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Cumulativité et normativité

p. 73-90


Texte intégral

1J’envisagerai dans ce texte le problème de la normativité sous l’angle de la cumulativité. Ce choix peut surprendre. Cependant, en sciences sociales, et plus spécifiquement en sociologie, le problème de la cumulativité des résultats constitue une sorte d’aporie mettant à l’épreuve les réflexions sur la normativité.

2Je traiterai ici de normativité épistémologique, c'est-à-dire de celle qui a trait à la prétention de la sociologie à fournir des énoncés scientifiques. Dès l’abord, cette simple définition confronte aux difficultés qui caractérisent cette discipline : la sociologie ne se retrouve pas tout entière dans cette prétention. Certains auteurs en contestent la légitimité (Adorno, 1979) ou l’intérêt (Maffesoli, 1985, 1996). Les autres en donnent des définitions fort différentes. On conviendra d’entendre ici par « énoncé scientifique » tout énoncé susceptible de justification. Certes, tous les énoncés auxquels recourt le sociologue ne sont pas de ce type et certains fonctionnent sur le registre de l’évidence, ou de l’a priori (Ogien, 1995). Néanmoins, globalement, la sociologie prétend produire un discours (un ensemble d’énoncés) susceptible de justification. Les normes de cette justification – ou de ce qui vaut comme justification – peuvent être différentes et autorisent l’interrogation sur la normativité épistémologique de la discipline. Cette différence, précisément, se donne particulièrement à voir sur la question de la cumulativité.

3Par cumulativité on entend classiquement la possibilité d'intégrer les résultats d’un grand nombre d’observations et d’expériences dans l’unité d’un modèle susceptible de les déduire. Chaque observation singulière, qu’elle soit novatrice ou confirmative, se ramène ainsi à l’occurrence d’une loi générale qu’elle a permis d’établir. Lorsque Pascal (1647) entreprend le dessein de sa « grande expérience de l’équilibre des liqueurs », qu’il en fournit le plan et les raisons à son beau frère et que celui-ci lui rapporte le récit détaillé et émerveillé de sa réalisation, se construit un événement à la fois fondateur et banal : fondateur par la confirmation qu’il apporte d’une hypothèse générique, banal en ce que celle-ci une fois établie en loi, il ne s’agit plus que d’une manifestation de l’une de ses conséquences.

4La cumulativité ainsi conçue a doublement à voir avec la normativité qui en est à la fois la condition et l’effet. Seule une norme d’unification suffisante des observations et de leur langage de description rend possible la comparaison et, au-delà, l’intégration ; cette dernière, en retour, définit la forme que doivent désormais prendre les énoncés pour être intégrables à la théorie (Kuhn, 1962), et les normes auxquels ils doivent se soumettre.

5Cette articulation intime de la normativité épistémologique et de la cumulativité, que le positivisme a ensuite thématisée, apparaît inversement, en sciences sociales, comme une difficulté majeure, si ce n’est une impossibilité, voire une aberration. C’est ce dossier que je voudrais entrouvrir, conscient qu’il ne peut être traité en son fond en ces quelques pages.

1. SOCIOLOGIE ET JUSTIFICATION

6Éliminons rapidement quelques arguments triviaux, même si leur consistance ne fait pas de doute. Les sciences sociales n’utilisent que partiellement le langage mathématique. Or c’est la mathématisation de l’expérience qui a permis à la physique classique de passer du raisonnement catégorique aristotélicien à un langage unifié de description et d’analyse du mouvement (Blanché, 1969). Les sciences sociales pratiquent la division en écoles, courants, sectes, bien plus attachés dans le meilleur des cas à suivre leur sillon qu’à rechercher les confrontations, et n’hésitant pas parfois à substituer l’anathème à l’argumentation.

7Une telle situation est peu propice à la cumulativité des résultats. Une analyse, même sommaire, des systèmes de référence des auteurs révèle que bien souvent une sélection préalable s'est opérée par affiliation ou contre affiliation (lorsqu’il s’agit d’établir la légitimité d’un point de vue par la critique d’une thèse concurrente). L’inventaire détaillé, systématique, exhaustif de l’état des données et des théories n’est jamais fait, même lorsqu’il s’agit de travaux se rapprochant au plus près de cet objectif (comme dans le cas des recensions appliquées à un objet ou un domaine que réalise par exemple la revue Current Sociology).

8Le caractère trivial de ces arguments est qu’ils rejoignent les stéréotypes instituant définitivement les sciences sociales et plus spécifiquement la sociologie du côté de la littérature et de l’idéologie. Y rechercher une quelconque cumulativité serait dénué de sens. Cependant l’appel même à ces stéréotypes – susceptibles d’ailleurs de fonctionner sur un autre registre dans des travaux se réclamant d’une perspective postmoderne – est éclairant : c’est la scientificité de la sociologie qui, en dernière analyse, est en cause. Il faut donc porter la discussion à ce niveau.

9Si par scientificité nous entendons, comme je le suggérais ci-dessus, la production d’un discours susceptible de justification, c’est cette dernière qu’il convient, à son tour, d’interroger. La tradition sociologique nous a légué trois postures fondamentales : la première, à laquelle Durkheim a attaché son nom, pose qu’il est possible d’instaurer en sociologie, les mêmes normes de scientificité que dans les sciences de la nature ; la deuxième, que Weber (1904-1917, 1922) puis Schutz (1953), ont le mieux formalisée, considère que les sciences sociales relèvent d’un double principe de justification, empirique par adéquation aux faits, interprétatif par compréhension du sens de l’action constitutive de ces derniers ; enfin la troisième, brillamment exposée par Adorno (1969) lors des journées de Tûbingen pose que le régime de justification de la sociologie ne peut être que celui de la théorie et échappe principièlement à toute réduction empiriste.

10Il est clair que ces trois postures induisent une conception différente de la normativité et de la cumulativité : impérative selon un modèle physicaliste dans le premier cas, nécessaire et problématique dans le deuxième, relevant du seul mode de justification de la philosophie dans le troisième.

11L’histoire de la sociologie ne nous a pas seulement légué des positions tutélaires. Elle a accumulé les descriptions et les théorisations d’un social multiplement fragmenté et recomposé. La réflexion épistémologique contemporaine ne peut plus dès lors être la simple expression d’un engagement philosophique ou épistémologique préalables, privilégiant une orientation objectiviste ou subjectiviste. Elle doit tenir compte du discours sociologique existant, s’interroger sur sa constitution, y repérer les normes à l’œuvre et les formes de comparabilité possible.

12Or la thématisation de cet état de fait – lorsqu’elle ne se contente pas d’opérer une défense et illustration d’un courant particulier – révèle une réelle difficulté. Ayant à traiter, en dernière analyse, de l’unité et de la pluralité de la sociologie, elle exprime, indirectement, une tension permettant d’éclairer le problème de la cumulativité. Il n’est pas inintéressant de voir que l’argument poppérien de la falsifiabilité est au centre de ces thématisations.

13Je retiendrai pour ce point les positions de Boudon (1971, 1996) et de Passeron (1991, 1994). L’un et l’autre instituent le critère poppérien de la falsification comme définition de la forme de scientificité à l’aune de laquelle la sociologie doit être mesurée. L’un et l’autre concluent que la sociologie est extérieure à l’application rigoureuse du critère. En soi, et dans une logique du tout ou rien, une telle conclusion pourrait définitivement renvoyer la sociologie à l’espace de la littérature et de la spéculation. Or l’un et l’autre refusent cette option et sont donc amenés à dessiner un espace intermédiaire doté d’une normativité spécifique.

14Rappelons rapidement l’argument poppérien : une théorie scientifique est un ensemble de propositions T tel que l’on peut rigoureusement en déduire des propositions p, q, r, relatives à la réalité. Le rationalisme expérimental que la physique classique a inauguré consiste toujours, une fois qu’une hypothèse a été formulée (par exemple celle de la pression atmosphérique de Pascal), ou qu’une théorie a été constituée (par l’intégration d’hypothèses partielles vérifiées) en une déduction de propositions particulières correspondant à des événements que l’hypothèse où la théorie peuvent prédire. La confrontation de ces propositions particulières avec la réalité (par observation ou expérimentation) ne peut, cependant, et contre le sens commun, qu'apporter une réponse probante négative : si je pose que « tous les cygnes sont blancs » le constat réitéré que je ne rencontre pas de cygne noir ne détruira jamais la possibilité théorique qu’il en existe un (ailleurs ou plus tard). Inversement il suffit de constater l’existence d’un cygne noir pour que l’affirmation « tous les cygnes sont blancs » soit en contradiction avec les faits, donc rejetée comme fausse.

15Cet argument logique – connu dans la tradition sous le nom de modus fattens – définit la scientificité d’une théorie comme sa capacité de résister à des épreuves empiriques. En découle tout un ensemble de normes tant internes qu’externes, concernant aussi bien la consistance logique de la théorie (si la déduction n’est pas rigoureuse, la falsification est inopérante) que sa mise à l’épreuve (il faut définir la classe des événements susceptibles de la falsifier). La cumulative est dès lors aisément pensable : est intégrable une classe de propositions q telle qu’elles soient déductibles de la théorie T ou telle qu’elles rendent possible une théorie T’incluant T.

16Le discours sociologique est-il susceptible d’une telle ascèse ? À le bien considérer non.

17Boudon (1971) marque un double décalage par rapport à l’argument poppérien :

  1. il y a en sociologie des théories qui n’ont pas la forme déductive-nomologique requise par l’argument et qui, par conséquent, se trouvent hors de sa juridiction. Boudon propose de les appeler des « paradigmes ».
  2. pour les théories elles-mêmes qui adoptent une forme logique adéquate, l’argument poppérien n’est pas davantage valable car il repose sur une syntaxe trop restrictive : la déduction, T → q, est rarement en sociologie une vraie déduction logique, elle relève le plus souvent d’une « déduction psychologique », où la dérivation s’opère à partir de « notre expérience sociale ». La proposition q elle-même est le plus souvent constituée d’un ensemble de propositions confrontant non pas une mais deux théories T à la réalité. Selon que l’une expliquera plus de faits que l’autre, de façon plus spécifique et sera susceptible d’être appliquée à davantage de domaines on ne dira pas qu’elle est vraie (face à l’autre qui serait fausse), mais que l’on a de meilleures raisons d’y adhérer.

18Les théories du deuxième type, les plus proches de l’idéal poppérien, s’inscrivent dans des théories plus larges, de type 1, elles mêmes subdivisables en théories valables pour plusieurs domaines et en paradigmes.

19Passeron (1991) est d’une certaine façon plus radical, ou plus intégriste. Ne remettant pas en cause la syntaxe de l’argument de Popper (ce que fera à nouveau Boudon, plus récemment (1995), pour montrer en quoi son interprétation restrictive est contestable), il oppose, à la suite de Popper, deux types d’universalité : « l’universalité logique » et « l’universalité numérique » : la première est celle à l’œuvre dans les énoncés des sciences de la nature (« tous les cygnes sont blancs ») ; la seconde est la seule que peuvent atteindre les sciences historiques : une classe de faits ou d’individus (p.e. le suicide ou les capitalistes) n’est jamais délimitable de telle façon que puisse lui être attribuée en totalité tel ou tel prédicat ; la définition de la classe est toujours une élaboration arbitraire du contexte socio-historique. En conséquence il ne peut exister de faits ayant le pouvoir d’opérer une falsification. La seule forme de justification empirique à laquelle puisse prétendre la sociologie est celle de la confirmation par exemplification, c'est-à-dire par description de cas ou de faits conformes à la théorie avancée.

20Bien qu’à partir de prémices différentes, Boudon et Passeron manifestent donc ici, fondamentalement, un double accord :

  1. le critère poppérien n’est pas, tel que1, applicable à la sociologie
  2. cela n’exclut pas pour autant cette dernière d’un certain espace de justification : on peut avoir de bonnes raisons de défendre une théorie plutôt qu’une autre (Boudon) ; on peut élaborer une définition non plus négative mais positive de l’exemplification en en faisant le résultat de formes « protocolarisées » d’investigation du réel (Passeron). En d’autres termes, que la norme du modus tollens ne soit pas applicable à la sociologie ne signifie pas que celle-ci échappe à toute normativité. C'est donc cette dernière qu’il faut essayer de préciser et de confronter avec une cumulativité qui, pour ne pas prendre la forme canonique de l’intégration axiomatique, est peut-être néanmoins susceptible d’avoir un sens.

2. PLURALISME ET SEGMENTATIONS LOGIQUES

21La difficulté est que nos auteurs nous abandonnent un peu en ce point. On peut dire que l’un et l’autre adoptent un premier critère commun : les propositions (ou les faits) déduits de la théorie ne doivent pas être en désaccord avec l’empirie. Cet accord, cependant, du fait de l’argument poppérien, a une portée non pas logique mais rationnelle : il ne justifie pas la théorie (en la déclarant vraie), mais les raisons partageables d’y adhérer. Ces raisons seront d’autant plus fortes que les procédures protocolaires utilisées seront plus rigoureuses (Passeron) ; ces raisons permettront de trancher entre deux théories concurrentes (Boudon). Mais l’empirie ne sera pas le seul critère d’adhésion. La sociologie confronte à une diversité de paradigmes et la solidarité entre la théorie testée et le paradigme auquel adhère le chercheur sera également un élément de sa crédibilité. D’une certaine façon on peut exprimer cette situation de la façon suivante :

P → (T → p, q, r...) = e1, e2, e3...

22P est le paradigme au sens de Boudon. Il fournit à la théorie T son armature générale ; de T se déduisent les propositions p, q, r que le chercheur pourra confronter aux observations e1, e2, e3... On conçoit que ces diverses opérations ne se fassent pas n’importe comment et impliquent des normes, de cohérence entre P et T, de déductibilité entre T et p, q, r, d’adéquation empirique entre p, q, r, et e1, e2, e3... On conçoit que cette normativité puisse être au principe d’une confrontation réglée entre théories se réclamant d’un même paradigme, conséquences, sur des domaines divers d’une même théorie. De même qu'elle n’évacue pas toute normativité épistémologique, la non application du critère poppérien n’invalide pas toute possibilité de cumulativité.

23Le problème, cependant, est celui d’un espace où coexistent non pas un mais plusieurs paradigmes P, non précisément inventoriés et décrits, concurrents non seulement dans l’appréhension et la théorisation des phénomènes mais dans les normes mêmes de rapport à la théorie et aux faits. Reconnaître cette pluralité (Boudon), la subsumer sous une métathéorie (Passeron) ne suffisent pas. À quoi bon une normativité et des modes possibles de cumulativité en P1, si je peux à tout moment m’échapper en choisissant P2 ? Voila me semble-t-il le problème épistémologique fondamental posé à l’exigence de justification en sociologie. Ce problème est l’objet de difficultés diverses. Mon propos n’est point tant ici de résoudre le premier que de clarifier les secondes. Celles-ci existent à la fois en amont et en aval de l’espace de confrontation d’une théorie à des faits empiriques (T → p, q, r... = e1, e2, e3...).

24La situation d’amont est précisément celle où la théorie spécifique étudiée s’inscrit dans un paradigme plus large. Que signifie cette inscription ? Boudon (1996) la pense comme une intégration dans une cohérence plus large et fournit des exemples qui renvoient à de grands courants de la sociologie : fonctionnalisme, interactionnisme... Passeron (1994) ne s’intéresse à la pluralité des théories que pour penser leur appartenance commune à une métathéorie sociologique définissant l’espace conceptuel de la sociologie. Dans les deux cas l’identification précise des « paradigmes » apparaît secondaire. Or, on peut penser, à l’inverse qu’elle constitue l’un des nœuds des difficultés. Si l’on pousse la référence kuhnienne du terme de paradigme, celui-ci implique l’incommensurabilité, c'est-à-dire l’impossibilité d’intégration de résultats relevant de paradigmes différents. Le problème est donc d’essayer de déterminer le type de langage que construisent les paradigmes en sociologie afin de mettre à l’épreuve la possibilité de leur confrontation. Une telle entreprise nécessite deux principes :

  • que l’on puisse remonter de la diversité des théories et des approches à des « paradigmes » recteurs ;
  • que l’on adopte sur ceux-ci un point de vue logique en déterminant le type d’entités d’analyse et de relations d’intelligibilité qu’ils privilégient.

25Je me suis livré à ce type d’entreprise il y a déjà quelques années (Berthelot, 1990). Si je me permets de l’évoquer à nouveau ici, c’est que ses résultats sont susceptibles, me semble-t-il de faire avancer le problème débattu.

26L’investigation aboutit à ramener la diversité des théories sociologiques à six « modes d’intelligibilité », c’est-à-dire six manières d’appréhender les phénomènes sociaux. Chacun est défini par un « schème » dont la forme logique peut être rigoureusement construite :

Image

27Ces six schèmes occupent donc la place de l’opérateur P dans la formule présentée ci-dessus :

P → (T → p, q, r...) = e1, e2, e3...

28On comprend, dès lors, qu’une théorie relevant du schème causal, c'est-à-dire étayée sur le langage des variables et la mise à l’épreuve statistique de corrélations, admette non seulement une autre syntaxe qu’une théorie relevant du schème actancie1, mais lui soit, en outre, incommensurable. La sociologie n’est pas avare d’exemples de ce type : le suicide, la délinquance, la sélection scolaire ont ainsi vu se développer des théories opposées relevant de l’un ou l’autre schème.

29Stricto sensu cette description logique de la situation aboutit aux conclusions suivantes :

  1. L’espace intermédiaire de normativité évoqué plus haut est un espace segmenté : la protocolarisation évoquée par Passeron n’est pas seulement affaire de degré mais de modalité. Vouloir saisir les facteurs déterminant la délinquance implique de se livrer à une décomposition du phénomène en variables et à une analyse des corrélations entre ces dernières dont la littérature atteste qu’elle exige un contrôle rigoureux. S’inscrire à l’inverse, pour le même phénomène, dans le cadre de la théorie de l’étiquetage, implique de se soumettre à la logique et aux normes du schème actanciel.
  2. L’armature logique de cette segmentation semble impliquer, d’un schème à l’autre, une incommensurabilité dont les effets sont doubles : possibilité, d’une part, de « choisir » son schème (son paradigme au sens de Boudon) et par là-même d’échapper à la confrontation avec des théories relevant d’autres schèmes ; existence d’autre part, au sein d’un même schème, soit à ce niveau général soit, le plus souvent, à un niveau plus en aval que nous qualifierons de programme, de zones de cumulativité ou, à tout le moins, de confrontation réglée.

30Bien qu’aboutissant à un résultat déjà consistant, celui d’une normativité et d’une cumulativité segmentaires, cette analyse n’est cependant pas pleinement satisfaisante. D’une part, d’un point de vue théorique, elle n’affronte pas l’idée d’une possible métanorme, permettant de réunir à un autre niveau ce qui se donne ici segmenté. D’autre part elle ne prend pas en compte tous les mécanismes de construction du discours sociologique, notamment ce que nous avons appelé plus haut le point de vue de l’aval.

3. DISSONANCES ET COMBINAISONS SYNTAXIQUES

31Je traiterai ces deux questions dans l’ordre inverse de leur énoncé. Qu’est-ce que le point de vue de l’aval ? Tout simplement celui qui consiste à prendre en compte les théories telles qu’elles s’exposent. Celles-ci se donnent à voir selon des modalités souvent bien plus complexes que la formule P → (T → p, q, r...) = e1, e2, e3...Cette dernière, cependant, peut être un bon outil pour peu que l'on sache la complexifier.

32Bien qu’il n’y ait pas de forme canonique d’exposition des résultats sociologiques, la discipline n’y est pas, dans ses pratiques, aussi cloisonnée que la psychologie ou l’économie, où l’adoption d’un langage logique va de pair avec des formes et des lieux de publication spécifiques. De ce fait, peuvent coexister dans les mêmes revues sociologiques des textes relevant de langages différents, articulant formes particulières et génériques d’exposition : tableaux statistiques plus ou moins sophistiqués, graphes d’analyse structurale, extraits d’entretiens, description codifiée de situation... seront selon le schème de référence intégrés à un discours impliquant le plus souvent une problématisation initiale d’un objet, une exposition de résultats, une mise en perspective finale.

33Dans cette forme commune, problématisation(s) initiales) et mise(s) en perspective(s) finale(s)1 sont les lieux du discours où s’exposent les éléments T et P de la formule. Cette exposition peut prendre des formes très variées, allant de l’implicite (notamment pour P) à la revendication quasi militante. Pour leur part, les éléments p, q, r... et e1, e2, e3... correspondent aux diverses formes d’exposition des résultats.

34Le problème posé par la confrontation entre l’armature logique que représente la formule globale P → (T → p, q, r...) = e1, e2, e3... et le discours stylisé qui à chaque fois se donne à lire n’est pas seulement d’opposition entre la surface et le fond, l’apparence discursive et la structure logique. Il est qu’à travers la construction discursive se réalise une distorsion logique contraignant à complexifier la formule initiale. Si nous appelons L1 le langage que définit le schème d’intelligibilité auquel se réfère le paradigme, nous devrions avoir la structure suivante :

L1 (P) → (L1 (T) → L1 (p, q, r...)) = L1 (e1, e2, e3...)

35où la mise en facteur commun de L1 signifie qu’en tant que langage logique il structure l’ensemble des opérations théoriques et empiriques menées. Or, si une telle situation existe réellement, notamment lorsqu’il s’agit pour un auteur de déployer explicitement la portée analytique du paradigme dont il se réclame, très souvent la littérature sociologique confronte à la situation suivante :

(T → L1 (p, q) et L2 (r.) et L3 (s, v)..) = L1 (e1, e2) et L2 (e3).et L3 (e4, e5)...

36La théorie associe des propositions et des données empiriques relevant de syntaxes logiques différentes implicites. C’est habituellement le cas lorsqu’un travail utilise comme matériau des données statistiques renvoyant à des corrélations entre variables et des extraits discursifs (d’entretiens ou de prises de positions) explicitant la logique de décision des acteurs (schème actanciel) ou l’univers sémantique de leur appréhension du monde (schème herméneutique). Les corrélations entre variables peuvent elles mêmes être intégrées dans un schème fonctionnel (si l’effet est pensé de façon téléologique, c'est-à-dire comme fin visée de l’institution ou du système) ou dans un schème structural (si elles sont traduites en oppositions dichotomiques structurant divers champs d’activité, par exemple en opposition entre dominants et dominés, hommes et femmes etc.2).

37Cette situation de dissonance syntaxique peut être pensée de deux manières : comme une manifestation du laxisme logique des sociologues, moins enclins à analyser leurs opérations de pensée et leurs outils qu’ils veulent bien le croire ; comme l’effet d’une articulation logique sous jacente neutralisant l’incommensurabilité entre paradigmes. J’avancerai l’hypothèse que ces deux éléments jouent simultanément en ce qu'ils relèvent de lignes de détermination fortes du discours sociologiques. J’ajouterai que cela aboutit à une situation d’aporie, sinon théorique, du moins pratique.

38Chaque grand schème d’intelligibilité commande ce que l’on peut appeler un langage fondamental d’interprétation (Berthelot, 1996). Ce langage se spécifie selon les programmes relevant du schème, se monnaye en langages d’analyse déterminés. Ces derniers ont la capacité d’être partiellement neutralisables dans leur spécificité logique, dès lors que l’analyste respecte certaines contraintes logiques. Soit l’exemple suivant : un auteur analyse un phénomène, par exemple le développement du capitalisme moderne, comme la résultante d’une logique d’action déterminée. Le schème qu’il utilisera sera celui que nous proposons d’appeler le schème actanciel pour marquer sa spécificité ultime de doter les acteurs d’une irréductible intentionnalité. Sa syntaxe pourra être retranscrite de la façon suivante : X ε, S {Σa → Σɛ} → X., où X sera le capitalisme moderne, S le système d’action des entrepreneurs, {Σa → Σɛ} la sommation des événements discrets produits par l’action des acteurs. Weber (1905) donne un exemple fascinant de cette syntaxe lorsque, prenant le cas du tissage à domicile, il montre comment le changement de logique d’un acteur peut faire basculer rapidement l’ensemble du système d’action d’une logique traditionnelle à une logique capitaliste de production. Cependant, il est tout à fait possible d’interroger ce système S lui-même en se demandant de quels facteurs il dépend, ou dans quel système plus vaste il s’intégre de façon fonctionnelle. Dans ce cas on passera d’une première syntaxe de description interne de S en termes d’action, à une seconde, externe, d’inscription de S dans un système plus vaste en termes de causalité ou de fonctionnalité. Dès lors qu’une médiation S peut être construite, celle-ci peut relever de deux schèmes différents, selon que l’on envisage son déploiement interne ou son inscription externe : que S soit une structure causale, un système d’action, un système de significations, une combinatoire ou une unité dialectique ne change rien à l’affaire.

39La difficulté est que cette éclaircie logique au lieu de dénouer les fils semble bien les embrouiller davantage : car si, entre un système de description de l’empirie Si, quel qu’il soit, et son insertion dans un système plus vaste S2, il y a par définition (« plus vaste ») changement d’échelle, l’accord ne se fait pas sur l’échelle ultime. Bien plus les sciences sociales, notamment la sociologie et l’économie, ont théorisé la possibilité de deux échelles ultimes : celle de l’action (individualisme méthodologique), celle des facteurs structuraux globaux (holisme). Dans un cas le système d’action est le lieu de l’explication ultime et le concept médiateur entre échelles d’analyse est celui d’effet émergent (Boudon, 1992), dans l’autre il s’agit de la structure du système social global d’une part, de la socialisation des agents par intériorisation des déterminations de l’autre (Durkheim, Bourdieu).

40Le sociologue contemporain est donc confrontée à un arsenal un peu hétéroclite de techniques et de langages entre lesquels une multitude de chemins sont possibles. Faut-il s'y résigner ?

41Le simple fait de poser en ces termes la question est déjà problématique. Pourquoi ne pas accepter cette diversité pour ce qu’elle est, comme manifestation de l’inanité des grands discours tutélaires ? « Évacuons les préjugés rationalistes de l’explication et du discours ultimes ! » diront les postmodernes. Les néorationalistes plaideront pour les vertus de la discussion argumentative (Habermas, 1972) au risque de se voir perpétuellement opposer le démenti cinglant des affrontements non résolus...Comment sortir de cette difficulté ?

CONCLUSION

42Je voudrais, pour conclure, esquisser une piste et analyser les raisons de son insuccès. Imaginons un phénomène O quelconque : le suicide, la ville, la délinquance, le corps... Résumons la formule guide utilisée dans les développements précédents P → (T → p, q, r...) = e1, e2, e3... par la simple lettre T. Pour un même objet O la sociologie présente donc une série de théories T(O) de O. Chacune de ces théories est plus ou moins complexe, peut se rattacher à un paradigme unique, ou user d’une articulation de langages et de techniques. Chacune enfin se soumet à une normativité interne. Tout nouveau sociologue désireux de travailler sur O est invité à étudier et à assimiler ces théories. Un travail de lecture et de confrontation des diverses T(O) s’opère donc régulièrement, tant dans les thèses que dans les ouvrages de synthèse. Pourquoi de cette confrontation pratique ne naît, le plus souvent, aucun effet de cumulativité ? A quel obstacle se heurte un tel effort ? Il me semble, et ce sera ma conclusion, qu’il est aux prises avec un triple obstacle relevant fondamentalement du même problème :

  • un obstacle technique : opérer une confrontation systématique de diverses T(O) dépendant de schèmes différents, nécessite de pouvoir créer une sorte de métalangage de description de O, en lequel chaque théorie puisse avoir sa projection, de manière à en régler la comparaison ; outre que ce métalangage n’existe pas, sa réalisation peut sembler relever d’une utopie en ce qu’elle postule a) la possibilité de descripteurs objectifs de O (c’est-à-dire non dépendants des langages utilisés) b) la possibilité d’un point de vue extérieur aux langages existants. Ce rejet en utopie peut par ailleurs se confirmer du fonctionnement du champ sociologique où la confrontation des théories est toujours partielle et s’opère le plus souvent dans une logique d’étayage (je vais appliquer à O l’excellente théorie Tl élaborée sur un autre objet ou prolonger l’excellente théorie T2(0)) ou de déni (je vais développer une théorie nouvelle T3(0), après avoir montré la faiblesse ou l’inintérêt des théories existantes T1(O) ou T2(0)) ;
  • un obstacle pragmatique lié au souci prioritaire d’affirmer un point de vue neuf : le lent et difficile travail d’ascèse que constituerait l’établissement d’un métalangage de confrontation des langages d’analyse ne peut s’opérer que s’il répond à un intérêt disciplinaire décisif. Les sciences de la nature ont été confrontées à des exigences de codification de leurs terminologies et de leurs nomenclatures que ne connaissent pas les sciences sociales : celles-ci peuvent justifier leur refus de tels détours de l’urgence sociétale à penser de manière neuve des phénomènes récurrents ou à relever le défi de la modernité. La vieille idée durkheimienne que la sociologie ne vaudrait pas deux heures de peine si elle n’avait des intentions pratiques d’action sur le social se retrouve dans un clivage où l’épistémologue et le logicien se sentent bien seuls...
  • un obstacle ontologique et gnoséologique, enfin, en lequel les deux précédents trouvent leur ancrage ultime. Si l’idée que le réel peut être modélisé sous forme de structures définit le postulat commun aux diverses sciences (Granger 1993), celui-ci ne constitue que l’une des grandes lignes d’appréhension du social comme tel : l’intentionnalité comme source d’action et de sens, l’historicité comme inscription spatio-temporelle sont toujours à l’arrière fond de la définition et de l’appréhension des phénomènes. L’absence d’un langage susceptible d’intégrer ces diverses dimensions, la concurrence des langages existants pour imposer leur point de vue comme autant de perspectives géométriques, le caractère inépuisable des tableaux empiriques font que la sociologie ne se développe pas sur une logique de cumulativité et de rupture, mais sur deux logiques différentes : une logique en longue durée de la sédimentation et de la décantation ; une logique en conjoncture de la « saillance » et de la « pertinence », (Berthelot, 1996) où saisir un phénomène émergent, révéler une dimension cachée, affronter un phénomène massif (saillance) pour les thématiser selon une logique nouvelle (pertinence) constituent l’ambition de la plupart des chercheurs.

43Cela exclut-il définitivement toute possibilité de cumulative en sciences sociales ? Je n’irai pas jusque là. La seule invalidation principielle est l’argument de l’incommensurabilité. Il ne me semble pas acquis que l’existence d’une pluralité de langages de saisie d’un objet O implique nécessairement l’impossibilité d’une appréhension de O hors de la juridiction de l’un ou l’autre de ces langages. L’existence de confrontations partielles, l’esquisse d’outils épistémologiques comparatifs, le défi enfin d’une telle perspective me paraissent justifier l’idée, à titre de programme de recherche, d’une telle possibilité.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 J’utilise cette graphie un peu lourde pour intégrer dans le même modèle les articles et les ouvrages qui, souvent, déploient des analyses successives impliquant des problématisations et des mises en perspective emboîtées.

2 Pour des exemples de ces combinaisons voir L’intelligence du social, chapitre 3 section 2.

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