1L’idée de normativité est souvent comprise comme impliquant des prescriptions et des jugements de valeur, qui s’opposeraient directement à l’idée de l’objectivité scientifique. Cependant, au moins dans les sciences de l’homme, la pluralité, les conflits et le peu de cohérence des connaissances actuellement proposées conduit à s’interroger à la fois sur l’absence d’une certaine régulation normative de leurs objets (de quoi parle-t-on au juste ?), et sur des prétentions prescriptrices. Mon dessein est ici de tenter de clarifier plus généralement le sens de cette interrogation, en précisant l’idée et le rôle de la normativité dans les sciences.

1. LE PROBLÈME DE LA NORMATIVITÉ ET L'HISTOIRE DES SCIENCES

21. Que nous apprend l’histoire des sciences touchant la fonction de déterminations normatives ? Nous rappellerons seulement la thèse provocante de Feyerabend, pour lequel tout est permis qui satisfasse un besoin confus de connaissance, et qui met sur le même pied l’astrologie, les médecines magiques et les savoirs contrôlés reconnus comme scientifiques1. La conséquence extrême de cette attitude pamphlétaire étant de dénier toute légitimité à un enseignement scientifique officiel. Ce n’est pas tant sans doute « contre la méthode » que Feyerabend s’insurge, mais contre un dogmatisme et un absolutisme méthodologiques. Mais il rejette du même coup radicalement dans le livre cité toute mise en forme et toute réglementation, fût-elle provisoire, des démarches de connaissance, dont l’histoire des sciences nous montre peut-être les excès mais à l’évidence la féconde nécessité.

32. Plus positive est assurément l’opposition qu’introduit Kuhn entre une science « normale » et une science révolutionnaire, en lutte contre les formes réglées d’investigation et de vérification à un moment donné2. Mais sa théorie des « paradigmes » me semble négliger deux traits essentiels de l’évolution des savoirs. En premier lieu, la réglementation ou normalisation qu'il attribue aux états « normaux » des sciences n’est pas essentiellement, comme il paraît l’indiquer, de nature extrinsèque, qui exprimerait avant tout un consensus de la communauté scientifique ; elle exprime plutôt l’atteinte de points d’arrêt provisoires du mouvement intrinsèque des concepts. D’autre part, Kuhn ne distingue pas les situations proto-scientifques de celles postérieures à l’émergence d’un projet de connaissance demeuré depuis invariant pour l’essentiel, et qu’on peut dater, en Occident, pour les sciences physiques, du début du XVII^e siècle3. Dans leur état proto-scientifique, les « paradigmes » au sens kuhnien se juxtaposent et s’affrontent. Mais une fois née l’idée moderne de science, les successions de détermination normative des projets de recherche n’ont plus le caractère des paradigmes de Kuhn ; elles n'opposent plus des idéaux fondamentalement distincts de connaissance objective, mais correspondent, à l’intérieur d’un idéal établi, à des métamorphoses internes de systèmes de concepts, métamorphoses qui ne rendent nullement incommunicables entre eux leurs états successifs.

43. De cette brève critique des conceptions de Feyerabend et de Kuhn on pourrait peut-être conclure qu’il convient de distinguer l'historicité de la normativité scientifique, de son aspect absolu. Ce que nous entendons ici par son aspect absolu est un ensemble de caractères assez larges, mais désormais imprescriptibles, définissant la visée et le projet d’une connaissance scientifique, en quelque domaine qu’elle se déploie. On se bornera ici à en rappeler les traits de cette métanorme qu’on a développés par ailleurs : la science vise le réel, et elle soumet ses résultats à un contrôle dont les procédures et les exigences doivent être exactement définies. Nul qui cherche à s’approcher d’un savoir scientifique ne saurait sans doute ignorer ces réquisits.

2. QU'EST-CE QU'UNE NORME SCIENTIFIQUE ?

5Mais qu'est-ce, en général, qu’une norme scientifique ? Trois fonctions : déterminer des cadres de description de l’objet, établir des systèmes d'axiomes, fixer des protocoles d’observation et de validation.

A) Référentiels de description de l'objet

6Le cas exemplaire est celui de l’objet galiléo-newtonien de la Mécanique. Il se caractérise d’abord par une neutralisation des qualités sensibles ; par opposition à la physique d’Aristote, la nouvelle mécanique sera une théorie du mouvement, notion relativement abstraite définie par des relations spatio-temporelles. Ce « déchet », provisoirement abandonné par la science du nouvel objet, constituera naturellement la base de la constitution de nouveaux types d’objets : physique, chimique... Il faut observer que la « normalisation » galiléenne non seulement institue l’objet d’une science particulière, la Mécanique, mais encore contribue, avec les apports décisifs de Descartes, Pascal et Newton, à fixer les traits d’une idée définitive de la science.

7Indiquons brièvement un exemple beaucoup plus récent, du même ordre quoique plus contesté, celui du phonème. L’opposition etic et emic qui en est constitutive, montre que la norme n’est pas une description de phénomène, mais la création d’un objet « virtuel », complètement déterminé dans un système. Ce schéma d’objet virtuel sert de référentiel pour une description simplifiée des phénomènes (les traits pertinents et les traits distinctifs)4.

8Soulignons que la norme n’a pas en tant que telle de portée ontologique ; elle ne prétend pas présenter des figures de l’être comme l’EIDOS de Platon ou celui d’Aristote. On peut admettre plusieurs points de vue normatifs concurrents de détermination de l’objet. Pour revenir au cas du phonème, atteste de cette signification non ontologique la non-unicité des systèmes phonologiques selon Yuen Ren Chao5.

B) La fonction « axiome » de la norme

9Elle explicite le caractère de détermination complète de l’objet virtuel en réduisant le système où il est défini à un ensemble de relations et de règles de combinaison, sur le modèle des mathématiques. Un tel système se caractérise, sous sa forme évoluée, par une condition de manipulation déductive, et par une condition de clôture : ces manipulations ne doivent pas faire sortir du système. Mais la fonction « axiome » est-elle nécessairement applicable à toute espèce de données empiriques ? Pour l’objet humain, la réponse ne peut être décidée que dans chaque cas, et sans doute localement, pour tel type d’objet ; c’est apparemment le cas de l’objet de l’Économique.

C) La norme comme protocole d'observation, d'expérience, et de validation

10Cette fonction s’est présentée d’abord dans les états proto-scientifques comme rituels. C’est peut-être en ce sens surtout que la magie est aux origines de la science. Dans les périodes de technique avancée, les protocoles d’observation et d’expérience en dépendent très directement. Par ailleurs, la norme de validation dépend du degré d’implication des formes mathématiques dans la constitution des objets virtuels.

D) La norme est-elle de pure convention ?

11Une convention se caractérise par deux traits : un accord intersubjectif total ou partiel, et une non-nécessité, du moins immédiate6. L’histoire montre que l’accord, dans les sciences de la nature et en mathématiques, est finalement, fût-ce provisoirement, obtenu. Mais le consensus, à un moment donné, n’est ni condition suffisante, ni condition nécessaire de validation d’une théorie comme norme de représentation des phénomènes.

12L’espace de liberté ouvert aux conventions concerne d’abord des formes de représentation : règles d’application d’un système symbolique. Mais le système symbolique introduit des propriétés formelles qui lui sont inhérentes, et peuvent se révéler ou non comme attribuables aux contenus d’expérience. Ce qui limite le caractère arbitraire des normes comme conventions.

13En résumé, les normes déterminent les objets virtuels qui seront confrontés par l’expérience aux données actuelles auxquelles ils servent de cadre de représentation et d’explication plus ou moins adéquats.

3. LE CAS DES SCIENCES DE L'HOMME

141. Fondamentalement, les mêmes problèmes s’y posent pour la constitution des objets virtuels d’une science dans leur rapport aux données actuelles. Mais la difficulté spécifique provient de ce que les faits humains comportent intrinsèquement leur propre représentation non plus comme formes maîtrisées d’objets virtuels, mais comme données actuelles pour lesquelles la science doit construire une représentation de second ordre.

15De là une dissociation sur trois niveaux du normatif, inconnue dans les domaines de faits non-humains : les normativités « épistémique », « technique » et « axiologique »7.

16Epistémique : détermine les conditions de représentation des faits actuels par des objets virtuels dans des systèmes organisés, et de la confrontation de ceux-ci avec l’actualité. La normativité considérée plus haut est de cette nature..

17Technique : établit les conditions de la réussite de pratiques visant des buts.

18Axiologique : propose des conditions de cohérence des valeurs attribuées à des actions humaines.

192. Or la particularité des faits humains (autoreprésentation) facilite une confusion des trois normativités.

20Nous prendrons l’exemple de l’Économique. La normativité épistémique s’exprime dans la représentation mathématique des choix entre biens, ou des rapports entre quantités (produites ou achetées) et prix, constituant l’objet (virtuel) économique.

21La normativité technique pose des règles de répartition des moyens de production ou d’acquisition en vue de maximiser une certaine grandeur.

22La normativité axiologique concerne une hiérarchisation des productions et consommations selon des valeurs, une répartition des biens.

23Or l’économique marginaliste tend à conjoindre et assimiler normativité épistémique et normativité axiologique avec la théorie de l’équilibre marginal.

24L’économique classique tend à neutraliser la distinction entre technique et axiologique.

25L’économique de Marx tend à substituer une normativité axiologique à une normativité épistémique.

26Cette confusion entraîne naturellement une indétermination de l’objet et de la méthode, d’une connaissance scientifique et d’une doctrine.

CONCLUSION

27La normativité scientifique a un double sens. Tout d’abord un sens global, qui est la détermination d’un idéal de connaissance. Définitif, me semble-t-il, ou en tous cas universellement admis et reconnu comme forme d’explication vérifiable et susceptible de progrès. En second lieu, des sens spécifiques et variant au cours des étapes de ce mouvement de progrès. La normativité est alors fixation provisoire des cadres de description et des types d’objets. Cette normativité, à un moment donné de l’histoire d’une science, peut fort bien être multiple et conflictuelle au sein de la communauté scientifique. Mais l’histoire des sciences de la nature montre qu’elle trouve son unité, à moyen ou long terme, comme marquant des points d’arrêt et de départ dans une dialectique interne des concepts, se rapportant à des domaines plus ou moins étendus de phénomènes. Tant que cette unité provisoire est contestée et ne s’établit pas en des domaines suffisamment larges, on peut considérer que l’objet de science est encore obscur et mal défini.