URL originale : https://books.openedition.org/pumi/14055

Introduction
p. 7-18
Texte intégral
1Le groupe de l’AISLF, Logique, Méthodologie et théories de la connaissance, s’est donné comme objectif d’initier une réflexion portant sur les conditions de possibilité de la connaissance en sciences sociales et notamment en sociologie. Il a ainsi proposé une manifestation inaugurale qui eut lieu à Aix-en-Provence en mai 1995 portant sur la ou les définitions de la normativité scientifique en sciences sociales. C’était en quelque sorte une gageure à laquelle un certain nombre de sociologues ont bien voulu répondre, et le livre que nous présentons aujourd’hui est le résultat de ce pari posé par Jean-Michel Berthelot, Gilles Houle et Nicole Ramognino1.
2C’était une gageure et le risque était – et reste – grand de ne pouvoir se frayer un chemin vers une réflexion utile à l’avancement des objectifs poursuivis, et même de pouvoir conduire à une tentative de dialogue. Et l’on peut, en effet, lire les textes qui suivent comme autant de chemins de traverse, ou comme des points de vue irréductibles, un « polythéisme des valeurs » qui s’expose encore une fois en vain devant tous ceux qui attendent plus de la confrontation des points de vue sociologiques. Nous n’échappons certes pas à cette critique : on peut lire et opposer par exemple l’article de P. Cibois, privilégiant l’analyse de données comme méthode d’approche du social, à celui de Patrick Pharo qui procéderait plutôt par l’élaboration a priori de la « sémantique de l’action » et par évitement de toute forme d’empirisme sociologique. Par ce biais, on retrouverait aussi les débats actuels dans la sociologie française sur l’opposition entre raisonnement déductif et raisonnement inductif : le retour à E. Hughes privilégiant l’approche de terrain avant toute autre opération théorique.
3On peut également lire des oppositions entre des « esprits épistémologiques » et voir que certains défendent les modalités de connaissance liées à l’explication causale (J.M. Berthelot, P. Livet, P. Pharo) alors que d’autres défendent les approches structurales relationnelles (V. Lemieux) ; ou les approches qui visent comme objectif scientifique d’apporter une explication à celles qui se donnent comme objectif la reconstruction des savoirs des sujets. On pourrait sans peine détailler les textes des uns et des autres et montrer comment ils s’opposent de manière définitive et rendre ainsi visible le non-sens de l’interrogation du groupe Logique, méthodologie et théories de la connaissance.
4Cependant, nous persistons dans notre projet initial et c’est la raison pour laquelle nous n’avons pas tenté d’opposer les textes les uns aux autres pour montrer au contraire ce que chacun d’entre eux pouvait apporter dans un débat qui n’est pas seulement complexe du fait du « polythéisme des valeurs » en question mais compliqué parce que la réalité sociale est elle-même compliquée et peut être appréhendée par différentes entrées épistémologiques, entrées dont l’hétérogénéité reflète aussi en grande partie la complication des phénomènes sociaux.
5Nous avons voulu initier et stimuler nos interrogations sur la normativité scientifique en sciences sociales par les réflexions épistémologiques de G.G. Granger : dans une langue claire et précise et avec la conviction qui ne lui fait jamais défaut, le philosophe résume ses préoccupations en la matière : la sociologie a-t-elle pu construire un « objet virtuel » comme l’ont fait toutes les autres sciences ? Au-delà de cette question fondamentale qui ne semble pourtant pas avoir eu d’écho direct, G.G. Granger observe que dans les sciences sociales (et il prend l’exemple des sciences économiques, pourtant), la normativité épistémique s’accompagne, jusqu’à la confusion, d’une normativité technique et d’une normativité axiologique. Cette observation ne donne pas lieu à un débat même si elle conditionne la plupart des réflexions qui font un inventaire des possibilités d’amélioration en quelque sorte de la normativité épistémique de la sociologie. Un autre point qui est longuement développé porte sur ce que G.G. Granger appelle l’auto-représentation des faits sociaux, présenté comme le point central des difficultés épistémiques de la sociologie. Les textes proposés ici les traduisent à leur manière. Les différents points, évoqués par l’épistémologue, méritent pour chacun une analyse propre à partir du corpus des travaux sociologiques et pourraient faire chacun l’objet de séances de travail du groupe2 LM TC...
6Luc Racine est l’auteur qui semble avoir pris à bras le corps les articulations proposées par G.G. Granger quand il s’interroge sur la possibilité de La reconstruction des faits de conscience : interprétation, norme et intentionnalité, dans la mesure où il aborde très directement la question de « l’objet virtuel » de la sociologie et celle de l’auto-représentation des phénomènes sociaux. Exploitant à sa manière les thèses de R. Boudon, et celle de V. Descombes, il défend la nécessaire positivité des sciences sociales, en arguant de la matérialité des formes prises par les faits de conscience. Ceux-ci sont à reconstruire dans une comparaison des formes humaines avec les autres formes non humaines des faits sociaux. Situer la discipline sociologique dans les sciences du vivant pourrait permettre qu’elle sorte d’une conception de l’homme pris comme séparé et extérieur à l’univers et à la nature. Luc Racine pointe là une piste peu évoquée dans les débats épistémiques de notre discipline et nous rappelle ainsi que le social n’est pas réalisé seulement par l’activité humaine : en même temps la comparaison pourrait dévoiler ce qu’il y a à la fois de spécifique et d’universel, ce qu’il y a d’humain, justement dans nos sociétés. Le texte de Luc Racine nous convie ainsi à reprendre un chemin de réflexion longtemps abandonné du fait de notre revendication tant au relativisme culturel que scientifique,
7Les propositions de Jules Duchastel et de Danielle Laberge concernant Des interprétations locales aux interprétations globales : combler le hiatus sont primordiales si l’on veut comprendre que notre position est loin d’être irénique, et que notre refus d’endosser les débats et conflits de la discipline est lié à la démarche pratique de la recherche. En effet, les auteurs nous montrent bien que celle-ci est un processus qui appelle, à tous ses moments ou étapes, des choix interprétatifs, choix locaux qui doivent se cumuler en fin d’analyse en une interprétation globale sous certaines conditions de compatibilité ou d’argumentation pertinentes. Ces choix qu’ils appellent des interprétations locales sont de nature différente et jouent des rôles différenciés dans l’ensemble du processus de recherche : de la quête d’un corpus d’informations à partir d’une question préalable sociale ou sociologique à la sélection de ce que nous appellerons des modèles techniques pour l’analyse de données (statistiques par exemple ou selon un de leurs exemples, morphosyntaxique), des résultats de l’analyse de données à la construction d’une observation sociologique, et à l’intégration de ces observations dans l’analyse des résultats et dans une interprétation globale. Comme la référence bachelardienne à laquelle ils ont recours, chaque moment ou étape de ce processus est une itération modèle/observation, un abstrait/concret, qui rend caduque, à notre avis, l’opposition des raisonnements inductifs ou déductifs, et nous permet alors de comprendre que, sous les enjeux des débats, se nouent des questionnements sur des exigences de la connaissance, exigences qui ont été formulées depuis comme des règles à suivre pour satisfaire un modèle de scientificité que la sociologie a bien du mal à atteindre. Or si en tant que règles, elles peuvent être dites inopérantes du fait de la spécificité de la sociologie, en tant qu’exigences liées à la connaissance, nous pouvons difficilement transiger : il nous faut voir à quel moment ces exigences doivent ou peuvent être remplies, et dans le cas où il nous serait impossible d’y répondre, en conclure sur la nature et les effets des résultats « scientifiques » que nous présentons.
8J.M. Berthelot thématise et reprend la question de la normativité scientifique, version épistémique, selon un angle d’approche défini par le titre de son propos Cumulativité et normativité : il l’aborde en termes d’épistémologie pratique. Le point de départ d’une réflexion sur la normativité scientifique, ne peut être alors que le pluralisme sociologique et celui-ci, bien que constaté, ne va pas pour autant de soi : reste alors la question cruciale de la cumulativité des résultats sociologiques apportés dans et par le pluralisme théorique, méthodique et méthodologique. En période de relativisme scientifique déclaré, c’est en effet une question cruciale si l’on veut maintenir une quelconque spécificité à la discipline ou si l’on ne veut pas assister à son éclatement. C’est une manière particulière d’aborder la question de la construction de « l’objet virtuel » bien que l’auteur ne précise pas dans ce texte tout au moins l’enjeu de la question de la cumulativité pour l’existence même de la discipline sociologique. L’auteur a déjà développé par ailleurs les réponses aux questions envisagées : nécessité d’une formalisation des schèmes d’intelligibilité, qui aurait comme vertu de pouvoir articuler le pluralisme sociologique non plus au polythéisme des valeurs mais à la complication des phénomènes sociaux, à leur pluridimensionnalité et à leurs modalités diverses. C’est tout au moins ainsi que nous lisons les propositions qu’il tient toujours avec ardeur, même si-et c’est là la tonalité propre du texte proposé-il en évoque les difficultés techniques, pragmatiques, ontologiques et gnoséologiques : les premières viennent de la difficulté d’opérer la confrontation systématique de diverses théories dépendant de schèmes différents sans l’élaboration d’un métalangage de description de l’objet qui soit en quelque sorte commun ; les secondes renvoyant si je puis dire à la normativité technique ou axiologique des sciences sociales ; les dernières s’interrogeant sur la capacité des outils scientifiques classiques (structuraux) et au-delà du monisme qui les soutient à pouvoir rendre compte de la pluridimensionalité de l’objet social. Là encore, sont ouvertes des pistes qu’il s’agit d’inventorier : l’élaboration d’un métalangage commun à l’ensemble des théories sociologiques est-elle une entreprise condamnée d’avance comme semble le penser J.C. Passeron, notamment lorsqu’il évoque l’impossibilité de construire un dictionnaire commun des concepts sociologiques ? Les normativités techniques ou axiologiques, en regard de la normativité épistémique, pourraient être questionnées à partir des résultats de la sociologie de la science ou des réflexions de J. Habermas sur les intérêts à la connaissance. On pourrait, au-delà, se demander si une normativité axiologique n’est pas inscrite dans la définition que l’on devrait donner de « l’objet virtuel » de la sociologie, la comparaison entre le social humain et non humain, suggérée par Luc Racine, serait sans doute à cet égard productive. Enfin, à partir du moment où l’on admet que le social ne peut pas être réduit à une ontologie moniste, il est clair que les outils scientifiques peuvent être diversifiés : nous aimerions à ce propos resituer la question de la discipline sociologique dans la classification des activités scientifiques opérées et citées par J. Molino3.
9Mais au-delà d’une recherche comparative entre social humain et non humain, ou d’une réflexion sur la formalisation des connaissances, l’un des premiers débats que nous mentionnons est celui de la nécessité d’aboutir à une explication, et les textes qui suivent avancent un certain nombre de définitions de cette exigence. Atteindre à l’explication, c’est pour certains et d’une manière formelle atteindre à l’explication causale ou au contraire à l’explication relationnelle apportée par les outils d’analyse structuraux. C’est ainsi que nous voyons émerger une différence implicite entre les propos de Vincent Lemieux qui, à partir du rapport qu'il établit entre la Théorie des graphes et sciences sociales, approfondit des modèles axiomatiques de nature structurale sur les relations sociales et les textes qui renvoient l’explication à un modèle causal (Jean-Michel Berthelot ou Pierre Livet). La différence est liée non seulement aux outils formels utilisés et à leurs capacités (théorie des graphes qui construit du relationnel ou théorie des jeux qui permet plutôt d’exprimer les choix opérés par un acteur social) mais aussi à l’objet élaboré, objet relationnel dans un cas, objet rationnel dans le second : autant d’interprétations locales différenciées qui jouent comme conditions de la recherche malgré un choix épistémologique commun : celui d’élaborer a priori une axiomatique de l’action qui appelle à une démarche hypothético-déductive. Les opérations mises en évidence par les auteurs ne thématisent pas les mêmes dimensions du social : système de relations sociales dans le premier cas, qui pourrait s’appliquer à diverses activités sociales, ou opérations de révision dont l’acteur dispose pour son action dans le second.
10Parmi les auteurs qui inscrivent une démarche déductive et cherchent à construire une explication de l’action, citons Patrick Pharo et son texte, La sociologie comme métaphysique sociale. La dimension soulignée consiste à mettre en lumière la sémantique de l’action, une sémantique commune aux acteurs étudiés et au sociologue, un sens commun, une constitution morale commune. Cette démarche de construction d’une sémantique commune a priori – c’est-à-dire avant toute démarche de terrain – permettrait de saisir à titre d’explication ce qui, dans la définition d’un phénomène social, semble indispensable pour l’ensemble des groupes sociaux. C’est ainsi que reprenant Le Suicide de Durkheim, l’auteur montre que l’analyse des données ne peut rendre compte de ce qui est spécifique du suicide pour les acteurs sociaux. Contrairement à la définition du suicide donnée par Durkheim, – le fait que le sujet sait reconnaître ce qui est suicide-, la sémantique de l’action aurait plutôt montré que « la souffrance morale est essentielle à l’expérience du suicidé » et que, du coup, l’explication du suicide est alors fort différente : « On suppose que pour... se risquer à une solution aussi radicale, il faut trouver dans la mort une raison de moindre souffrance que dans la vie ».
11Ce qui nous intéresse ici n’est pas tant la lecture que Patrick Pharo effectue de l’ouvrage de Durkheim, mais son choix pour une élaboration sémantique d’un modèle explicatif de l’action, alors que dans les cas précédents, si nous pouvons dire ainsi, l’élaboration était délibérément formelle ou logique : autant là encore de choix d’interprétations locales pour reprendre les formules de Jules Duchastel et de Danielle Laberge. Ces choix sont-ils antinomiques ? Ils appellent des constructions de données et d’objet sociologique certes hétérogènes, mais l’hétérogénéité n’est pas nécessairement contradictoire, elle peut être liée à la complication que présente le social, et aux différents investissements des acteurs sociaux, cognitifs, éthiques, esthésiques et esthétiques dans le phénomène. Le problème est plutôt de savoir si toutes ces dimensions sont utiles ou nécessaires par rapport à la définition – encore absente – de « l’objet virtuel » de la sociologie, et du rapport de cet objet avec ceux des disciplines connexes. Mais nous l’avons vu, l’explication peut ainsi prendre des sens variés, et en fin de compte, nous nous demandons si la proposition de Jules Duchastel et de Danielle Laberge d’appeler explication ce qui relève des résultats d’une objectivation technique (au sens des modèles interprétatifs choisis pour traiter techniquement des données) n’est pas l’une des solutions les plus consensuelles.
12Un autre débat de la discipline sociologique consiste à opposer la démarche inductive à la démarche déductive. Nous en avons de multiples exemples mentionnés dans les textes rassemblés : du texte de Patrick Pharo qui prône un modèle a priori de sémantique de l’action, de celui de Pierre Livet qui promeut un modèle de l'action à partir des opérations de révision au texte de Philippe Cibois qui défend l’approche en termes d’analyse de données. En effet, Philippe Cibois propose L’analyse de données : une formalisation de la norme sociale d’objectivité de la connaissance, pour éviter l’aspect réducteur des modèles théoriques en sociologie. Plusieurs raisons à cela : l’analyse des données est présentée à juste titre comme une formalisation d’une pratique sociale et s’effectue à partir des perceptions « indigènes », recueillies lors des enquêtes par questionnaire ou par entretien. Ceci n’est pas un obstacle insurmontable à la construction scientifique : la critique des prénotions de Durkheim ne doit pas être confondue avec la rupture bachelardienne, celle-ci s’opère dans le travail de construction et d’élaboration de l’objet, et ce travail commence nécessairement avec la prise en compte des catégories utilisées par les acteurs sociaux. De plus, depuis les travaux de L. Boltanski et L. Thévenot, on ne peut plus considérer le sens commun comme une catégorie unifiée opposée à la critique des catégories savantes. Les sociologues se sont aperçus que la critique – qui se donnait comme l’apport essentiel de leur connaissance-était largement répandue dans notre société qualifiée dès lors de critique, et que l’objectivité consistait alors à reconstruire la grammaire des pratiques utilisée par les acteurs sociaux. En ce sens, Philippe Cibois s’autorise à promouvoir comme méthode, l’analyse de données, en lieu et place d’un raisonnement déductif à partir d’un modèle théorique explicatif. Ces propositions semblent du coup fortement contradictoires avec celles que nous avons vues précédemment.
13Pourtant, forts de la recommandation de Jules Duchastel et de Danielle Laberge concernant le processus de recherche comme un processus qui conduit d’interprétations locales aux interprétations globales, nous aurions tendance à refuser – tout au moins dans une première approximation de la recherche en sociologie – de penser ce processus sous la forme d’un raisonnement inductif ou d’un raisonnement déductif. Que l’on soit en présence d’un chaînage avant ou d’un chaînage arrière, toutes les étapes de la recherche consistent en un rapport itératif abstrait/concret ce qui veut dire très précisément que le raisonnement emprunté – dans cette première approximation- est plutôt abductif. Ceci veut dire aussi qu’une exigence de la connaissance consiste à travailler les deux pôles de ce mouvement itératif, et le rapport cumulatif entre les différentes étapes de la recherche. En d’autres termes, puisque certaines phases de la construction appellent des modèles théoriques sociologiques, la recherche en terme de sémantique de l’action, d’investissement opératoire des acteurs sociaux ou des possibles relationnels logiques – les propositions effectuées par les différents auteurs déjà cités – sont nécessaires à la recherche même s’il ne s’agit pas de les penser en termes de règles de la construction scientifique, d’approche ou de méthode. De même, la proposition de Philippe Cibois nous paraît relever d’une exigence de la connaissance sociologique même si là encore nous lui refusons toute dimension normative de règle, de méthode ou d’approche. L’analyse de données doit aussi réfléchir non seulement au problème des catégories indigènes avec lesquelles elle s’effectue, point central des propositions de Philippe Cibois, mais également en fonction des hypothèses interprétatives qui sont liées aux types de techniques de traitement des données, point sur lequel nous reviendrons plus loin.
14Ce que nous aimerions reprendre maintenant est le débat sur ce que G.G. Granger a pu appeler l’auto-représentation des faits sociaux, ou plus généralement ce que les auteurs dans leur ensemble nomment sous la question du rapport entre catégories savantes et catégories indigènes. Ce point est repris par la majorité des auteurs, il est vrai qu’il a souvent été mentionné comme l’un des obstacles principaux de la sociologie dans sa visée scientifique, et qu’il pose plus particulièrement aujourd’hui la question de savoir si la sociologie doit se définir comme une science descriptive, en termes de reconstruction des savoirs, des intentions du sujet ou comme science interprétative, explicative ou compréhensive de l’action sociale. Pierre Livet, pour répondre à son questionnement sur Le statut de l’explication en sociologie, dont nous avons déjà parlé, développe une lecture des résultats sociologiques mettant en lumière le rapport entre catégories savantes et catégories indigènes. Son texte est particulièrement pertinent dans la mesure où il nous éclaire sur un moment de la recherche auquel les sociologues attachent une attention distraite et qui pourtant devrait nous interpeller à la fois socialement et épistémologiquement. En effet, si le problème de la traduction des catégories indigènes en catégories savantes joue la plupart du temps dans la littérature sociologique comme un passage obligé, le problème inverse de la retraduction des catégories savantes en catégories sociales, en fin de recherche, est largement oublié, Le processus de recherche explicatif est caractérisé par 1) la construction d’une structure d’opérations sur des catégories qui sont par là même 2) hétérogènes aux catégories de sens commun alors que le 3) moment consiste à traduire ces catégories dans des données observables. C’est par l’intermédiaire de ce schéma que Pierre Livet propose une relecture de la littérature sociologique et montre comment les différents auteurs mentionnés oublient en quelque sorte l’une de ces trois étapes. Pour notre part, nous voulons montrer l’intérêt de la première et de la dernière étape, la seconde ayant été traitée auparavant.
15Interrogeons d'abord la question de la retraduction des catégories savantes en catégories sociales, Pierre Livet la présente comme indispensable à la construction de l’observation, puisqu’il s’agit de retraduire le modèle axiomatique en catégories observables et celles-ci sont essentiellement indigènes, d’où l’intérêt épistémologique de cette retraduction, si l’on s’en tient à l’hypothèse d’un modèle hypothéticodéductif. Mais l’intérêt de la retraduction vient aussi de ce que les résultats de l’analyse sociologique sont repris dans la pratique sociale, et que le sociologue se sent souvent trahi par la lecture qui en est faite. La question ne vient-elle pas de l’absence de retraduction d’un modèle d’action sociale (a priori ou a posteriori) sous forme de catégories sociales ?
16En ce qui concerne la première étape, il est évident que la littérature sociologique est toujours en débat et que la division des sociologies opère notamment à partir de cette question. Nicole Ramognino a tenté de reprendre cette question, dans Normativité et relativisme scientifique en sociologie ?, notamment à partir des qualités du social (historique, individuelle ou subjective, et langagière) considérées comme les éléments justifiant le relativisme scientifique, pour montrer la possibilité ou l’impossibilité d’une analyse positive. De même, Frédéric Michel, dans Des temporalités sociales dans l’observation du social, a choisi de traiter la question du temps à partir de modèles techniques d’observation du changement social.
17Dernière question que nous permettent de comprendre les propositions de Jules Duchastel et de Danielle Laberge, la nécessaire interprétation globale des observations construites à partir des techniques de traitement des données. Le texte de Frédéric Michel nous montre comment les outils descriptifs et techniques que sont agoramétrie, sémiométrie, la méthode Delphi et les matrices de tendances Louis DIRN, inscrivent implicitement dans ce rapport abstrait/concret qu’est l’analyse de données, des conceptions du temps qui rendent l’observation des changements sociaux problématiques. Les outils inscrivent ainsi des théories implicites, relevant d’interprétations locales qu’il s’agit d’expliciter selon les recommandations de nos deux auteurs. Ces interprétations locales ne sont pas évidentes pour les sociologues qui se servent souvent d’outils construits par d’autres, linguistes ou statisticiens. C’est l’objectif de Pierre Vergés, Quelques réflexions sur la relation statistique entre variable, de construire les théories annexes qui sont inscrites dans les outils statistiques, qu’il s’agisse des indices de corrélation, ou des types d'analyse, et d’interroger la compatibilité entre ces théories et le phénomène sociologique que l’on cherche à observer. Là encore reconnaître les interprétations locales et leur articulation à des interprétations globales appelle que l’on développe un travail de réflexion sur ce qui apparaissait jusqu’ici la meilleure manière d’atteindre à la scientificité de l’analyse : les outils statistiques, les modèles techniques d’observation. D’une certaine manière c’est ainsi que nous comprenons les propositions faites par Karl M. van Meter, Typologie de base, ensembles flous, et analyse multi-méthode en sciences sociales. En effet, la promotion de l’analyse multi-méthode permet de confronter des résultats différents et de comprendre de quoi relèvent ces différences. La solution proposée permet d’améliorer la normativité épistémique de la sociologie, et devrait se développer en une réflexion sur les ontologies inscrites implicitement dans ces outils.
18En conclusion, le pari que nous avons tenu de laisser ouverte la question de la normativité scientifique en sciences sociales nous a permis d’inventorier différentes voies de réflexion et de recherche, toutes utiles au développement de la scientificité pour une discipline dont l’objet s’il n’est pas encore défini virtuellement, peut être caractérisé empiriquement par sa complication. Les voies ouvertes que nous présentons relèvent de moments de la recherche différents, et, en ce sens, ne s’opposent pas mais se complètent, si l’on veut bien considérer d’une part que l’objet social relève d’une ontologie non moniste et d’autre part, si on prend acte que l’exploration d’un phénomène social est un processus itératif et cumulatif, scandé par des étapes ou moments dont la nature épistémologique est d’être de l’abstrait/concret, les moments se succédant en complexifiant pas à pas l’observation et l’explication ou l’interprétation du phénomène étudié.
Notes de bas de page
1 Les journées du groupe aislf ont pu avoir lieu grâce aux financements conjoints du Département de sociologie et de l’Université de Provence, du Centre de coopération interuniversitaire franco-québécoise, et du CNRS que nous remercions très vivement.
2 Ce groupe, avant qu’il ne soit abrité par l’aislf, existait de manière informelle, voir notamment les productions de numéros spéciaux de revue : « Formes de connaissance. Savoirs traditionnels ou de sens commun et conditions d'une sociologie de la science », Sociologie du Sud-Est, no 51-54, 1987 et « La construction des données », Sociologie et sociétés, vol. XXV, no 2, 1993.
3 J. Molino, « Le sociologue et la bataille de Poitiers », Revue européenne des sciences sociales, Tome XXXIV, no 103, 1996, pp. 203-213.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Sociologie et normativité scientifique
Ce livre est cité par
- Racine, Luc. (1999) Sociologie et normativité scientifique. DOI: 10.4000/books.pumi.14067
- Raymond, Camille. Vaillancourt, Jean-Guy. Dumas, Brigitte. (1999) Les sciences sociales de l’environnement. DOI: 10.4000/books.pum.14741
- van Meter, Karl M.. (1999) Classification, Cross-Classification Analysis and Generalized Blockmodeling. Bulletin of Sociological Methodology/Bulletin de Méthodologie Sociologique, 61. DOI: 10.1177/075910639906100104
- Laganier, Richard. Villalba, Bruno. Zuindeau, Bertrand. (2020) Le développement durable face au territoire : éléments pour une recherche pluridisciplinaire. Développement durable et territoires. DOI: 10.4000/developpementdurable.17446
- Laganier, Richard. Villalba, Bruno. Zuindeau, Bertrand. (2002) Le développement durable face au territoire : éléments pour une recherche pluridisciplinaire. Développement durable et territoires. DOI: 10.4000/developpementdurable.774
Sociologie et normativité scientifique
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3