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Sociologie et normativité scientifique

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Gilles Houle
, 
Nicole Ramagnino

Des temporalités sociales dans l'observation du changement social

Frédéric Michel

Texte intégral

1Si le travail du sociologue consiste à problématiser le sens commun, il lui faut verser le concept de temps dans le champ des objets « à sociologiser ». Au plan de la pragmatique, le travail du sociologue consiste aussi à s’interroger sur la temporalité qu’il affecte aux faits et phénomènes par lui étudiés, de s’interroger sur les normativités sociales qui y président, et d’intégrer cette donnée re-construite dans son analyse globale du changement social. Or on trouve dans la littérature sociologique, ou à prétention sociologique, des outils d’observation du changement social qui n’intègrent pas toujours cette préoccupation, et plaquent sur la temporalité des phénomènes sociaux quelque(s) normativité(s) qui leur sont extrinsèque(s).

2J’ai souhaité développer quelques points que j’avais abordés dans mon article sur « les modalités d’observation du changement social » publié fin 1993 par la revue québécoise Sociologie et sociétés. Ces développements portent sur la prise en compte du temps, cette aliénation nécessaire comme disait le philosophe, dans le cadre de l’observation du changement social. Avant tout – et sans relancer un débat déjà ancien sur les relations entre sociologie et histoire – il faut dire quelques mots de l’arrière-plan théorique.

3Si le projet des sciences sociales se rapporte à la résolution de la question sociale-historique, alors leur propos est de produire un savoir permettant de comprendre ou d’expliquer ce qui fait qu’une société est, à un moment donné de son histoire, ce qu’elle est. Par rapport à ce questionnement, le travail sociologique vise à apporter des réponses qui lui seront spécifiques dans le cadre de la division du travail – et qui seront donc toujours fragmentaires : les sciences sociales ont découpé leur objet en deux facettes (« social »/« historique ») sensées, chacune pour ce qu’elle vaut, résorber ou résoudre le complexe et hétérogène objet social-historique en le rabattant sur l’une ou l’autre de ses facettes.

4Posée dans sa propre logique, cette démarche postule que le concept de temps présente un sens déterminé ; ce qui n’empêche pas le savant de savoir que la temporalité sociologique varie selon les sociétés, et au sein même d’une société. Le caractère déterminé du sens de ce concept tient à ce qu’il faut calquer la formule du temps calendaire (elle est là, cette « aliénation nécessaire »), et postuler ainsi :

  • une origine ;
  • un axe orienté ;
  • une unité de mesure ou de repérage.

5On voit déjà qu’une norme sociale (le temps linéaire et unitaire) rejaillit trivialement en normativité sociologique. Mais l’essentiel n’est pas là : il est plus intéressant de comprendre qu’on a introduit un effet de normativité sur l’objet sociologique, en sus du consensus sur la mesure (normale ou normée) du temps qui passe.

6Le temps historique est pensé au moyen d’opérations logiques et de catégories sémantiques présentées comme opératoires en un point social-historique donné, mais qui ne correspondent pas nécessairement à la temporalité propre des changements sociaux. La question peut être ainsi formulée : « Dans le cadre de l'observation du changement social, comment l’appareillage théorique et méthodologique intègre-t-il la temporalité des phénomènes à observer ? » ou encore : « À quelle normativité (sociale, culturelle, idéologique) cette temporalité est-elle référée ? ».

7Supposons un instant que la temporalité du changement social lui soit octroyée depuis l’extérieur des phénomènes observés ; il faudrait alors postuler un « moteur du changement », un facteur du temps. Or, on sait que l’observation du changement social ne se donne pas pour but de découvrir ce primum mobile : il a été démontré qu’une telle recherche constitue une impasse (on trouvera chez Raymond Boudon les éléments qui sous-tendent ce point).

8Il en résulte que la temporalité des phénomènes observés doit être vue comme étant inhérente au changement social, intrinsèquement liée au changement social.

9Mais il nous faut pourtant primo situer une origine, secundo dessiner un axe orienté, tertio définir une unité de mesure et de repérage sur cet axe : ne réintroduit-on pas ainsi quelque notion qui ressemble à celle du « moteur du changement » ?

10C’est la thèse que je soutiens, et que je vais illustrer : la prise en compte de la temporalité des phénomènes sociaux dans l’observation du changement social se modélise depuis quelque normativité sociale qui leur est appliquée, laquelle normativité (générée depuis le sens commun, ou une formation idéologique donnée) est en relation génétique avec des théories fondamentales qui président à la constitution de l’appareillage descriptif du changement social.

11Pour illustrer ce propos abstrait, je traiterai – en espérant que mon exposé sache éviter tout effet de dramatisation – de quatre cas bien différents les uns des autres, et choisis pour leur aspect typique. Il s’agit des outils d’analyse connus sous les appellations suivantes :

  • Agoramétrie ;
  • Sémiométrie ;
  • la méthode Delphi ;
  • les matrices de tendances « Louis DIRN ».

12Agoramétrie veut « expliquer les mécanismes de l'opinion » (je cite) dans le cadre d’une * théorie des conflits » qui apparaissent sur la « scène de médias ». Ses principes de base sont que « pour le public, le débat entre acteurs est avant tout un spectacle » et que le conflit est « un mode de régulation ». Agoramétrie a pour but d’expliquer l’évolution de l’opinion publique à ses commanditaires (l’État, quelques institutions financières et quelques grandes firmes industrielles, l’institution scientifique) par des prises de vues périodiques. Pour Agoramétrie, le devenir de la société est saisi par le biais de la reproduction sociale liée à la régulation des conflits dans un temps scandé par des événements médiatisés, par des remous qui agitent l’opinion publique suite à des décisions prises par les décideurs étatiques ou entrepreneuriaux (par exemple : développer le « tout-nucléaire »).

13La temporalité agoramétrique est basée sur la mesure :

  • de la distance entre deux événements,
  • de la durée de vie médiatique d’un événement,
  • de la période nécessaire à la régulation du conflit né de cet événement.

14La dimension historique du temps est ainsi ramenée au suivi des glissements anecdotiques de l’opinion, par l’enregistrement de ses variations, lesquelles sont provoquées par la médiatisation (la projection dans l’actualité à destination du « public ») de décisions prises en haut lieu. On comprend alors qu’il existe pour Agoramétrie une sorte de moteur du changement, et que ce moteur existe en dehors des phénomènes changeants observés : ce moteur, ce sont les décisions prises par les gérants de ce monde, par les « gens aux affaires ».

  • 1 Lors de la discussion, Karl van Meter signale que deux enquêtes d’Agoramétrie ayant été présentées (...)

15Le changement social pour Agoramétrie n’a d’autre temporalité que celle qui lui vient d’une normativité économico-politique, plus que sociale, conçue d’emblée sur le mode de l’extériorité1. Par là, le changement social selon Agoramétrie apparaît comme un phénomène dé-temporalisé, ou a-temporalisé, car son concept se réfère au ponctuel.

16Sémiométrie – outil d’enquête promotionné par la SOFRES – veut « saisir du sens » et « pondérer des faits sociaux » dans la même démarche. À l’orée des notions de représentations (sociales ou psychiques), Sémiométrie postule que le sens que l’individu donne à des référents sociaux renseigne sur son système de pensée, ce qui permet ensuite de comprendre ses comportements et actions observables dans leur concret. C’est résoudre un peu vite la question des rapports entre les pratiques individuelles et les représentation sociales, mais passons. La théorie sémiométrique s’articule sur quelques postulats psycho-linguistiques :

  • le thesaurus de la langue désignant des choses et des notions, les mots de la langue composent un univers sémantique dans quoi les notions « signifiées » peuvent être repérées (comme sur une carte géographique) ;
  • on peut donc définir une métrique permettant d’identifier les positions relatives des mots dans cet espace sémantique ;
  • il est possible de dresser une liste de vocables sémantiquement stables et représentatifs de l’ensemble des sens possibles (cette liste sera proposée lors de l’enquête sémiométrique).

17C’est sur ce troisième postulat que la temporalité et sa norme sociale deviennent visibles : il faut savoir que le corpus est tiré de la Bible « qui raconte la vie de l’homme » et qui contient « probablement l’ensemble des mots qui constituent notre espace de sens ». Le changement social que Sémiométrie enregistre par la répétition de prises de vues instantanées n’a pas de dimension historique, puisque ce qui est sensé être nouveau et moderne dans l'histoire d'une société pourrait être exprimé dans les termes d’un état de fait bi-ou tri-millénaire.

18À mon sens, ce n’est pas le choix du texte biblique qui est méthodologiquement critiquable, mais le fait essentiel que Sémiométrie, voulant étudier le changement social au niveau des mentalités et des comportements, constitue son modèle de la temporalité sous les traits postulés de la permanence d’une symbolique sociale, d’une invariabilité du sens social :en effet, l’origine est fixée (à la fondation mythique), l’unité de mesure est à zéro (une éternité ne se mesure pas), l’orientation de l’axe est celle de la reproduction à l’identique depuis l’origine.

19Or, s’il y a reproduction à l’identique, invariance et permanence, la question du changement social perd toute pertinence, puisque sur des modifications empiriquement constatables, Sémiométrie plaque une normativité idéologique qui fait de la société une communauté non-conflictuelle d’individus équivalents quant à leur psychisme. La temporalité sémiométrique est fondée sur un temps immobile qui existe ad vitam aetemam.

20Delphi se veut méthode prospective, et propose une vue au futur, là où les deux cas cités précédemment travaillent au présent-passé. Delphi questionne des experts d’un champ professionnel donné, sur des faits futurs relevant de leur domaine d’expertise dans le but d’aider à la prise de décision (par exemple : les chances de réussite de la lutte contre les nuisances sonores en milieu urbain à l'horizon 2010). D’une certaine manière, Delphi ressemble à Agoramétrie, sauf que :

  • à la notion de conflit est substituée la notion de progrès technologique, qui scande la mesure de la durée ;
  • le primum mobile est, pour Delphi, intrinsèque aux phénomènes observés, car le progrès technologique est sa propre référence et constitue sa propre norme.

21Delphi plaque la temporalité sociale sur le rythme de la technologie, et le devenir social se module sur le thème de la reproduction sociale puisque ce progrès-là n'est pas sensé modifier les structures sociales ni les rapports sociaux. Mais Delphi n’entre pas dans l’impasse dont on parlait plus haut : le moteur delphique du changement étant pré-supposé, il n’y a pas à le chercher.

22Le problème avec Delphi, c’est que le changement social se résume à des nouveautés techniques – ce qui est assez court dans une optique sociologique.

23Voyons maintenant une construction plus sociologique du changement social (étant supposé que l’on peut dénier le droit à ce qualificatif à Delphi et à Sémiométrie – le cas d’Agoramétrie n’étant pas aussi tranché). Cette construction a permis la publication d’un ouvrage remarqué sur La Société française en tendances, publié par le groupe Louis Dirn en application de sa méthode basée sur l’analyse de matrices de causalité, explicitée par Michel Forse dans son Analyse structurelle du changement social. On a tous lu ces ouvrages, passionnants et intelligents. Je me bornerai donc à rappeler brièvement quelques points de méthode.

24L’élaboration analytique des tendances, saisies dans leur développement historique au cours du passé proche (de 1965 à 1985), se fait par consultation d’experts, et notamment de sociologues. C’est le seul point de ressemblance avec Delphi. En effet, là où Delphi supposait au social une temporalité externe puisque strictement générée depuis le champ technologique, le travail du groupe Louis Dirn conçoit la temporalité sociale comme une composante essentielle des phénomènes décrits dans leur(s) évolution(s) : la temporalité est d’emblée conçue comme un paramètre intégré à l’objet sociologique lors de sa construction. En ce sens cette démarche échappe aux ambiguïtés méthodologiques et théoriques citées ou illustrées plus haut, notamment à propos de la recherche d’un « moteur du changement ». Cela met-il cette méthode à l’abri de toute critique quant au thème de la normativité sociale de la temporalité ? Non, car si normativité il y a – et il y a toujours quelque normativité à l’œuvre dans la prise en compte de cette « aliénation nécessaire » qu’est le temps – elle provient ici des modalités de construction de l’objet sociologique.

25Et quelle norme sociale est à l’œuvre ? Dans l’introduction aux « Tendances », il est précisé que « l’histoire récente de la transformation de la société française est scandée par an certain nombre de dates : 1958, 1965, 1968, 1973, 1981... ». On fait référence à des événements considérés comme des phases de transformation, conjugués sur les plans sociaux, économiques et politiques – et qu’il faut bien dater. Ces datations sur le temps du calendrier, pour commodes qu’elles sont, font penser à un temps linéaire (mais non point monotone), comme si, dans sa volonté analytique, les « Tendances » n’avaient eu d’autre solution, pour rendre compte de phénomènes temporellement diversifiés en leur émergence comme en leur durée, que de tabler sur une sorte d’équivalent-étalon : le calendrier, et sa mesure linéaire et unitaire du temps.

26C’est ce qui fait que les textes sont instructifs et que les résultats ne souffrent pas de doute quant à leur valeur ; mais c’est ce qui fait aussi que la temporalité qui y est décrite est affectée d’une normativité, en l’occurrence calendaire, générée depuis la norme sociale de la mesure du temps, depuis ce que d’aucuns pourraient appeler « le sens commun du temps ».

27Quelques mots encore en guise conclusion, ou plutôt pour relancer un débat jamais clos.

28Il est clair que la solution au problème ici soulevé ne consiste pas en l’évacuation de toute trace de normativité sociale dans la pensée sociologique, quant à la prise en compte de la temporalité. En la matière, prétendre à une sorte de pureté scientifique serait absurde, car ses critères ne seraient eux-mêmes qu’issus d’autres normativités idéologiques ; et cela serait catastrophique aussi car nous nous interdirions alors d’avancer dans la réflexion sociologique sur le changement social, objet complexe et hétérogène s’il en fut.

29Ce que je veux dire, c’est que, sur le plan pragmatique, le travail du sociologue consiste aussi à s’interroger sur la temporalité qu’il affecte aux faits et phénomènes par lui étudiés, de s’interroger sur les normativités sociales qui y président, et d’intégrer cette donnée reconstruite dans son analyse globale du changement social, peut-être à un moment de l’interprétation externe comme l’affirmaient Jules Duchastel et Danielle Laberge. Si le travail du sociologue consiste à problématiser le sens commun, il doit aussi verser le temps dans le champ des objets « sociologisables » ou « à sociologiser ».

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

Association Agoramétrie 1986. Agoramétrie 85, document polygraphié, diffusion restreinte.

Boudon, R. 1985. La Place du désordre, « Critiques des théories du changement social », Paris, PUF (2e édition).

Deutsch, E. 1989 « Sémiométrie : une nouvelle approche de positionnement et de segmentation », Revue française du Marketing, no 125, pp. 5-16.

Forse, M. 1991. L’Analyse structurelle du changement social, « Le Modèle de Louis Dira », Paris, PUF.

Dirn, L. 1991. La Société française en tendances, Paris, PUF (2e édition).

Frédéric, M. 1990. « Le Travail de l’identité et de la négation », Sociologie du Sud-Est, no 59-62, pp. 203-216.

Frédéric, M. 1993. « Modalités d’observation du changement social et d’analyse de ses significations : quelques études de cas », Sociologie et sociétés, vol. XXV, no 2.

Mirenowicz, P. ; Chapuis, P. ; Louineau, Y. 1990. « La Méthode Delphi-Abaque », Futuribles, pp. 49-63.

Notes

1 Lors de la discussion, Karl van Meter signale que deux enquêtes d’Agoramétrie ayant été présentées sans datation à des tierces personnes, celles-ci ont été dans l’impossibilité de reconstituer leur actualité, ou d’indiquer à quel moment et à quelle occasion elles avaient été menées - indice probant de dé-temporalisation.

Auteur

Chargé d’études, sociologiques, Département marketing, Caisse d’Épargne Provence-Alpes-Corse.

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