Introduction

1POURQUOI LES JEUNES ont-ils recours aux pratiques alcoolo-toxico-tabagiques1 ? Pourquoi est-ce le plus souvent à cet âge que l’on entre en consommation ? Ces questions semblent d’une grande banalité tant les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques sont aujourd’hui ostentatoires dans les groupes de jeunes. Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, la sociologie ne s’est que très partiellement interrogée sur les trajectoires de consommation et sur les significations que les individus attribuent à ces pratiques.

2Les sociologues qui se sont intéressé-e-s aux pratiques alcoolo-toxico-tabagiques sont peu nombreux-euses et ont souvent sérié leur problématique sur un seul de ces produits. De plus, leurs analyses portent le plus souvent sur des rapports aux consommations « pathologiques » (toxicomanie et alcoolisme) ou abordent ces pratiques sous l’angle de la déviance ou de la marginalité.

3Seules les études en santé publique décrivent ces pratiques d’un point de vue médical. C’est un constat que les sociologues tels que M. Drulhe, S. Clément et R. Castel – entre autres – ont également mis en avant dans leurs travaux sur l’alcoolisme et sur les toxicomanies : « L’alcoolisme reste encore un objet très largement délaissé et abandonné aux sciences biomédicales par les spécialistes des sciences de l’homme et de la société. Chasse gardée ? » (M. Drulhe, S. Clément, 1995, 93)2.

4Risques, facteurs de risque, dépendance, capital santé, comportement à risque, sont autant de termes associés aux pratiques alcoolo-toxico-tabagiques, les amenant, par là même, à une problématisation médicalisée. Pourtant, la médicalisation de ces pratiques pose problème lorsque l’on se positionne du point de vue des acteurs, et en ce qui nous concerne, des jeunes consommateurs-trices. Conçoivent-ils-elles leurs consommations de tabac, d’alcool et ou de drogues illicites en rapport à une norme médicalisée notamment celles des risques et des dangers sur leur santé ?

5De plus, on peut se demander quel type d’apport compréhensif propose concrètement l’ensemble de ces études essentiellement « sanito-quantitatives ». Comment expliquer l’augmentation de la consommation de cannabis ou d’ecstasy par exemple, chez les jeunes ? Comment comprendre l’augmentation de la consommation tabagique chez les filles ?

6Ces approches chiffrées occultent les rapports symboliques aux produits et aux manières de consommer qui peuvent pourtant expliciter et rendre compte des formes de consommation. On peut également douter que l’élément central explicatif-dissuasif de ces comportements réside dans des approches en termes de mortalité et de morbidité, de risque-s et de dangerosité-s pour la santé.

7Comprendre les significations attribuées à ces pratiques alcoolo-toxico-tabagiques par les jeunes scolarisé-e-s, les configurations, les évolutions et les manières de consommer ces produits au regard des trajectoires de consommation, tels sont nos objectifs pour cette présente recherche.

8Repositionner les jeunes dans des rapports plus généraux, à la société particulièrement, peut être une piste explicative de certains motifs et de certaines significations à consommer des produits psycho-actifs. Quels rapports entretiennent le monde adulte et le monde juvénile ? Quelle en est la nature ? Que propose la société comme cadre de socialisation et cadre d’avenir aux jeunes ? Ces questions ne peuvent rester sans réponse puisqu’elles participent des contextes sociétaux caractéristiques des jeunesses actuelles. Le fait même de s’interroger sur ces éléments augure des problèmes et des contradictions alimentant notre problématisation. Alors que les repères traditionnels identitaires et statutaires ont laissé place à l’expérimentation et à la conquête d’un statut d’adulte et d’actif, les responsabilités sur la capacité à être sujets pèsent sur les jeunes vivant dans l’incertitude de « leurs performances » et de « leurs compétences ». Leur capacité à faire, à dire, et à être adolescent-e est trouble et parfois même contradictoire. En effet, « être » et « réussir » se conjuguent actuellement avec « conquête » et « reconnaissance ». Les propos de Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale3, au sujet de la rentrée scolaire 2000-2001 vont d’ailleurs dans ce sens : « J’aimerais dire aux nouveaux élèves des écoles, des collèges, des lycées que contrairement à leurs prédécesseurs, ils ont la chance de voir un dégagement de l’horizon de l’avenir avec la reprise économique et la diminution du chômage et, s’ils se battent pour réussir, ils trouveront un emploi4 ! » Les rapports à l’avenir, à la réussite, à la conquête par le « combat » puisqu’il faut « se battre » – mais contre qui ? Contre soi ? Contre les autres ? Et qui sont ces autres ? – ne sont pas sans effet sur le quotidien de ces futurs adultes en construction puisqu’il s’agit bien de cela.

9Les entrées en consommation se situent en moyenne, d’après les études épidémiologiques, durant le lycée qui représente aujourd’hui la période décisive dans les voies de formation professionnelle, véritables étapes de la préparation de l’avenir professionnel – parfois d’ailleurs perçu comme l’avenir tout court ( !) : spécialisations, accès à certaines écoles supérieures en fonction du dossier scolaire du secondaire, etc. D’un autre côté, c’est à cette même période que les jeunes découvrent les rencontres amoureuses et la sexualité, voient leur corps se transformer, acquièrent plus d’autonomie et de liberté particulièrement dans leurs sorties entre pairs. Impossible donc de nier ou d’occulter ces cadres, essentiels pour une analyse de cette population des jeunes, si l’on veut prétendre à la compréhension de leurs pratiques, notamment de leurs rapports aux consommations d’alcool, de tabac et de drogues illicites.

10Le rapport aux temporalités sociales semble être chez les jeunes au cœur des structurations des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques. Selon les postures et les perceptions du présent et du futur, les jeunes recherchent dans les produits consommés des effets différenciés qui ont pour commun dénominateur la création d’une nouvelle temporalité les fixant dans un présent continué et permettant alors une réelle appropriation de la situation le temps de la rencontre ou de la soirée. La majorité des jeunes ont recours aux pratiques alcoolo-toxicomaniaques dans des contextes nocturnes et plus particulièrement lors des soirées et des rencontres entre pairs. C’est d’ailleurs dans ces rencontres entre pairs, que l’on peut constater l’importance des jeux de séduction et des premières expérimentations sensuelles et sexuelles. Ces jeux sont au centre de la construction identitaire et sociale de chaque individu. Ceci n’est pas nouveau ; par contre les modalités de mise en scène, leurs codifications et leurs contextualisations se présentent sous de nouvelles formes. Nous montrerons que ces nouvelles configurations de rencontres juvéniles et de rapport aux temps permettent l’expression de ce qui paraît pour eux si difficile aujourd’hui : exprimer leurs sentiments.

11Nous avons articulé notre analyse comme suit. Nous nous attacherons dans un premier temps à décrire qui sont les jeunes aujourd’hui. Nous montrerons la difficulté à définir cette population qui, par nombre de changements et d’évolutions sociales, ne peut plus être déterminée en terme de tranches d’âge tant les trajectoires de vie peuvent être multiples et parfois ne plus faire partie des caractéristiques de la jeunesse marquée aujourd’hui par une position d’entredeux. La période du lycée est d’ailleurs spécifique à cet égard d’une véritable étape des choix sur l’avenir et d’une pré-construction de son « être adulte ». Nous verrons également les contradictions dont souffrent les jeunes aujourd’hui. Le rapport aux financements des produits et les différentes stratégies de leur obtention ou « substitution » seront également analysés.

12Nous approfondirons ensuite les cadres contextuels de cette recherche et nous aborderons les éléments explicatifs des significations des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques repérés dans les entretiens et les observations effectués.

13Les différents rapports aux produits et aux significations seront appréhendés dans les trajectoires de consommations des jeunes. Quand entrent-ils en consommation ? Pourquoi ? Y a-t-il des chronologies typiques d’entrée en consommation en fonction des produits ? Les significations attribuées aux pratiques évoluent-elles en fonction des étapes de la carrière5 de consommateur ? Telles sont les grandes questions auxquelles nous tâcherons de répondre avant de comprendre davantage les contextes des pratiques et de voir s’il y a des moments ou des lieux de prédilection à leur consommation. Pour cela, nous nous interrogerons sur l’importance des cadres diurnes et nocturnes et plus particulièrement sur les soirées et les ambiances. La nuit et la soirée seraient les cadres d’expérience de ces produits et des excès. Pourquoi la nuit ? Qu’est-ce qu’une soirée ? Que recouvre-t-elle ?

14Nous continuerons ensuite par l’analyse des différentes manières de consommer ces produits qui peuvent se regrouper sous diverses catégories de jeux générant des postures différenciées en fonction des attentes, des intérêts, des utilités, des finalités escomptés par les jeunes dans « leurs » produits et « leurs » effets.

15Enfin, nous finirons par proposer un cadre théorique des rapports au-x temps qui, comme nous le verrons tout au long de cette recherche, occupent une place importante puisqu’ils sont omniprésents à plusieurs niveaux dans le discours des jeunes sur leurs pratiques. Nous détaillerons donc ces notions de temps et de temporalité sociales. Quelles en sont leurs caractéristiques aujourd’hui ? Comment structurent-elles le quotidien et l’avenir des jeunes ? Nous constaterons que les représentations de l’avenir de l’ensemble des jeunes ont pour point commun un sentiment d’incertitude et d’anxiété dans leur rapport au futur. Des liens sont d’ailleurs établis entre ces formes de positionnements dans l’avenir et les effets recherchés dans les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques. Ces pratiques créent, selon l’expérience juvénile rapportée, le temps des consommations et le temps de leurs effets, une nouvelle temporalité avec des rapports au présent et à l’avenir modifiés, focalisés sur le hic et nunc. C’est ce que nous avons appelé le temps à-côté que nous déclinerons en fonction des différentes ruptures recherchées avec les temps quotidiens. Les croisements entre les formes de temps à-côté et les ruptures recherchées nous permettront de proposer une typologie de significations des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques.