Les sociologues et la recherche urbaine
|Chapitre IV. Ministère et magistère
Texte intégral
Comme les chances d’accéder à la possession de biens personnels ne constituaient pas, dans cette société, une “réalité sociale”, qui, elle, dépendait entièrement de l’opinion des autres, comme c’était la reconnaissance par les autres de la qualité de membre de cette société qui, en dernière analyse, décidait de cette qualité même, l’opinion que les hommes se faisaient les uns des autres et l’expression de cette opinion par le comportement considéré comme instrument déformation et de contrôle, jouaient dans cette “bonne société” un rôle particulièrement important.
Norbert Elias
La Société de cour (1969).
1On aborde enfin sur l’axe vertical de notre schéma défini en introduction les visions que le milieu professionnel se donne de lui et les classements que ses jugements actualisent. Les récits de carrière expriment les tensions symboliques qui parcourent le milieu. On sait déjà que celui-ci s’impose et se divise dans la récurrence d’oppositions fondatrices telles que celles de la science et de la technique, de la recherche et de l’expertise, etc. La recherche urbaine, par ses terrains, ses subsides et sa portée publique, sert le métier de sociologue. Elle constitue ici le métier à tisser l’étoffe du savant. Tout sociologue s’éprouve en effet dans le service critique ou positif, culturel ou technique, qu'il rend aux cercles variables du corps social. C’est l’office ou le ministère que les institutions séculières lui alloue. Faut-il rappeler que l’étymologie fait dériver le mot métier de celui de ministère ? Mais le ministère urbain ne suffit pas, tant s’en faut, à l’édification de la discipline dans le concert savant ou universitaire. Bien au contraire, le magistère de la science sociale se pose à l’encontre des catégories de l’entendement au service trop immédiat du gouvernement des hommes. C’est dire que le métier de sociologue et sa spécialité urbaine se forment et s’exercent dans la tension, sans cesse renouvelée par l’histoire, entre magistère et ministère.
- 1 Pour un état des lieux récent de ces références, voir C. Dubar, La Socialisation, construction des (...)
2Si l’on se réfère à la définition américaine de la profession intellectuelle (un savoir formalisé, dispensé par une institution reconnue, garanti par un titre légal et surtout doté de prestige moral pour ses performances utiles)1, on peut hésiter à assimiler son exercice à une profession à cause de l’hétérogénéité troublante de ses emplois. À l’inverse de la médecine, par exemple, que Eliot Freidson (1970) a définie comme une profession qui rassemble une diversité arborescente de métiers sous la figure respectable ou familière du Docteur, la sociologie se présente actuellement sous les formes très diverses de professions inégalement reconnues (de l’enseignement supérieur à l'ingénierie sociale, à tout le moins) que seule une communauté de langage réunit à peine. Il est significatif que dans ce langage, en France précisément, « l’exercice professionnel du métier de sociologue » – selon l'expression de Renaud Sainsaulieu (1987) – renvoie à une condition laïque, éloignée des écoles de la production symbolique légitime. On pourrait même se risquer à dire que l’éthos professionnel du sociologue, fait de distance au rôle, craint fondamentalement la transformation de son métier en profession. Mais le combat idéal contre l'institution est loin d’échapper à sa propre institution. En effet, si hier le magistère universitaire cristallisait la figure professionnelle du sociologue, rien n’interdit de supposer que celle-ci perdure aujourd’hui pour maintenir une identité disciplinaire déstabilisée par la diversification de ses ministères. C’est du moins l'hypothèse que nous instruirons, en accord d’ailleurs avec Johan Heilbron (1986) qui a référé la définition fonctionnaliste de la profession à la stratégie d’autovalorisation des sociologues américains d'après-guerre et qui a aussi montré comment en France la demande croissante de sociologie n’a pas transformé le métier de sociologue en une profession autre que celle de l’enseignant-chercheur dominée par l’« état » (au sens noble du terme) d’agrégé de philosophie et de normalien. La thématique urbaine est notre analyseur à cet égard. Les opinions qui suivent nous parlent des conflits, des vocations accomplies ou contrariées, des carrières et des aventures qui dynamisent la structure des positions et dispositions inégales dans une constellation professionnelle aux emplois et statuts mobiles mais non moins hiérarchisés du point de vue de la légitimité culturelle.
1. LA CITÉ DES SOCIOLOGUES
3Les représentations sollicitées du paysage professionnel tiennent plus du champ de bataille, rangée ou larvée, que d'une Carte du Tendre ou des affinités électives. La moitié des répondants ne se sont pas exprimés d'ailleurs. Ceux qui ont donc osé parler des autres en termes de lutte ont manifesté de la sorte leurs bonnes raisons, souvent liées au sentiment ou à l’expérience de la marginalité. Il en est ainsi de la non intégration des codes de la science normale, de l'écart entre Paris et la province, ou de la spécialité contestée (« l’ethnologie urbaine » par exemple).
Agôn, union et divisio
4Forgées dans la lutte pour la reconnaissance, les représentations des quartiers proches ou séparés de la cité des sociologues rappellent souvent des positions déjà prises publiquement et parfois traduisent confidentiellement l’indicible, tel celui des inégalités de sexe. On pourrait multiplier les exemples dans le premier cas de figure. Indiquons seulement, à l'extrême, celui de P.H. Chombart de Lauwe qui, malgré diverses mises au point publiques, a tenu à rappeler qu'il a abandonné en 1963 le Centre d'études des groupes sociaux (équipe de « recherche appliquée » montée avec l’aide contractuelle du ministère de la Construction) parce que le Centre d'ethnologie et de psychologie sociale, parallèlement créé « pour ouvrir les études urbaines sur des orientations plus fondamentales » n'avait reçu aucun subside ministériel ; discrédit imputable, selon notre interlocuteur, à ses déclarations publiques contre la politique gouvernementale du logement ; d'où sa distance prise depuis avec l’administration, contrastant singulièrement avec les nombreuses attaques dont sa « sociologie fonctionnaliste pour planificateurs » fut l'objet de la part de ses collègues dans les années ultérieures.
5Nécessairement rares, mais vigoureuses, les opinions sur la division sexuelle du travail intellectuel affleurent dans le discours des rescapées de notre échantillon masculinisé : « [...] où la féminité contrarie le charisme masculin du patron sociologue... sexisme féodal de la sociologie française... les seules filles qui percent sont celles dont le père a autorisé le logos... elles deviennent des surhommes... » Le vocabulaire des passions du milieu s'en trouve parfois enrichi ; les « tueurs » et « parricides » y apparaissent soudain plus nombreux que dans le discours de la norme masculine qui joue avec les métaphores groupales des gangs et des clans. Mais faire la généalogie d'un tel point aveugle aurait nécessité un appareillage spécifique dépassant les objectifs de l'enquête. On s’en tient ici à nouveau au fil des récits qui évoquent quelques divisions du milieu, par exemple :
61. Les apanages et les filiations :
« Quand je suis entré au cnrs, la sociologie était partagée comme un empire colonial. Il y avait Friedmann pour le travail, Dumazedier pour le loisir, Chombart pour la ville, Mendras pour la campagne. Je me disais que si j'avais à choisir, je prendrais la sociologie de la nuit ! Maintenant on n'en est plus à cette espèce de division aristotélicienne du champ, la démographie de la recherche l'a ébranlé. Quant à cette fameuse ethnologie urbaine, la discipline perdant ses terrains exotiques a du se replier sur son autochtonie. De nouveaux partages réapparaissent : par exemple, le politique avec Abelès, et l'urbain avec Gutwirth et Pétonnet d'un côté et Althabe de l'autre. » (4)
7Si la répartition des domaines thématiques file la métaphore coloniale, l’évocation des filiations emprunte le vocabulaire féodal. Quelques lignées exprimées, l’illustrent :
Suzerains |
Vassaux désaffiliés |
Feudataires urbains |
H. Lefebvre |
H. Raymond |
N. Haumont, S. Ostrowetsky |
P.H. Chombart |
H. Coing, P. Rendu |
|
A. Touraine |
M. Castells |
F. Dubet, D. Lapeyronnie, M. Wieviorka |
P. Bourdieu |
J.C. Chamboredon |
M. Pinçon, M. Pinçon-Chariot |
G. Balandier |
G. Althabe |
8Telle généalogie sommaire repérée dans notre corpus masque les réseaux de sociabilité momentanée ou d'affinité durable (école marxiste, CERFI, etc.), et ne dit rien des parcours et polarités territoriales qui structurent le champ. Pour les plus visibles, on pourrait rappeler la galaxie Durand-Sansot-Maffesoli dans les Alpes des années soixante-dix ou la chaire toulousaine de Raymond Ledrut ; pour le moins visible, on pourrait rappeler quelque filiation gurvitchienne avec Georges Granai dans la Provence des années soixante, ou les contributions bordelaises de François Bourricaud dans les mêmes années pour la filiation boudonienne, significativement absente à l'appel de la sociologie urbaine.
92. Les frontières traversées. Où le repli des ethnologues sur l’autochtonie, précédemment entrevue, se signale par ses luttes claniques :
« Dans les années soixante-dix, une série de chercheurs qui étaient comme moi à I'ORSTOM sont rentrés généralement d'Afrique et ont intégré l'École pratique des hautes études. L'un d'entre eux d’ailleurs est devenu par la suite président de l'École, réconciliant un peu lévi-straussiens et balandieristes, tout en étant donc reconnu par les historiens. Mais c'est là une autre page d'histoire qui reste à écrire. À mon retour de Madagascar j'ai suivi ce courant, et j'ai été élu sur ce projet d'ethnologie de la ville en 1979-1980. Il s'agissait donc, selon le principe de l'École, de casser certaines catégorisations, ce qui devient aujourd'hui de plus en plus difficile à faire. À l'extérieur de l'École, les oppositions à la démarche ethnologique appliquée aux sociétés modernes demeurent puissantes dans la communauté des anthropologues français. D'ailleurs parmi mes ex-collègues de l'orstom, je suis un des rares à travailler sur la ville contemporaine. » (2)
103. Le clivage entre Paris et la province, vu à travers les souvenirs de quelques perles tremblantes de sueur sous la chemise cravatée du novice empressé :
« Et là il y a eu un gros contrat sur les équipements socioculturels, qui m'est finalement tombé dessus. Je me souviens très bien être monté à Paris, dans une immense salle. En plus, le train avait eu du retard, et j'étais arrivé en sueur comme un gamin. Dans cette salle il y avait Crozier, Brams, Conan, Touraine, Thœnig, Jamous, j'étais vraiment le petit garçon dans ce truc là ; j'ai bégayé abominablement : mon entrée ça a été ça, puis je me suis piqué au jeu » (21).
« Conan me passe un coup de fil à l'Office social et culturel en me disant : “J'ai entendu parler de vous et de votre projet par Jacqueline Palmade, j'aimerais vous rencontrer”. Alors très surpris, je suis monté à Paris, je me suis mis sur mon trente et un parce que c'était un événement. Et je me souviens, je tremblais comme une feuille quand je suis entré dans le bureau de Michel Conan. » (20)
11Nombre d'interprétations ont associé cette division typiquement française aux épisodes d'académisation relative des sciences sociales d'après-guerre. Ainsi l'institution de la licence de sociologie, d'abord parisienne puis diffusée dans les facultés régionales, aurait marqué les premières tensions entre universitaires gardiens de la tradition savante et chercheurs de terrain. Dans ce cadre, l'ancrage provincial de la sociologie à partir de la fin des années soixante, naguère dévalorisant, est converti en ressource de proximité territoriale de l'objet. Pour certains comme à Rennes, l'École de Chicago est devenue un modèle légitimant la revendication autonomiste d'intégration d'une discipline réflexive dans la vie socio-politique locale.
« Quand j'ai fait ma thèse, j'ai engagé un grand nombre de travaux livresques, ça m'a énormément plu ; mais j’ai aussi interrogé l'École de Chicago avec une sympathie particulière pour ces chercheurs qui ont réalisé avant nous ce qu’on essayait de faire ici. Ils sont arrivés sur une ville en militants eux aussi, fils de pasteur et tout ce qu'on veut. Ils ont construit un regard sur la ville, en cherchant dans tous les sens, des méthodologies et des théories à l'étranger et en les adaptant à leur expérience locale. C'est une aventure formidable. » (20)
12Reflet de la terre de mission, l'inscription territoriale de la sociologie est également considérée à l'instar de la fameuse paillasse du biochimiste.
« Je préfère en fait arpenter moins de terrains mais les comprendre à fond en intégrant la dimension du temps. En tant que chercheur on a le luxe, si je puis dire, de travailler avec le temps sur le temps. » (16).
13Il va se soi que nombre de défenses et illustrations de la distance territoriale à l'académie centrale ne cachent pas toujours leur part de dénégation. Il semble en effet convenu, malgré les pétitions de principe en faveur de la décentralisation, que les chercheurs durablement assignés à la province sont moins présents que leurs collègues parisiens dans les instances de juridiction scientifique. La concurrence pour les postes s’avivant avec le nombre, ne peut que renforcer l’attrait du centre et affiner les stratégies de longue haleine pour l’atteindre.
14Le « désordre vital, l'enthousiasme, le surinvestissement des années soixante-dix, avec sa constellation mouvante de petites chapelles à l’ombre des grands penseurs, avec dans chacune leurs drames affectifs » (24), ont dès lors laissé la place à une concurrence plus strictement codifiée par l'institution savante. Une escapade hors de tel cercle thématique révèle la force d'attraction des petites planètes intellectuelles.
« L'effet d'amplification institutionnelle est remarquable. Moi-même, en dehors du changement évident de problématique, je n'ai pas l'impression d'avoir fait un énorme déplacement de thématique ou de champ d'observation. Il n'y a apparemment pas un gouffre entre la recherche urbaine et celle sur la famille. Lorsqu'on s'intéresse aux rapports entre vie de famille et vie de travail des femmes on n'est quand même pas loin de la recherche urbaine. Mais sur un plan institutionnel on est vraiment à cent mille lieues, on se retrouve dans des réseaux différents, avec des circuits de connaissances étrangers les uns aux autres. » (17)
15Mais pour autant que les antagonismes de naguère soient rentrés dans l'ordre institutionnel, quelques voix s'élèvent pour instaurer un état de critique bienveillante et donc de dialogue au-delà des frontières. Il en irait de l'éradication du mythe hexagonal et aristocratique de l'intellectuel dont la voix prophétique n'a d'égale que son splendide isolement.
« En France, ou bien on cite les amis ou bien on ignore le reste, surtout lorsqu'il y a concurrence... Et en sociologie pèse encore l'archétype du philosophe normalien qui dit seul le vrai. Ce n'est pas le modèle de l'ingénieur, que je préconiserais volontiers avec son protocole expérimental, ses impératifs de mesure, de confrontation systématique des méthodes et des résultats. Sans quoi, le chercheur en sciences sociales risque de n'avoir rien de différent du journaliste brillant, de l'énarque entre public et privé, ou du prof de fac qui dîne dans les allées du pouvoir. L'enjeu est maintenant de sortir de la condition artisanale des sciences sociales ; la philosophie déjà a moins d'emprise sur l'expérience de recherche qu'auparavant. » (26)
16On ne pense pas amoindrir l'intérêt de ce volontarisme positif en terminant cette évocation des représentations atomisées de la cité des sociologues par le rappel de la prégnance du désert et de la marge dont la plupart de ses membres a fait une expérience quasi initiatique ou définitive dans le cas des hors-statut, forme locale de « l'intelligentsia prolétaroïde » (M. Weber). Le rapprochement inattendu des deux jugements suivants illustre à cet égard l’inéluctable variabilité des critères de légitimité savante.
Le chercheur hors-statut |
Fernand Braudel (cinq ans plus tard) |
Encore une fois j'avais le sentiment que ma recherche ne correspondait pas à la commande mais qu'il fallait poursuivre l'exploration. Je me suis dit : « Tant pis je poursuis », et j'ai replongé dans la bibliothèque de la ville de Paris jusqu'au point d’en sortir ce bouquin La domestication du mouvement. Mes commanditaires furent extrêmement embarrassés, mais c'était la crise déjà pour eux, et il n’y a eu aucune suite. |
Chaque société cède au mouvement, s'y adapte. C'est dans cet esprit-là qu'il faut comprendre le livre original de Thomas Regazzola et Jacques Lefebvre, La domestication du mouvement ; poussées mobilisatrices et surrection de l'État (1981) |
- 2 Au terme d'un commentaire peu amène de Paris et l'agglomération parisienne (P.H. Chombart de Lauwe (...)
17Rare attention positive que le célèbre historien ait accordé au milieu considéré (excepté quelques travaux du CERFI), lui qui fustigeait les premières enquêtes urbaines d'après-guerre pour leur enfermement dans la courte durée2. Malgré donc l'essor des codes institutionnels, l’histoire de la recherche urbaine confirme sa fonction d'ouverture et de diversification des normes disciplinaires et de légitimité culturelle. D'où l'usage de notions mobiles (réseau, hybride, etc.) pour désigner l'emballement récent, mais relatif, du jeu des appartenances et des identités.
Troublante intégration
18On a plusieurs fois évoqué l'épisode dramatique de l'intégration au CNRS de près de 150 chercheurs hors-statut issus de la « manne contractuelle » et doublant soudainement les effectifs de la section de sociologie (de 1976 à 1982). Cette opération d'« austérité » pour les ministères incitateurs, symbole de la « normalisation disciplinaire » pour les chercheurs contractuels, et diktat bureaucratique déstabilisant les mécanismes fragiles de l'institution scientifique (déséquilibre soudain de la pyramide des âges obérant durablement le recrutement de jeunes candidats) pour ses tenants, a transformé le déclin du milieu en renouveau de carrières individuelles. Sans doute, les souvenirs sollicités par notre enquête proviennent d’agents particulièrement marqués par cet épisode, qu'ils en aient été les acteurs ou les sujets.
19Le témoignage qui suit, à propos du csu, équipe en première ligne de l'intégration, rappelle quelques enjeux majeurs du moment :
« Lorsque le csu a partiellement quitté la recherche urbaine, c'était à un moment où les crédits ne suffisaient plus à faire vivre l'équipe. Nous avons cherché à sortir d'une situation où le nouveau contrat épongeait le déficit du précédent, et ainsi de suite. À ce moment, le niveau d’exigence sur la qualité des produits et des publications s'est élevé alors que le volume de financement stagnait voire décroissait en francs constants. C'était une situation structurelle à analyser : pourquoi avec L’attraction de Paris avait-on les moyens de nos ambitions et pourquoi plus tard n'était-ce plus possible d'engager de telles enquêtes ? On a commencé alors à rêver au statut de chercheur relativement affranchi de ces obligations contractuelles de plus en plus contraignantes. Conan a travaillé activement à la création d'un corps de chercheurs au ministère de l'Équipement. Cette solution aurait pu nous intéresser mais, de fait, certains d'entre nous trouvaient plus réaliste de viser le cnrs et moins aléatoire que de dépendre des caprices d'une administration technique. La recevabilité de la candidature a été obtenue de justesse. Mais une fois intégrée, notre équipe s'est trouvée en face d'une attitude de mépris général. Nous n'étions pas traités comme des collègues, mais comme des parvenus qui avaient à se faire pardonner leur passé de collaboration avec les pouvoirs. On nous a reproché de n'avoir aucune légitimité, de n'avoir produit que de la “littérature grise”. J'avais beau apporter des valises pleines d'études, elles ne valaient aucune considération. On s'est rendu compte que cette attitude hostile masquait aussi pour certains la crainte de notre capacité de produire. Beaucoup de gens au cnrs n'avaient pas notre rythme de production. Donc nous étions aussi des concurrents, des barbares méprisés et craints à cause de leur comportement inattendu. » (35)
20Plus généralement, les représentations ex-post du déferlement de la horde barbare sur le palais de la science normale ou de la diaspora des collaborateurs parvenus dans la cité savante, rendent compte des tensions ambivalentes entre servitude et libération, entre éclatement et recomposition. Dans un vocabulaire guerrier ou épique, l'intégration est alternativement présentée comme passage sous les « fourches caudines » de l'institution (Vae victis !) ou libération du « carcan de l'urbain ». Rite initiatique ? Les clivages conceptuels entre « foucaldiens » et « marxistes » qui structuraient les antagonismes du moment (CERFI versus CSU, dirait le mythe) se sont transposés en destins séparant réfractaires et volontaires. Mais nombre d'intégrés ont dû par la suite avoir recours au contrat avec diverses administrations et pas moins de contractuels opposants ont intégré l'université (ce qui a fait dire que le refus initial des seconds a facilité l'intégration des premiers). Dès lors, les traces amères du conflit s'estompent à l’horizon d'une histoire ambiguë. Quelques témoignages en suivent les détours. Ainsi l'évasion thématique de l'improbable objet urbain vers les domaines sociologiquement plus légitimes du travail (ou de l'éducation), n'en ramène pas moins à la question de la ville.
« Alors le passage au cnrs en 1978 ça a été pour moi la libération de l'urbain. Mais en rencontrant une sociologie plus académique sur les questions du travail, l'idée antérieure de l'urbain comme salut du travail ou dépassement des rapports de production hors de l'entreprise, s'est transformée en question sur l'externalité industrielle, où la ville tient toute sa place. » (14)
« Après le colloque de sociologie de Bordeaux en 1979, il n'était plus question au cnrs de lancer un programme sur l'urbain. À Grenoble, au début des années quatre-vingt, Yves Barel, mon patron d'alors m'a dit : il vaut mieux ne plus afficher l’urbain. Et nous avons travaillé ensemble sur un projet concernant le sens du travail dans la société. Dix ans plus tard, en achevant cette recherche après le décès d'Yves Barel, je retrouve ces questions à propos des banlieues, dans la mesure où c'est bien autour du travail, de l'emploi et de son absence que se structure une part du lien social local. » (9)
21Quelles que soient les péripéties sémantiques, l’impératif pratique de financement a pérennisé le dialogue entre les chercheurs intégrés et les administrations techniques.
« L'intégration au cnrs n’a pas procuré les moyens d'une recherche autonome. C'est d'ailleurs un système assez intelligent : d’un côté des chercheurs qui n'ont pas les moyens, de l'autre des non-chercheurs qui ont les moyens. C'est la meilleure façon de les mettre en relation, d’autant que dans ces domaines on ne peut pas travailler en chambre de façon abstraite, la sociologie urbaine y perdrait son identité. » (23)
22Un certain temps de latence et de rétablissement des accords semble avoir néanmoins affecté le début des années quatre-vingt, moment de résistance avec ses réseaux d'interconnaissance tous azimuts (groupes thématiques « modes de vie, espaces et vie quotidienne, pouvoir local »). Ainsi tel projet de recherche sur les Beaux Quartiers de Paris (M. Pinçon et M. Pinçon-Chariot) n'a pas été immédiatement crédité par des administrations accaparées par la misère du monde.
23Ces témoignages ne permettent certes pas de dresser le bilan d’une si troublante intégration. À tout le moins, soulignera-t-on les survivances d’un certain habitus propre à la recherche urbaine, dont la transmission pourrait s’enrichir du métissage disciplinaire (percée ethnographique et historique) et de la réflexion sur ses origines (retours sur F. Le Play, M. Weber, G. Simmel).
Perspectives cavalières
24La raison, la prudence ou la déontologie interdisaient tout jugement de valeur sur le devenir du milieu. Pourtant quelques tenants ou garants, dont l'expérience ou la parole font autorité, n'ont pas craint de livrer leurs impressions sur le mode librement consenti de l'opinion spontanée. On a retenu trois témoignages, moins pour leur vertu proprement documentaire que pour leur teneur subjective qui intéresse l'approche des valeurs collectives.
25Évoquant la refondation empirique de la sociologie d'après-guerre, Lucien Brams suggère l'ambiance missionnaire de ces jeunes intellectuels issus de milieux bourgeois allant « voir le monde réel » sur le terrain de la condition ouvrière, si extérieure aux spéculations académiques (J.M. Chapoulie, 1991) ; où se rejoue la tension traditionnelle entre théorie et empirie, philosophie et enquête de terrain :
« Jusqu'au moment de la création du Centre d'études sociologiques, nos grands hommes du moment étaient Gurvitch et Aron. C'est-à-dire des intellectuels qui s'attachaient principalement à l'explication globalisante du fonctionnement social. Et le premier au fond qui s'en soit départi c'est Georges Friedmann. Il avait fait une thèse complémentaire sur Spinoza avec un mode de pensée qui le portait pourtant peu à la théorisation. C'est le premier qui crée la recherche empirique en France. Son séminaire à l'École pratique a réuni a peu près tous ceux qu'on évoquait à l'instant, Chombart, Crozier, Lefebvre, Touraine... enfin à peu près tous les types de mon âge ont été de ce séminaire qui a incité les jeunes à cesser de piocher dans les bouquins et à aller au devant du terrain, selon de multiples procédures. Et cette génération de chercheurs n'a pas eu de formation sociologique classique ; beaucoup venaient d'études de philosophie, mais d'autres de l'histoire, du droit, de la psychologie. Et nous avons été rapidement coupés de l'univers théorique et de l'exégèse des grands ancêtres comme Durkheim, Weber, etc. que portaient alors Gurvitch, Aron et quelques autres professeurs. »
26Le témoignage se poursuit sur les avatars de cette tension fondatrice. Notons l'évocation de Spinoza (et l'oubli significatif de son adversaire Leibniz, seconde figure de la thèse en question) dont l'esprit de libération des servitudes du dogme convient tant aux audaces dissidentes de la recherche urbaine.
27Quant à la génération suivante, l'acteur notoire de la sociologie française qu'est A. Touraine, considère qu'elle n'a rien produit (encore ?) de remarquable (malgré une formation plus rigoureusement disciplinaire que celle des jeunes pionniers) :
« Je crois que l'honnêteté est de dire, ainsi que je l'affirmais ici même juste avant notre entretien, au président de l'Association internationale de sociologie qui me demandait mon opinion sur les sociologues français d'âge moyen (vous me direz que j'ai un point de vue un peu biaisé), eh bien, je suis très frappé par la quasi absence de sociologues de 50 ans... La génération des années soixante-dix s'est formée il y a vingt ans et moi-même j'ai tenu en main pendant dix ans Dubet et Wieviorka, et puis Dubet a formé Lapeyronnie, etc. Ceux-là s'en sortent. Je ne veux pas dire qu'il n'y a personne bien sûr, mais si vous voulez mon sentiment c’est qu'après l'échec de ce globalisme (l'entretien a longuement porté sur le structuralo-marxisme de la sociologie urbaine), il n'y a que deux issues visibles. Ou bien ceux qui, autour de moi, ont analysé l’acteur et le mouvement social, ou bien ceux qui ont fait une “sociologie des ruines”, en suivant Goffman ou des gens comme ça. Et là ce sont ceux qui, comme Boltanski, ont donné une suite vivante et originale à Bourdieu. Il n'y a pas grand chose d’autre, les post-marxistes sont devenus irrelevants ; des effondrements de cette nature sont hélas fréquents dans la vie intellectuelle ».
28Jugement sévère qui fait écho au débat sur la crise disciplinaire (A.W. Gouldner, 1970). Ainsi que le suggère Jean Lojkine, un regain de parcellisation des objets comme des référents placerait la science sociale unitaire des maîtres en porte-à-faux avec les enjeux sociaux du présent :
« Exceptés quelques travaux du cadis (équipe tourainienne), combien, par exemple, étudient simultanément les questions du travail et de la cité ? Certains étudient séparément la télévision, la drogue, le sida, etc., tous phénomènes d'importance. Mais je me demande si à la différence des années antérieures, il n'y a pas un certain décalage entre une partie des enjeux sociaux et la défense des frontières académiques. Quand on pense à la culture des grands ancêtres comme celles d'un Durkheim, d'un Mauss ou d'un Weber, pétrie d'histoire, de droit et d’économie, on se rend un peu compte d'un certain rétrécissement disciplinaire, dans lequel je me sens mal à l'aise... L'explication du fait social total est en souffrance. »
29Témoignages successifs qui reflètent chacun une part de l'opinion courante sur le devenir de la cité des sociologues, et interpellent indirectement la recherche urbaine. On attend en effet souvent d'elle, non sans nostalgie des Lumières, qu'elle relève à sa manière le défi de la théorisation sociale de la modernité. Ces vues cavalières, aussi significatives et autorisées soient-elles, peuvent être complétées par une autre perspective, celle des référents objectifs de notre échantillon. On quittera ainsi provisoirement le compte rendu qualitatif des opinions pour se livrer au recensement des noms d'auteurs et/ou d'agents énoncés dans chaque récit, passant de la sorte du registre « émique » (discours recueilli) vers le registre « étique » (informations reconstruites par l’analyste) des données, comme le disent les anthropologues anglo-saxons. Des tableaux de la renommée s'en dégagent, nous révélant d'autres aspects de la cité.
Tableaux de la renommée
- 3 Tableaux préalables à la construction de notre échantillon et relatifs à l’espace des positions da (...)
30On a donc fait le compte des auteurs considérés comme marquants (tableau 6) des auteurs énoncés dans le cours du récit (tableau 7) et des agents influents de la recherche urbaine, en termes d'institution, de décision, ou de commande (tableau 8). Les méthodes de recension sont explicites sur chaque tableau, et le commentaire fait référence à d’autres données comptables disponibles par ailleurs, à titre de variables de contrôle3.
Tableau 6. Palmarès des auteurs marquants
Nombre de citations |
|
9 |
K. Marx |
8 |
E. Goffman |
6 |
M. Halbwachs |
5 |
P. Bourdieu, M. Foucault, M. Weber |
4 |
H. Lefebvre, A. Touraine |
3 |
G. Deleuze, R. Ledrut, G. Simmel |
2 |
G. Durand, N. Elias, J. Habermas, J. Lacan, A. LeroiGourhan, M. Mauss, L. Marin, P. Ricoeur |
1 |
M. Agulhon, G, Althabe, L. Althusser, H. Arendt, Ph. Ariès, R. Aron, G. Bachelard, J. Baudrillard, H.S. Becker, L. Boltanski, P. Boccara, E.W. Burgess, A. Caillé, M. Callon. G. Canguilhem. E. Cassirer, C. Castoriadis, O. Cecconi, J.C, Chamboredon. A. Cottereau, M. Douglas, R. Dugrand. G. Dumézil, L. Dumont, P. Francastel, H. Gadamer, J. Gagnepain, H. Garfinkel, P. George, A. Giddens, L. Goldmann, A. Gorz, G, Gurvitch, L. Hjelmslev, W. Jankélévitch, R. Jaulin, H.R. Jauss, I. Joseph, E. Kant, J. Labasse, B. Latour, P. Legendre, E. Levinas, C. Lévi-Strauss, J.F. Lyotard, J. Maglione, Montesquieu, E. Morin, S. Moscovici, R. Nisbet, R.E. Park, J.C. Passeron, K. Polanyi, A. Prost, H. Raymond, H. Reeves, J. Rémy, P. Sansot, J.P. Sartre, A. Schütz, R. Sennett, M. Serres, E. Shils, B. Spinoza, A. Strauss, P. Teilhard de Chardin. |
Méthode de recensement : bilan des réponses directes ou indirectes à la question (écrite ou orale) : « Quels sont ou ont été pour vous les auteurs marquants ? »
Tableau 7. Auteurs cités
Nombre de citations |
|
36 et + |
P. Bourdieu |
31-35 |
M. Castells |
26-30 |
H. Lefebvre, P.H. Chombart de Lauwe, A. Touraine |
21-25 |
K. Marx |
16-20 |
E. Goffman, M. Foucault, I. Joseph, J. Lojkine, M. Marié, E. Preteceille, C. Topalov |
11-15 |
G. Althabe, L. Althusser, J.C. Chamboredon, H. Coing, F. Godard, M. Halbwachs, R. Ledrut, M. Maffesoli*, G. Simmel |
6-10 |
M. Amiot, G. Balandier, J. Baudrillard, Y. Barel, L. Boltanski, R. Boudon, F. Braudel, M. Crozier, G. Deleuze, E. Durkheim, F. Guattari, G. Gurvitch, J. Gutwirth, J. Habermas, N. et A. Haumont, A. Huet, J. Ion, J. Lacan, B. Latour, J. Lautman*, E. Morin, S. Ostrowetsky, R.E. Park, J. Palmade, J.C. Passeron, C. Pétonnet, M. Pinçon, M. Pinçon-Chariot, N. Poulantzas, A. Querrien, J. Rémy, P. Rendu, M. Roncayolo, P. Sansot, M. Weber, L. Wirth |
3-5 |
M. Anselme, R. Aron, C. Bachelard, H.S. Becker, S. Biarez, D. Bleitrach, A. Bourdin, A. Caillé, M. Callon, O. Cecconi, C. Cornuau, A. Cottereau, M. de Certeau, F. Dubet, R. Dulong, G. Dupuy, G. Durand, S. Freud, H. Garfinkel, Y. Grafmeyer, C. Grémion, U. Hannerz, M. Imbert, F. Isambert, L.J. Lebret, Le Corbusier, P. Legendre, M. Lemaire, D. Lorrain, F. Lugassy, M. Mauss, A. Micoud, M. Péraldi, H. Raymond, P. Ricœur, L. Thévenot, J.C. Thoenig, W.I. Thomas, M. Verret, J.P. Worms, E. Zola |
* Plus de 5 citations conflictuelles
Méthode de recensement : dans chaque récit : première occurrence (= 1 citation) ; 3 occurrences suivantes sur le même nom (= 1 citation), ainsi de suite.
Le nombre d'auteurs figurant au tableau représente près du cinquième du nombre total des auteurs ainsi recensés.
Nombre total d'occurrences nominales énoncées dans le corpus (chiffre arrondi) : 1 400 dont 60 % ici recensées.
Tableau 8. Agents mentionnés
Nombre de citations |
|
15 et + |
M. Conan |
11-15 |
A. Bruston, A. Querrien |
6-10 |
I. Billiard, L. Brams, P. Delouvrier |
3-5 |
P. Calame, R. Castro, J.M. Delarue, J. Delors, D. Figeat, R. Fraisse, F. Goldberg, L. Le Floch, M. Marié, P. Mayet, F. Mitterand, A. Mollet, F. Parfait, J.E. Roullier |
Méthode de recensement dans chaque récit : première occurrence (= 1 mention) ; 3 occurrences suivantes sur le même nom (= 1 mention) ; ainsi de suite.
Le nombre d'agents figurant au tableau représente près du cinquième du total des agents mentionnés.
Nombre total d'occurrences nominales énoncées dans le corpus (chiffre arrondi) : 300 dont 1/3 ici recensées.
31Phénomène remarquable (tableau 6), l'absence nominale du père de la sociologie française contemporaine (É. Durkheim) et sa « présence épigonale », notamment à travers M. Halbwachs, P. Bourdieu et éventuellement E. Goffman... Faut-il y voir un effet d'assimilation ou de dénégation apparemment plus net que dans le cas de K. Marx qui, malgré son retrait relatif, conserve le leadership ? Figure majeure de la recherche urbaine des années quatre-vingt, E. Goffman le suit de près, tel un successeur venu d'ailleurs. Malgré des apparences éclectiques, la comparaison avec les principaux auteurs sociologiques contemporains (selon nos sources relatives) conduit à constater la prise de distance avec le fonctionnalisme américain (R.K. Merton, T. Parsons), avec l'individualisme méthodologique (R. Boudon, P. Lazarsfeld) ou avec la sociologie des organisations (M. Crozier). Ces deux derniers courants sont néanmoins présents dans le tableau 7 des auteurs cités ; M. Crozier et son équipe ayant en effet occupé, comme l'on sait, une importante place dans la recherche urbaine des années soixante-dix. Mais ce que l'on a appréhendé par ailleurs des résistances au quantitatif dans la recherche urbaine est ici confirmé. L'École de Chicago a été préférée à celle de Columbia. Faut-il y voir la conséquence durable des diatribes anti-quantophréniques du temps de la Guerre Froide ? L'hybridation disciplinaire, caractéristique de notre milieu, s'illustre dans l'importance des références extra-sociologiques stricto sensu (M. Foucault, G. Deleuze, J. Habermas, P. Ricœur, pour la philosophie ; J. Lacan, pour la psychanalyse ; F. Braudel, pour l'histoire).
32Si l’on passe ensuite des auteurs marquants aux auteurs les plus fréquemment cités (tableau 7), on trouve ces derniers plus contemporains que les précédents. C'est un effet probable de coexistence dans la mesure où nos répondants prennent part à l'autorité vivante des noms cités. Mais les auteurs considérés comme marquants (tableau 6) appartiennent pour la plupart au XXe siècle à quelques exceptions près (Spinoza, Montesquieu, Kant et l'incontournable K. Marx). Autre effet de proximité : si 1/8 seulement des auteurs cités ne sont pas français (se partageant pour moitié entre américains et allemands), le tiers des auteurs marquants relève pour moitié des États-Unis, et pour l'autre de l'Europe du Nord. Confirmation probante des références occidentales d'un savoir moderne et encore largement national.
33Par ailleurs, les auteurs les plus cités ne recouvrent que partiellement ceux qui sont considérés comme les plus marquants individuellement. Si P. Bourdieu, H. Lefebvre, et A. Touraine recueillent les plus forts taux de recouvrement, ceux-ci s'opèrent dans le sens mineur (plus cités que marquants) alors que pour K. Marx, E. Goffman ou M. Foucault le sens s'inverse en majeur (plus marquants que cités). Cette nuance suggère un certain écart entre l'influence professionnelle (les premiers) et l'ascendance intellectuelle (les seconds). Cette distance est particulièrement nette pour M. Castells, auteur très cité mais peu marquant. Il en est également ainsi, dans une moindre mesure, de P.H. Chombart de Lauwe, J. Lojkine, M. Marié, E. Preteceille, ou Ch. Topalov.
34La confrontation des auteurs cités avec ceux de notre corpus d'enquête confirme un large recouvrement. À noter quelques auteurs assez présents dans les revues analysées, mais quasi absents dans les récits (G. Barbichon, H.P. Jeudy, etc.) ; auteurs dont la carrière plaide pour l'indépendance à l’égard des chapelles disciplinaires ou thématiques, et qui de ce fait constituent de discrets compagnons de route de la recherche urbaine.
35La comparaison entre le palmarès d'auteurs marquants et la constellation d’auteurs rencontrés dans les revues montre un certain recouvrement (pour moitié) parmi les plus contemporains d'entre eux. Ceci valide également notre terrain d'analyse revuiste. Si l'on compare les auteurs-leaders des Annales (RU) avec les auteurs les plus cités, on découvre que la moitié des premiers, généralement plus hybrides (socio-ingénieurs ou architectes), sont les plus rarement mentionnés dans les récits. On peut y voir l'effet de la construction quasi disciplinaire de notre échantillon d'enquête.
36Précisons que notre recension des auteurs cités a été également attentive au contexte sémantique de la citation, le plus fréquemment documentaire, souvent critique (en positif ou négatif) et parfois conflictuel ou polémique. On a relevé sur ce dernier segment deux auteurs (J. Lautman, M. Maffesoli) faisant office de moutons noirs. Le premier de ces deux boucs émissaires est stigmatisé comme figure inquisitoriale de l'académisme ; le second, presque à l'inverse, comme modèle de l'essayisme opportuniste dans l’air du temps. Cette double condamnation livre furtivement quelques repères sur la conscience morale de notre petit monde : la vocation de sociologue doit résister à la double tentation, académiste et essayiste.
37Si on sépare les noms faisant fonction d'auteur, de ceux faisant fonction d'acteur ou d'agent de l'histoire institutionnelle, deux populations se détachent (tableau 8). D’abord celle des principaux acteurs de cette histoire (M. Conan pour les années soixante principalement, A. Bruston et A. Querrien pour les années suivantes), opérateurs de médiation intellectuelle avec lesquels notre milieu traite directement. Ensuite, et de façon secondaire, celle des décisionnaires des politiques urbaines successives ; grands fourriers de l'État, de Paul Delouvrier (inspecteur des Finances, homme d'Uriage, inspirateur de la planification urbaine sous De Gaulle) à Jean-Marie Delarue (conseiller d'Etat, délégué interministériel à la ville sous Mitterand) en passant par Pierre Mayet (ingénieur des Ponts et Chaussées, artisan de la politique urbaine des premiers ministères de l'Équipement) et Jean-Eudes Roullier (inspecteur des Finances, autre agent de la politique des villes sous de multiples régimes). À noter la double nature des médiateurs qu'indique la lecture simultanée des tableaux. A. Querrien y occupe ainsi une position carrefour, avec M. Marié dans une moindre mesure. M. Conan, en est la figure la plus captive à cet égard dès lors que sa production d'auteur disparaît sous le rôle historique d'inventeur de la recherche urbaine française.
- 4 On pourrait incidemment étudier comment notre champ réfracte la tension séculaire entre historiens (...)
38En résumé, nos comptages invitent à reconnaître un univers de référence en recomposition. La percée goffmanienne dans la dernière décennie prend ainsi du relief lorsque s'effrite la « tradition du conflit » (R. Collins, 1985) naguère florissante. La luxuriance des supports philosophiques contemporains (M. Foucault, G. Deleuze, J. Habermas, P. Ricœur) a partie liée avec la faiblesse remarquable des références fonctionnalistes et quantitativistes. La coexistence pacifique entre des perspectives aussi différentes que celles de l'histoire néo-braudélienne et de la « tradition micro-interactionniste » (R. Collins) engendrera-t-elle de nouveaux hybrides4 ? Quittons à présent les murs et les divinités multiples de cette cité sociologique pour pénétrer plus avant dans le cabinet ou le laboratoire du chercheur.
2. DU MÉTIER DE SOCIOLOGUE
39Si évoquer l'histoire des autres, lointaine et proche, était déjà pour chaque interlocuteur une première forme d’énonciation de son identité, à l’inverse, parler de sa propre carrière ou de ses expériences, fut la manière la plus naturelle ou la plus concrète d’illustrer l’histoire plus générale. La confrontation des récits sur les raisons et le sens du métier permet d’approcher de l’éthos ou des habitus les plus typiques. On a ainsi privilégié les lignes d'exploration suivantes : l'entrée dans la carrière et ses états de confirmation, les héritages et les affiliations, les professions de foi, et enfin, les identités et les positions.
Entrées de carrière
- 5 O. Chenal, D. Gerritsen, J. Leroy, N. Mauchamp, R. Sainsaulieu, L'Exercice professionnel de la soc (...)
40Dans une rare enquête française récente sur « l’exercice professionnel de la sociologie », on pouvait distinguer quatre raisons principales à l’engagement dans ce métier5 : compenser par une réflexion théorique sur la société la perte des illusions militantes de naguère (« ex-militants ») ; goûter au fruit intellectuel défendu par la raison bourgeoise de la carrière (« héritiers ») ; trouver des clefs de compréhension, sinon de dépassement, de ses propres problèmes d'intégration sociale (« déracinés ») ; doter sa routine professionnelle d'un supplément d’âme (« professionnels »). À la différence de cette enquête, notre approche s'étend sur une plus longue période d'insertion et se restreint aux vocations confirmées de recherche. Si toute comparaison entre les deux démarches s'avère hasardeuse, on n’en sera pas moins attentif aux effets de parenté entre elles, à titre de points de repère. Par ailleurs, alors que l'enquête citée se focalisait sur les mobiles de l'engagement dans des études de sociologie, notre interrogation laisse l'interlocuteur libre de définir les raisons de son investissement dans la recherche en science sociale (sociologie ou ethnologie). Les réponses donnent sur un chemin indirect que la reconstruction narrative qualifie selon les schèmes de l'appel intérieur (révélation fondatrice), de l'enchaînement des circonstances (le fameux de « fil en aiguille ») ou de la conjonction quasi structurelle de facteurs raisonnés (« pied à l'étrier », opportunités). A l’écoute de ces récits, auxquels le vocabulaire religieux rend le meilleur service, on rencontre, chemin faisant, la vocation comme un engagement lié par ses exigences successives de confirmation. Trois types de mémoire collective semblent se succéder à cet égard : 1. Les pionniers des années d'après-guerre restituent leur conviction humaniste à l’époque où l'ombre indélébile du génocide occidental se réfracte dans le conflit colonial ; 2. Les héritiers des Trente Glorieuses (enfants du Baby-boom d'après-guerre) témoignent de l'ouverture des possibles à l'acmé politique des sciences sociales ; 3. Leurs successeurs immédiats dont l'insertion professionnelle subit la récession des postes (1975 et suiv.) semblent avoir dû ajuster plus rigoureusement la vocation aux normes des différentes filières du métier. Illustrations...
- 6 Témoignages émanant souvent de fils de milieux aisés qui, dans l’immédiat après-guerre, sortent du (...)
411. Témoins pionniers de la sociologie urbaine6 :
« D’abord la façon dont je suis venu à la sociologie urbaine peut être intéressante à connaître. Cela a été tout a fait accidentel. Je suis anthropologue d'origine, j'avais travaillé en Afrique avant la guerre et quand je suis revenu après plusieurs années en France dans l'aviation, je n’ai pas voulu reprendre les missions ethnologiques qu'on me proposait, notamment une en Indochine que voulait me donner Rivet. Je n'aime pas beaucoup l'ethnographie à l'ombre des baïonnettes. J'ai dit à Rivet de trouver quelqu'un d'autre et il m'a très bien compris. Donc j'ai cherché autre chose, et comme pendant la guerre, par l'intermédiaire d’Uriage et grâce à d'autres expériences, j’avais été confronté à la vie ouvrière et j’avais été frappé par les inégalités sociales, je me suis décidé à faire une thèse d’État sur les aspirations et les besoins des familles ouvrières... Je voulais faire cette étude sur un terrain déterminé et j'ai choisi alors l'agglomération parisienne... Je me suis rapidement aperçu qu'il n'y avait pas assez d'études sur la ville pour pouvoir ensuite situer les études dans la ville. C'est à cette occasion que j’ai réuni quelques camarades pour faire cette enquête sur Paris et l'agglomération parisienne, qui a lancé un certain mouvement. » (10)
« Je m'apprêtais à préparer l'agrégation d'histoire ou de géographie ; j'hésitais encore et je penchais plutôt vers la géographie, au moment où le QG des Scouts de France m'a demandé de remplacer un animateur national qui partait. Et là j'étais placé devant un choix difficile parce que je n'avais pas du tout envisagé de faire une carrière de permanent, mais j'avais tellement milité dans ce mouvement que ça m’a tenté de quitter mes études et de me lancer dans l'action sociale en direction de la jeunesse. J'y suis resté six ans. Notre démission collective à l'époque a fait un peu de bruit parce qu'elle était liée à la guerre d'Algérie, à la solidarité que notre équipe manifestait à l'égard de l'un des nôtres qui venait de mourir en Algérie dont nous avions tenu à faire connaître les lettres qui avaient été publiées à sa demande et qui décrivaient les tortures, les opérations de représailles, etc. De là je me suis demandé ce que j’étais en mesure de retrouver comme travail. Et j'ai prolongé, à la demande de certains de mes amis, ma vie de permanent en étant pendant deux ans à Vie Nouvelle dont le chroniqueur économique s'appelait Jacques Delors. Donc, c'était encore un moyen de connaître des gens intéressants ; et j'espérais orienter vers ce mouvement d'adultes certains des jeunes gens que j'avais rencontrés dans le scoutisme au cours de mes visites en province. Et puis j'ai milité assez fort contre les tortures en Algérie, au Comité de résistance spirituelle, où j'ai d'ailleurs rencontré ma femme, et Chombart était un des plus fidèles à nos réunions ; des réunions restreintes en nombre mais intéressantes, avec l'historien Henri Marrou, des spécialistes de l'Islam comme Massignon et Jacques Berque, etc. Des prêtres-ouvriers de la Mission de France avaient beaucoup contribué à lancer ce Comité. Au bout d'un certain temps, de 1956 à 1959, on se réunissait régulièrement, j'avais appris à bien connaître le ménage Chombart et le Comité a eu l'idée de lancer une enquête auprès des jeunes rentrant d'Algérie. Entre-temps, j'avais été nommé au Haut comité de la jeunesse et depuis l’arrivée au pouvoir de De Gaulle, le gerojep, qui était un énorme regroupement d'institutions et de mouvements de jeunesse et d’éducation populaire, s’était constitué en groupe de vigilance contre les risques de fascisation. Je me suis alors dit que c’était une chance extraordinaire d'être le conseiller de cette opération. Du coup, ça nous a rapprochés encore et un jour Chombart m’a dit : “Mais écoute, pourquoi tu ne quitterais pas la Vie nouvelle pour venir suivre ton enquête (on avait lancé 25 000 questionnaires) et on serait ensemble à pied d’œuvre !”. Cette idée m'a beaucoup tenté. Je suis d'abord allé à mi-temps chez lui au cours de l'été 1959, puis le mi-temps est devenu plein temps début 1960. C'était le Centre d'études des groupes sociaux. » (35)
42L'ombre de la guerre, l'engagement anti-colonial, le cercle de la sociabilité missionnaire et humaniste, l’arrière-plan chrétien, l'investissement dans les techniques rationnelles de description d'un monde à reconstruire, balisent ainsi la révélation progressive d'une vocation.
432. Les choix partagés des baby-boomers :
« En deux mots, je suis devenu sociologue à partir d'une reconversion. J'étais d'abord entré au séminaire pour devenir franciscain à une époque de fermentation militante en direction de la classe ouvrière, dans un dialogue étroit avec le marxisme. J'ai alors commencé à faire de la sociologie au service de l'évangélisation... C'était donc une période où je me rattachais à deux églises à la fois, chrétienne et marxiste. J'aurais bien fait Économie parce que ça paraissait plus sérieux à l'égard du marxisme, mais ça exigeait alors un plus grand investissement universitaire... et donc j'ai passé la licence de socio en 1968, puis la maîtrise en 1969 et c'est à ce moment-là que mon orientation vers la sociologie urbaine s'est dessinée. Moment également d'effervescence politique, et pour moi de rupture avec mes engagements religieux antérieurs. La sociologie urbaine me paraissait alors secondaire si elle ne dérivait pas de l'analyse marxiste du mode de production. Ledrut venait d'être nommé prof à Toulouse. C'est par son intermédiaire que j’ai trouvé un contrat d'études sur la rénovation du centre de Castres, qui m'a mis sur la voie de la recherche urbaine comme on le verra. » (6)
44(Le répondant décrit ensuite l'épisode de sa migration pour raisons personnelles à Nancy, son premier emploi de chargé d'études au ministère du Travail, puis l'opportunité d'intégrer l'université à partir d'une thèse sur la rénovation urbaine de Montigny-les-Metz, sous la direction de R. Ledrut.)
« La philosophie m'attirait, la littérature aussi, mais je ne me voyais absolument pas travailler en bibliothèque ou dans un bureau tout le temps. Il me fallait la rue, voir les gens, pénétrer dans d'autres vies d'une certaine manière. Alors d'où ça vient ? Je ne sais pas, les origines y sont un peu pour quelque chose, même si c'est bien plus complexe, bien sûr. Les origines populaires peuvent tout autant inciter au travail de cabinet pour y investir tout son capital scolaire... Devenir prof de lettres ne m'intéressait pas non plus. J'ai fait philo tout en étant pion et je me suis lancé ensuite dans des études de sociologie à Lille où il y avait alors une pléiade d'enseignants depuis lors connus (Bourdieu, Castel, Chamboredon mais aussi Isambert et Tréanton). Pour moi, la sociologie correspondait le mieux à une sorte de journalisme dont je rêvais alors. » (31)
45(Le répondant évoque ensuite son premier emploi de chercheur, en 1970 au csu, son déplacement progressif vers des applications spécifiques de la théorie de la pratique de Bourdieu.)
« J'ai commencé un mois de Droit, puis je me suis arrêté ; je me suis alors inscrit en socio parce que j’étais très politisé et que les problèmes sociaux m'intéressaient depuis longtemps. C'était donc une démarche intellectuelle, très influencée par le marxisme, en direction d'une sociologie des superstructures ayant comme but leur transformation. Je m'inscris d'ailleurs en même temps à la préparation de Sciences-po. Mais je ne passe pas par le grand oral au grand dam de mon père (magistrat de consistoire israélite). Je ne sais pas bien pourquoi, probablement pour des raisons politiques et parce qu’il y avait du côté de la recherche, notamment urbaine, des débouchés possibles. Ainsi ma maîtrise sur l'ethnographie du quartier de la Porte d'Aix a été achetée par la ville de Marseille ; et j’ai trouvé avec cette recherche un pied à l’étrier professionnel. Avec Sciences-po c'était une autre voie pour laquelle j'ai quand même beaucoup hésité, c'était la voie des concours, peut-être 1'ena. Sans doute que si j'étais né dans les années soixante, j'aurais peut-être opté pour cette voie-là, je ne sais pas. En tout cas, faire une maîtrise financée, qui m'intéresse avec la question des migrants, de la ville, et qui, d'une certaine façon, est politiquement saine parce que je me penche sur les parias de l’époque, a été déterminant ; que demande le peuple ? » (19)
- 7 P. Bourdieu, « Le moment critique », in Homo academicus (1984).
46Autour de 1968, les héritiers militants, plus explicitement politiques que religieux, ont donc trouvé dans la sociologie, au terme d'errements offerts par une certaine marge de manœuvre institutionnelle, une sorte de voie moyenne acceptable ; d'abord instrument rationnel de l'accomplissement de ses croyances puis, le temps des désillusions venu, planche de salut professionnel. Mais le second cas d'espèce volontairement rapporté parmi d'autres rares semblables, nous prévient contre tout cliché générationnel. Dans celui-ci, l'entrant, en plus nette ascension que la majorité de sa cohorte, aurait exonéré son choix professionnel de ces atermoiements idéologiques et de ces expériences de mise à distance de l'intégration sociale qu'on a pu assimiler à autant de rites de conjuration du déclassement7. De même, les rares accédants aux plus hauts titres culturels ont pu mettre en avant la logique intellectuelle de leur vocation.
« Je ne suis pas sociologue de formation au départ. J’ai fait des études de philosophie principalement puisque c'est l'orientation choisie à l'école, qui était Normale Sup. Mais parallèlement à cette formation j’ai fait de l’économie et j'ai suivi les quelques sociologues que nos enseignants de la rue d'Ulm, qui étaient Althusser et Derrida, invitaient dans les années soixante. C'était Bourdieu, Touraine des gens comme ça, encore peu connus en dehors du cercle des spécialistes. Mais c'est un peu eux qui m’ont attiré vers la sociologie. Si après l'agrégation j'ai préféré la sociologie à la philosophie, et si je me suis intéressé aux questions urbaines, c'est parce que du fait de mes études en économie, je m'intéressais beaucoup à la question, terriblement générale, des rapports qu'une société entretient avec ses manifestations et contraintes matérielles et spatiales. À partir de là, la question de l'urbain s'impose. » (18)
473. Dénégations momentanées :
« Pourquoi suis-je devenu sociologue ? Je pense que c'est essentiellement lié à l'effervescence militante des années 1970-1975. Celle-ci a représenté un cadre de formation et d'intégration sociale. Je retrouve ce phénomène chez des Beurs avec qui je travaille aujourd'hui. Je n'ai pas fait des études de socio avec la perspective de me former à un métier. C'était une sorte d’aboutissement naturel des positions politiques. Mais les conditions de mon inscription montrent à quel point je n'entrais pas dans une carrière. Après avoir été viré de la fac à cause des manifestations (première inscription en Lettres dans la perspective de faire du journalisme) une copine m'a donné un bout de son dossier d'inscription qui m'a permis de me réinscrire. Comme le dossier était tamponné socio, j'ai été inscrit en socio. J'y suis resté. » (29)
« Pourquoi ai-je fait des études de sociologie ? Un hasard pur. J'étais sorti de Lettres, j'étais en train de m'inscrire en Droit après Sciences-po, je faisais la queue et j'ai rencontré là une fille que je connaissais qui était psychologue, qui avait fait aussi de la sociologie et qui m'a dit : “Mais pourquoi tu ne vas pas en socio, c’est bien plus intéressant que le droit”. Je ne sais pas pourquoi, je suis sorti du rang et je suis allé m'inscrire en socio. Voilà. » (3)
48Ajoutons au hasard ici invoqué celui de rapprocher dans la citation deux chercheurs qui ont étroitement travaillé ensemble. Au-delà de leur part réduite de circonstance, ces heureux hasards illustrent de façon anecdotique la distance à la carrière précédemment évoquée. Ils n'introduisent pas moins rétrospectivement à la rencontre progressive de la profession, sinon de la vocation, lorsqu'un certain désengagement militant libère son quantum d'énergie inemployée. Mais notre ordonnancement chronologique des récits d'entrée dans la carrière risque de trop accorder à la conjoncture. Car au-delà de celle-ci, se joue un destin social à plus longue portée. L'effet de supplément d’âme professionnel noté dans l’enquête iresco citée se retrouve ainsi dans les schémas réactifs qui opposent l’incomplétude d’une expérience donnée (cas de l’enseignante ou de l’éducatrice sociale en milieu colonial) ou de l’acquisition trop mécanique d’un statut (cas des polytechniciens) à la plénitude intellectuelle supposée de la sociologie ou de l’ethnologie. Idéologiquement moins démunis, les croyants engagés dans l’église ou la politique adoptent, quant à eux, la discipline sociologique comme le bras séculier rationnel de la conversion ou de la transformation du monde. Enfin les élus de la culture (cas des normaliens ou des agrégés de philosophie) condescendent aux sciences sociales afin de satisfaire un penchant pour l'aventure de recherche.
49Courtes ou longues, volontaires ou déniées, les entrées dans la carrière suivent les variations lentes du cours symbolique des biens de l'esprit. Telle tension entre la réalité d'études de géographie et le désir de philosophie se résout dans la voie honorable de la sociologie aussi longtemps que son image et son marché restent porteurs. Lorsqu’en rétablissement d’une hiérarchie plus ancienne, la théologie est confrontée à l’économie, la sociologie (ou l'anthropologie) offre une seconde profession de foi. Ainsi que certains témoignages l’ont montré, ces chemins d’arbitrage sont peuplés ça et là de Maîtres (aumôniers, professeur de philosophie ou de lettres, patrons de thèse, etc.) dont la prédication aussi exemplaire qu’involontaire accélère le cours de l’histoire individuelle du disciple.
Héritages et filiations
50« Ne lis pas, travaille ! » Cette injonction parentale (ou maternelle dans le milieu populaire) de conformité scolaire est revenue à la mémoire de trois interlocuteurs aux origines sociales distinctes (fils de la bourgeoisie parisienne, de la classe ouvrière ardennaise, et de l’agriculture lorraine). Premier signe de transmission des vertus républicaines de la vita activa que l’héritier oppose à la vita contemplativa – pour reprendre les termes de l’opposition entre nécessité utilité et vérité-beauté que développe Hannah Arendt dans La condition de l'homme moderne (1961). Derrière l’anecdote, on verra l’une des tensions fondatrices du métier de sociologue grâce à laquelle le sujet se pose en objet et où la transgression des devoirs d’hier est devenue obligation du métier d'aujourd'hui. On a reconstruit les récits de la transmission et de l'acquisition de ces facultés en distinguant trois niveaux : la présentation des origines sociales (niveau I ou primaire) ; l'évocation des paternités intellectuelles (II, secondaire) ; l'invocation de cultures intériorisées (III, tertiaire). L'analyse est centrée sur ce qui est saisi par le narrateur comme héritage initialement reçu puis transformé par lui-même en nouveau bien transmissible. Il en est ainsi de la reconnaissance du disciple par le maître ou de la transformation par les pairs du candidat en récipiendaire d'une tradition. Notons la plus grande capacité des locuteurs proches de la moyenne d'âge (naissance en 1942) à rationaliser ces processus de transmission. On pourrait y voir autant un effet de première maturité que celui d'une génération également engagée dans sa propre analyse.
- 8 Ce qui caractérise anthropologiquement le cadet, c’est de ne pas être au centre du destin familial (...)
51I - La présentation des origines sociales varie ainsi entre une signalétique minimale et le récit des liens entre celles-ci et l’identité professionnelle ou intellectuelle. Dans le premier cas, les répondants semblent douter généralement de l'intérêt d'informations libres sur une question aussi complexe que celle de l'hérédité sociale. « Si on en parle on ne parle pas du reste et ce n'est plus le même entretien » – semble dire la réserve à se présenter sans filet. Les réponses qui traduisent cette gêne sont partagées entre discours incontrôlé du quidam et démonstration de maîtrise du professionnel. Elles sollicitent l'enquêteur pour qu'il précise sa demande tout en lui suggérant de se satisfaire de la première et minimale réponse – « Ça va comme information sur ce point ? Faut-il vraiment entrer dans les détails ? » L'enquêteur a dans la plupart des cas laissé l'enquêté libre de déterminer les limites de son information, expérimentation oblige. Il en résulte la limitation générale du format signalétique à la catégorie socioprofessionnelle des ascendants immédiats. Si l'on enregistre de rares excursions généalogiques dans la parenté plus lointaine, l’expression des alliances, de la fratrie et des descendants est lacunaire. Une telle absence peut devenir symptomatique lorsque le lien conjugal ou fraternel n'est pas dénué de signification professionnelle, comme dans le cas du couple d'auteurs. On peut également regretter qu'aucun autre « cadet de famille » ne se soit déclaré, ce qui aurait pu donner un relief supplémentaire à l'hypothèse de M. Marié (1989)8.
52Dans les récits les plus réflexifs, on retrouve l'écho d'un héritage familial problématique. Il en est ainsi de ce « sociologue au berceau » qui lors du divorce précoce de ses parents a été amené, enfant, à partager côté père la condition ouvrière, et côté mère la vie bourgeoise. Les obligations (ou le privilège) de cette double condition conduisaient ainsi notre enfant-sociologue à devoir changer d’habits et de manières en passant d'une maison à l'autre, ce qui l'a d'ailleurs fait longuement hésité plus tard entre la carrière de sociologue et celle d'homme de théâtre. Moins explicites, d'autres récits mettent l'accent sur les fissures de déclassement social qui ont inégalement affecté les lignées conjointes provoquant de la sorte le conflit familial. Tensions vécues, notamment à l'adolescence, et auxquelles le narrateur accorde une valeur d'éveil à la vocation, d’abord religieuse, sociologique ensuite. Les incompatibilités culturelles provoquées par une mobilité sociale individuelle trop rapide (cas de l'incongruence de statut que doit surmonter un fils méritant de petits artisans de province devenu polytechnicien) contribuent également à l’héritage du métier. Il en est ainsi, enfin, des filles ou fils de la culture migrante (hier juive, aujourd’hui beur) dont le récit des origines se partage entre privilège et handicap.
53II - L’évocation des paternités intellectuelles se déploie entre les rencontres d'éveilleurs de conscience, d'œuvres illuminantes, de maîtres vénérés et de patrons utiles. Les premiers peuplent la mémoire de l'enfance ou de l'adolescence. Les clercs atypiques (curé de campagne incitant à la lecture profane, aumônier de lycée enseignant Freud) y sont encore présents, bientôt remplacés par le brillant professeur de philosophie ou de lettres de terminale. Les secondes jalonnent le plus souvent la période plus ou moins longue d'orientation intellectuelle. Dans la plupart des cas, il s'agit de maîtres de la pensée occidentale (Spinoza, Kant, Marx, etc.) suivis de contemporains (Foucault, Deleuze, De Certeau, etc.) avec lesquels le narrateur entretient un dialogue dont la permanence fournit autant de points de repères au cheminement de sa propre pensée. Cette fonction tutélaire et de mesure de sa propre mobilité conceptuelle est également dévolue à quelque compagnon de route, lecteur assidu dont l'influence n'est pas moins grande. Le dialogue réglé par la coutume universitaire qui habille la dialectique du maître et de l’esclave transparaît dans les récits de rencontres fatales - « J’attendais un maître, ce fut lui ! » Mais l'usage veut que la vénération soit canalisée dans les tâches de traduction et d'interprétation distanciée de l'œuvre fondatrice. Une filiation trop manifeste risque en effet de gêner la capacité attendue de chacun à s'imposer comme auteur original. Pourtant, aucun récit de désaffiliation n’est apparu dans cette enquête. Exposition risquée ou deuil non terminé ? On pourrait aussi y voir l'effet de la multiplicité des filiations qui saisit chaque auteur en un complexe de référents que le répondant hésite à bon droit à réduire à tel courant ou telle génération de pensée (marxiste, nanterrien, critique, etc.).
- 9 Phénomène accentué aujourd’hui en France avec les Beurs diplômés et rompus aux jeux de la double a (...)
54III - L'invocation de cultures intériorisées qui réapparaissent sous forme de dispositions méthodologiques, d’objets construits ou de themata poursuivis, exprime le troisième niveau, le plus élevé, de rationalisation. Ainsi, la culture scientifique de tel ex-ingénieur formé aux mathématiques se retrouverait, si son refoulement n'est pas trop avancé, dans l'impératif de la preuve statistique. Le culte du bel ouvrage tenu d’un père ouvrier malencontreusement accidenté serait honoré par le succès des ouvrages de son fils devenu sociologue. L'énergie, la ruse et la patience d'une lignée d'agriculteurs transparaîtrait dans les dispositions méthodologiques rigoureuses et expérimentales de son descendant. Le fils promis à une carrière ecclésiastique rachèterait sa liberté dans une vocation d'herméneute des symboles sacrés de la modernité. Enfin, exemple bien connu et déjà évoqué, les enfants de la migration réinvestiraient leur aptitude à maîtriser les différences culturelles dans la construction d’objets qui traitent des subtilités mobiles de l'identité – l'Étranger définit par G. Simmel comme ce nécessaire échangeur (commerçant ou passeur) entre communautés humaines distinctes, figure de synthèse entre proximité et distance au monde social, n’est-il pas le modèle du sociologue9 ?
55Autant de clichés, autant d'hypothèses sur l'hérédité sociale du sociologue, qui défient toute enquête extensive. On reviendra ultérieurement sur quelques cas significatifs afin de contribuer, malgré nos moyens limités, à cette mise à l'épreuve. Mais à trop se centrer sur l'héritage, on risque de perdre de vue la partie immergée de l’iceberg des filiations perdues et des innombrables investissements sans retour qui occupent la carrière. Au-delà des aspirations originelles contrariées, « l’état de non-héritier » (M. Marié, 1989) demeure la principale des propriétés et dispositions supposées d'un milieu qui a dissipé les jeux d’obédiences universitaires et les filiations en ligne directe. Quant à celui d’orphelinat, aussi général qu’inavouable, il transparaît de notations où le désenchantement du savant se mêle à la conscience malheureuse du citoyen.
« Malgré tous ces livres, on a peu à dire à l'échelle des enjeux de la société... Bien sûr on apporte des mots, comme les moines du Moyen Âge ; ce n’est pas sans intérêt, les mots font leur chemin. Mais devant la misère du monde tout ce savoir a peu de poids. C'est là où je suis orphelin du mythe transformateur. » (36)
Professions de foi
56Les travaux fragmentaires d’histoire de la sociologie urbaine ont déjà relevé les liens plus que métaphoriques entre cette tradition disciplinaire et l’éthique judéo-chrétienne. Rappelons les origines puritaines et pastorales de la sociologie américaine et en particulier de l’École de Chicago (W. Diamond, 1941 ; A.J. Vidich, S.M. Lyman, 1985) et signalons pour la France, sans revenir à la philanthropie des ancêtres (H. de Saint-Simon, A. Comte, F. Le Play), le mouvement Économie et humanisme, fondé par le père dominicain L.J. Lebret, qui a durablement essaimé sa diaspora laïque dans la recherche urbaine (J. Ion, 1989 ; D. Pelletier, 1993). M. Marié (1989) a bien montré comment, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l'effervescence libératrice a rapproché sociologie, marxisme et pastorale ouvrière. La turbulente Mission de France joua, selon ce témoin, les premiers rôles « en tant que laboratoire de mutation, sur le plan collectif de l'Église et sur le plan du destin des individus, en tant que lieu d'apprentissage du rapport individuel et collectif au monde, en tant qu'utopie et quête des sources, des valeurs évangéliques de l’enfance, de la jeunesse de l'Église. Et, ajoute l'auteur, c'est peut-être bien là, de l'intuition profonde de l'expérience, de sa dimension utopique, de sa fidélité au non enchaîné qu'un rapprochement avec Mai 68 n'est pas insensé ».
57P.H. Chombart de Lauwe, selon le même auteur, en est l'archétype : « Catholique, résistant, marié à une déportée, ayant fréquenté l'École d'Uriage, ethnologue en Afrique puis sociologue dans la ville, méprisé par l'Université, à la fois rivé au catholicisme et au communisme, conscience malheureuse de la sociologie. Il résume en lui-même bien des aspects majeurs de la sociologie des quarante dernières années ».
58Que nous a donc dit cette figure type à propos des liens entre sociologie et religion ?
« Par rapport à la religion j’ai une position marginale dans la mesure où j'étais engagé à Jeunesse de l'Église, dans son équipe centrale ; mais je les ai quittés à un moment où on était trop influencé par le marxisme. Jusqu’à un certain point j'étais intéressé puisque Marx apporte un tas de choses utiles, mais c'était une confusion de plans entre marxisme et Église qui ne me plaisait pas... Pour mes premières enquêtes dans la ville, les prêtres-ouvriers m’ont beaucoup aidé. J'entretenais également quelques liens avec Économie et humanisme mais je ne m’entendais qu'à moitié avec Lebret ; je me sentais plus proche de Desroche. Mais il y a une raison profonde au lien entre sociologie et christianisme, car on ne peut pas se désintéresser de la misère des hommes et de la fraternité elle-même. Si j'ai un peu quitté l'engagement dans l’Église, le message chrétien m'a toujours animé. Mais chez mes camarades communistes c’est un peu la même chose. Alors est-ce qu’il y a une dimension de plus chez les chrétiens ? Je suis très frappé, en Amérique Latine, par la théologie de la libération. Il est évident qu'on ne peut pas étudier là-bas les quartiers populaires sans tenir compte de la dimension religieuse. J'ai été également très marqué par Marcel Mauss qui m'a formé ; cet homme, d'origine juive, avait une attitude fondamentale dans laquelle la recherche du religieux était essentielle. Plus généralement enfin, l'histoire nous montre la persistance du problème de l'eschatologie. Je ne sais si le xxie siècle sera religieux comme le pressentait Malraux, mais je suis frappé par une conscience plus positive de l'unité de l'humanité, liée à l'écologie, à la découverte de l'univers. »
59Il serait difficile de démêler dans cet extrait les liens entre sociologie et religion. On l'a retenu néanmoins pour sa valeur documentaire et pour le reflet qu'il nous livre en filigrane d'un parcours de recherche qui, pour s'être relativement détaché des institutions ecclésiales ou temporelles françaises, n'en reste pas moins animé, sinon auto-justifié, par l'humanisme chrétien à vocation universelle. Au-delà de cet exemple où la fides catholique se présente comme ressource éthique du sociologue engagé, on a cherché dans notre corpus d'autres manifestations de croyances religieuses attachées au métier. Bien que nombre de récits de carrière n'aient pu contourner les solidarités d’engagement entre science et religion (dont le meilleur exemple reste l'alliance christo-marxiste), rares sont les rationalisations explicites de ce lien. Il est donc à craindre que son refoulement, ainsi que le suggère ce constat de carence, n'aggrave les lacunes de notre information. Une sociologie des croyances religieuses de la sociologie urbaine exigerait une étude en soi de ces silences. Retenons cependant deux raisonnements individuels intéressants, à défaut de pouvoir les estimer significatifs.
60Pour l'un, l'engagement chrétien initial l'aurait prémuni contre toute fascination pour les choses de l'esprit, surtout lorsque ces dernières reproduisent en leur institution ce que l'on rejette précisément de l'Église. Lorsque la foi initiale s’érode au frottement du monde, le transfert d'énergie vers la carrière scientifique, qu'on pourrait attendre du doute, ne s'opère pas pour autant. La tension initiale entre labor (sociologue) et fides (prêtre) se réfracte alors dans un mouvement vital entre recherche conceptuelle, pratique empirique et expérience sociale (d'enseignement, de conseil, etc.). La recherche urbaine est alors présentée comme milieu d’accueil de cette dynamique anti-totalitaire qui divise et conjoint les savoirs relatifs de l’homme d'ici-bas.
61Pour l'autre, le lien entre religion et sociologie urbaine est nécessairement pris dans une chaîne conjoncturelle de phénomènes. La sociologie a été saisie comme bras séculier (ainsi qu'on l'a précédemment montré) à l'encontre de l'économie dont les impératifs scolaires apparaissaient plus rigoureux, et dont le débouché professionnel semblait trop lié à l'exploitation humaine. Lorsque l'engagement religieux a fait défaut, dans la mouvance de 1968, la recherche urbaine a offert un compromis acceptable entre révolution (critique marxiste), profession (expertise urbaine) et vocation (travail sur l'exclusion). Ensuite, lorsque la désillusion politique a rejoint le désenchantement religieux, la vocation de savant, initialement déniée, a été reconnue pour ses vertus sceptiques. D'où le retour de mémoire sur la genèse des sciences, forme ultime de mise à distance des illusions qu’elles créent malgré elles.
- 10 L'auteur accompagne d'ailleurs son jugement conclusif d'une double mise en garde : « Il y a deux e (...)
62Si l'on s'accorde avec Marcel Gauchet (1985) pour considérer qu'entre « religiosité privée et substitut à l'expérience religieuse, nous n'en aurons jamais terminé, probablement, avec le religieux »10, on peut élargir notre analyse à l’expression des croyances attachées au destin de sociologue. On est donc invité, en empruntant ces schémas à Paul Ricœur (1968), à passer de la fides chrétienne au glauben kantien de la raison pratique sans oublier le belief humien, sorte d'arbitrage naturel entre doute et certitude humaine. On aborde ainsi les manifestations de la pensée dotée d'assentiment (le cogitare cum assensione, selon Thomas d'Aquin) où les « croyances normatives » entrent en dialogue avec les « croyances positives » (R. Boudon, F. Bourricaud, 1982). Sans doute leur approche mériterait un corpus de propositions affranchies des contingences de l'enquête, notamment pour tout ce qui relève des croyances politiques. Soulignons seulement ici quelques traits anecdotiques mais non dénués de pertinence pour la compréhension de l’éthos du milieu. On a ainsi relevé trois articles de foi caractéristiques.
63Le premier, après le repentir théorique, fonde en raison le postulat relativiste.
« Je crois qu’il faut prendre le taureau par les cornes et moi je n'ai pas voulu jeter le bébé avec l'eau du bain. Je ne me suis pas posé la question de la rupture avec le marxisme, mais celle des nouvelles exigences imposées par ses illusions. Ça m'a demandé du temps, j'ai découvert de nombreux auteurs, comme Karl Popper, qui m'ont aidé à comprendre pourquoi ce mode de pensée avait été si attractif. J'ai progressivement saisi la puissance de la réification d'un modèle en même temps que sa relativité. Il y a donc des modèles qui marchent bien à un moment donné et pour tel problème ou tel point de vue, et ainsi de suite, comme des outils. Ne me sentant pas poussé par la construction d'un nouvel outil, je préfère les utiliser à bon escient en craignant le confort de chacun. Car tout compte fait notre rôle principal c’est de proposer de l'intelligibilité qui repose sur une systématicité d'explication, laquelle reste toujours conjoncturelle, livrée à la réfutation. » (20)
64Le second, en un raisonnement circulaire, illustre les doutes traditionnels de la discipline.
« On n'aime pas ici la “sociologie ricanante”, ce discours savant sur les illusions des autres. Pourtant, et contrairement aux ethnométhodologues, je pense qu’il y a un sens caché aux acteurs. Sa restitution par le sociologue oblige celui-ci à prendre la position de celui qui sait par rapport à ceux qui sont ignorants des déterminismes de leur propre destin. Mais cette obligation est précisément difficile à tenir lorsqu'il faut aussi admettre que la sociologie n'est pas une véritable science, qu'elle reste un discours parmi d’autres, également pris dans les enjeux sociaux. » (21)
65Enfin, le troisième rappelle le sens pratique du métier : « construire des bouts d'intelligibilité vraie ».
« Quel est l'intérêt d'être chercheur ? Précisément c'est d'avoir un regard sur le monde qui n'est pas celui des hommes politiques, ni des journalistes, ni des fonctionnaires, donc c'est d'être capable, grâce à un certain temps disponible, de croiser les regards sur un même phénomène. Croiser une enquête statistique avec une campagne d'entretiens et avec l'observation ethnologique, etc. Personne ne t'interdit en principe de faire le tour de la planète sur le même objet. Et notre chance c'est de tirer de tous ces croisements un bout d'intelligibilité vraie plutôt que de faire des dissertations d'énarque. » (26)
66Ces professions de foi émanant de tenants du milieu reflètent doutes et certitudes propres à la concurrence des vérités relatives dans l'espace public. L’histoire montre leur variation, notamment en termes d'engagement et de défection sur des marchés intellectuels distincts (les pairs de la science, les professionnels de la ville, et l'opinion générale). On appréhendera ultérieurement ces mouvements lents ou rapides, continus ou discontinus, qui affectent solidairement les consciences privées et les positions publiques. Entre les pionniers de la recherche urbaine qui se sont volontairement détachés du cercle étroit de reconnaissance par les pairs pour se mettre au service de l'émancipation humanitaire et leurs successeurs revenus de leurs illusions théorico-militantes, souvent transformées en objet de science, se déploie un éventail de parcours dont on recueillera les traces. L’extrait suivant reflète les modifications de conscience du métier à tel tournant de carrière.
« À la fin du Petit Séminaire (chapitre 1), on s’est professionnalisé après avoir réfléchi aux limites de notre expérience de terrain qui débouchait sur cette idée de maîtrise d'œuvre sociale. Détachés du terrain on ne se retrouve plus militant, c'est-à-dire qu'on ne prend plus les questions de recherche comme des questions politiques. On répond désormais comme des professionnels de l’analyse sociale aux questions de politique en ayant abandonné tout prosélytisme, toute velléité de réforme... On devient alors réformateurs sur commande, mais en tenant compte des limites du rôle. Il reste cependant de nos croyances et pratiques militantes passées, un style de démonstration expérimentale. Sous certaines conditions posées par les gestionnaires de la ville, on conduit l'analyse comme une expérimentation de laboratoire. » (3)
67Ce résumé rétrospectif suggère ainsi un triple mouvement : l’association initiale des investissements militants à l'expérience analytique de terrain, puis l’amorce d’une dissociation entre convictions politiques et adhésions professionnelles, et enfin l’intégration relative de l’expérience politique de la marge dans la définition de positions intellectuelles. On n'insistera pas sur la force structurante de l'expérience de terrain dans la recherche urbaine. Cette expérience, toujours initiatique, a pris l'allure d'une tradition aussi commune que diversement interprétée suivant les multiples modes d'implication dans l'objet. Son épreuve est généralement justifiée pour combattre les préjugés, notamment théoriques. Ce culte du terrain qui remonte à Hérodote puise ses certitudes tant dans le repentir des illusions idéologiques ou théoriques de jeunesse que dans l'opposition à un académisme ou à un essayisme supposés faire peu de cas de la diversité du monde. Mais, pour emblématique que soit l'invocation du terrain, on a de la peine à distinguer les éléments du débat, pourtant récurrent dans la discipline, entre méthode qualitative et méthode quantitative. On a finalement recueilli peu de témoignages sur des cas de figure, probablement moins impliquants que l’observation-participante, comme l'archive ou le questionnaire. Déséquilibre significatif ? Indice à tout le moins, ainsi que le suggère cet autre credo :
« Le blocage statistique dans la recherche urbaine serait un beau sujet de réflexion. Il y a pourtant quelques expériences ici et là. La corrélation et la régression avec Preteceille, l'analyse factorielle avec Tabard ; mais peu de réflexions sur le chiffre. Le questionnaire reste pourtant incontournable dans certaines situations. Et pour moi, s'il n'y avait pas cette exigence de comparaison et d'analyse, je ne serais pas chercheur, je serais écrivain, essayiste. Si tu as une bonne plume et un réseau de relations, tu peux écrire et publier sur tous les sujets ; mais être chercheur c'est une enquête de fond, avec terrain. Même Henri Lefebvre qui pourtant était très fort en philosophie et en épistémologie a fait des enquêtes de terrain et a planché comme tout un chacun. C'est d'ailleurs à ce prix que sa théorie de l'urbain tient toujours, parce qu'il y a derrière elle des données fines. » (39)
68Si l’on considère la production effective de notre échantillon, trois auteurs sur quatre n'utilisent pas en effet de méthodes extensives. On peut y voir la convergence de multiples facteurs : la prédisposition de la recherche urbaine à compenser par un discours compréhensif les lacunes des modèles à causalité linéaire de l'ingénieur, le regroupement de notre échantillon autour de la fonction autonome d'auteur, et plus généralement, l'écho lointain des balancements entre « l'herméneutique inspirée » et la « myopie scientiste » (J.C. Passeron, 1991) qui divisent le raisonnement sociologique et répartissent ses agents.
Identités et positions
69On a pu constater que notre compte rendu analytique était ponctué d'une multitude d’énoncés de status, de rôles prescrits et accomplis, ou dans un langage moins américain, de propriétés, de dispositions et de positions. Ainsi, dès les premiers contacts, on a été sensible aux dispositions religieuses du métier de même qu'au clivage Paris-Province. Les définitions sollicitées de la recherche urbaine se sont unanimement référées au jeu des positions sociales et intellectuelles qui la font. Les présentations de soi ont égrené le chapelet classique des attributs identitaires (profession des parents, diplômes obtenus, statut d'activité) nous rendant particulièrement attentif aux lacunes et dénégations telles que la division sexuelle, la place dans la fratrie et le rôle éventuel des alliances matrimoniales.
70On a pu ainsi voir s’esquisser, entre les pleins et les creux du récit, le portrait multiple et divisé d'un milieu professionnel qui par nature dénie toute identité groupale. Il ne nous échappe pas que la focalisation sur le champ d'épreuve séculière d'une tradition intellectuelle plurielle ait requis la mémoire de la dissémination et de l'ambivalence de soi. Mais cet éventuel biais d'enquête ne peut cacher les tensions entre autonomie spirituelle et dépendance temporelle qui conditionnent, sinon définissent, l'histoire de la sociologie. Il va alors de soi que les tenants de l’improbable sociologie urbaine révèlent le mieux les qualités mobiles du métier. L'expression du jeu des positions ne manque pas de variété : carrière « buissonnière, braconnante, intersectionniste, vagabonde, inclassable... » Vocables qui relèvent d’un double registre : d'une part la revendication anti-académique de mobilité entre disciplines universitaires, quasi concepts des études urbaines et sens commun de l'action sociale (le triangle de H. Coing) ; et d'autre part l’expression de l'image de soi construite par autrui (« urbain chez les ruralistes, et ruraliste chez les urbains », etc.). La pluralité des « moi » professionnels ne va pas sans la multiplicité d'engagements dont la constellation tourne autour du militant (évangélisation, révolution, réforme), de l'expert (maître d'œuvre ou ingénieur social), de l'enseignant (universitaire) et de l'intellectuel (écrivain, essayiste).
71Entre « l'intellectuel organique » de Antonio Gramsci et « l'intellectuel sans attaches » de Karl Mannheim, (ou, plus près de nous, entre « l’intellectuel spécifique » et « l'intellectuel universel » de M. Foucault), se déploie ainsi le spectre verbal d'engagements dont la reconnaissance et la composition varient au fil du temps. L'évocation anecdotique de situations vécues ne manque pas d'exprimer la tension entre les valeurs momentanément attachées à chacun d'entre eux. L'hébétude des habitants face au discours volontaire du militant qui s'initie au porte-à-porte dans la cité, ou les multiples démentis du malaise urbain supposé, ont souvent illustré les premières prises de distance avec l'idéologie. Mais si la mémoire sélective de tel conflit intériorisé peut nous mettre sur la piste goffmanienne de la distance au rôle, on ne négligera pas de considérer les liens entre engagements d'intensité variable. Malgré l'évidente reconstruction narrative, on peut en effet accorder quelque crédit documentaire aux anecdotes de congruence vécue (« non schizophrénique »), au début des années soixante-dix, entre l'expertise technocratique, la révolution politique et la théorie sociologique. La pratique théorique n'était-elle pas pour l'intellectuel d'alors, le front principal de la lutte des classes ? De même sera-t-on attentif, au cours de la décennie suivante, aux positions reflétant l'interdépendance entre ingénierie sociale et tradition savante. À cet égard, l'exhumation des Inventeurs oubliés (B. Kalaora, A. Savoye, 1989) et l'engouement pour les « ethnométhodes » grâce auxquelles le monde se construit, ennobliraient le sens de pratiques polyvalentes. Afin de rendre compte de ces « agencements séquentiels de rôle » (R.K. Merton, 1965) on a préféré emprunter à la sociologie européenne (N. Elias, P. Bourdieu) l'expression de « configuration de positions ». Celle-ci tend en effet à dépasser la division fonctionnelle entre jeux de rôles (role-set) et attributs de positions (status set) pour saisir solidairement pratiques, interactions, raisons logiques et causes historiques. L'histoire en tant qu’attention portée à la modification chronique de ces configurations nous sert alors d'instrument analytique et de garde-fou contre l’aplatissement du sens sur l'interaction immanente de protagonistes coupés du temps.
72En première approche, on a fait correspondre les principaux inter-actants langagiers (militant, expert, enseignant, intellectuel) à leurs décennies d’élection. Trois configurations narratives typiques apparaissent alors. La première (années cinquante et soixante), est structurée autour d’un double engagement, professionnel et militant ; la seconde (années soixante-dix), est principalement polarisée par l’évocation militante ; la troisième (années quatre-vingt), indique plusieurs déplacements concurrents : amplification remarquable de la référence professionnelle, émergence des références universitaires et médiatiques. La référence professionnelle des dernières années, multiplie les vocables de coopération entre démarches cognitives et pratiques (formation continue, conseil, intervention, programmation de la recherche, etc.).
73On peut se demander d'ailleurs si cette diversification langagière ne résulte pas de l'essor massif de « l'exercice professionnel de la sociologie » qui, selon R. Sainsaulieu (1987), n'a jamais autant confronté chercheurs statutaires ou universitaires « à la validation pratique de leurs théories et enseignements ».
« La science n'existe plus comme justification de l'intervention du sociologue, mais on lui demande de faire une triple preuve. D'une part en quoi ses travaux peuvent donner des résultats pratiques, d'autre part pourquoi il utilise telle ou telle méthode, théorie. Pourquoi est-il plutôt structuraliste, marxiste, fonctionnaliste, systémiste, etc. Et enfin en quoi son discours est-il tenable face au discours médical, géographe, statisticien et démographe, anthropologue, psychologue, organisateur, etc. »
74Faisant écho au jugement de cet observateur selon lequel la nouvelle donne professionnelle des années quatre-vingt aurait provoqué chez les chercheurs statutaires et universitaires des « excès de différenciations fallacieuses » (« la progression de la compréhension sociale est à mon avis trop marquée par la nécessité de s'opposer et pas assez par celle de se comparer. On rigidifie des écoles et méthodes trop vite et sans avoir vraiment exploré leurs vertus heuristiques »), les tenants de la recherche urbaine s'alarment de la montée paradoxale des codes respectifs réduisant la porosité de naguère. Mais les récits de carrière nous parlent autant de spécialisation que de diversification. Si les cadres d'expériences énoncés s'enchaînent le plus souvent dans le sens d'une réduction de l’espace des possibles, attestant de la sorte le « vieillissement social du champ » (P. Bourdieu, 1992), il n'est pas exclu que le récit de spécialisation masque un redéploiement discret de compétences et de positions. Il ne nous échappe pas à cet égard que la focalisation de l'enquête sur un domaine de recherche, aussi indéfini soit-il, a pu occulter telle redistribution de compétences dans d'autres domaines (sociologie du travail, de la famille, etc.).
75Si l'on convient que la division séculaire du travail intellectuel multiplie les vocations et donc impose un certain « arbitrage individuel entre elles » (R. Coser, 1975), on est conduit à retrouver la trace de leur nature sociologique dans les schémas narratifs dont la pertinence tient, au-delà de leur niveau de vraisemblance et de complétude, aux déterminants socio-historiques qu'ils contiennent et suggèrent. En préalable à l'analyse comparée des récits de carrière, on a retenu deux schémas contrastés de liens processuels sinon stratégiques entre socio-biographie, objets construits et variations générales du cours des biens symboliques depuis une vingtaine d’années.
76Le premier, au tournant des années quatre-vingt (fameuse rupture des visions du monde autour de 1977-1978) a brûlé ses deux vaisseaux conjoints, révolutionnaire et technocratique, pour rattraper son handicap académique, qui ne serait que le reflet d'un faible capital culturel familial. Il réinvestirait dès lors ses désillusions politiques et son ressentiment culturel dans un cynisme désabusé, nécessaire à la conquête de positions universitaires (vilipendées vingt ans plus tôt comme mandarinales). Cette ascension risquée, qui exige d’acquérir rapidement les automatismes du milieu et d’accomplir les rites de passage (tel le pèlerinage américain, à l’instar de l'allemand au début du siècle), est intériorisée comme un défi personnel aux accents expiatoires. Tout se passe comme si la surface sociale de l'agent se réduisait comme peau de chagrin, alors qu'en fait il redéploie ses positions et redéfinit ses alliances dans la cité scientifique (comités internationaux, éditoriaux, directoriaux, cachets divers). De même, s'il dit avoir brûlé ses premiers vaisseaux, il reste quelque chance pour que son accumulation primitive se reconvertisse dans l'objet même d'étude en autant de fils d'Ariane tels que les raisons sociales de la volonté de réforme, ou pour d'autres, les fondements politiques du lien familial, etc.
77Le second, qui semble avoir plus précocement fait le deuil de multiples illusions tant politiques qu'intellectuelles, à l'issue de périodes d'engagement puis de défection aussi radicales que brèves, multipliera les séquences expérimentales jusqu'à devenir le point incontournable d’un réseau scientifique élargi. L'entonnoir précédent des postures professionnelles est ici inversé. Une certaine distance aux rôles, nécessaire à l'intelligence du jeu, est la condition de félicité des engagements séquentiels successifs ou simultanés. Aucune dénomination univoque ne pourra convenir au compte rendu de pratiques qui s'énoncent en dyades performatives (enseignant-traducteur ; philosophe-sociologue ; chercheur programmateur ; observateur-formateur ; journaliste essayiste ; etc.). Ces expériences qui se chevauchent au fil du temps tissent la trame du réseau. Telle entreprise ne manque pas non plus de se saisir implicitement d'elle-même comme objet. Son mobile se reflète dans la mobilité des interactions sociales qu'elle poursuit de l'esprit. Il n'est pas non plus interdit de supposer quelque lien entre les origines migrantes de l'entrepreneur et son goût pour la mobilité des jeux sociaux. Le prolongement de l'héritage goffmanien qu'il traduit y conduit naturellement.
« Et soi-même, cette chose palpable en chair et en os ? C'est un ensemble de fonctions qui se superposent dans nos activités ordinaires mais qui se distinguent de mille manières dans d'autres plans d'existence. De même pour les personnes avec lesquelles nous sommes en relation. Et si ces fonctions – de responsable, de stratège, d'animateur, de figure – se distinguent dans les domaines qui sortent de l'ordinaire, pourquoi ne serait-on pas capable de les distinguer dans la réalité ordinaire ? » (E. Goffman, 1974)
78Mais pour autant que le récit de carrière nous parle d'engagements arborescents, on ne peut oublier la tension unitaire qui les fédère et pousse ainsi l'arbre singulier vers le magistère.
79Les deux schémas précédents introduisent, à la suite de notations antérieures (héritages et filiations, professions de foi), au domaine privé du paradigme que Gerald Holton a notamment révélé, pour les sciences physiques, sous le vocable de Thema(ta). Les themata sont ces thèmes obsessionnels ou idées fixes, que l'homme de science poursuit inconsciemment tout au long de la carrière, et que la science publique a longtemps relégué au magasin des accessoires. Ils demeurent pourtant indispensables pour comprendre les sauts conceptuels périlleux que toute découverte exige. L'astronome Kepler, contre ses propres convictions pythagoriciennes, a sauté ainsi du cercle à l'ellipse comme principe explicatif du mouvement céleste grâce à sa croyance métaphysique en l'harmonie du monde. Il va de soi qu'en matière de sciences humaines, l’inconscient ou les valeurs sont pris pour l'obstacle fondamental d'un raisonnement naturel où l'objet est prisonnier de la subjectivité et de l'historicité. On ne s'étonnera donc pas que ce soient des historiens ou des philosophes des sciences dures (le plus souvent physiciens ou généticiens) qui aient pris l'initiative, plus librement que les sociologues, de conceptualiser le « combat personnel » du savant. Les themata, nous dit G. Holton, se forment généralement avant l'entrée dans la carrière. C’est dire la nécessité où nous sommes, pour les rencontrer, d’une connaissance biographique aussi approfondie que celle de l'œuvre proprement scientifique.
80Définir en un mot-clef les objets respectifs de prédilection, puis raisonner sur le réseau sémantique qu’ils formeraient éventuellement suffit-il en l'occurrence ? On en doutera. Tout au plus peut-on dire hâtivement que si Einstein était obsédé par l’unité du monde (réunir le champ gravitationnel et le champ électro-magnétique en une représentation unitaire), certains de nos sociologues semblent poursuivis par l'idée de spatialité des faits sociaux, de mobilité de l'existence, ou des fins dernières de la modernité, etc. Mais on ne s'aventurera pas plus avant en ces lieux communs car la piste des themata ne peut faire l'économie de l'analyse intensive de quelques cas de figures, et autant que faire se peut, en accord étroit avec les intéressés. Tel sera l'objet des chapitres suivants. En revenant à notre épure, il reste à rassembler enfin quelques notations jusqu'alors dispersées par l'analyse de contenu, mais qui méritent d'être réunies pour préciser la nature dialogique de cette enquête, et donc la portée et les limites de ses résultats.
3. DIALOGUES
« 5.7.92. Il m'a donc fallu attendre le vingt-sixième entretien, soit atteindre plus des huit-dixièmes de l'enquête, pour essuyer un refus catégorique et de principe du magnétophone. Selon mon interlocutrice, cette “prothèse barbare des sciences humaines”, relâche l'attention nécessaire du chercheur et entrave grossièrement la liberté de parole de l'enquêté. “J'ai horreur de ces machines, je ne travaille pas avec”... et au terme de la rencontre : “Je crains surtout de me trouver, avec ces appareils enregistreurs, avoir dit ce que je ne pense pas vraiment ; la parole, la vraie ce n'est pas ça”. Après que j'eus retracé l'origine, le cadre et les intentions de l'enquête (parcours professionnel, re-initiation à la recherche par la reconnaissance de son milieu, l'établi au Plan urbain), mon interlocutrice m'interpella sur les raisons du choix de mon échantillon, avec le commentaire : “Moi je ne travaille pas avec des échantillons prédéfinis, mes informateurs évoluent au gré de mes rencontres et des recommandations que je reçois”. Je justifiai ce choix en rappelant ma démarche d'ensemble : travail sur les textes d'appel d’offres de recherche et sur les articles dans le champ ; point de vue diachronique sur trente ans ; repérage de plus de deux cents auteurs d'articles (rappel de l'éventail des revues analysées) ; choix multicritère de quarante individus (proximité/distance aux institutions d'incitation, installation ou passage dans la recherche urbaine, générations, formations, etc.). Je m'ajustai ensuite aux positions méthodologiques de mon interlocutrice, en précisant que, malgré cette construction mon échantillon restait ouvert aux rebondissements éventuels de l’enquête. Puis j'ai résumé les trois questions principales de l'entretien, “à vrai dire assez imbriquées entre elles : l'évolution de la recherche urbaine en tant qu'institution, de la discipline sociologique (ici ethnologique), et le parcours propre du chercheur”. Mon interlocutrice considéra qu'effectivement “tout ça se confond plus ou moins”. J'indiquai les deux manières de procéder pour y répondre : soit suivre les items du guide d'entretien, soit partir du parcours personnel. Elle opta pour la deuxième voie : “Prenons donc par l'itinéraire, c'est plus simple, et on rencontrera le reste”. »
81Désappointé par le refus du magnétophone, l'enquêteur doit faire doublement face, pendant et après l'entretien. Pendant l'entretien, il doit ajuster l'engagement dans le dialogue au dégagement nécessaire à la prise de notes et au choix judicieux des relances ; après, il doit restituer objectivement la mémoire des expressions littérales tout en reconnaissant la subjectivité de sa sélection. Si le magnétophone est aveugle aux regards et aux gestes, son absence rend encore plus invisibles les séquences du discours que l'enquêteur invisibilise dans sa mémoire, notamment les siennes. Mais plutôt que de revenir sur les avantages et les inconvénients méthodologiques du magnétophone, l’altercation précédente nous invite à préciser les ambivalences du dialogue grâce auxquelles on doit nos résultats.
Ambivalences
82La première équivoque, on l’a dit, tient d’abord à l'enquêteur. Son statut est indistinct pour l'enquêté : ni vraiment étudiant doctorant (parce qu'agent d'un service d'incitation à la recherche urbaine), ni vraiment professionnel (parce que cette enquête ne s'inscrit pas dans un programme de recherche officiel). Quant à l'objet de son enquête, il enchevêtre ingénument questions institutionnelles et personnelles alors que l'usage veut que les questions personnelles soient strictement régies par l'institution universitaire ou savante dont dépend chaque chercheur et que les questions institutionnelles se règlent entre personnes compétentes ou dûment mandatées.
83La seconde équivoque tient ensuite aux enquêtés qui se sont livrés non sans plaisir au jeu du récit de vie et du jugement des autres tout en mettant en garde l’enquêteur contre toute divulgation de leurs propres confidences. La rencontre positive de ces deux ambivalences n'est pas fortuite. Tout s'est ainsi passé comme si l'enquêteur avait assuré une fonction d'accessoire, sinon d'exutoire, pour la liberté prise par les enquêtés avec les règles du milieu qui veulent que toute évaluation se solde par une querelle d'investiture où la procédure collective de jugement n'est qu'une forme déniée de l'arbitraire général auquel s'adonne toute libido dominandi qui se respecte.
84On peut dès lors comprendre les multiples ajustements entre l'enquêteur et l'enquêté comme procédant d'une solidarité provisoire fragilement suspendue aux ambivalences de chacun. On doit à ces dernières les tactiques improvisées par l'enquêteur tendant à tourner l'obstacle du questionnement frontal de l'identité personnelle en jouant sur l'opacité des motifs et objets de l'enquête.
Tactiques
85Comme le montre l'extrait choisi plus haut, l'enquêté, soumis à un complexe de questions trop générales qui parfois prennent l’allure scolaire du contrôle de connaissances, préfère parler de lui, raconter sa carrière. Les questions plus intimes seront ainsi plus naturellement induites par le cours du récit. Il s'agit là d'ailleurs du principal déplacement d'interrogation entre le guide d'entretien initial et l'enquête effective. Glissement qui a donc orienté notre regard, au-delà de nos espérances, vers la problématique du lien entre l’histoire individuelle et collective. On doit également aux ambivalences de la consultation formelle des répondants sur le dépôt éventuel de leur récit en archives orales (la procédure n’ayant pas été expressément précisée), la redistribution de notre échantillon selon l'accord, la réserve et le refus catégorique. Ainsi, les enquêtés qui ont manifesté les plus expresses réserves, allant jusqu'à l'interdit formel (lettre recommandée avec accusé de réception) se trouvent être non seulement ceux qui se sont le plus livrés mais aussi ceux qui ont ensuite justifié leur ordre comminatoire en invoquant les perversités de la cité savante. On serait tenté de les considérer comme captifs du champ dès lors que ceux qui ont montré le plus grand détachement sur la question de l'anonymat se trouvent posséder les capitaux symboliques les plus élevés. On se gardera cependant de conclure trop hâtivement à l'expression simpliste d'inégalités de capitaux symboliques qui structurent le champ en notant que parmi les auteurs « atterrés, consternés ou effrayés » par la relecture de leur propre récit, certains n'ont pas craint de transgresser les règles de l'art en acceptant le risque, au demeurant improbable, que l'oral incontrôlé de la conversation privée contamine leurs écrits publics.
Curialité
- 11 N. Elias, La Société de cour (1969), p. 87.
- 12 Ibid., p. 97.
86Dans les brefs échanges épistolaires ou téléphoniques qui ont suivi la transcription des entretiens, on a pu éprouver combien le discours des sciences sociales engage la personne de son énonciateur en quête de reconnaissance collective. Cet engagement pourrait trouver son modèle générique dans la « Société de cour », telle que N. Elias l'a érigée en prototype de la civilisation moderne et dont on rappelle ici les traits les plus pertinents pour notre étude : indistinction de la vie privée et publique dans la manipulation des signes (à la différence de la formation bourgeoise) ; identification de l'individu à sa représentation sociale (« C'était la reconnaissance par les autres de la qualité de membre de cette société qui, en dernière analyse, décidait de cette qualité même »)11 ; soumission à l'étiquette nécessaire à la coexistence (« Par l'étiquette, la société de cour procède à son autoreprésentation, chacun se distinguant de l’autre, tous ensemble se distinguant des personnes étrangères au groupe, chacun et tous ensemble s'administrant la preuve de la valeur absolue de leur existence »)12. On pourrait aisément multiplier les exemples de l'« habitus curial », cet ars prudentiae consistant à ajuster constamment sa position à, celle des autres membres interdépendants. (« On m'a dit que X me battait froid parce que Y lui aurait rapporté que j'aurais émis une critique un peu légère sur son dernier bouquin, ce qui est inexact, alors si Z vient à lire ce que je dis ici spontanément je peux craindre le pire, etc. »). Mais on s'en tiendra, pour rester sur la référence éliasienne, à l'éclairage qu’elle peut également apporter à la tension éprouvée dans notre enquête entre le souci de l'étiquette et son déni, voire sa transgression au principe du romantisme aristocratique, sorte de résistance aux contraintes curiales animée par la nostalgie des libertés nobiliaires. À l'inverse, on ne manquera pas de signaler le rejet de cette tension par certains, notamment les plus réticents à l'enquête, au motif d’une vision plus prosaïque de la condition salariale du sociologue, transposition actuelle de « l'office » de la bourgeoisie robine qui conquit l'État contre l'aristocratie.
87Si l'on revient enfin à notre réflexion initiale sur les conditions d'interaction propres à cette enquête comme critères d’évaluation de ses résultats, on peut créditer ceux-ci d'une certaine représentativité dans la mesure où ils réunissent un éventail conséquent de réserves polies, de confidences sincères et de constructions de soi dont on a pu esquisser quelques raisons à maintes reprises. L’essentiel de leur signification ne tient-il pas en effet aux possibilités qu'offrent ces diverses performances narratives, dans leur logique même et dans leur confrontation entre elles et avec ce que l'on a pu savoir de leurs agents, de saisir simultanément tant leur communauté et leur antériorité historique, que leur singularité irréductible ? Prendre la mesure des interactions instables entre les positions conceptuelles et les situations institutionnelles conduit alors à relire comparativement les récits de carrière les plus caractéristiques à la lumière des déplacements, lents ou rapides, de leurs objets. Comment donc le déroulement de chaque œuvre singulière actualise-t-il les traditions disciplinaires qui la prédéterminent, et comment le recours à celles-ci est-il stimulé par les tensions sociales et symboliques propres à chaque conjoncture ?
Notes
1 Pour un état des lieux récent de ces références, voir C. Dubar, La Socialisation, construction des identités sociales et professionnelles (1995).
2 Au terme d'un commentaire peu amène de Paris et l'agglomération parisienne (P.H. Chombart de Lauwe), F. Braudel concluait ainsi : « Je doute pareillement qu'une étude de ville, quelle qu'elle soit, puisse être l'objet d'une enquête sociologique comme ce fut le cas pour Auxerre, ou Vienne en Dauphiné, sans s'inscrire dans la durée historique ». F. Braudel, « La longue durée », in Annales ESC, no 4-1958.
3 Tableaux préalables à la construction de notre échantillon et relatifs à l’espace des positions dans les revues ; index des noms dans certains ouvrages récents d'histoire de la sociologie contemporaine. J.P. Durand, R. Weil, Sociologie contemporaine (1989) ; P. Ansart, Les Sociologies contemporaines (1990).
4 On pourrait incidemment étudier comment notre champ réfracte la tension séculaire entre historiens et sociologues (ou anthropologues) dans la mesure où le magistère public des premiers alloue aux seconds une place réservée à l'innovation conceptuelle. Sur ces jeux de position, voir la suggestive étude de B. Valade, « D'une nouvelle histoire à l'autre », in L'Année sociologique, vol. 41, 1991.
5 O. Chenal, D. Gerritsen, J. Leroy, N. Mauchamp, R. Sainsaulieu, L'Exercice professionnel de la sociologie (1987). Ainsi que son titre l'indique, cet ouvrage se centre sur l'emploi de la majorité des diplômés de sociologie dans les fonctions d’étude, de formation ou de conseil. L'enquête citée sur les motivations est issue d'entretiens auprès de 70 jeunes diplômés inscrits à la bourse d'emploi du Centre d'études sociologiques au cours des années 1983-1985.
6 Témoignages émanant souvent de fils de milieux aisés qui, dans l’immédiat après-guerre, sortent du rang pour aller au devant de la classe ouvrière et du mouvement social. Plus généralement sur ces vocations : J.M. Chapoulie, « La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et la classe ouvrière », in Revue française de sociologie, XXXII-3, 1991.
7 P. Bourdieu, « Le moment critique », in Homo academicus (1984).
8 Ce qui caractérise anthropologiquement le cadet, c’est de ne pas être au centre du destin familial et de devoir ainsi se faire une difficile place entre père et aîné ; 1 aîné est pour le cadet un substitut du père – à tuer selon S. Freud (1912) – et le cadet devient ainsi pour l’aîné un révolté en puissance. Le conflit entre Jacob et Esaü, narré dans la Genèse, en constitue le mythe occidental le plus fameux. M. Marié voit dans ce conflit originel un élément d’éveil de la vocation sociologique chez certains cadets contemporains.
9 Phénomène accentué aujourd’hui en France avec les Beurs diplômés et rompus aux jeux de la double appartenance. « Ce que le fils veut oublier, le petit-fils veut se le rappeler » dit la célèbre loi de Hansen (1938). Cf. Ph. Poutignat, J. Fenart-Streiff, op. cit.
10 L'auteur accompagne d'ailleurs son jugement conclusif d'une double mise en garde : « Il y a deux erreurs à éviter : celle qui consiste à conclure de l'existence de ce noyau subjectif à la permanence ou à l'invariance de la fonction religieuse ; celle qui consiste à tirer de l'indiscutable dépérissement du rôle de la religion dans nos sociétés l'annonce certaine de sa volatilisation sans traces ». (M. Gauchet, Le Désenchantement du monde, 1985).
11 N. Elias, La Société de cour (1969), p. 87.
12 Ibid., p. 97.
© Presses universitaires du Midi, 1997