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Jean-Paul Laurens

Chapitre VIII. Activisme politique et religieux

Texte intégral

De nos jours toute chose paraît grosse de son contraire.
K. Marx

  • 1 Lasserre (Henri), “Religion et ascension sociale. L'exemple des ouvriers chrétiens”, Revue Françai (...)
  • 2 Ratier-Coutrot (Laurence), “Changer de place ou changer de classe. Mobilité professionnelle et tra (...)
  • 3 Snyders (Georges), École, classe et lutte de classe, Paris, Presses Universitaires de France, 1976 (...)
  • 4 Terrail (Jean-Pierre), “Les ouvriers et l'école. Le sens de la réussite”, Société française, no 9, (...)

1Il est une autre série d'observations qui découle principalement de travaux tels que ceux de H. Lasserre1 d'une part, de L. Ratier-Coutrot2 et G. Snyders3 d’autre part et plus récemment de ceux de J.-P. Terrail4 Les uns et les autres ont pu observer, sur des populations et dans des contextes différents en fonction des objectifs qui leur étaient propres, le rôle sur les processus de mobilité sociale de certaines valeurs mais aussi de certaines pratiques sociales liées à des idéologies.

  • 5 Weber (Max), L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Éd. Plon, 1964, 323 pages.

2H. Lasserre a pour sa part tenté d’observer les relations qui s'établissent entre l'idéologie religieuse et la mobilité sociale. On reconnaît, en toile de fond, la problématique wébérienne et les conclusions de “L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme”5 Y aurait-il une éthique protestante plus efficace que la religion catholique en matière d'ascension sociale ? Y aurait-il une liaison possible entre religion et réussite sociale ?

  • 6 Lasserre (Henri), op. cit., page 393.

3H. Lasserre a plus particulièrement observé que c'est dans la frange ouvrière la plus pratiquante que l'on trouve les trajectoires de promotion les plus rapides et les plus fortes6 On comprend alors que ces travaux puissent nous intéresser. Est-ce que la pratique religieuse est un atout à considérer lorsque l'on tente de cerner les probabilités de réussite sociale et scolaire en milieu ouvrier ? Est-ce que la croyance religieuse est une caractéristique des familles ouvrières dont les enfants sont scolarisés en écoles supérieures ? Est-il possible de trouver dans la pratique religieuse quelques bonnes raisons rendant compte de l’ascension sociale ?

  • 7 Bourdieu (Pierre) et Passeron (Jean-Claude), Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éd (...)
  • 8 Percheron (Annick) (sous la direction de), Les 10-16 ans et la politique, Paris, Presses de la Fns (...)

4Un autre groupe de chercheurs (chez lesquels on reconnaît davantage certains thèmes chers aux marxistes) s'est posé une question somme toute assez semblable à la première : est-ce que la conscience politique et la pratique syndicale n'ont pas un effet sur le procès de mobilité sociale et professionnelle ? On citera là L. Ratier-Coutrot et G. Snyders, auxquels on peut ajouter P. Bourdieu et J. C. Passeron7 mais aussi A. Percheron8.

5L. Ratier-coutrot a d'abord remarqué, entre autres choses, qu'il existe parmi les ouvriers en cours de mobilité professionnelle ascendante, une sur-représentation d'ouvriers syndiqués. Syndiqués avant le procès de promotion, ils trouvent là les armes de leur ascension professionnelle, syndiqués après leur progression hiérarchique, ils y trouvent le moyen de garder quelques attaches avec leur milieu social d'origine. A. Percheron a ensuite observé que les ambitions scolaires des jeunes enfants d’ouvriers sont plus fortes parmi les adolescents déjà sensibilisés par les parents aux idées de la gauche politique. G. Snyders suggère enfin que la fraction ouvrière la plus militante et la plus politisée a une vision suffisamment claire et nette du fonctionnement de la société pour pouvoir en repérer les enjeux et les mécanismes afin de provoquer sa propre émancipation. L'idéologie politique de la lutte de classes donne-t-elle aux ouvriers militants un cadre de pensée susceptible de justifier et guider leurs ambitions sociales ? Leur donne-t-elle quelques bonnes raisons de faire réussir leurs enfants ?

6Bref, est-ce que les lignées ouvrières qui fournissent des élèves ingénieurs sont traditionnellement plutôt militantes ? Autrement dit, est-ce que le militantisme parental est un facteur de réussite pour les enfants ? Est-ce que les lignées étudiées trouvent effectivement dans les idéologies de l’émancipation ouvrière, qu’elles soient religieuses ou politiques, quelques bonnes raisons de réussir et lesquelles ? Y a-t-il dans leur façon de penser le monde, qu'elle soit politique ou religieuse, quelques raisons susceptibles d’expliquer le procès d'ascension sociale de leur descendance ? C’est ce que nous allons tenter d'aborder auprès de 516 anciens élèves et 167 élèves actuels.

  • 9 Terrail (Jean-Pierre), op. cit., pages 5-6.

7C'est essentiellement à partir de ce type d'observation que J.-P. Terrail9 a construit une typologie des procès d'ascension sociale en milieu ouvrier, procès qui s’appuient bien sûr sur la réussite scolaire. Ce travail a naturellement débouché sur une classification qui reprend largement les observations précédentes. Elles y ont d'ailleurs une position centrale. C'est en recherchant une signification idéologique à chacune des trajectoires recensées que cet auteur arrive à formuler trois profils.

  • 10 Ibid., page 5.
  • 11 Ibid.

8Le premier profil familial est caractérisé par « une forte intégration religieuse »10 : c'est d'ailleurs le projet religieux qui donne tout son sens au projet familial. C'est là que J.-P. Terrail repère l'essentiel des lignées contre-mobiles (patrimoine artisanal ou agricole), celles qui ont peu de moyens culturels pour aider leurs enfants, celles qui font réussir l'essentiel de leurs enfants, mais aussi les familles qui se replient fortement sur elles-mêmes afin de centrer l'essentiel de leurs ressources sur l'objectif principal, « la déprolétarisation familiale »11 c'est-à-dire la promotion du père et la réussite des enfants.

  • 12 Ibid., page 6.

9Le deuxième profil mis en évidence par l'auteur concerne les lignées militantes le plus souvent de gauche. Celles-ci donnent une signification politique à leur ambition sociale. Elles réagissent fortement à une injustice sociale et puisent dans les valeurs traditionnelles de « l'éthique revendicatrice »12 la force et la volonté de renverser le destin qui leur est réservé. Elles tiennent à montrer par là même que leurs enfants ont autant de capacités que les autres à réussir scolairement. C'est ici que l'auteur repère l'essentiel des lignées urbaines et populaires, les lignées les plus instruites et les plus actives à suivre le travail scolaire de l’enfant, mais aussi les couples dans lesquels au moins un parent regrette vivement de ne pas avoir pu poursuivre ses études.

10Le troisième profil est plus large et rassemble les trajectoires dites “exceptionnelles”, c'est-à-dire des familles qui n'ont pas planifié ou prévu cette réussite. La réussite scolaire est ici le fait d'un seul enfant, et n'a donné lieu a aucun suivi du travail scolaire. J.-P. Terrail note aussi que ces lignées-ci sont assez souvent instables tant professionnellement que géographiquement : on y repère les migrants auxquels nous réservons un chapitre ultérieur.

11Telle est, dans ses grandes lignes, notre lecture de la classification qu'il propose. Autant dire tout de suite que nous ne sommes pas arrivé à retrouver une typologie aussi nette des trajectoires de réussite scolaire en milieu ouvrier et encore moins à partir de la seule dimension idéologique et des différentes visions du monde repérées, comme c'est ici le cas. À aucun moment de notre travail, ni quantitatif ni qualitatif, les dimensions politiques et religieuses ne sont apparues comme suffisamment fortes pour organiser nos informations et nos observations.

  • 13 Terrail (Jean-Pierre), “De quelques histoires de transfuges”, Société française, no 17, 1985, page (...)

12Bien qu'il soit possible de repérer un très grand nombre d'observations communes, les classifications que nous avons effectuées ne permettent pas la même distribution des itinéraires recensés. Sans doute que la spécificité de nos deux échantillons (le nôtre est à dominante scientifique, celui de J.-P. Terrail à dominante littéraire13 y est pour quelque chose. Nos objectifs de recherche respectifs aussi. Tandis que l'on a privilégié une approche par les itinéraires scolaires et les pratiques éducatives de sur-scolarisation en termes de facteurs de réussite, il a choisi une approche par le sens et le discours. Les méthodes utilisées divergent quelque peu. En effet la typologie de J.-P. Terrail repose exclusivement sur l'interprétation d'entretiens à orientation biographique alors que nous avons tenté la construction d'une typologie à partir d'un outil d'abord statistique.

13Bref, la dimension idéologique n'organise pas et ne partage pas nos deux populations d’ingénieurs d’origine populaire aussi nettement que cela a, semble-t-il, été le cas chez J.-P. Terrail. Elle n'apparaît pas non plus comme une dimension aussi importante et constante qu'elle l'a été chez cet auteur au point d'être au centre d'une interprétation possible des itinéraires de réussite en milieu ouvrier. C'est ce que nous tenterons de montrer dans un second temps. Mais cela ne veut pas dire qu'elle ne soit pas à considérer parmi les facteurs de réussite scolaire et sociale et qu'elle ne soit pas essentielle dans un certain nombre de cas. C'est ce que nous allons examiner maintenant.

1. LE COMPORTEMENT RELIGIEUX

  • 14 Durand (Claude), “Mobilité sociale et conscience de classe”, in Darras, Le partage des bénéfices, (...)

14Alors que les ouvriers voient généralement leurs perspectives d'avenir assez fermées14 autrement dit leur chances objectives d'ascension sociale très restreintes, ce n'est pas, selon H. Lasserre, le cas des ouvriers catholiques pratiquants. La religion leur offre une vision du monde dans laquelle les barrières et contraintes sociales sont moins fortes que la volonté et la valeur individuelle. Ainsi les chances de réussite s'ouvrent, et les projets d’ascension tombent dans l’ordre du possible. L'éthique religieuse leur donne, de surcroît, de quoi justifier et accepter les privations mais aussi les efforts répétés que demande l'ascension sociale. Est-ce sensible sur les parents des élèves ingénieurs rencontrés ?

A) La pratique religieuse

1570 % des pères et 80 % des mères sont croyants, la plus grande partie est catholique. 29 % des hommes croyants sont pratiquants, c'est le cas de 43 % des femmes. Outre le fait qu’il faille se méfier des moyennes nationales en matière de comportement religieux, il est possible de faire une rapide comparaison des données obtenues avec celles d'un sondage Sofres récent. Quelles sont donc les caractéristiques religieuses de notre population ?

16Les remarques se font à deux niveaux. D'abord, les non-croyants s'avèrent plus nombreux dans notre population que dans la population de référence. La population des pères ouvriers d'élèves ingénieurs est alors plutôt athée contrairement à ce que nous aurions pu penser. L'appartenance religieuse n'est pas un atout à la réussite scolaire en milieu populaire.

17Mais cette observation est immédiatement contrebalancée par le fait que, parmi les pères croyants et catholiques, les pratiquants sont ensuite sur-représentés. Ainsi notre population est soit athée, soit catholique pratiquante, elle est de ce fait moins souvent catholique non pratiquante. Ces résultats sont, bien sûr, fragiles puisque le niveau de pratique n'est pas mesuré de la même façon dans les deux populations, mais ils laissent penser que si le sentiment religieux n’est pas un facteur fondamental dans le procès de réussite sociale, la pratique religieuse l'est assurément, ce qui est cohérent. Nous l'ajoutons à notre liste. Cela confirme une fois encore les liens étroits existant entre la pratique religieuse et l'ascension sociale.

18Il ne nous est pas possible d'aller bien plus loin avec les données quantitatives dont nous disposons. On peut juste noter que les parents non croyants semblent être plus nombreux parmi les élèves qui ont intégré une école supérieure à la suite du concours des classes préparatoires. En effet, 25 % des élèves admis en Cpge ont une mère athée (alors que c'est le cas de 16 % des mères de notre population), 35 % ont un père non croyant (alors que c’est le cas de 25 % des effectifs). De ce fait, les familles qui ont élaboré une politique de sur-scolarisation “aisée" et “ambitieuse" semblent peu croyantes. Inversement, les familles qui ont privilégié une scolarisation en “petite école” d'ingénieurs après une politique éducative “prudente” et “laborieuse” ont plutôt une mère pratiquante (51 % contre 35 %) donc croyante. Cela est en partie dû à l'Esap, école d'ingénieurs privée confessionnelle. Ces quelques observations se retrouvent sur le plan factoriel qui nous sert de référence visuelle depuis le début du travail, puisque les différentes modalités du sentiment religieux suivent un axe droite-gauche qui va des Cpge aux “petites” écoles d'ingénieurs.

B) Quelques effets de la pratique religieuse

  • 15 Sofres, L’état de l'opinion. Clés pour 1987, Paris, Éd. Seuil, 1987, tableau no 2, page 199.

19Ainsi la pratique religieuse, qui révèle une croyance forte et convaincue15 contribue effectivement à élargir les horizons sociaux possibles, c'est indéniable. Si l'on considère la pratique religieuse comme une forme de militantisme, l'engagement militant s'accompagne bien d’une ouverture des perspectives sociales. Elle rend aussi les parents plus actifs. Les enfants d'ouvriers catholiques pratiquants réussissent donc statistiquement davantage que les autres. L'enquêté suivant, doyen d'âge de notre population, est de ceux-là. Ses parents fréquentaient le curé qui prêtait des livres à son père afin que celui-ci s'instruise. Ses parents et grands-parents lui ont imposé jusqu'à l'enseignement supérieur la messe dominicale :

Mes parents étaient catholiques pratiquants par conséquent ils tenaient à ce que Je sois catholique et pratiquant [...]. Quand je suis rentré au lycée de Toulouse, Je ne voulais pas aller à la messe du dimanche, mon père m'a dit, si tu ne veux pas y aller tu resteras ici et tu iras travailler à la mine. Voyez nous n'avions pas... ils avaient des idées simples mais pour eux l'honnêteté passait avant tout.

20Les valeurs d'honnêteté et de labeur, très présentes chez les familles rencontrées, ont sans doute trouvé ce canal pour imprégner la culture familiale et l’éducation des enfants. Les entretiens recueillis montrent aussi que les familles considérées comme pratiquantes sont assez souvent fortement impliquées ou intégrées dans la vie religieuse paroissiale, ce qui nous encourage à penser que la dimension militante est ici en jeu au-delà de la pratique quotidienne.

21Une ancienne élève interrogée dont la mère a « toujours bricolé un peu dans la paroisse », a elle aussi pratiqué ensuite de son plein gré « au niveau de la paroisse universitaire ». Elle n'est pas la seule dans ce cas. Durant ses trois années à l'École de chimie, un ancien élève indique avoir continué « de faire un petit peu d'encadrement au scoutisme ». Lui aussi est issu d’une famille catholique et pratiquante. Les exemples de lignées pratiquantes sont nombreux, il en existe aussi parmi les élèves actuels. Bien que de moins en moins pratiquant, un élève garde sur lui une gravure et la croix de Jésus, une élève déclare avoir très longtemps pratiqué avec ses parents.

C) Pratique religieuse et réussite sociale

  • 16 Terrail (Jean-Pierre), “Les ouvriers et l'école. Le sens de la réussite”. Société française, no 9, (...)

22La sur-représentation des lignées pratiquantes fait de la pratique religieuse un facteur de réussite scolaire. Mais peut-on aller au-delà de ce premier résultat, et observer si la pratique religieuse figure au niveau des facteurs fondamentaux, déclenchants et structurants la réussite, c'est-à-dire parmi les éléments qui ont permis à certaines familles de profiter de leur situation sociale et de leurs divers atouts positionnels ? Est-ce que l'idéologie religieuse et surtout sa pratique peuvent expliquer la réussite scolaire en milieu ouvrier ? Est-ce que, pour reprendre les termes de J.-P. Terrail, « une forte intégration religieuse »16 peut être à l'origine d'un processus d'ascension sociale comme c'est le cas de la frustration scolaire parentale ou de la situation d'aîné sacrifié ?

23Ce qui nous a conduit à prendre plus haut quelque peu de distance avec la typologie de J.-P. Terrail, c'est le fait que la pratique religieuse, bien que facteur favorable, ne nous soit pas apparue fondamentale pour donner sens aux processus d'ascension sociale enregistrés, mais aussi le fait que peu d'élèves et anciens élèves aient fait référence à ce facteur pour exprimer et expliquer leur itinéraire de réussite. L'idéologie et la pratique religieuse qui en découle est un élément de réussite parmi d'autres, au même titre que la stabilité du père, l'activité de la mère, l'ascendance non ouvrière, la famille restreinte... Elle constitue un atout susceptible de prendre une dimension positive, si celle-ci est mise à contribution dans un projet structurant ou une politique de réussite sociale familiale. Elle peut contribuer à organiser une trajectoire sociale de réussite, mais elle n'en est que très rarement le facteur initial.

24Bien qu'un petit tiers de notre population soit croyant et pratiquant, nous n'avons recensé qu'une seule trajectoire sur les 31 rencontrées en entretiens, dans laquelle l'intégration religieuse de la famille ait été essentielle. C'est finalement peu. Les parents, dans ce cas précis, ont connu l'influence positive du milieu jésuite local : il semble que ce soit celle-ci qui ait conduit la lignée à formuler et concrétiser certaines ambitions pour leurs quatre enfants.

D) Une trajectoire marquée par l'affiliation religieuse

25Les grands-parents paternels ont émigré d'Italie pour des raisons économiques avec leurs neuf enfants, les arrière-grands-parents en âge de travailler et quelques frères et soeurs. Aîné de sa lignée, le père va rapidement travailler car les assiettes ne sont jamais bien pleines à la ferme familiale. Il est d'abord ouvrier agricole, puis mécanicien d’entretien avant de devenir serrurier très qualifié puisqu'il devient un spécialiste des serrures de coffres-forts. Ouvrier de confiance donc, il devient en fin de carrière chef d'atelier. Il a été ouvrier toute sa vie, de son mariage avec une fille issue comme lui d'un milieu rural et modeste, jusqu'à ce que ses enfants soient complètement autonomes. Il a pourtant permis à ses quatre enfants de se déprolétariser : le premier est professeur, le second est ingénieur diplômé de l'Insa, la troisième est contrôleuse des Impôts et le dernier directeur de société.

26Pour son fils ingénieur la réponse à ce succès familial est simple :

L’explication est simple, enfin elle est simple... il y en a plusieurs. Il y a d'abord le désir de s’en sortir parce que quand on a connu la misère, on a envie de s’en sortir, c'est un réflexe naturel.

27Mais après quelques relances, le dialogue s'instaure et l'interviewé nous livre une interprétation plus “acceptable” de ce qui a pu pousser ses parents à sur-scolariser leurs enfants. C'est alors qu'apparaît la dimension idéologique :

— Beaucoup de gens vivent dans la misère, et pourtant ils n'arrivent pas tous à s'en sortir...
— Et bien c'est aussi le milieu culturel familial, c'est-à-dire qu’il y a le désir de vouloir s'en sortir et ensuite il y a peut-être le milieu culturel dans lequel ils ont toujours baigné, c'est-à-dire un milieu chrétien.
— Donc un désir de réussir et ensuite une mouvance chrétienne...
— À mon avis oui, parce qu’ils ont fréquenté... Le fait d'être chrétiens pratiquants par exemple ça leur a permis de fréquenter le milieu des jésuites par exemple qui sont des gens très laborieux. Es ont connu des gens très laborieux [...] des gens que j'ai connus et qui étaient très très très remarquables et c'est ces gens-là qui les ont formés en s'occupant d'associations, en s'occupant dans le milieu rural, ils étaient à la Joc (Jeunesse Ouvrière Catholique) par exemple. Donc ils étaient intégrés dans un certain contexte culturel qui, à mon avis, a fini de les développer [...]. Je pense qu'ils ont eu la chance de rencontrer quelques gens valables, qui ont dû les guider, ils leur ont appris la musique, y a un jésuite par exemple qui a appris la musique à mon père donc il était musicien. E a appris la musique, le chant, la chorale, tout.

28On reconnaît ici bien sûr la pratique religieuse, mais accrue d'un certain militantisme au sein de la paroisse. Or ce qui est ici caractéristique, c'est que l'intégration religieuse est placée par l'interviewé comme l'élément qui a organisé la vie quotidienne familiale, tant culturelle que pratique. Connaissant l'attachement historique de la Compagnie de Jésus à l’enseignement, puisqu'elle fut longtemps la principale congrégation enseignante du monde catholique, il n'est pas étonnant que les parents aient pu y rencontrer des personnes susceptibles de les aider et de les pousser à assurer l'avenir scolaire de leurs enfants mais aussi à formaliser et concrétiser des ambitions d'élévation sociale.

2. L'ACTIVITÉ POLITIQUE

29Il ne nous sera pas possible d'effectuer le même travail avec la seconde dimension que peut recouvrir le facteur idéologique : la position politique des familles rencontrées.

30En effet la qualité des réponses aux questions concernant l'appartenance et le comportement politiques des pères ouvriers est trop mauvaise pour qu'une quelconque interprétation puisse être évoquée. Il ne nous est alors pas possible de confronter rigoureusement le positionnement idéologique de notre population avec celui d'un échantillon national apparenté. 72 % des pères prétendent ne pas avoir d'opinion politique, ce qui nous paraît trop élevé pour être correct et refléter le vrai visage politique de notre population.

A) Comportement politique et réussite

31Nous savons tout au plus que près d'un père d'élève actuel sur quatre a une position politique clairement marquée. 15 % seulement de notre population nous a indiqué sa couleur politique : les trois quarts se sentent plutôt proches d'une sensibilité de gauche que d'une sensibilité de droite, mais les effectifs sont très faibles. C'est tout ce que nous retenons des données quantitatives : c'est peu et fragile. Les parents d'élèves ont, semble-t-il, souhaité rester prudents à ce sujet. Nous nous retournerons pour l'essentiel sur les matériaux qualitatifs en notre possession : les trente et un entretiens biographiques réalisés. Nous n'apprendrons pas vraiment si le militantisme politique et syndical est, comme l'engagement religieux, un facteur favorable à la réussite scolaire et sociale.

32Comme ce fut le cas de la dimension religieuse, il semble que la dimension politique accompagne parfois le procès de réussite familial, lui donne sens pour reprendre l'expression de J.-P. Terrail, mais n'en soit que très rarement le point de départ. Les élèves et anciens élèves n’ont qu'exceptionnellement évoqué de façon spontanée l'itinéraire politique familial, au cours de l'heure et demie passée à discuter de leur vie sociale. On connaît les réticences qu'il y a à parler du politique : les réponses obtenues aux questionnaires en sont une illustration supplémentaire (à moins que l'apolitisme soit une caractéristique de notre population). Mais il est frappant qu'aucun élève, même après que l'enquêteur eut sollicité quelques réponses à ce sujet, n'ait produit quelque allusion à ce thème pour expliquer et illustrer le discours sur sa trajectoire scolaire et sociale.

  • 17 Ibid .

33Le militantisme syndical ou politique est probablement pour un quart de notre population un facteur qui entre en ligne de compte dans le processus d'ascension sociale. Bien qu’il ait donné un sens au projet familial, il n’est pas possible de dire que la conscience politique parentale est à l'origine des pratiques éducatives de sur-scolarisation et du projet de réussite sociale. En aucun cas, un sentiment politique familial aiguisé explique la réussite scolaire des enfants. Les élèves rencontrés signalent tout au plus que leurs parents sont parfois militants, le plus souvent à gauche d'ailleurs comme le remarque J.-P. Terrail17 mais c'est tout. Cela ne débouche jamais sur des propos tels que ceux tenus précédemment, et qui indiquent clairement le rôle moteur de l'idéologie jésuite dans la culture familiale et sur les projets scolaires familiaux.

B) Quelques propos en guise d'exemples

34Il est donc d'une part plus facile de trouver des parents apolitiques que vraiment politisés et d'autre part des parents qui ont une opinion politique assez neutre plutôt qu'un engagement politique et syndical réel. On trouve alors aussi souvent des propos de pères qui, pourtant acquis aux valeurs de la gauche, ne sont ni militants, ni syndicalisés, que de pères syndiqués et militants au Pcf (Parti Communiste Français), comme en témoigne la diversité des trois témoignages qui suivent :

— Mon grand-père était viticulteur (...) au niveau politique il avait des idées. C'était à la base du socialisme, c'était les précurseurs du socialisme...
— C'était dans la région ?
— Dans l'Aude. Donc mon père a subi quand même l'influence de son père tout ça [...]. Et au niveau politique donc il était un militant [...]. C'est sûr qu'au niveau politique à la maison, ça en parlait.
— Votre père est employé dans le service public, il indique qu'il a une sensibilité politique marquée à gauche...
— Il l'a marqué, ça ne m'étonne pas. Ça c’est mon père. Il a pas la carte mais ça fait partie encore de l'héritage de la classe ouvrière et je sais pas d'une utopie. Bon, j’essaie d'en discuter avec lui parce qu'à la limite j’admire ses pensées parce que c'est vrai que c'est des... en elles-mêmes ses pensées sont belles, quoi le marxisme, le proudhonisme etc., bon c’est noble quand même comme idéal de société, c'est beau Bon je dis mais regarde l'application. Et alors on essaie d'en discuter.
— J'ai rencontré beaucoup d'employés de la SNCF qui étaient des militants...
— Non mon père n'est pas militant [...]. Bon pour mon père, y a ceux qui en profitent et ceux qui n’ont droit à rien.
— Quand il (mon père) arrivait du travail qu’il avait le tract d'un syndicat dans son sac, il le laissait sur la table, il lisait, on en parlait [...].
— Votre père était un militant politique ?
— Non, non. Il appartient à aucun syndicat
— Je vous demande ça parce que on sait que parmi les autodidactes ou les gens qui réussissent, il y a beaucoup de syndicalistes, ou de gens qui ont une conscience politique, c'est pour ça que je vous le demande...
— Non il est pas syndiqué, il appartient à aucun parti, enfin je crois qu'il a des idées politiques relativement nettes et depuis que je le connais [...] je crois pas qu'il en ait varié.
— Est-ce que ses idées peuvent avoir eu une incidence sur sa façon de voir l'école ?
— Peut-être, quoique c'est difficile de répondre. Je sais pas. Oui en fait, peut-être, l’école ouverte à tous. Je sais pas il est attaché à cette idée d'égalité peut-être oui.

35Ainsi, l'idéologie politique familiale n'intervient que très rarement de façon évidente dans le discours d'explicitation ou de justification du procès de réussite sociale. Nous la placerons donc au même niveau que l'idéologie religieuse, au niveau des facteurs possibles d'ascension sociale.

36Pour terminer, on peut remarquer qu'il existe par ailleurs de nombreux chevauchements entre comportements religieux et comportements politiques. Le coefficient de corrélation entre ces deux dimensions n'est pas significatif, ce qui implique que les non-croyants ne sont pas davantage que les autres politisés et que les militants politiques ne sont pas moins croyants et pratiquants que les autres. Il nous est donc difficile d'avoir recours à ces deux dimensions pour faire éclater correctement notre population puisque la pratique religieuse n'exclut pas l'adhésion à une mouvance politique et vice versa. De ce fait, les militants politiques et les croyants pratiquants réunis ne représentent en tout et pour tout que 40 % de notre population.

37Nous retenons malgré cela, que s'il n'est pas possible de reprendre et de retrouver la typologisation construite par J.-P. Terrail, le fait d'être militant religieux ou politique est à ajouter au nombre des facteurs de la réussite scolaire et sociale en milieu populaire. La pratique religieuse touche 22 % de notre population, le militantisme politique ou syndical près de 24 %.

Notes

1 Lasserre (Henri), “Religion et ascension sociale. L'exemple des ouvriers chrétiens”, Revue Française de Sociologie, vol. XIII, 1972, pages 392-398.

2 Ratier-Coutrot (Laurence), “Changer de place ou changer de classe. Mobilité professionnelle et trajet social", Sociologie du travail, no 4, 1981, pages 406-429.

3 Snyders (Georges), École, classe et lutte de classe, Paris, Presses Universitaires de France, 1976, 379 pages.

4 Terrail (Jean-Pierre), “Les ouvriers et l'école. Le sens de la réussite”, Société française, no 9, 1984, pages 4-7.

5 Weber (Max), L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Éd. Plon, 1964, 323 pages.

6 Lasserre (Henri), op. cit., page 393.

7 Bourdieu (Pierre) et Passeron (Jean-Claude), Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éd. de Minuit, 1964, page 11.

8 Percheron (Annick) (sous la direction de), Les 10-16 ans et la politique, Paris, Presses de la Fnsp, 1978, 279 pages.

9 Terrail (Jean-Pierre), op. cit., pages 5-6.

10 Ibid., page 5.

11 Ibid.

12 Ibid., page 6.

13 Terrail (Jean-Pierre), “De quelques histoires de transfuges”, Société française, no 17, 1985, page 43.

14 Durand (Claude), “Mobilité sociale et conscience de classe”, in Darras, Le partage des bénéfices, Paris, Éd. de Minuit, 1966, pages 275-293.

15 Sofres, L’état de l'opinion. Clés pour 1987, Paris, Éd. Seuil, 1987, tableau no 2, page 199.

16 Terrail (Jean-Pierre), “Les ouvriers et l'école. Le sens de la réussite”. Société française, no 9, 1984, page 5.

17 Ibid .

© Presses universitaires du Midi, 1992

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