a fait mûrir d’un seul coup, par le corps, le geste, et l’image que j’avais du fumeur » (Bastien, 16 ans).

55Le plaisir réside ici peut-être dans le changement de « statut » que génère la consommation tabagique et son lot de représentations.

56Contrairement à l’idée souvent admise, les jeunes ne fument pas parce que c’est interdit. Plus de 75 % des jeunes interrogé-e-s s’opposent à cette idée notamment les fumeurs et les fumeuses pour plus de 77 % d’entre eux. 76 % des jeunes interrogé-e-s associant le fait de fumer à la notion d’interdit ont moins de 16 ans. Toutefois, cette notion d’interdit reste à définir : qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce l’interdit en terme de dangerosité pour la santé ? L’interdit d’une consommation au regard de l’âge ? L’interdit parental ? L’interdit institutionnel et sociétal ?

« L’interdit peut-être au départ, je parle par rapport aux parents, mais toujours pareil, on dit interdit parce que c’est un truc que t’entends tout le temps : “Les jeunes sont des rebelles, des rebelles contre les parents, le monde adulte et patati et patata.” Je n’ai pas souvenir d’avoir fumé contre, mais plutôt pour ! » (Philippe, 17 ans).

57Presque 60 % des jeunes estiment que l’on fume parce que ça calme. Plus de 61 % des personnes ayant répondu positivement sont des fumeurs-euses sans aucune différence de mode de scolarisation et de sexe. L’association fumer parce qu’on traverse une période difficile est présente pour 54 % des répondant-e-s dont 53 % des fumeurs-euses et 49 % des non-fumeurs-euses (avec une différence significative entre les filles et les garçons : 55 % contre 42,5 %). Cette réponse est le fait de lycéennes et de lycéens ayant plus de 15 ans. C’est d’ailleurs après 15 ans que Ton retrouve le plus de jeunes ayant un rapport à l’avenir pessimiste et négativé.

58L’ennui est abordé également lors des entretiens. Pour les jeunes, les cigarettes sembleraient combler partiellement cet ennui très souvent associé au lycée et perçu comme dramatique lors des soirées et des sorties nocturnes. Les notions « d’intégration » et « d’assurance » se rejoignent dans les entretiens par ce que Ton pourrait appeler la production de l’individu par lui-même19 c’est-à-dire se faire être, se faire exister aussi bien physiquement que socialement. Le gain d’assurance faciliterait l’intégration à un groupe de pairs et inversement le fait d’appartenir à un groupe permettrait de re-trouver de la confiance, de la force, un sentiment d’exister.

59Notons dès à présent que le tabac est donc un produit qui demande un apprentissage dans l’appréciation du produit et dans l’incorporation de cet art de fumer sur lequel nous reviendrons puisque les techniques de consommation ne sont pas anodines dans le sens des pratiques et dans l’image que l’on renvoie aux autrui.

60En outre, soulignons que les fumeurs-euses sont davantage que les non-fumeurs-euses, des consommateurs-rices d’alcool, de cannabis et des autres drogues. Nous développerons ce constat dans la présentation des polyconsommations.

L’alcool

61Nous allons aborder ici dans un premier temps les éléments statistiques les plus significatifs de la consommation d’alcool pour présenter ensuite les trajectoires de consommations.

Quelques chiffres sur l’alcool

62Parmi les jeunes rencontré-e-s seulement 11 % disent ne jamais boire d’alcool. Plus de 50 % d’entre eux-elles consomment des boissons alcoolisées au moins une fois par mois et un tiers au moins une fois par semaine. Ces consommations concernent aussi bien le vin et la bière que les alcools forts comme le whisky, la Téquila et la vodka pour les plus cités. Il est intéressant de souligner que les réponses « Vins/bières » et « les deux (alcools forts et vins/bière) » sont essentiellement masculines. 63 % des jeunes répondant consommer exclusivement des alcools forts sont des filles.

63Ces réponses sont à comprendre au regard des différenciations sexuées des fréquences de consommations :

64Les filles consomment moins fréquemment que les garçons mais lorsqu’elles le font, elles boivent essentiellement des alcools forts. Ceci est également renforcé par le croisement positif observé entre les types d’alcools et les fréquences de consommation puisque les lycéen-ne-s ayant une consommation mensuelle ou exceptionnelle consomment deux fois plus que les autres lycéen-ne-s des alcools forts et sont les moins nombreux-euses à déclarer une consommation mixte d’alcools forts et de vins ou de bière (51 %) alors que les consommateurs-trices quotidien-ne-s ou hebdomadaires d’alcools disent consommer les deux types de produits à plus de 71 % et sont les moins nombreux-euses à déclarer consommer uniquement des alcools forts.

65Des différences dans les fréquences d’alcoolisation apparaissent également en fonction de l’âge.

66Une évolution croissante des consommations d’alcool avec l’âge et notamment en fréquence de consommation est observée : plus les jeunes avancent en âge, plus ils-elles consomment et cela de façon régulière. La consommation d’alcool semble se banaliser avec l’âge. Si l’on regarde plus particulièrement les consommations hebdomadaires, on s’aperçoit de la croissance régulière du nombre de consommateurs-rices avec l’âge : elle concerne plus de 48 % des jeunes à 20 ans et plus20 alors qu’elle n’est que de 10 % pour les 14 ans et moins de 14 ans. D’autre part, les jeunes disant ne jamais consommer d’alcool disparaissent quasiment à partir de 20 ans (2,5 %) alors qu’avant cet âge, ils-elles avoisinent les 10 %.

67En analysant la répartition des âges selon les fréquences de consommation par sexe, on s’aperçoit que :

• pour les consommations d’alcool quotidiennes sur l’ensemble des âges, les garçons consomment plus de deux fois et demi plus que les filles ;

• pour les consommateurs-rices hebdomadaires d’alcool avant l’âge de 16 ans, les filles consomment plus massivement que les garçons : sur l’ensemble des garçons et des filles ayant répondu à cet item, on retrouve 28 % de filles avant 16 ans contre 19 % de garçons.

• aucune spécificité sexuée concernant les fréquences de consommation d’alcool et selon des mode de scolarisation ne ressort ;

• aucune différence concernant le type d’alcool n’apparaît : que l’on soit en leg ou lep, on boit autant d’alcools forts, de vin et de bière, et des deux types d’alcools.

68L’âge moyen de la première ivresse relevé dans l’analyse des entretiens est de 15 ans sans différence significative entre les sexes21. Peu de différences en terme d’origines socioprofessionnelles viennent spécifier ce rapport à la consommation d’alcool, hormis les enfants d’employés qui sont les jeunes les plus fortement représenté-e-s dans les catégories des non-consommateurs-rices ou des consommateurs-rices exceptionnel-le-s d’alcool.

La trajectoire du boire22

69Avant 10 ans

70Premières titubations et applaudissements de la famille

71Collège et début lycée (entre 12 ans et 14 ans)

721^er verre extrême :

• pour oublier son corps : puberté et difficultés à gérer son corps

• le dédoubler : difficultés à gérer les déboires sentimentaux et individualité multiple pour oublier « ce que l’on est et être un-e autre »

• pour oublier son esprit : « ne plus penser et ne plus réfléchir »

73Lycée (entre 14 ans et 20 ans)

74Prises de risque et conduites ordaliques

75(alcool et véhicules motorisés)

76Lycée et autres23 (entre 20 ans et 25 ans)

77Apprentissage des valeurs adultes à travers la boisson

* Uniquement les alcools forts : on retrouve ici les mêmes différences sexuées que celles observées entre 12 et 14 ans.

Primo-initiation

78L’individu avant de se retrouver un verre d’alcool à la main vit dans un environnement où l’alcoolisation est fréquente. L’alcool a une place importante dans l’espace public. Les moments et les lieux où l’on peut et où l’on doit boire « sont multiples, entremêlés aux fils de la sociabilité24 ». Les cafés, les bars, les supermarchés, les épiceries, les repas familiaux, les fêtes, les anniversaires, les événements extra-ordinaires etc. marquent inévitablement notre familiarité à ce produit. En participant tout simplement aux interactions de la vie quotidienne, il nous est permis d’observer les façons de faire, de consommer, sans pour autant y participer. Ce savoir observé est fortement intériorisé dès l’enfance25 et même parfois dans certaines familles, « pratiqué » dès le plus jeune âge de façon très occasionnelle. Tous et toutes les jeunes rencontré-e-s ont connu une première alcoolisation avant l’âge de 10 ans.

79On note deux types d’initiation à ce premier verre d’alcool avant l’âge de 10 ans :

80– un premier verre offert par les parents ou du moins par le monde adulte, dans un contexte le plus souvent festif, où exceptionnellement on propose un « petit » verre.

« Mon premier verre d’alcool, ça devait être avec mes parents pour une fête ou des choses comme ça, c’était un verre de champagne mais je ne me souviens plus exactement parce que j’étais petite, mais c’est vrai qu’on nous donnait des petits verres de champagne et j’en buvais un peu » (Élisa, 21 ans).

81Pour beaucoup, le premier verre a donc été consommé dans un contexte familial, légitimé et souvent offert par un adulte. Les fêtes de famille, les communions, les mariages, les anniversaires… constituent des moments privilégiés pour une première initiation à la consommation d’alcool.

82– l’enfant, à l’insu des parents, finit les fonds de verres, cela correspond souvent à une première ivresse mais cela n’engendre aucunement des sanctions ou des réprimandes de la part des parents ou du monde adulte, bien au contraire, puisque c’est souvent pris sur le ton de la dérision, de l’amusement.

« … à 8 ans, c’était dans une fête de famille chez moi, il y avait de la Blanquette de Limoux et j’ai fait le tour de tous les verres qui n’étaient pas terminés et j’ai pris une bonne cuite […] en fait depuis ça a été la légende chez moi, déjà ça a fait beaucoup rire tout le monde, et depuis, c’est Estelle aime l’alcool et comme on n’en boit pas beaucoup, mes parents à partir de ce moment, pour me faire plaisir et pour rire, me permettaient d’en boire de temps en temps, ça m’évitait de faire le tour des verres ! (rires) » (Estelle, 20 ans).

83Certain-e-s des jeunes disent ne pas se souvenir de leur premier verre soit parce qu’ils-elles étaient très jeunes et/ou soit parce que cette pratique d’alcoolisation était – et est encore souvent – extrêmement banalisée. Cette première rencontre avec l’alcool est spécifiquement marquée par des types d’alcools comme le champagne (ou le mousseux), le vin ou la bière – des alcools définis comme « doux26 » – rarement des alcools « forts ». Il n’y a pas de différences sexuées dans cette première alcoolisation avant 10 ans. Les filles autant que les garçons bénéficient de ces largesses parentales. Les jeunes associent dès l’enfance cette consommation aux fêtes auxquelles ils-elles participent. Ils-elles ne font que réactiver un savoir qui a été acquis durant l’enfance et observé, parfois partagé, dans les comportements et les pratiques des référents adultes ou des « autrui significatifs27 ».

84Ce rapport au boire est donc ancré dès le plus jeune âge et est normalisé quant à sa consommation ou plus simplement quant à sa présence. Il ne semble pas choquant de proposer un verre à un enfant pour marquer un événement extra-ordinaire, il ne semble pas choquant non plus de voir son enfant tituber, c’est même « amusant ».

85C’est donc une première initiation en confiance puisque autorisée et même incitée par les parents.

86Ce premier verre d’alcool nous l’avons nommé le « faux verre » puisque à la question « quand est-ce que vous avez consommé de l’alcool pour la première fois ? », les jeunes nous ont expliqué que le premier « vrai verre » était pour eux-elles, un verre pris avec les ami-e-s (entre 12 et 14 ans qui correspond à la seconde étape). Par contre, plus tard dans les entretiens, la plupart se rappelaient de ces verres d’alcool consommés lorsqu’ils-elles étaient plus jeunes mais que « c’était dans un contexte familial » (Thierry, 20 ans). De leur point de vue, cette primo initiation ne marque pas leur entrée dans un rapport au boire.

L’apprentissage de l’alcoolisation entre pairs

87Cette seconde étape du rapport au boire se définit par ce que les jeunes appellent le « vrai verre » qui marque l’entrée dans une carrière de consommateur-trice d’alcool régulier-ière. Ce premier verre est caché et non légitimé. Il se consomme dans des contextes exclusivement amicaux lors des premières fêtes ou lors des premiers regroupements adolescents. C’est un apprentissage en confiance entre pairs. Ce qui est spécifique de cette première « vraie » alcoolisation, c’est qu’elle se fait essentiellement avec des alcools forts. On note des différences sexuées quant aux alcools : Tequila et Vodka sont « asexuées », le Rhum, le Malibu et le Gin sont plutôt des alcools féminins alors que le Whisky et le Pastis/Ricard sont plutôt consommés par les garçons. Ce premier « vrai » verre correspond souvent à la première « vraie » ivresse.

« Le premier vrai verre, je l’ai pris avec mes potes et d’ailleurs on s’est bourré la gueule le même soir » (Laurent, 17 ans).
« Mon premier verre pris sans mes parents, sans leur bénédiction, ça a été aussi ma première cuite, avec de la Vodka et du Malibu » (Anne, 17 ans).

88D’autre part, ce qui motive cette consommation s’articule autour de deux dimensions :

• le conformisme c’est-à-dire faire comme les autres : les consommations de produits psycho-actifs ont un rôle important dans la structuration du réseau social du jeune et par là même sur ses propres références identitaires28 ; ces nouveaux rapports au boire peuvent être compris comme un support d’appartenance à une communauté temporaire qu’est ce passage des adolescences29 ;

• la découverte des vertus d’oubli, d’effacement ou de dédoublement dans l’alcoolisation.

89Cette seconde dimension de l’oubli de son corps et de son esprit est au cœur de cette alcoolisation des 12-14 ans. Les difficultés du passage du corps sexué au corps sexuel liées à la puberté et à la transformation physique et sociale de ce corps30 en mutation se conjuguent souvent avec une véritable quête identitaire. Oublier son esprit, c’est aussi ne plus réfléchir aux actes du présent mais surtout aux questionnements sur son avenir31. Les adolescences sont aussi les âges des nouveaux choix tels que l’orientation vers une formation professionnelle, un réseau amical, les relations amoureuses… qui marquent la rupture avec l’insouciance de l’enfance ; mais l’adolescent-e n’est pas encore considéré-e comme pleinement adulte. On sait que l’âge de 14 ans correspond à la fin du collège et à l’entrée au lycée, période où l’on demande aux jeunes de choisir une première définition et orientation vers certaines filières qui ne sont pas sans lien avec le profil d’une future orientation professionnelle32.

90L’avenir, souvent angoissant et stressant selon les jeunes, phagocyte en grande partie le présent, ce qui explique de leur point de vue cette approche de l’oubli dans l’alcoolisation par la création d’une nouvelle temporalité ou pour le dire plus justement d’une a-temporalité ou « d’un temps à-côté33 ».

91On peut noter également dans le discours des jeunes rencontré-e-s une volonté de se dédoubler, c’est-à-dire une conscience cénesthésique de soi, une façon d’éprouver son corps comme n’étant pas à soi34, ce qui facilite les « inconduites corporelles et morales » ; cela permet de gérer des échecs potentiels souvent cuisants pouvant engendrer un certain discrédit aux yeux des pairs notamment en ce qui concerne les premières relations sentimentales ou les défis35.

92Pour les premiers flirts, les premières relations sexuelles par exemple, il y a une alcoolisation visible, voulue auprès des pairs, on fait voir à tout le monde que l’on a beaucoup bu, cela permet de se dédouaner et de se déresponsabiliser de potentiels échecs (qui sont vécus beaucoup plus intensément à cet âge)36. L’excuse est donc toute trouvée : « J’étais pas vraiment moi ! » « j’avais trop bu ! » « j’étais trop défoncé », ou de prétexter de ne pas se souvenir : « Ah ! moi j’ai fait ça ! » C’est donc un moyen de justifier l’échec ou le faux pas à travers l’oubli ou le dédoublement. Les jeunes, en fonction des formes de ruptures souhaitées avec « leur » quotidien, recherchent dans leur consommation d’alcool, l’oubli, la cénesthésie ou encore la reviviscence.

L’alcoolisation extrême : recherche quasi-expérimentale de ses limites

93Cette étape est en fait la continuité de la première « vraie » alcoolisation. Elle se situe vers 14 ans et 20 ans. C’est le boire pour boire, c’est une recherche quasi-expérimentale des limites physiques de l’alcoolisation. Ce sont des alcoolisations importantes : les exemples de comas éthyliques ou d’états qui en sont proches (« se mettre la tête à l’envers » « se défoncer la tête ») sont souvent énoncés. Ce sont des consommations non réfléchies, spontanées c’est-à-dire que l’on boit tout ce qu’il y a à boire du moment que ça saoule… vite. Ce sont exclusivement des alcools forts avec les mêmes spécificités sexuées que celles des 12-14 ans. Ce sont aussi les moments d’expérimentation des cocktails pour se « défoncer plus vite et pour moins cher ». Certaines « recettes » très personnalisées de consommations s’élaborent officieusement dans les groupes de jeunes comme le « Rikro », mélange subtil d’une dose de Ricard dans une canette de Kronenbourg ou encore les associations, alcools et médicaments. De plus, boire sans être dans l’extrême n’est pas reconnu à cet âge comme une véritable expérience de l’alcool. Comment accepter une simple prise d’alcool « raisonnable » alors que celle-ci est reconnue et même parfois acceptée dans le cadre familial ? Pour spécifier son boire, il faut donc rompre avec les formes du boire acceptées et tolérées dans le contexte familial et plus généralement adulte. L’expérimentation dans la rupture de la norme des adultes est une gageure de cette reconnaissance entre pairs et de ce partage identitaire adolescent. Ces premières ivresses correspondent donc à un apprentissage du boire dans l’ivresse : il faut savoir « bien boire ». Le bien boire à cet âge est caractérisé par la consommation à l’excès c’est-à-dire être capable de boire n’importe quoi et valider que l’on a « bien » bu en étant malade. Être malade est l’ultime critère, la preuve, que l’on a bu au-delà de ses limites, ce qui est extrêmement valorisé.

94Cette classe d’âge se caractérise donc par une scénographie du boire stéréotypique de certaines règles et de certains codes :

• les incitations collectives au boire par la confiance dans le groupe de pairs et l’idée de partage ;

• être capable de tout boire ;

• boire dans l’abus et l’extrême ;

• être malade comme sanction finale de la valeur du bien boire.

95Le cadre social du boire est posé à travers certaines formes de consommation : comment boire, savoir boire pour partager et se conformer, bien boire jusqu’au vertige37. On joue avec les limites de son corps et avec les limites du groupe de pairs. La présentation de soi38 passe, dans ces contextes, par l’attribution d’objets ou d’attitudes, de prises de positions39 que l’on montre aux autres, en l’occurrence ici, à travers l’alcoolisation. Le plaisir n’est jamais abordé dans le récit de ces premières ivresses. Cette volonté d’oubli est parfois caractérisée par l’intériorité de l’alcoolisation dans ses effets mais également dans les lieux. Pourtant, comme le dit A. Ehrenberg (1991b) « le vin et l’alcool sont profondément inscrits dans l’échange social en Occident, ils sont toujours moyens de communiquer, de s’extérioriser, de sortir de soi, au contraire de la drogue, toujours exhibée sur le mode du repli sur soi, de la fuite dans l’irréalité, dans le refus de la société. ». Pour O. Paz « l’alcool nous porte vers le dehors, les hallucinogènes nous ramènent en nous40 ». Se rapprocherait-on dans certaines configurations d’alcoolisation d’une fonction toxicomaniaque ? En plus des notions d’oubli et de dédoublement viennent se greffer ici, des prises de risques répétées et régulières, des conduites ordaliques qui s’expriment souvent par des jeux ou des défis formels ou informels.

96Des formes de vide et d’illusion apparaissent clairement dans cette étape du rapport au boire. Entre oubli, dédoublement, défonce, affliction et jeux ordaliques les jeunes testent la validité de leur être.

De l’excès à la stabilisation

97La quatrième et dernière étape de l’alcoolisation des jeunes, c’est le boire défini comme une recherche gustative et une recherche de plaisir. Après avoir expérimenté l’alcool dans l’excès, les jeunes l’apprécient dans la modération, c’est-à-dire qu’ils-elles cherchent uniquement les aspects conviviaux et euphorisants de l’alcool sans tomber dans l’ivresse. L’apprentissage dans l’excès a permis de définir des étapes entre le moment où les jeunes sont à jeun jusqu’au moment de « l’ébriété » ou encore de « la défonce ». Ces étapes sont souvent imagées par une pyramide : ils-elles ne recherchent plus la défonce qui correspond à la phase descendante mais ils-elles recherchent le plaisir corporel et spirituel que peut amener l’alcool, « l’être gai », c’est-à-dire être euphorique tout en sachant ce qu’ils-elles font, et qui correspond à la phase ascendante de la pyramide. Il y a donc une volonté de gérer et de maîtriser leur alcoolisation. Ils-elles se rapprochent donc d’un « boire raisonné », d’une consommation réfléchie avec de moins en moins de grosses alcoolisations aux alcools forts qui restent exceptionnelles et qui sont observées uniquement lors de moments festifs occasionnels. Le vin entre ici en scène. Il est un des alcools les plus cités dans cette classe d’âge. Ce rapport au vin est d’ailleurs parfois surprenant. Il est considéré comme un apparat d’adulte. Dire que l’on consomme du vin, c’est se rapprocher un peu plus de l’image de l’adulte, du « vrai grand », mais aimer et dire être un connaisseur, c’est clairement se définir comme un véritable adulte et donc un « bon buveur » même si cette consommation de vin peut paraître des plus singulières comme du vin blanc bon marché mélangé à du Coca-Cola ou à d’autres sodas, au regard des pratiques culturelles hautement codifiées concernant le vin en France. On voit donc un rapport au boire plus normé par les valeurs adultes communément véhiculées (P. Ancel et L. Gaussot, 1998). N’oublions pas que cet âge correspond aux premières mises en couple et parfois à l’autonomie résidentielle41. Ce qui peut expliquer également le fait que le rapport à l’avenir soit plus concret et que ces consommations se situent davantage dans des recherches de plaisir et d’émulation, parfois d’apparence et de leurre. Les soirées sont essentiellement des soirées entre ami-e-s chez les un-e-s et les autres autour de repas accompagnés de vin. C’est une recherche de plaisir à travers la situation qui rompt avec la recherche quasi systématique de l’ivresse extrême.

98L’alcoolisation des jeunes ne s’efface pas avec l’effet de l’âge mais elle se modifie quant aux formes d’usages et aux significations que les jeunes lui attribuent. On observe à ce sujet des phénomènes en lien avec les cycles de vie scolaire42 et évolutifs à travers les quantités d’alcool et les types d’alcool ce qui rejoint le conclusions partielles de l’enquête par questionnaire.

99Il est intéressant de souligner que les deux périodes encadrant les adolescences observées ici paraissent être des périodes où la consommation d’alcool est admise et légitimée par le monde adulte alors que l’alcoolisation adolescente est associée à une pathologie43, une pratique inadmissible socialement ce qui rejoint nos constats sur les rapports spécifiques des jeunes au monde adulte du point de vue de leur responsabilisation et de leur reconnaissance sociale aujourd’hui.

100Ces trajectoires du rapport au boire permettent donc de situer des idéaux-types d’alcoolisation, ainsi que leurs significations, en fonction des âges et des sexes. Les significations et les effets, les types d’alcools et les manières de les consommer, de la même manière que pour le tabac, ne sont pas uniques mais polyformes selon les configurations de consommations et les étapes des trajectoires.

Le cannabis

101Nous allons observer ici l’importance de cette consommation cannabique chez les jeunes rencontré-e-s pour ensuite définir les étapes constitutives de la trajectoire de consommation de cannabis.

Quelques chiffres sur le cannabis

102Deux chiffres ressortent de l’enquête quantitative selon la façon dont la question a été posée44. À la question proposée dans le questionnaire de la cpam (N1 = 810) « Fumez-vous Autre (haschich, herbe, huile…) ? », 18,5 % des jeunes répondent positivement, 30,5 % négativement 50,5 % ne répondent pas à la question45. À la deuxième partie du questionnaire (N2 = 400) que nous avions greffée volontairement au questionnaire de la cpam, à la question « Avez-vous déjà consommé une drogue, – et si oui – du cannabis (herbe, shit, etc.) ? », 49 %46 des jeunes disent consommer du cannabis, 16,5 % disent ne pas en avoir consommé, et 34,5 % ne répondent pas à la question.

103Nous retiendrons ici la formulation la plus explicite c’est-à-dire la seconde question.

104Les garçons disent fumer légèrement plus que les filles : sur 100 garçons interrogés, 55 disent consommer du cannabis, 20 n’en consomment pas et 25 ne répondent pas à la question. Sur 100 filles interrogées, 43 disent fumer du cannabis, 13 affirment ne pas être consommatrices et 44 nous donnent une non-réponse47.

105Sur les 49 % de consommateurs-rices de cannabis, presque la moitié ont une consommation au minimum hebdomadaire, les deux tiers une consommation au minimum mensuelle : (N2=400).

106De manière générale, les caractéristiques des fumeurs-euses de cannabis pour les deux formulations du questionnaire (N1 = 810) et (N2 = 400) se recoupent. Les garçons scolarisés en leg sont plus nombreux que les garçons scolarisés en lep à déclarer fumer cet « autre » produit (30,5 % et 19 %) alors que pour les filles, ce sont plutôt les lycéennes scolarisées en lep qui semblent consommer légèrement plus de cannabis (21 % et 15 %). Dans les deux cas, une corrélation positive forte est observée entre les classes de terminale et de première et les lycéennes ou les lycéens de lep ou de leg répondant consommer du haschich. Ce constat est renforcé par les croisements par âge : un tiers des garçons dès 17 ans déclarent avoir une consommation de haschich, huile ou autre ; la consommation des filles semble plus précoce que celle des garçons puisqu’on observe un tiers de consommatrices à 16 ans. Ces chiffres se maintiennent pour les tranches d’âges suivantes que ce soit pour les filles ou les garçons. Pour la seconde question « avez-vous déjà fumé du cannabis », ces tendances sont similaires puisque l’on retrouve aussi une majorité de filles de lep à consommer du cannabis (51 % en lep et 39 % en leg). Pour les garçons la différence observée lors de la première question n’est pas confirmée puisque autant de garçons scolarisés en leg qu’en lep répondent fumer du cannabis (55 % et 56 %).

La trajectoire de consommation cannabique :

107Fin seconde et première ou avant seconde et seconde : le premier joint

108– Pour la représentation positive du produit et du fumeur euse de cannabis

109– Par curiosité

110– Pour essayer

111Seconde, première48 et terminale

112– Plaisir et sensations nouvelles

113– Déplaisir

114– Le paraître : être un fumeur-euse de pétard et son imagerie sociale

115– Une quête de sensation

116– Être ailleurs et s’oublier

117Première, terminale et plus

118– Imagerie du fumeur et de la fumeuse

119– Maîtrise de la technique et « savoir-faire »

120– Effets variés : plaisir, déplaisir, oubli, être ailleurs, etc.

La première rencontre avec le cannabis : « ça m’a rien fait… »

121La première consommation de cannabis s’est faite pour tous les lycéen-ne-s de façon collective dans un groupe de pairs avec des consommateurs-rices déjà expérimenté-e-s. Les lieux sont d’une grande variabilité : cour du lycée, plage, camping, chez des ami-e-s, jardin, etc. Contrairement à la clandestinité de la première cigarette, la première consommation de cannabis ne se spécifie pas par des lieux cachés même si pourtant cet usage est illicite. La notion d’illégalité n’est jamais abordée par les jeunes pour ce produit.

« C’est vrai que je n’ai jamais cherché à me cacher alors que pour la clope, ouais. Mais la première fois que j’ai fumé du shit, je me sentais protégé et moins condamnable que pour la cigarette. Je ne sais pas si c’est avec l’âge ou si c’était parce qu’on était un groupe avec des gens plus âgés qui avaient déjà fumé. En plus la dope c’est un apprentissage individuel, tu ne vas pas demander comment on dope alors que pour le cannabis c’est différent » (Fred, 16 ans).

122L’apprentissage dans le groupe et les explications des effets, de la technique pour fumer, pour rouler sont abordés par l’ensemble des jeunes lors de leurs premières consommations cannabiques. Le-la néophyte est accepté-e et initié-e par les consommateurs-rices expérimenté-e-s, cet aspect participe même de l’image du produit et de ces usagers-ères : communautarisme, partage, égalité, liberté, sans jugement de valeur. Cette première initiation au produit se déroule pour la majorité des jeunes en fin de seconde et en première, quelques mois après l’installation dans la pratique tabagique.

123Les lycéen-ne-s étant entré-e-s en consommation plus précocement ne sont pas sur les mêmes représentations et sur le même mode d’entrée en consommation. Dans ces cas, l’aveu de son inexpérience est inimaginable car trop humiliant pour l’image de soi. Le-la jeune préfère mentir, faire croire, jouer au consommateur-rice expérimenté-e plutôt que de s’abaisser à être considéré-e comme « un branleur qui a tout à apprendre » (Alexandre, 16 ans). Ce qui prime pour ces derniers/ières dans un premier temps ne sont pas les effets cannabiques mais l’image que le produit véhicule.

« Alors la première fois, c’était l’été entre la troisième et la seconde, je crois, oui. C’était dans un camp de vacances, j’étais parti en voyage avec mon père et c’était dans un camping où j’avais rencontré des gens, c’était mon premier joint et ça ne m’a rien fait, rien du tout. C’était autour d’un feu, l’image fatidique, autour d’un feu avec plein de gens avec des guitares etc. et puis le joint qui tourne. C’était des gens un peu plus âgés que moi, mais je n’ai rien ressenti. En fait, un peu pareil, j’ai pris un peu le joint un peu pour, pas du tout le même effet que la clope, c’est pas ça, la clope c’était pour frimer mais là quand tu prends le joint, il faut pas frimer parce qu’il faut faire comme si tu as déjà fumé, c’est plus dans un phénomène de, avant je fumais ma dope pour me montrer, là, il faut que je fume mon joint comme si j’avais déjà fumé, comme si j’étais quelqu’un d’expérience, donc je n’avais rien dit à personne, je pense que tout le monde croyais que j’avais déjà touché » (Baptiste, 18 ans).

124Le plaisir ici est dans l’idée d’avoir essayé plus que dans une modification physique et psychique. Cette démarche de cacher son inexpérience et de jouer les jeunes avisé-e-s peut être comprise par une volonté d’être reconnu-e comme un pair et non comme un-e « petit-e » jouant au « grand-e » ; c’est aussi vouloir passer pour un-e « grand-e » aux yeux de camarades du même âge. Ce désir de se grandir n’est pas sans lien avec le mauvais rapport au présent vécu par ces jeunes. Tou-te-s disent mal vivre cette période lycéenne et pensent peut-être qu’en changeant leur environnement amical, leur pratique, ce rapport au présent pourrait évoluer plus positivement.

« Je suis pas vraiment à l’aise dans mes bask’ dans ma classe, chez moi. j’ai l’impression d’être née quelques années trop tôt ou trop tard je ne sais pas. Je flippe comme une malade de ce qui m’attend demain et tout. Tu vois, ouais, non tu peux pas voir (rires). Quand j’vais avec les Term pour fumer, j’ai vraiment l’impression qu’on me prend au sérieux et que j’existe parce que pour qu’ils acceptent qu’une petite seconde vienne avec eux, je me dis que je dois avoir quelque chose d’intéressant même si je ne sais pas quoi. Avec eux, j’ai vraiment l’impression que ça change quelque chose et je sais que le shit y est pour beaucoup aussi parce que, depuis, les autres de ma classe, ils ont changé d’attitude avec moi, je suis vue autrement qu’avant comme quelque chose en plus.
– C’est quoi ce quelque chose en plus ?
– Je crois que c’est avant tout en moi et comme je me sens un peu mieux ça se répercute sur mon rapport avec les autres. Le plus c’est les Term et le shit » (Clara, 15 ans).

125Il s’agit bien plus ici d’un rapport à soi avec le produit dans l’image que l’on renvoie aux pairs que d’un rapport au produit en soi à l’inverse des lycéen-ne-s primo-consommateurs-rices de la fin de seconde et de première. Pour les premiers-ières, la bonne appréhension du produit est le moteur de leur entrée en consommation. Il faut se prêter au jeu de l’initiation pour plusieurs raisons : parce que c’est dans l’image valorisée « des fumeurs de pétard » ; cela permet ensuite d’avoir un réel réseau d’accès à des groupes de fumeurs-euses où l’on sait que le-la jeune « a bien appris », et cela évite de passer à côté de certains effets et de certaines techniques dans la manière de fumer pouvant augmenter les sensations corporelles et mentales. Mais ce n’est pas pour autant que le-la jeune ressente des effets lors de la première consommation. La reconnaissance de ce qui fait les effets s’acquière au fil des « séances d’apprentissage » (Élisa, 21 ans).

126Mais, pour tou-te-s les jeunes, peu importe le moment de leur première consommation et malgré l’absence de sensations, le premier « pétard » est associé à une très bonne expérience.

« J’ai tout de suite sauté sur le pétard pour y goûter et euh, bonne expérience, j’ai fumé trois lattes, ça ne m’a rien fait, strictement rien fait. C’était sympa, positif, très positif. C’était sympa, on était assis en rond, bonne expérience » (Anthony, 16 ans).
« Complètement positif car c’était vraiment dans une optique fête même si c’était dans le lycée. Cool, cool, vraiment cool même si physiquement pas grand chose, je n’ai rien senti mais l’idée d’avoir essayé c’était trop bien » (Sylvie, 16 ans).
« J’avais rien senti, je ne trouvais pas ce que ça faisait, et on m’a expliqué ce que ça faisait, que c’était la tête qui tournait qu’était cool, après oui, c’était cool » (Stéphanie, 18 ans).

127Ils-elles avaient tou-te-s pour motivations premières la curiosité du produit cannabis, l’envie de s’essayer à cette consommation et une conception valorisée du produit et des consommateurs-rices de joints. L’expérience physique du cannabis est ici totalement absente et/ou occultée.

Les apprentissages : techniques, effets, goûts comme seconde étape

« En général, le novice ne plane pas dès la première fois qu’il fume de la marijuana, mais seulement après plusieurs tentatives. Ceci peut s’expliquer par le fait qu’il ne fume pas comme il faut […] si l’on veut planer, il ne faut pas fumer la marijuana comme on fume du tabac » (H. Becker (1985, 68).

128H. Becker dans son ouvrage sur les fumeurs de marijuana49 analyse les différentes étapes qui amènent l’individu à se reconnaître comme un véritable fumeur. Il différencie trois types d’apprentissage correspondant aux étapes permettant d’utiliser la marijuana pour le plaisir : l’apprentissage de la technique, de la perception des effets, du goût pour les effets.

129L’analyse de nos entretiens recoupe pleinement ce découpage par apprentissages même si nous préciserons au moment venu les quelques différences observées avec le modèle de H. Becker.

130• Travailler la fumée

« Avec ou sans instrument, tu apprends qu’il y a une manière de fumer, une manière d’inhaler et de souffler la fumée » (Anthony, 16 ans).

131La première technique relatée par les jeunes concerne les manières de travailler la fumée. Comme le mentionnait H. Becker, fumer un joint ne procède pas de la même technique que la cigarette. Contrairement à la cigarette, le joint mal fumé ne donnera aucune sensation à l’utilisateur-rice.

« Si t’apprends pas à bien inhaler, à conserver quelques secondes la fumée dans tes poumons et dans ta bouche pour la recracher ensuite tout doucement, t’auras l’impression d’avoir juste fumé une clope, une clope roulée. C’est du shitage50 (rires) » (Nina, 19 ans).

132• Les évolutions dans la perception des effets

133Notre premier point de « différence » avec H. Becker concerne les ressentis des effets lors de ces premières consommations quant à la perception ou à la non-perception des effets. Comme nous l’avons décrit précédemment, l’expérience physique du produit n’a pas été perçue lors du premier joint. Pour plus d’un quart des jeunes cette absence de perception des effets perdure, même avec l’apprentissage de la technique d’inhalation, plusieurs semaines ou plusieurs mois51 :

« J’ai dû fumer pendant plusieurs mois sans rien ressentir, c’était physiquement néant mais ce qui me plaisait, c’était l’idée de participer à un truc sympa collectif et puis je me disais que j’allais bien finir par avoir quelque chose » (Véronique, 19 ans) ;
« Pendant, au moins 15 ou 20 pétards, c’était rien au départ, effet zéro, et puis après j’aimais pas, j’arrivais pas à être dans le même état que les autres, ça me cassait.
– c’est-à-dire ?
– Ça me filait le sommeil, je riais pas, je sentais un gros coup de barre, j’étais pas bien. Mais l’idée d’être un fumeur de pétard me plaisait trop » (Ivan, 20 ans).

134La perception des effets n’est pas ressentie et lorsqu’elle l’est, elle est parfois du domaine du déplaisir comme nous le confie Ivan. Pourtant, pour H. Becker (1985, 70), « c’est seulement après l’apprentissage de cette technique que peut apparaître une conception de la drogue comme source de plaisir. Faute d’une telle conception, l’usage de la marijuana est dépourvu de signification et il est abandonné ». Il poursuit quelques lignes plus loin en nous expliquant à propos de certain-e-s consommateurs-rices ne percevant pas la drogue comme une source de plaisir : « … en règle générale, l’observation des fumeurs qui planent convainc le novice que la drogue finira bien par produire des impressions inédites, et il poursuit ses tentatives jusqu’à ce qu’il en soit ainsi. Tourmenté par son échec, il interroge les fumeurs les plus expérimentés et suscite leurs commentaires sur cet échec. Au cours de ces conversations, on lui fait prendre conscience de certains détails précis dans ces sensations, qu’il a pu ne pas remarquer ou, s’il les a remarqués, qu’il n’a peut-être pas su reconnaître comme des symptômes de l’état recherché » (1985, 71).

135Ce qu’omet ici H. Becker quant à cette poursuite dans la quête des effets cannabiques est également l’importance de l’image du produit véhiculée par les jeunes et par l’image « d’être un fumeur de pétard ». Bien entendu, la valorisation – et la banalisation – du produit ont largement évolué en deux décennies ce qui peut expliquer ce décalage – plus qu’une différence – avec nos résultats portant de surcroît non pas sur un public adulte comme c’est le cas dans l’étude H. Becker.

136• De la plane à Tchernobyl

137Même après avoir acquis les systèmes de catégories (H. Becker, 1985, 74) des effets, les jeunes ne conçoivent pas tou-te-s le goût des effets comme agréable et positif.

138Certain-e-s pour reprendre le modèle de H. Becker ont réussi à transformer les effets désagréables du début en sensations purement positives, « la plane » ou « le bon trip ». D’autres n’arrivent pas et/ou ne veulent pas transformer ces sensations allant parfois jusqu’au dégoût et au malaise physique.

« À chaque fois que je fume, je suis encore plus mal, j’ai l’impression de vivre la fin de mon corps et dans ma tête c’est Tchernobyl52.
– C’est-à-dire ?
– Mal au crâne, j’ai l’impression que tous les mauvais trucs que je vis sont amplifiés d’un seul coup, je te parle du psychologique et du physique. C’est pour te donner une image genre les bd où les esclaves des romains sont écartelés. Moi c’est pareil sur les deux plans du psycho et du physique. Mais, c’est compliqué, tu vas croire que je suis ouf53, mais c’est pas agréable mais c’est agréable après quand je redescends de ce mauvais trip, c’est la que je vois l’intérêt » (Sandra, 16 ans).

139Le plaisir est ici un plaisir atypique, paroxystique, un contre-plaisir – si toutefois on peut réellement le considérer comme tel – associé à une forme de vide et d’affliction.

140On retrouve également l’importance d’être fumeur-euse et d’être considéré-e par les autres comme tel. Ce paraître prime bien au-delà des effets et des goûts.

141Quatre types de fumeurs-euses apparaissent :

• ceux et celles pour qui les étapes d’entrée en carrière de Becker correspondent pleinement : une recherche de plaisir qui aboutit par les apprentissages ;

• ceux et celles qui recherchent le déplaisir et ceux et celles qui l’entretiennent pour ressentir un contre-plaisir post-consommatoire : ils-elles vivent tellement négativement les effets du cannabis que lors de la descente des effets du produit ils-elles redécouvrent un certain plaisir – le plus souvent éphémère – à leur quotidien ;

• ceux et celles pour qui les effets importent peu puisque pour eux-elles le plaisir ne réside pas dans les effets du produit mais dans ce qu’il véhicule en terme d’imagerie sociale ; – ceux et celles qui n’arrivent pas à ressentir d’effets mais qui persistent dans leur quête de sensation.

142Contrairement à l’analyse de H. Becker, il nous semble que ce n’est pas parce que les jeunes ne conçoivent pas le produit comme source de plaisir qu’ils-elles arrêtent leur consommation cannabique. Les effets recherchés sont multiples : l’oubli, l’être ailleurs, la stimulation, le plaisir, les sensations physiques, le point « zéro où plus rien ne bouge », etc., mais aussi l’image de soi et le paraître.

143Il peut arriver également que certain-e-s jeunes expérimentent la marijuana même si ce produit est davantage consommé – dans la plupart des cas – lorsqu’ils-elles ont acquis toutes les techniques d’apprentissage du haschich.

« La beue c’est rare que t’en fumes au début parce que c’est donner du chocolat au cochon. C’est, il faut que t’apprennes avant sur le shit parce que si t’arrives pas à assurer sur le shit, c’est nul de fumer de la beue. C’est pareil que pour le vin, tu donnes pas à un mec qui connaît rien un super pinard genre 400 balles la bouteille, t’apprends avec des p’tits vins avant. » (Patrice, 21 ans).

144Enfin, concernant l’illégalité du produit, les jeunes n’abordent quasiment pas ce sujet.

Les techniques des connaisseurs : du chilom à l’afghan

145Sur l’ensemble des jeunes fumeurs-euses rencontré-e-s, plus d’un tiers se définissent comme de vrai-e-s fumeurs-euses c’est-à-dire des « connaisseurs-euses ».

146Pour être connaisseur-euse, il faut posséder quelques compétences qui s’acquièrent avec le temps et la fréquence des usages. Ces compétences recouvrent ici deux aspects : la technique « supérieure » et les types de produits. En outre, la consommation n’est plus exclusivement collective. Le ou la connaisseur-euse peut fumer seul-e.

147• Les techniques supérieures

« Quand t’es vraiment dedans, à force t’apprends et t’essaies des manières de rouler, des supports différents etc. C’est différent de ce que je te disais à propos des techniques quand j’ai commencé, là c’est, c’est pas pro mais supérieur au début, c’est pas le truc tu vois, là c’est vraiment parce que t’es dedans, c’est pas pour le goût et les effets, c’est purement question de l’enveloppement du matos ! (rires) » (Thierry, 20 ans).

148Ces techniques « d’enveloppement du matos » renvoient aux différentes manières de rouler un joint et aux utilisations d’accessoires tels que le chilom ou le bang. Pour être considéré-e-s comme un-e usager-ère « assuré-e », il faut savoir rouler. Rouler un joint, ce n’est pas rouler une cigarette, cela procède d’une technique plus complexe. D’ailleurs un joint roulé comme une cigarette s’appelle un stick54 et s’associe alors à un usage essentiellement individuel. La complexité se pose lorsqu’il s’agit de rouler avec plusieurs feuilles :

« Un stick, c’est stick, c’est pas un pet. N’importe qui peut se faire un stick, c’est souvent quand t’es seul que t’en fait ou quand t’as pas le temps de rouler, alors là on se fait un stick ou même comme par exemple pour les concerts, là, mardi y avait Eels qui passait au Z55, ben quand t’es dans du monde, ça craint de fumer comme ça dans un lieu où tu peux te faire pécho56, enfin j’ai jamais vu les flics arrêter quelqu’un pour un pet mais bon, pour pas te prendre de remarque, on roule des sticks et on se les fume comme si c’était des roulées au bord de la piscine. Autrement, les joints ça se fait avec plusieurs feuilles.
– Tu peux m’expliquer ?
– Ben y a des stades si tu veux. Le basique, c’est avec trois feuilles pour que ça fasse un beau cône et puis après pour les pros tu peux en faire à 5, 6, 7, 8, 9, 10 et X feuilles mais c’est compliqué pour savoir faire et là plus tu mets des feuilles plus ça te fais un gros cône avec 10 feuilles j’ai vu une fois, ça fait comme un calumet » (Patrice, 21 ans).

149Être capable de faire un joint à plusieurs feuilles démontre son expérience. D’autres manières de fumer du cannabis nous ont été relatées notamment par le biais d’accessoires. L’accessoire le plus répandu est le bang. Le bang est une petite pipe en bambou, en verre ou en plastique fermée à l’extrémité avec une ouverture en biais sur le côté. Il permet de mettre un minimum de tabac au mélange et d’aspirer une plus grande quantité de fumée. Quatre jeunes nous ont confié leur expérience avec le chilom. Le chilom est également une pipe, mais plus grande que le bang, en forme de cône et demandant selon les dires des jeunes, une plus grande technique dans la manière d’aspirer sur l’embout de la pipe et de conserver la fumée.

« Le chilom, c’est dur, il faut vraiment savoir fumer. Tu dois aspirer vachement fort pour avoir de la fumée et quand tu l’as, il faut pouvoir la garder parce qu’au début t’as vachement d’air et d’un seul coup t’as le produit qui monte et là c’est fort dans la bouche mais il faut surtout pas la relâcher parce que c’est que ça te fait des effets bœufs » (Anthony, 16 ans) ;
« Avec le chilom, c’est une manière bien particulière de fumer. Sortir, il faut sortir un gros nuage de fumée et le garder bien longtemps dans tes poumons avant. » (Fabrice, 19 ans) ;
« Avec ces instruments tu mets une couche d’herbe ou du shit, mais l’herbe, c’est mieux, une couche de tabac, une couche d’herbe, une couche de tabac ça fait que quand tu tombes sur la couche de tabac c’est comme quand tu fumes de l’herbe normale mais quand tu tombes sur la couche herbe c’est comme si tu fumais un pet au tabac (rires) » (Aline, 15 ans).

150Ces techniques ne sont jamais proposées aux novices et néophytes : pour fumer avec un bang ou un chilom, il faut déjà avoir incorporé l’apprentissage de la technique du joint.

151• De l’afghan au marocain

152La répétition de la consommation amène les jeunes à distinguer la qualité des produits qu’ils-elles fument. Ils-elles vont distinguer les effets et les goûts des différentes formes consommatoires de cannabis (haschich, marijuana, huile) et les sources de ces produits (types de résine et ses origines, etc.). Généralement les jeunes commencent leur consommation par de la résine de cannabis c’est-à-dire du haschich encore appelé « shit ». C’est le produit le plus accessible au niveau du prix mais aussi par sa disponibilité en terme de revente. Ce n’est qu’une fois installé-e-s dans cette pratique que les jeunes au fur et à mesure des rencontres qu’ils-elles vont faire « dans le milieu » goûteront de l’herbe :

« J’ai jamais vu au bahut quelqu’un commencer à l’herbe. Même pour en acheter, je ne sais pas comment parce qu’on te propose systématiquement du shit jamais de l’herbe, il faut connaître des gens qui ont le réseau ou qui plantent » (Sandrine, 17 ans).

153Pour tou-te-s les jeunes rencontré-e-s, l’herbe est plus appréciée que le shit :

« Le shit c’est moins bien, l’herbe, rien à voir, top, top, top » (Véronique, 19 ans) ;
« L’herbe c’est le pied à comparer du shit, c’est pas vraiment le même truc » (Ivan, 20 ans) ;
« L’herbe ça me speed, t’es bien avec, alors que le shit surtout lorsqu’il est de mauvaise qualité ce qui est souvent le cas, c’est dégueulasse ça te file mal au crâne si tu en fumes beaucoup et moi ça m’endort » (Isabelle, 17 ans).

154Les jeunes consommateurs-rices élargissent alors leur domaine de compétences. Il est rare de retrouver le même produit d’une consommation à l’autre, c’est pour cela que plus les jeunes fumeront, plus ils varieront les types de haschich et arriveront à distinguer les bons produits des mauvais. Le repérage de ces provenances et leur distinction est un signe de quasi-professionnalisme.

« Entre l’afghan et le marocain, y a pas photo, idem entre le libanais et le pakistanais. Mais le top, enfin c’est l’afghan mais il est rare » (Jean-Paul, 15 ans).

155D’autres dérivés cannabiques notamment l’huile ont été également consommés par quelques jeunes. L’huile de cannabis est utilisée de façon occasionnelle ; elle ne représente pas un produit de « base ».

« L’huile, c’était pour goûter comme ça mais tu peux pas l’avoir comme base parce que c’est vachement dur à trouver et puis bon, y a du shit » (David, 22 ans).

156L’important pour l’apprentissage du cannabis ne réside pas dans les effets ou le goût mais dans la technique. Le repérage des produits, « le savoir-faire », sont les valeurs associées « au bon utilisateur » contrairement à l’alcool qui s’appuie plutôt sur le savoir être.

157De la même manière que pour la seconde étape, les effets recherchés sont d’une grande variabilité. Ceci peut s’expliquer par l’entrée plus tardive dans cette consommation cannabique et une moins grande connaissance de la variabilité des effets qui restent encore pour certain-e-s à définir en fonction de leurs attentes. Seules les deux formes d’entrée en consommation selon le mode de scolarisation (avant la seconde ou après) marquent quelques singularités : les effets recherchés pour les jeunes ayant consommé du cannabis avant la seconde se centrent essentiellement sur des prises de rôles ou sur l’oubli alors que pour les autres jeunes ces significations peuvent correspondre à des formes de masque et d’illusion mais aussi de recherche active de ressource et d’orgiasme. À partir de la seconde étape, on constate une polyvalence des significations allant entre autres du plaisir au déplaisir, du paraître à oubli de soi et de son quotidien, du vide à la reviviscence, etc.

Les autres produits : ecstasy, lsd, héroïne, cocaïne, médicaments, etc.

158Le triptyque, tabac-alcool-cannabis, repéré dans le questionnaire et dans les entretiens, n’est pas l’unique combinatoire de consommation observée. D’autres toxiques tels que l’ecstasy, l’héroïne, les médicaments, etc. apparaissent en consommation unique ou en consommation combinée avec un/ou des produits de ce triptyque. Nous détaillerons l’importance des usages de ces toxiques et nous aborderons les entrées en pratique comme l’amorce d’une trajectoire de consommation de ces produits : il nous est difficile ici de proposer une trajectoire « totale » de consommations de ces drogues. Notre public, de par son âge, ne peut avoir une longue carrière d’utilisateur-rice.

15952 % des jeunes interrogé-e-s57 ont déjà consommé une drogue illicite. La consommation d’un produit illicite ou de produits détournés de leur usage habituel (médicaments, pneus, colle et solvants) est une caractéristique sociologique importante de notre population.

160Rappelons ici que le coût d’achat de certains produits reste extrêmement élevé58, de surcroît pour une population aux revenus limités à de l’argent de poche ou à des revenus ponctuels.

161Les consommations – quel que soit le produit – se font aussi bien le week-end que durant la semaine (47,8 %) et ne se spécifient pas par des lieux précis pour plus de 88,3 % des répondants à cette question. Les jeunes ayant répondu consommer dans des lieux précis citent davantage des configurations sociales que des lieux circonscrits : « Avec des amis… » ; « Pour des fêtes en général pour toutes les conso et avec Pat’ pour tout ce qui est cachetons » ; « en vacances » ; « en groupe mais jamais seul » ; etc.

162De façon générale, nous pouvons observer que les lycéens ont davantage recours à ces produits que les lycéennes moins consommatrices de drogues notamment illicites (66,5 % et 49,5 %). Le nombre de consommateurs-rices de drogues augmente avec l’âge (environ 23 % à 13 ans et 70 % à 20 ans et plus de 20 ans), l’entrée massive se situant globalement à 14 ans pour les garçons comme pour les filles puisque qu’entre 13 ans et 14 ans, les consommateurs-rices de drogues sont deux fois plus nombreux-euses et trois fois plus à 16 ans.

163Toutes ces drogues ont toujours été consommées en groupe, souvent lors de soirées. Les motifs d’entrée en consommation se rejoignent également pour l’ensemble des utilisateurs-rices de ces drogues : la curiosité, la volonté de découvrir de nouvelles sensations, de nouvelles dimensions, faire de nouvelles expériences.

« On était déjà bien attirés par le produit pour essayer » (Anthony, 16 ans) ;
« On m’a dit que le lsd et la coke, c’était fantastique au niveau sensations » (Fabrice, 19 ans) ;
« L’héro, c’était carrément du fantasme, le trip des années 70’s, je voulais essayer parce que rien que l’idée me faisait l’hallu » (Juliette, 18 ans).

164Précisons quelques éléments statistiques et quelques caractéristiques des entrées en consommation notamment pour les produits les plus cités :

165• Ecstasy

166L’ecstasy concerne un quart des jeunes ayant répondu consommer une drogue. Les lycéennes consomment ce produit autant que les lycéens (50 % de filles et 50 % de garçons). La consommation d’ecstasy varie selon le mode de scolarisation puisque Ton dénombre beaucoup plus de consommateurs-rices en leg qu’en lep (78 % vs 22 %). La différence entre les filles de leg et de lep est moins importante que pour les garçons : 33 % vs 17 % pour les filles et 45 % vs 5 % pour les garçons. Pour 70 % des lycéennes et lycéens (lep et leg) consommant de Tecstasy, la prise de produit se fait au moins une fois par semaine. On note un nombre important de consommateurs-rices à partir de 15 ans pour les garçons et à partir de 16 ans pour les filles. L’ensemble des catégories socioprofessionnelles est représenté dans cette consommation.

167Les premières expériences sous ecstasy et lsd59 se sont faites pour la moitié des jeunes consommateurs-rices lors de soirées raves officielles et/ou officieuses, lors de festivals saisonniers et dans diverses soirées (anniversaires, chez des amis, dans des bars, dans des boîtes, au lycée, etc.) pour l’autre moitié des jeunes interrogé-e-s. Les effets de ces premières consommations sont vécus parfois différemment mais positivement. Différemment, particulièrement pour l’ecstasy, ceci peut s’expliquer par l’importance de substances différentes du mdma60 vendues pourtant comme tel61.

168Ce n’est qu’après quelques expériences qu’apparaissent les premiers effets négatifs par la découverte « d’anti-produit-s » :

« C’était le pied jusqu’au jour où j’ai picolé gros après avoir gobé et là, mal, mal, mal, très mal, horrible. Là, tu découvres les mélanges à pas faire, les anti-produits » (Anthony, 16 ans).

169• Colle et solvants

17025,9 % des jeunes ayant répondu à cette question disent avoir recours à de la colle ou à des solvants pour se droguer dont 52 % de garçons et 48 % de filles, avec une rythmicité hebdomadaire (36 %) ou quotidienne (28 %) pour la majorité des jeunes interrogé-e-s. L’âge de la consommation de ces produits est particulièrement bien délimité puisque, pour les garçons comme pour les filles on retrouve la totalité des répondants entre 14 ans et 17 ans. Les élèves scolarisé-e-s en lep sont deux fois plus nombreux à user de ces produits que les élèves scolarisé-e-s en leg62.

171• Les médicaments

172Deux formes de questions concernant les médicaments ont été présentées dans ce questionnaire. L’une, stipulée dans le questionnaire de la cpam concernant la médication thérapeutique, proposait trois items : « prendre des médicaments pour dormir », « contre le stress », ou « autres (lesquels…) ? ». Nous avons complété dans la seconde partie du questionnaire cette forme traditionnelle de prise de médicaments par la question de l’usage de ces derniers comme drogue. L’item autre du questionnaire de la cpam s’avère très ambigu au regard des formes de détournement des médicaments pour un usage purement toxicomaniaque et des types de médicaments recensés dans les réponses. Cette seconde question « Avez-vous déjà consommé des drogues ? Des médicaments ? » nous semblait importante pour se positionner et distinguer plus clairement les usages médicamenteux et leurs réelles finalités (thérapeutiques ou toxicomaniaques).

173À la première proposition « Prenez-vous des médicaments pour dormir ? », 3,5 % des jeunes ont répondu oui, 8,5 %, à la seconde question « Prenez-vous des médicaments contre le stress ? » et enfin 26 % pour la troisième proposition « Prenez-vous des médicaments pour d’autres choses ? ». Les lycéennes sont beaucoup plus nombreuses que les lycéens à consommer des médicaments et ce, quels qu’ils soient63.

174De la même manière, ce sont les élèves scolarisé-e-s en leg qui prennent le plus de médicaments : pour dormir 4 % contre 1 % pour les élèves de lep, pour le stress 10 % contre 5 %, et pour « autres » 21 % contre 16 %. Plus les jeunes avancent en âge, plus ils-elles sont nombreux-euses à consommer des médicaments, quel que soit le type de médicaments. Parmi les 26 % de réponses « autres médicaments », 60 % des jeunes nous ont indiqué quels types de médicaments ils-elles prenaient. En outre, peu de jeunes nous ont donné des noms de médicaments (1 sur 10 environ), la majorité nous ayant donné plutôt les raisons pour lesquelles ils-elles prenaient un médicament.

175Nous avons pu classer, à partir de ces différentes réponses, trois grands groupes d’usages :

• les médicaments thérapeutiques qui représentent 65 % des réponses : on retrouve ici principalement des antibiotiques, des anti-inflammatoires, des anti-histaminiques, des médicaments contre les rhumes, l’asthme, l’épilepsie, les migraines et maux de tête, l’acné, des médicaments pour la tension, le cœur, les douleurs intercostales et la spasmophilie, d’autres pour les problèmes thyroïdiens, pour la croissance, des anxiolytiques et des hypnotiques et enfin des contraceptifs.

• les médicaments de confort qui représentent 20 % des réponses : vitamines, magnésium, coupe-faim, médicaments pour maigrir, calcium, fer, etc.

• les médicaments « drogues » qui représentent 15 % des réponses : ecstasy, buvards ou trips64, poppers65, amphétamines, haschich, « médicaments pour la défonce », etc.

176Il apparaît dans les entretiens que certaines de ces substances sont parfois utilisées pour leurs effets toxicomaniaques et sont, dans cette optique, souvent combinées avec d’autres produits comme l’alcool, le cannabis… On retrouve ces constats dans la seconde partie du questionnaire posant cet usage toxico-médicamenteux.

177Dans la seconde partie du questionnaire (N2 = 400), les jeunes consommant des médicaments comme une drogue représentent 18,9 % des personnes ayant répondu à cette question : 17,5 % de lycéennes et 20,3 % de lycéens. Les lycéennes consomment ces produits plus précocement que les garçons. La consommation de médicaments apparaît dès l’âge de 13 ans pour les filles ; on trouve des consommatrices à tous les âges avec notamment une sur-représentativité entre 14 ans et 16 ans. La consommation des garçons paraît plus concentrée pour la quasi-totalité des répondants à 14 ans, 15 ans et 16 ans ; les pourcentages avant cet âge ou après étant infimes voire inexistants. Les fréquences de consommation sont pour l’ensemble des lycéens et des lycéennes hebdomadaires (41 %) et quotidiennes (38 %). Ces médicaments regroupent cinq familles de médicaments66 :

• des anxiolytiques ;

• des hypnotiques ;

• des régulateurs cardiaques, hypotenseurs ;

• des stimulants ;

• des médicaments codéinés.

178L’ensemble de ces médicaments est le plus souvent consommé pour ses effets « contre-indiqués » comme par exemple avec de l’alcool, ou en surdosage pour obtenir avec l’Elixir par exemple des accélérations cardiaques proches de la tachycardie ou de l’hypertension artérielle ou encore pour la recherche de formes d’insomnie et d’excitation psychomotrice.

179Le mode de scolarisation ne semble pas influer ou distinguer les consommateurs-rices puisque l’on retrouve autant d’usagers-ères en lep et en leg.

180Précisons aussi que les médicaments ont une place particulière ici puisque, bien qu’utilisés dans une perspective souvent toxicomaniaque, ils sont rarement verbalisés comme tel. Ils ne peuvent pas être une « vraie » drogue « puisqu’un médicament, ça soigne et c’est même vendu en pharmacie » (Jean-Paul, 15 ans). Cette ambiguïté est omniprésente dans les entretiens. Les premières prises d’ecstasy se basent également sur cette représentation « du cachet ». L’ecstasy est perçu comme une sorte de médicament ou encore comme « truc plutôt drôle, c’est ludique » (Clara, 15 ans). L’aspect ludique est lié à cette assimilation aux médicaments : c’est un médicament qui agit sur l’humeur et qui la soigne, qui rend heureux chimiquement, « techniquement ». Médicaments et ecstasy sont représentés par les néophytes comme une sorte de technologie et un modèle de « santé chimique ». Les effets ressentis pour l’ensemble de ces substances sont multiples et systématiquement scindés entre le physique et le psychique. Nous y reviendrons dans la partie sur la réappropriation des effets.

181• Autres produits

182Sur ces 17,8 % d’autres produits, on recense :

183Ces consommations concernent principalement les garçons scolarisés en lep :

• 20 % des élèves scolarisé-e-s en lep ont répondu consommer d’autres produits alors qu’ils-elles ne sont que 7 % en leg ;

• 15 % des garçons ont répondu consommer d’autres produits alors que les filles ne sont que 8 % à y répondre positivement.

184Ces produits sont consommés tous les mois pour 8 % des personnes interrogées, toutes les semaines pour 22,5 % et tous les jours pour 12 %.

185Pour l’ensemble des drogues, il est important de souligner que l’état matrimonial et la pcs des parents n’influent pas sur le comportement des jeunes : les enfants de parents divorcés ou mariés, ouvriers ou cadres par exemple, ont globalement les mêmes types de consommations en quantités similaires.

Polyconsommation et chronologie d’entrée en consommation : alcool, tabac et…

186La consommation de drogue est rarement unique, elle mêle l’usage de plusieurs produits. « La configuration qui se dessine laisse présager une évolution vers l’accentuation de pratiques de consommations fondées sur l’usage concomitant de multiples substances : le répertoire des substances disponibles s’élargit en même temps que les besoins et les possibilités de combiner ces substances entre elles » (Rapport Trend, 2000, 43).

187Nous venons de poser les différentes trajectoires de consommation pour chaque produit évoqué lors des entretiens. Existe-t-il des liens entre les trajectoires, les produits et leurs évolutions ? C’est ce que nous nous proposons d’aborder ici en analysant l’importance des polyconsommations et les chronologies d’entrée en consommation en fonction des cycles de scolarisation comme nous avons pu le faire pour les trajectoires précédentes.

188Comme nous venons de le voir, trois produits apparaissent à la base de toutes les consommations de toxiques. En outre, le tabac, l’alcool et le cannabis semblent se combiner entre eux c’est-à-dire que les consommateurs-rices de cannabis consomment essentiellement du tabac et de l’alcool, les consommateurs-rices d’alcool, du cannabis et du tabac et enfin les consommateurs-rices de tabac, du cannabis et de l’alcool.

189Nous allons tout d’abord observer les combinatoires des consommateurs-rices de drogues avec ces trois produits lorsqu’ils sont consommés ou non consommés puis nous verrons les différences de consommations de produits psycho-actifs entre les consommateurs-rices et les non-consommateurs-rices de tabac, d’alcool et de cannabis.

Consommateurs-rices de drogues et tabac

190L’écart entre les consommateurs-rices d’une drogue/fumeur-euse et les consommateurs-rices d’une drogue/non-fumeur-euse est net puisque hormis pour la morphine/opium et les médicaments contre le stress et « autres », qui se rejoignent en termes de répartition statistique entre fumeurs-euses et non-fumeurs-euses, les courbes sont totalement inversées : les consommateurs de drogues sont dans leur majorité67 des consommateurs-rices de tabac.

191Encore plus nettement que pour le tabac, les consommateurs-rices de drogues sont dans leur grande majorité des consommateurs-rices d’alcool. Les jeunes prenant des médicaments, quels qu’ils soient, ainsi que les consommateurs-rices de cannabis sont les jeunes qui associent le moins d’alcool à leurs usages médicamenteux et cannabiques. Nous pouvons supposer qu’une partie de ces jeunes ne consommant pas d’alcool avec les médicaments le font dans une optique réellement thérapeutique contrairement à certaines pratiques qui associent sciemment alcool et certaines molécules médicamenteuses pour provoquer des effets, le plus souvent, contre-indiqués. Nous y reviendrons dans l’analyse sur les effets.

Consommateurs-rices de drogues et d’alcool

Consommateurs-rices de drogues et cannabis

192Les consommateurs-rices de médicaments « thérapeutiques » (dormir, stress, « autres ») sont les moins nombreux-ses à fumer également du cannabis. Par contre, ils-elles sont les seul-e-s à proposer des non-réponses à cette question à plus de 22 %. Les consommateurs-rices d’héroïne, d’ecstasy et de champignons sont dans leur quasi-totalité des consommateurs-rices de cannabis (100 %, 98 % et 96 %).

193La combinaison de l’héroïne et de l’ecstasy avec le cannabis peut s’expliquer par l’effet « amortissement de la descente ». Le cannabis permet de différer doucement les effets du premier produit ingurgité pour retrouver « la réalité plus tranquillement que lorsque tu ne prends rien derrière, là ça peut être big trip, descente hard68, c’est féroce ! » (Fabrice, 19 ans)

194Par ailleurs, pour cerner les combinatoires de certains produits nous avons croisé tous les produits entre eux. Les résultats de ces croisements attestent de l’étendue des polyconsommations en fonction des produits consommés69. Un tableau regroupant l’ensemble de ces croisements (Annexe 3)70 montre l’importance des polyconsommations et des effets combinatoires de certains produits.

195L’alcool, le tabac et le cannabis sont les trois produits systématiquement présents à plus de 50 % pour toutes les personnes ayant répondu aux items sur les drogues. Lorsque l’un de ces trois produits est fortement associé à une autre consommation de drogues, l’un des deux autres l’est également, et inversement.

196Les spécificités des polyconsommations liées aux âges et aux sexes se recoupent avec celles relevées pour les produits pris isolément notamment les plus significatives concernant les combinatoires entre tabac, alcool et cannabis très présentes à tous les âges ainsi que les polyconsommations avec pour produit de base les médicaments (« autres » et drogues) augmentant avec l’âge notamment pour les filles. Les autres drogues se concentrent pour l’essentiel entre 15-18 ans à l’exception des combinatoires avec l’ecstasy s’intensifiant à partir de 18 ans et se poursuivant massivement ensuite.

197On ne note aucune différence significative entre les types de lycée lep et leg.

198Nous avons distingué par ce terme de polyconsommation deux types d’usage : les consommations multiples sans compensation inter-produits et les consommations combinées ayant différentes finalités :

• l’atténuation de la descente. Par exemple pour éviter la perte trop rapide et brutale des effets du lsd, de l’ecstasy par exemple, beaucoup de jeunes ont recours quelques heures après cette première ingestion à d’autres produits (alcool, cannabis pour les plus cités) pour éviter les sensations déplaisantes de l’arrêt des effets.

• l’accélération des effets de « montée » c’est-à-dire que l’un des produits consommés presse les effets de l’autre ou des autres produits ingérés ;

• la démultiplication et/ou l’optimisation des effets c’est-à-dire l’intensification et l’augmentation des effets permis par la combinaison de plusieurs produits (c’est le cas du mélange cocaïne ou amphétamine et héroïne plus connu sous l’appellation speed-ball) ;

• la recherche de nouveaux effets ;

• le palliatif à certains produits difficilement accessibles (manque d’argent, pas d’accès au réseau d’achat du produit ou pénurie du produit)71.

199Certains produits sont mélangés pour obtenir ou pour se rapprocher des effets du ou des produits absents (par exemple le pneu et un peu d’alcool pour remplacer le cannabis, les cocktails de médicaments pour l’ecstasy, etc.).

200On peut supposer d’ores et déjà, que les significations de ces combinatoires de produits se différencie en fonction de leur mode d’utilisation et de leur de consommation.

201Certains résultats comme par exemple l’importance des drogues de synthèse mais aussi des différentes formes de polyconsommations démontrent qu’il ne s’agit pas d’une exception dans la consommation de certain-e-s jeunes mais d’un phénomène particulièrement bien ancré dans les groupes de pairs et dans les pratiques de toxiques.

Trajectoire idéale-typique des entrées et des évolutions du rapport aux produits

202Cette première trajectoire idéale-typique concerne la plupart des jeunes que nous avons rencontré-e-s. Comme nous venons de le voir, une première consommation avec l’alcool, puis avec le tabac est commune à l’ensemble de ces jeunes dans la chronologie des produits mais également en terme d’âge. Ce « faux verre » et cette « première première » se situent avant ou à l’entrée au collège. Dans ces premières rencontres, les produits sont rarement consommés « pleinement » :

• pour l’alcool, il s’agit de fond de verres ou d’un « petit » verre de champagne, de mousseux, etc. ;

• pour la cigarette il s’agit de quelque « taffes ».

203Ces consommations dans ces contextes restent pour l’alcool une consommation occasionnelle et pour le tabac exceptionnelle. Cette présence et cette fréquence de l’alcool s’expliquent par sa légitimité culturelle – en France – contrairement à la consommation tabagique pleinement condamnée par le monde adulte « surtout aussi jeune ». La rupture avec l’alcool légitimé est d’autant plus importante lorsque le mode d’accès à la consommation change, ce qui est le cas pour la plupart des jeunes en fin de collège ou en début de lycée. Là, les jeunes boivent de l’alcool de leur propre initiative et non plus sous la vigilance parentale ou adulte. Ce premier « vrai verre » correspond souvent, comme on l’a vu précédemment, à la première ivresse. À cette même période, dans certains cas simultanément à la première ivresse, les jeunes consomment leur première « vraie » cigarette, c’est-à-dire une cigarette fumée totalement et marquant une consommation répétée dans un premier temps par « la taxe ». Quelques semaines ou quelques mois après ces « vraies » consommations, les jeunes s’installent de manière plus régulière et visible dans ces pratiques : l’alcool est présent systématiquement lors des sorties ; l’achat de cigarettes et du briquet confirme l’entrée en tabagie. Ces installations dans les pratiques tabac-alcool se font dans l’excès notamment lors des soirées où la surenchère entre quantités de tabac fumées et quantités d’alcool bues rivalisent. Cette période s’étend sur toute la scolarisation au lycée. Dans une étude sur le sens de l’alcoolisation chez les jeunes72 de 15-25 ans, nous avions pu observer que la mise en couple et le départ du foyer parental constituaient très souvent un arrêt des consommations alcoolisées dans l’extrême et l’excès et, pour les jeunes filles, une diminution de la consommation tabagique. Tou-te-s les jeunes rencontré-e-s ont des consommations d’alcool au minimum mensuelles et tabagiques journalières. La plupart des jeunes ayant expérimenté des drogues illicites l’ont fait durant cette phase d’excès. Le cannabis apparaît quelques semaines ou quelques mois après l’installation des « vraies » consommations de tabac et d’alcool. L’ecstasy concerne dix-neuf jeunes, essentiellement des jeunes scolarisé-e-s en leg. Tou-te-s ont essayé ce produit après avoir eu une première expérience cannabique. Quatre lycéens et cinq lycéennes scolarisé-e-s en leg poursuivent la consommation de ce produit de façon occasionnelle73, quatre garçons au moins une fois par mois, lors des sorties en discothèque ou en soirée rave.

204Huit lycéens et six lycéennes se sont essayé-e-s aux drogues dites « dures » (lsd, héroïne, cocaïne). Ces produits apparaissent, dans les trajectoires des rapports aux produits après l’installation des jeunes en consommation tabac-alcool. Ils concernent davantage les jeunes scolarisé-e-s en première et terminale et en leg (dix jeunes sur quatorze). La plupart ont expérimenté ces produits plusieurs fois (entre deux et cinq fois). Seuls cinq lycéens et une lycéenne multiplient encore ces expériences avec le lsd et l’héroïne mensuellement. Sur ces six jeunes, un garçon est scolarisé en lep. La cocaïne a été pour six jeunes (trois filles et trois garçons) une consommation unique, pour deux jeunes (une fille et un garçon) une consommation réitérée deux et trois fois. La cocaïne concerne exclusivement des jeunes de leg. L’ensemble de ces caractéristiques recouvre les résultats du questionnaire quant aux types consommations et aux profils des consommateurs-rices.

205Nous n’avons pas mentionné la première consommation médicamenteuse, dans une optique toxicomaniaque, et plus globalement le positionnement des médicaments dans les trajectoires idéales-typiques proposées ci-dessus, puisqu’il nous a été impossible d’établir une régularité en terme de trajectoire de consommation pour plusieurs raisons :

• les médicaments ne constituent pas aux yeux de beaucoup de jeunes une réelle consommation de drogue ;

• les médicaments sont consommés soit pour pallier l’absence d’un produit (manque d’argent ou absence de réseau) soit en association avec d’autres drogues pour différentes finalités (« descente d’un trip », « défonce », etc.)

• les médicaments ne sont jamais perçus comme une consommation toxicomaniaque régulière « de base » comme peuvent l’être par exemple les consommations cannabiques, tabagiques, alcooliques ;

• les jeunes n’ont pas souvenir de leur première consommation de médicaments dans l’optique de « se défoncer » parce que cette sensation est éprouvée le plus souvent lors d’un réel traitement thérapeutique :

« Le première fois que j’ai senti qu’on pouvait se défoncer avec des médicaments, c’était lorsque que je me suis pris une super angine (silence) ou la grippe, je ne m’en souviens plus mais ce que je me souviens, c’était d’avoir pris de l’aspirine codéiné et du Solupred®. Et là, j’ai vraiment découvert que tu pouvais décoller avec des traitements pharmacie. Donc ma première défonce avec des médicaments, c’était sur prescription du docteur (rires) » (Nina, 19 ans).

206Les produits que nous avons définis comme palliatifs ou substitutifs (colle, pneu, poppers, etc.) sont également difficilement assignables à une période de consommation : leur présence est transversale à l’ensemble des consommations. De la même manière que pour les médicaments, ils ne constituent qu’exceptionnellement une consommation régulière, reconnue comme telle.

Deux trajectoires atypiques des entrées et des évolutions du rapport aux produits

207Six jeunes ne s’inscrivent pas dans la trajectoire idéale-typique proposée précédemment. Nous avons distingué pour eux-elles, deux types de trajectoire d’entrée en consommation et d’évolution du rapport au produit :

• la première concerne deux lycéennes scolarisées en lep et en leg et deux lycéens scolarisés en leg chacun d’entre eux âgés respectivement de 15 ans et 16 ans ;

• la seconde s’appuie sur les propos d’un lycéen scolarisé en leg et d’une lycéenne scolarisée en lep, tous deux âgés de 15 ans.

208Toutes et tous étaient scolarisé-e-s en classe de seconde lors de notre première rencontre. Les jeunes concerné-e-s par ces deux trajectoires se spécifient par la précocité d’entrée en consommation de tabac et d’alcool.

209Première trajectoire atypique :

210Dans cette première trajectoire, les jeunes ont connu leur première consommation alcoolique dès l’âge de 3-4 ans :

« Je ne pourrais pas te dire exactement le premier verre, je sais seulement parce que sur les films et les photos on nous voit à table avec du pinard et je ne sais pas pour moi, je n’ai pas souvenir de ne pas avoir consommé de vin à table. Ma mère, oui, non, elle, non mais c’était quelque chose d’assez banal à la maison de boire à table. Je sais que ça choquait pas mal de monde de nous voir, mouflet de 3 piges, avec du rouge (rires) » (Aline, 15 ans) ;
« Je devais avoir 4 ans quand mon père m’a servi mon premier verre de vin. Je m’en souviens plus mais il me l’a dit et tout le monde en parle dans la famille parce que ça faisait jaser qu’on me donne de l’alcool môme. Mais je buvais vachement de jus de raisin, je cassais les pieds à mes parents quand il n’y en avait pas. Et une fois, mes parents, enfin y avait des problèmes de fric à la maison et ils pouvaient plus m’acheter du jus de raisin et là, comme un jour mon père qui devait en avoir plein le cul de m’entendre avec mon jus de raisin m’a servi un verre de rouge en me disant : “Y a du raisin là-dedans, maintenant tu fermes ta gueule.” Après, bon c’était pas matin midi et soir mais c’était assez fréquent à partir de là qu’on me file un verre de rouge » (Arnaud, 16 ans).

211Pour Julien et Sandra, les contextes de cette primo initiation sont similaires à l’exemple d’Arnaud puisque c’est à la suite d’une querelle familiale que les jeunes consomment ce premier petit verre proposé dans les deux cas par l’un des parents.

212Cette consommation devient occasionnelle ou régulière selon certain-e-s jusqu’à l’âge de 8-9 ans, période où ces jeunes vont consommer leur premier verre indépendamment du milieu parental. Ce premier « vrai verre » est consommé pour deux jeunes avec un cousin plus âgé et pour les deux autres avec des jeunes de 4 ou 5 ans leurs aîné-e-s.

« C’était en vacance dans un petit bled au bord de mer. Là y avait des petites fêtes de village l’été avec un orchestre, des buvettes et des stands de tir avec des pelotes, y avait des têtes d’hommes politiques et avec des boules de laine tu tirais. Et, tous les gamins, on se repérait assez facilement parce qu’y avait pas trente six milles jeunes tu vois. Alors, et moi, j’avais copiné avec un mec qui avait onze ou douze et qui traînait toujours avec son frangin et ses copains, plus âgés, un grand sympa qui devait avoir quatorze, je crois. Une fois pendant la fête, mes parents sont rentrés à la maison et m’ont permis de rester un peu et là on s’est bu des Ricard grenadine. J’étais totalement bourrée mais c’est la première vraie conso d’alcool et première grosse cuite » (Sandra, 16 ans) ;
« En camping, pendant l’été, dans les campings l’été, c’est toujours destroy (rires) 10 beaufs au mètre carré et roule pour le concours de pétanque arrosé Pastis 51 (rires) et tout. J’étais avec d’autres mecs et on avait chopé les bouteilles du concours de pétanque et on s’était fait des mélanges pas possibles, Ricard vin blanc et crème de cassis. J’avais été malade. Mais, là j’crois, c’était la première biture et la première fois que je picolais pas devant mes vieux.
– Tu avais quel âge ?
– 9 ans » (Julien, 15 ans).

213La fin de l’école primaire marque leur première consommation de tabac et de cannabis mais également leur entrée dans ces pratiques. Contrairement à la trajectoire idéale-typique observée au préalable, ces jeunes expérimentent le produit et deviennent consommateurs-rices avéré-e-s dès la première consommation. Pour le tabac, alors que les autres jeunes expérimentent le goût du tabac par quelques « taffes », ces lycéen-ne-s fument et poursuivent directement la pratique tabagique. L’expérience cannabique est proposée, pour la totalité des lycéen-ne-s de cette première trajectoire atypique, par des jeunes plus âgé-e-s dans le quartier où ils-elles habitent ou par le biais d’un frère ou d’une sœur aîné-e. Le premier joint est pour 4 d’entre eux-elles fumé totalement pour les deux autres « juste 4 ou 5 lattes » (Julien, 15 ans). Aucun-e d’entre eux-elles n’a ressenti d’effets positifs à cette consommation mais tou-te-s ont eu la sensation d’une valorisation de leur personne « en passant du côté des grands cassos74 » (Sandra, 16 ans) ou en trouvant une utilité au déplaisir. Tou-te-s, à l’exception de Sandra, continuent cette consommation de cannabis de façon assez régulière, c’est-à-dire dès qu’ils-elles ont l’opportunité de le faire.

214Ces trois produits sont dès la fin de l’école primaire et l’entrée en collège pleinement incorporés et usités.

215Ces quatre lycéen-ne-s ont tous expérimenté ensuite l’héroïne et/ou le crack et/ou l’ecstasy. Aline est la seule à avoir essayé les trois produits le temps du collège ; Arnaud et Sandra ont testé une fois l’ecstasy alors qu’ils étaient en sixième et cinquième ; ils en consomment encore aujourd’hui en alternance avec du lsd ou des amphétamines. Julien a consommé une fois de l’héroïne et plusieurs fois de l’ecstasy entre la cinquième et aujourd’hui. Il lui arrive encore de fumer de l’héroïne et de gober de l’ecstasy quand l’occasion se présente.

216Pour des raisons financières, tou-te-s ont dit regretter de ne pas pouvoir s’acheter ces produits et dépendre du bon vouloir d’autres jeunes à partager « leur » produit :

« L’héro, c’est hyper chère, jamais j’ai pu m’acheter ne serait-ce qu’un demi-gramme. J’en fume quand mes potes le proposent mais c’est tout. Ça montre bien aussi que c’est pas vrai que tu deviens dépendant à ce produit parce que je n’ai pas de manque, c’est comme ça et jusqu’à présent, je ne m’appelle pas encore la pute du quartier qui fait le tapin pour s’acheter son héro ! » (Aline, 15 ans).

217D’autre part, Aline arrive à se procurer de l’ecstasy en pratiquant l’échange de produit : elle a fait pousser de l’herbe chez elle qu’elle troque contre de l’ecstasy lorsque cela est possible. Elle fait également partie des jeunes pratiquant la revente de médicaments75.

218Seconde trajectoire atypique :

219Dans cette seconde trajectoire, qui concerne Jean-Paul et Maria, la consommation tabagique apparaît avant l’alcool contrairement aux autres trajectoires observées précédemment. La première « taffe » est fumée à 3-4 ans :

« Quand est-ce que tu as fumé ta première cigarette ?
– Alors la première latte, j’étais très très jeune, j’avais 3 ans ! (rires) C’était parce que j’arrêtais pas d’emmerder ma tante pour qu’elle me fasse fumer, c’était une roulée, j’ai fumé une latte mais euh, j’ai cru que j’allais gerber mes poumon pendant un quart d’heure j’ai pas arrêté de tousser, c’est ma mère qui me l’a raconté, et pis après j’ai fumé une cigarette avec ma cousine à 5 ans, un plan comme ça, et vraiment les premières cigarettes que j’ai commencées à fumer vraiment, entières, j’avais 7 ans » (Jean-Paul, 15 ans).

220Tout comme Jean-Paul, Maria, après avoir fumé sa première « taffe », avec son frère qui avait dérobé une cigarette à son père, « parce qu’il voulait voir ce que c’était et il m’a fait goûter pour me mettre dans la combine pour pas que je le balance après », a renouvelé cette expérience à 6 ans, toujours avec son frère :

« Mon frère, toujours lui.
– Il est ton aîné ?
– Oui, il est plus vieux de 4 ans. Bon, et ben, on était à la fête foraine avec ses copains et ma mère lui avait demandé de m’emmener, c’était pendant les vacances en novembre et je m’emmerdais, donc il m’a amenée et là, avec ses copains ils ont pas arrêté de m’emmerder toute l’après’m, en m’achetant des cigarettes en choco et puis en fin d’après’m ils me faisaient des soufflettes et moi je toussais comme une malade, mais je crois que je trouvais ça drôle et pour finir, j’ai pris la clope de mon frère et je l’ai fumée. […] et puis après, deux ou trois ans après, j’ai acheté mon premier paquet des Royale menthol » (Maria, 15 ans).

221Le premier verre d’alcool est, pour ces deux jeunes, situé aux alentours de 5 ans lors d’une fête de famille avec du Ricard pour Jean-Paul et lors d’une querelle parentale pour Maria avec du whisky :

« Ma mère et mon père venaient juste de s’engueuler et ma mère venait de se barrer. Là mon père il s’est servi un énorme Whisky et nous, avec mon frère, on pleurait parce qu’on croyait que maman était vraiment partie. Là mon père, il nous a filé deux petits verres de whisky un pour moi et un pour mon frère pour se consoler et surtout pour qu’on arrête de ouiner (rires). J’étais bourrée après ! » (Maria, 15 ans).

222Dans ces deux cas, ce premier verre se solde par une première ivresse sous le regard de la famille. Le premier verre consommé entre pairs et marquant l’entrée en consommation apparaît « tardivement » puisque Jean-Paul est scolarisé en cinquième et Maria en quatrième. Tous deux nous disent avoir consommé avec d’autres jeunes plus âgés qu’eux rencontré-e-s « comme ça pour l’occasion » (Maria, 15 ans). Ceci est bien entendu relatif et à nuancer notamment au regard des entrées en consommation de lsd et d’héroïne dès la classe de sixième.

223Jean-Paul a découvert le produit avec son beau-père et Maria avec son frère :

« Ma mère, elle sortait avec un junky, y avait toujours un tas de sachets à la maison et plein de trucs bizarres et ma mère, elle bossait de nuit les week-ends. Et lui, un week-end, il m’a proposé de, de fumer un peu de blanche. J’ai dit oui et j’ai fumé. J’ai continué presque tous les week-ends quelques taffes jusqu’à ce que ma mère le largue à moins que ce soit lui qui l’ai larguée, enfin qu’il soit plus à la maison. C’est après que j’ai commencé mes cocktails de médocs, la conso de noir et tout ça » (Jean-Paul, 15 ans).
« Toujours pareil, avec mon frère et sa clique, ils ont potisé avec un dealer, un p’tit mec du quartier et qui deale pas mal. Ils ont commencé à faire quelques conneries pour pouvoir se fournir et comme j’étais toujours dans les pattes de mon frère, pareil pour me calmer et me taire il me filait quelques taffes d’héro » (Maria, 15 ans).

224Ces consommations restent aujourd’hui occasionnelles et toujours fumées :

« Toujours en fumette, parce j’ai goûté pas mal de trucs mais je ne me suis jamais piqué et l’héro toujours en fumette. » (Jean-Paul, 15 ans) ; « Que de la fumette, je veux bien sniffer, soufflettes, et fumer mais pas de shoots » (Maria, 15 ans).

225Enfin les derniers produits usités par Maria et Jean-Paul sont l’ecstasy en troisième pour Jean-Paul et en seconde pour Maria et le cannabis en seconde pour les deux. Le cannabis fait partie intégrante, autant que possible, de leur consommation de base aujourd’hui au même titre que l’alcool et le tabac ; l’ecstasy est consommé dès que cela est permis (argent ou produit à échanger, accès à un réseau de revente) par Jean-Paul uniquement.

226Ces six jeunes ayant des trajectoires de consommations alcoolo-toxico-tabagiques atypiques sont les six jeunes qui expriment un sentiment destructeur voire mortifère dans les sens attribués à leur consommation de toxiques.

227Nous avons rencontré à deux reprises Jean-Paul et Aline dans le cadre d’entretiens formels. Des espaces de six mois entre les deux entretiens ont été observés. Dans les deux entretiens, leur rapport à l’avenir et leur vécu du présent est toujours aussi négativé. Ils sont les seuls à rester dans cette posture négative et apathique.

228On peut noter les différences significatives observées entre ces trajectoires. Cinq de ces six jeunes, outre leur entrée en consommation plus précoce que les autres jeunes rencontré-e-s, ont tou-te-s connu leur première alcoolisation non pas dans des contextes festifs et positifs comme pour « le petit verre » des entrées en consommation idéales-typiques, mais dans un contexte de tension, de problèmes familiaux (Arnaud, Sandra, Julien, Maria) ou de banalisation extrême du produit (Aline). De même le « vrai verre » est consommé avec une personne de la famille ou avec des pairs beaucoup plus âgés (4 ou 5 de plus). L’ensemble des autres produits n’est pas consommé avec un groupe de pairs et d’ami-e-s mais lors d’occasions « individuelles » toujours avec d’autres jeunes plus âgé-e-s. De plus, les premières consommations cannabiques, tabagiques et des autres produits, pour la plupart de ces six jeunes, marquent directement l’installation dans une pratique avérée ; il n’y a pas d’étapes d’apprentissage et de transition entre l’entrée en consommation et la stabilisation dans la trajectoire. Dès l’entrée en consommation, ces jeunes consomment de manière importante le produit et se définissent très rapidement comme de « vrais consommateurs-rice ».