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Jean-Paul Laurens

Chapitre VII. Instruction et scolarité parentale

Texte intégral

Encore faut-il l'écouter pour le comprendre.
P. Grell

1Le cinquième élément, dans lequel nous avons trouvé quelques bonnes raisons de réussir sa scolarité, et ensuite quelques raisons capables de justifier l'élaboration de pratiques éducatives orientées vers la sur-scolarisation des enfants en milieu ouvrier, concerne les caractéristiques scolaires des parents. Le niveau d'instruction de ces derniers et plus généralement leur propre itinéraire éducatif, mais aussi l'histoire des relations entretenues avec l'institution scolaire comme les souvenirs gardés de leur propre scolarisation, expliquent quelques-unes des réussites exceptionnelles rencontrées.

2On sait que le facteur culturel est tout aussi important que le facteur économique pour expliquer le succès scolaire différentiel des diverses couches sociales. Les deux sont d'ailleurs étroitement imbriqués. Il est alors logique de rencontrer ce facteur parmi les raisons principales de réussite scolaire et sociale en milieu populaire.

  • 1 Pohl (Richard), Soleilhavoup (Jeanine) et Ben Rezigue (Joëlle), Formation, mobilité sociale, salai (...)
  • 2 Ibid., page 199.
  • 3 Esperet (Éric), “Langage écrit et sélection scolaire. Un exemple d'orientation en sixième", La pen (...)
  • 4 Darbel (Alain), “L'évolution récente de la mobilité sociale”, Économie et statistique, no 71, 1975 (...)
  • 5 Pohl (Richard), Soleilhavoup (Jeanine) et Ben Rezigue (Joëlle), op. cit., page 119.

3L'homogénéité de la catégorie des ouvriers, qui surgit dès que l'on compare celle-ci avec d'autres catégories socioculturelles, ne résiste pas à une certaine diversité interne dès lors que l'observation se fait plus précise. Il y a bien sûr des ouvriers qualifiés et des ouvriers spécialisés, des fils d'agriculteurs, des fils d'ouvriers et des fils de cadres, des emplois précaires et des salariés stabilisés, mais il y a aussi des sans diplôme, des possesseurs de diplômes professionnels divers et enfin des diplômes de l’enseignement supérieur. Il y a au moment de l'enquête Insee “Formation - qualification professionnelle de 1977”, 1 392 176 ouvriers qualifiés sans diplôme, mais aussi 14 470 ouvriers qualifiés diplômés de l'enseignement supérieur dont 1 971 diplômés de deuxième et troisième cycle des universités et “grandes écoles”1 Il y a également 13 251 femmes actives et ouvrières diplômées de l'enseignement supérieur2 Ne serait-ce pas parmi les enfants des ouvriers diplômés qu'il est logique de retrouver davantage d'enfants d'ouvriers en réussite scolaire ? Probablement, car à situation économique équivalente, les probabilités de succès scolaire varient selon le niveau d'étude des parents. Lorsque E. Esperet a essayé de mettre en évidence certaines caractéristiques des enfants d’ouvriers en échec et réussite scolaire, il a noté que les enfants en réussite ne sont pas davantage issus de milieux financièrement plus aisés, mais par contre que leur père a plus souvent que les autres le certificat d'études primaires3 Lorsque A. Darbel a observé les destinées sociales des enfants d'ouvriers, il a rapidement mentionné que la probabilité de rester ouvrier passe de 64 % à 30 % selon que le père est sans diplôme ou titulaire du certificat d'études primaires4 Les données de l'Insee confirment bien sûr ces résultats : 12,5 % des enfants d'ouvriers dont le père a un diplôme supérieur au Cep ont eux-mêmes un diplôme supérieur au baccalauréat. Ce n'est le cas que de 3,3 % des enfants d'ouvriers qui ne possèdent aucun diplôme5 Lorsque le père et la mère ont tous deux un niveau supérieur au certificat d'études primaires, le pourcentage de bacheliers passe à 31 %, taux qui est d'ailleurs le plus élevé. La probabilité pour un fils d’ouvrier d'atteindre le baccalauréat est la plus faible lorsque le père et la mère sont tous deux sans diplôme (2,1 %).

4Il ne nous reste plus qu'à vérifier la situation réelle des parents d'élèves Ingénieurs, bien que l'issue des observations ne fasse aucun doute. Bref, est-ce que les parents d'élèves et anciens élèves des écoles supérieures de Midi-Pyrénées sont effectivement plus instruits que ne l'est la population des ouvriers français ? Est-ce là une des clés de la réussite atypique de leurs enfants en même temps que l'une des explications du suivi scolaire strict qu'ils ont pour la plupart mis en place ?

1. LE NIVEAU CULTUREL DES PARENTS

5Au sein de la catégorie ouvrière, le niveau de formation peut varier assez fortement d'un ouvrier à l’autre et faire passer les probabilités de réussite scolaire de la descendance du simple au quadruple si l'on ne tient compte que du père et bien davantage si l'on intègre celui de la mère. Au sein de nos deux populations d'enfants d'ouvriers en réussite, il en est strictement de même car la diversité des situations rencontrées est grande.

A) Le niveau scolaire du père et de la mère

6Il est possible d’observer près de 2 % de pères qui n’ont pour ainsi dire Jamais été scolarisés, chez les élèves actuels, et près de 3 % de pères analphabètes, chez les anciens élèves. Il est également possible de trouver au moins un père diplômé du supérieur dans chacun des échantillons construits. Autant dire tout de suite qu'il s’agit là de cas extrêmes, mais cela montre d'abord que l'on peut réussir sa scolarité même si son père ouvrier est illettré, et ensuite que s'il est favorable d'avoir un père instruit, il n'est pas essentiel que celui-ci soit diplômé de l'enseignement supérieur.

7En fait, c'est bien entendu vers des scolarités moyennes que se concentre l'ensemble des pères et des mères de nos deux populations. Ils n'en sont pas pour autant privés des quelques caractéristiques sociales évoquées plus haut. La plus importante est celle qui met en évidence la surreprésentation des pères d'élèves ingénieurs au sein des populations ayant un niveau au moins professionnel. On le vérifie en confrontant le niveau scolaire des pères ouvriers de notre enquête avec celui des ouvriers âgés de 35 à 54 ans à la date du recensement de 1982.

8Il apparaît très nettement que le niveau de formation des ouvriers dont l'enfant est scolarisé en école d'ingénieurs est supérieur à la moyenne de sa catégorie, malgré des regroupements quelque peu divergents. 8 % des pères des élèves actuels ont un niveau scolaire au moins équivalent à un diplôme de lycée alors que ce n'est le cas que de 1 % dans la population nationale apparentée. 31 % ont un diplôme professionnel, tandis que c'est le cas de 22 % dans la population de référence. Inversement 60 % n'ont qu'un niveau scolaire primaire, alors que c'est le cas de 77 % des ouvriers français.

9L'importance des écarts corrige largement l'imprécision de certaines réponses. De plus, le fait que les ouvriers qualifiés soient sur-représentés dans notre population n'explique pas à lui seul cette différence puisque le niveau scolaire des pères d'élèves ingénieurs reste supérieur en moyenne à celui des ouvriers qualifiés nationaux. En effet si le taux d'ouvriers qualifiés de niveau scolaire professionnel est proche (1/3), notre population d'ouvriers a 6 % de diplômés du lycée de plus et 6 % de sans diplôme de moins que la population témoin d'ouvriers qualifiés.

10Nous n'avons pas de données de comparaison pour les épouses d'ouvriers. On note cependant que leur niveau scolaire est en moyenne supérieur à celui des époux. Ceci est surtout vrai chez les élèves actuels où elles ont plus souvent fait des études secondaires. Souvenons-nous au passage qu'une partie non négligeable d'entre elles a un statut de salariée intermédiaire mais aussi une position centrale dans le procès éducatif de réussite scolaire.

B) La formation continue

  • 6 Ibid., page 150.

11Outre cette première observation, susceptible d’expliquer la capacité des parents à suivre de près le travail scolaire de leur enfant, les parents ont aussi assez souvent complété leur formation initiale. Un tiers des pères ont, à un moment donné de leur carrière, fait appel à un complément de formation professionnelle, alors que ce n'est généralement le cas que de 12 % des ouvriers6 Ce seuil atteint son maximum chez les ouvriers qualifiés avec 16 %, ce qui reste largement inférieur au niveau constaté chez les pères des élèves actuellement en école d'ingénieurs. Il y a sans doute ici une des raisons pour lesquelles les parents ont aujourd'hui des situations professionnelles qualifiées, parfois hautement qualifiées et surtout stables. Nous en avons vu plus haut l’importance.

12Une formation initiale plutôt élevée, complétée de surcroît par diverses remises à niveau périodiques, fait de ces familles ouvrières des foyers effectivement plutôt cultivés. Cela met également en évidence l'attitude positive et ouverte des parents face à la formation en général, dont l'école n'est qu'une dimension. Cela met également en évidence leurs dispositions à suivre le travail scolaire de leurs enfants. Parce que la formation est pour eux un instrument de stabilisation et de réussite professionnelle, l'école est sans doute devenue l'instrument naturel d'émancipation pour leurs enfants. Ils ont alors eux-mêmes donné l'exemple à leurs enfants, ce que beaucoup n'oublieront pas :

— Votre père a suivi une formation continue dans l'entreprise. Pourquoi ?
— Je crois que c'est une des caractéristiques des grandes entreprises. Il y a chaque année des conférences, des genres de séminaires aussi pour... sur n'importe quoi. C’est eux (les employés) qui choisissent les sujets et donc pendant un weekend ou deux, on leur donne des conférences sur ce qui les intéresse.
— Votre père était obligé d’y aller ?
— Non, c'est lui qui a voulu y aller, c'était pas du tout obligé.
— Pourquoi est-il allé perdre du temps à aller à des séminaires.
— Il s'intéresse, il s'intéresse à plein de choses, il aime bien, il est assez curieux, il aime bien savoir comment fonctionne beaucoup de choses.

C) Le niveau culturel familial

13Il est bien sûr impossible de donner une note au niveau culturel des familles rencontrées bien qu'il soit probablement supérieur à la moyenne de celui des couches populaires françaises. On peut toutefois en donner une image. Cette dernière citation montre qu'il existe dans certains foyers populaires une importante curiosité intellectuelle. De nouveaux extraits d’entretiens nous en persuadent. Les anciens élèves ont, à cet égard, les propos les plus évocateurs :

J'aurais eu un père qui s'intéressait uniquement à son boulot et le foot et Je ne sais pas quoi, bien je serais certainement pas ce que je suis. Lui s'est intéressé, c’est pas un homme très cultivé au niveau de la connaissance livresque, mais c'est un homme qui voulait que ses enfants bénéficient au mieux d'une culture sociale plus étendue. Et il y a réussi

14Même si le niveau culturel de ces familles n'est pas des plus remarquables, on note toujours un respect pour la culture, souvent une soif de connaissance et de curiosité, et la plupart du temps une volonté farouche de s'instruire, que cette envie soit déterminée par le travail ou par la politique.

D) Pratiques éducatives et niveau d'instruction des parents

15Le fait d'avoir des parents instruits est donc un facteur favorable à la réussite scolaire en milieu ouvrier. Ce n'est pourtant pas un élément indispensable, comme aucun ne l'a d'ailleurs été. Tous les parents qui constituent nos deux populations n'ont pas suivi forcément de très longues études. Ceux-là sont simplement statistiquement sur-représentés. Un père illettré compense ce handicap par la possession d'autres facteurs : par exemple une descendance restreinte et une épouse salariée intermédiaire. Nous avons d’ailleurs vu qu'il suffisait d'en posséder quelques-uns et surtout de mettre ces éléments à profit par une stratégie éducative de sur-scolarisation, pour que la réussite soit effective. Il n’est pas nécessaire de les posséder tous.

16Ceci dit, il n’a pas été possible de mettre en évidence de manière irréfutable des corrélations entre le niveau éducatif des parents et la trajectoire scolaire suivie par l’enfant comme ce fut parfois le cas pour quelques facteurs de réussite. Les parents instruits n’ont pas davantage conduit leurs enfants dans les “grandes écoles” que les parents moins instruits et vice versa. Le niveau d’admission en école supérieure, sensé synthétiser le parcours scolaire de l’élève, n’est jamais associé à un profil culturel familial.

17La seule corrélation significative se situe entre les mères instruites ayant un niveau scolaire secondaire et les familles qui ont élaboré des pratiques éducatives de sur-scolarisation dites “détachées” et “ambitieuses”. Nous avons vu que dans ces dernières les mères ont un rôle essentiel puisque le père intervient directement très peu dans le procès quotidien d'éducation. Le niveau d'instruction de la mère est alors essentiel. Parce qu'elle est seule à aider journellement l'enfant dans le travail scolaire, il lui est nécessaire d'avoir un bagage culturel qui lui permette d'assumer seule le suivi scolaire de l'enfant.

18C'est pour cela que ce profil de pratiques éducatives est composé à 10 % de mères ayant un niveau scolaire équivalent au lycée, alors que ce niveau ne représente que 4 % de la population des mères. On retrouve également ici les mères qui ont, durant leur activité professionnelle, fait appel à la formation continue (35 % contre 25 %). On note pour terminer que ces mères-là ne sont pas davantage issues de milieux aisés mais qu'elles sont par contre plus souvent issues de milieux jugés cultivés par les élèves. L'apport culturel de la lignée maternelle est ici omniprésent tandis que le père “absent” garde un souvenir plutôt négatif (43 % contre 25 %) de sa propre scolarité, ce qui peut d'ailleurs expliquer son retrait. Les mères instruites sont plutôt employées dans le service public (61 % contre 28 %).

19En tout état de cause les parents instruits sont ceux qui ont effectivement davantage aidé leurs enfants. 84 % des mères qui ont un niveau scolaire équivalent au lycée ont aidé leur enfant alors que l'aide n’est le fait que de 53 % des mères. 67 % des pères qui ont ce même niveau ont aidé leur enfant alors que ce n'est le cas que de 28 % des pères de la population totale des élèves actuels. Les pères instruits apparaissent également comme les plus disponibles (83 % contre 50 %) mais aussi comme ceux qui ont surveillé étroitement le travail scolaire de leur enfant (75 % contre 47 %).

2. L'HISTOIRE SCOLAIRE DES PARENTS

20La dimension démographique nous a conduit à repérer, au-delà des atouts qu'elle confère, quelques facteurs capables d'expliquer le “pourquoi” des stratégies de réussite élaborées et de saisir pourquoi ces parents ont su profiter du contexte situationnel favorable qui est le leur, pour construire un projet de sur-scolarisation pour leur descendance. L'étude de la trajectoire scolaire des parents est l'occasion de repérer de nouveaux facteurs fondamentaux, déclenchants et structurants la réussite. Il est bien connu que les parents souhaitent voir leurs enfants faire ce qu'ils n'ont pas pu faire eux-mêmes. Nous allons voir qu’au-delà du dicton populaire, il y a là matière à trouver une « volonté bien farouche » de réussir ou « cette espèce de volonté de vaincre l'adversité ». Nous verrons désormais plus en détail qu'effectivement ces études que n’ont pu faire les parents et la frustration qui en émane sont au centre d’un très grand nombre d'ambitions parentales.

A) Scolarité et regrets

21Nous connaissons pour l'ensemble des parents d’élèves actuels le sentiment qu'ils ont gardé de leur scolarité. En ce qui concerne les pères, les données quantitatives recueillies se répartissent équitablement entre des souvenirs négatifs et des souvenirs positifs. Ce n'est, par contre, pas tout à fait le cas des mères qui gardent dans l'ensemble un souvenir plus positif de leur scolarité. Cela est sans doute lié à leur succès scolaire plus grand. Toutefois, il a fallu ajouter dans les deux cas, une rubrique “regret” qui recueille pratiquement un cinquième des réponses, puisqu'un nombre important de parents ont fait largement intervenir cette notion dans la formulation de leur réponse. 19 % des pères et un peu plus pour les mères (23 %) font allusion à certains regrets de ne pas avoir pu continuer plus avant leurs études.

22Au-delà des réponses au questionnaire, ce sentiment est largement répercuté par les élèves que nous avons interviewés :

— Il a des regrets de ne pas avoir pu. Ah si ça franchement, oui ça il me le dit, j'aurais aimé pouvoir continuer s’il y avait eu de l'argent, c’est évident quoi. C'est bien pour ça que Je pense Je suis fils unique, je pense que ça a dû le travailler dans ce sens.
— Il a des regrets...
— [...] maintenant bon, tout est fait mais des regrets il les fait pas trop sentir. Il me dit, j'aurais eu l’argent pour le faire, je l'aurais fait
— Il aurait fait quoi ?
— Oh il serait allé en sixième et puis ma foi peut-être passer un baccalauréat ou s'arrêter à un Bep , je sais pas. Faire un peu mieux que ce qu'il a fait en tout cas.
— Il en avait les capacités ?
— Je pense que oui, je sais pas, je me suis beaucoup intéressé justement à l'école, à ce qu’il a pu faire bon, ma fol, ça le tentait pas trop en même temps. Je pense qu'il aurait pu faire quelque chose, je sais pas. Je pense que c'est faute d’argent et puis aussi quand on vit dans un milieu comme ça, Je pense qu'il vient peut-être pas trop à l’idée de, on imagine impossible de s'en sortir peut-être. On se demande comment on peut faire, on se dit y a pas d'argent, bon ma foi, y a pas moyen [...]. Une vengeance, je sais pas, mais du regret, ça c’est sûr, pour mon père c’est sûr il a regretté de ne pas avoir pu... faute d'argent pour aller en sixième. Ça c'est clair, ça a été dit.

B) Scolarité, guerre et migration

  • 7 Peneff (Jean), “Le mythe dans l'histoire de vie”, Sociétés, no 18, Histoires de vie - récits de vi (...)

23Cette idée aurait pu être une interprétation toute faite, fournie par l'imaginaire social7 à l'interviewé et ainsi répétée au sociologue par les élèves. Or le nombre de cas où elle est rencontrée, ainsi que la précision des faits rapportés nous poussent à penser qu'il s'agit là d’un élément réellement capable de provoquer une politique de sur-scolarisation en milieu ouvrier. Très nombreux sont les parents qui ont été effectivement stoppés dans leurs études, alors qu'il leur aurait été sans doute possible de continuer quelques années de plus. Les raisons sont multiples et diverses. Il s’agit le plus souvent d'accidents.

24Les guerres font bien sûr partie de ces phénomènes capables de briser une carrière scolaire. Les parents des élèves actuels d'origine française ont souvent vécu et subi la guerre 1939-1940 durant leur adolescence. En effet l'année moyenne de naissance des pères comme des mères est 1936 : sept pères sur dix sont nés entre 1930 et 1940, un peu plus d'une mère sur deux est née entre 1933 et 1941 :

En fait ça vient aussi du fait que quand il avait eu son certificat d'études il avait voulu faire une école, continuer les études pour faire une école de menuisier-ébéniste. Et puis à l’époque c'était la guerre, son père n'avait pas pu le faire continuer et donc il l'avait mis à travailler directement quoi.

25En ce qui concerne les anciens élèves, la période des naissances paternelles et maternelles est plus large et bien sûr plus ancienne. Elle se situe en moyenne entre 1923 et 1927. La guerre n'apparaît plus comme une cause essentielle de l'interruption des études. On retrouve, par contre, sur ces générations davantage l'impact des migrations économiques italiennes et des migrations politiques espagnoles des années 30. Celles-ci ont largement contribué à briser les carrières scolaires paternelles et maternelles. Dans le cas suivant, le père de l'enquêté avait onze ans lorsqu'il a quitté l'Italie avec ses parents :

À onze ans il travaillait. Dès qu'il est arrivé en France, il fallait qu’il travaille pour vivre, pour se nourrir et en plus de ça il était l'aîné de neuf frères et sœurs qui étaient à charge donc ça c'est pour des questions de survie. Il a fallu qu'il travaille tout de suite.

26Guerre et migration se combinent chez certains Espagnols. Ici, la guerre civile espagnole a détourné le père des études d'ingénieur qu'il avait entamées à l'École du Travail. L'émigration a ensuite brisé tous ses espoirs scolaires :

Bon, mon père lui était élève ingénieur, donc il était fils d'ouvrier mais il était élève ingénieur dans une école qui était réputée à Barcelone qui s'appelle l'École du Travail [...]. Donc mon père, qui par la suite s’est retrouvé finalement comme un ouvrier, qui avait été donc un élève ingénieur, était un Catalan comme il y en a eu pendant des périodes qui savait écrire sa langue puisque beaucoup de ce temps savaient la parler mais ne savaient pas l'écrire. Donc à dix-huit ans mon père était un très bon élève, parce que quand je suis revenu en Espagne... enfin mes grands-parents avaient conservé pieusement là tous ses certificats, ses documents, ses boîtes à compas [...] etc. Donc c'était un très très bon élève, premier ou deuxième je ne sais pas dans quel ordre, et avec un groupe de camarades de l'école, ils sont partis. Ils habitaient la même rue plusieurs d’entre eux puis d'autres étaient des élèves de l'école etc., ils se sont groupés et ils sont partis ensemble au front, volontaire quand il a eu dix-huit ans.

C) Les accidents familiaux

27Il est un autre type de phénomènes qui est assez souvent venu interrompre plusieurs trajectoires scolaires parentales et les priver d'une scolarité qui leur semblait acquise. Ce sont des accidents familiaux. On retient le décès des parents ou encore quelques maladies graves, parmi les éléments capables de perturber le cours de certaines trajectoires sociales :

Et du côté de mon père ils étaient six, je crois, [...] la mère qui est morte jeune et c'est la sœur aînée qui avait élevé mon père et ses frères [...]. Je vous dis mon père a été élevé par sa sœur aînée, grande famille nombreuse et puis du fait qu'il n'avait pas de mère il doit avoir quitté l’école relativement de bonne heure, c'est-à-dire à douze ou treize ans. Alors que c’était quelqu'un de sûrement très intelligent, ce qui lui a manqué plus tard.

28Un exemple lié à la maladie qui interrompt des études est ici donné par la mère :

Ma mère par contre a fait d'assez bonnes études et elle aurait pu faire je pense de meilleures études. Mais elle a été malade alors qu'elle avait, je crois qu’elle a dû quitter l'école en troisième parce qu'elle a été très malade pendant plusieurs années. Mais sinon je pense qu'elle aurait, qu'elle aurait pu avoir ou passer le bac... je pense [...]. Je sais pas si elle aurait voulu faire des études, bon, la situation financière à l'époque de ses parents, je sais pas si elle aurait pu les faire. Mais je sais qu'elle en avait les possibilités intellectuelles. Bon, peut-être, peut-être ça a joué je sais pas.

29Parfois tant le père que la mère évoquent quelques regrets : ils ont été victimes à leur façon de leur origine sociale. Cela n'a fait qu'amplifier leur ambition.

D) Regrets et frustration

30Mais il ne suffit pas de n’avoir pas pu faire d'études, ou de les avoir arrêtées accidentellement pour pousser ses enfants à en faire. Ce qui caractérise la plus grande partie des parents, c'est le fait d'avoir été interrompu dans des études qui semblaient se dérouler fort correctement et les conduire vers une certaine ascension sociale. C'est sans doute ceci qui a créé cette frustration, les regrets et le report de ces ambitions sur la descendance. Dans l'exemple suivant, la mère avait commencé des études en collège, envisageait le baccalauréat et une carrière d'institutrice lorsqu'elle dut tout interrompre :

— À la fin de l'école primaire, elle est allée au collège jusqu'en cinquième Je crois, et ses parents voulaient qu'elle continue. Mais quand ma grand-mère maternelle est décédée, c'est le curé de village qui a décidé qu’elle devait rester à la maison pour s'occuper de son père et de ses deux frères. Donc elle n'a pas continué ses études, elle est restée bon, à la maison [...]. Oui ses parents voulaient qu'elle fasse des études puisqu'elle n'est pas restée à l'école primaire, elle est allée au collège donc ça c'était pour aller au moins Jusqu'au bac... et elle aurait bien aimé être institutrice je crois...
— Sans le décès de sa mère, elle y serait arrivée...
— Oui je crois elle travaillait bien, enfin J'ai eu la curiosité de fouiller dans ses affaires, mais elle me les a montrées aussi, j'ai lu son bulletin enfin elle était bonne élève.

31La mère dans cet autre cas semblait, elle aussi, s'orienter vers des études, mais l'institutrice n'eut pas assez de poids pour infléchir les volontés familiales :

Ma mère s'est arrêtée au niveau du certificat d'études parce que bon, on l'a pas laissé continuer parce que y a mon oncle qui était plus vieux qu'elle et qui avait pas continué donc on voyait pas pourquoi elle, elle continuerait. Puis c'était une fille, enfin bon c'était très... Chez moi c’était pas mon grand-père qui... c'était plutôt mon arrière-grand-mère qui était plutôt influente. Et alors on préférait plus ou moins les garçons, enfin c'était plutôt le garçon. Donc ma mère, elle, était toujours, elle avait pas trop le droit de choisir enfin et bon... L'institutrice voulait qu’elle continue un peu, enfin faire une école. Bon mes grands-parents ont jamais voulu. Alors, elle s'est arrêtée là.

32Si les pères ont été davantage touchés par les guerres et les migrations, les mères ont la spécificité d'être les victimes privilégiées du rang de naissance et de la priorité accordée aux garçons. Certaines mères les ont ressentis comme une brûlante injustice. Les exemples précédents en sont aussi des illustrations. On trouve aussi, dans certaines familles, le poids de certaines valeurs et traditions familiales ainsi que celui de personnages influents. Le curé a eu parfois plus d'influence que l'instituteur.

E) Les ressources financières

33Les raisons évoquées font assez rarement référence aux ressources financières : c'est malgré tout le cas quelquefois. Les grands-parents n'ont pas toujours pu ou voulu supporter le coût de longues études, à une époque où la scolarité n'était pas aussi démocratisée qu’aujourd'hui. Ils n'avaient peut-être ni la position sociale nécessaire pour qu’une scolarité longue soit envisageable, c'est-à-dire quelques-uns des facteurs que nous avons repérés plus haut, ni sans doute l'ambition nécessaire pour que leurs enfants bénéficient de toute leur attention éducative. Aucun facteur ne les avait poussés à adopter une stratégie sociale d'ascension de la lignée familiale.

34Ici encore, l'institutrice n'a pas eu toute l'influence nécessaire pour renverser des pratiques sociales enracinées. La mère, dans l'exemple suivant, a dû se contenter de son certificat d'études :

Oui d'abord (elle avait) un grand souci d'indépendance et puis une culture générale assez, assez élevée. Voyez par exemple, elle était sortie numéro deux ou numéro trois de son canton pour, comment ça s'appelle, le certificat d'études. Et son institutrice aurait bien souhaité que mes grands-parents lui paient des études pour aller ou même acceptent qu'elle ait une bourse pour aller faire institutrice ou pour aller... ce qui était assez classique finalement. Et puis ça n'a pas marché, mes grands-parents n'ont pas voulu ou ça n'a pas pu se faire, je ne sais pas trop.

35L’exemple qui suit est particulièrement adéquat pour illustrer ce point, ainsi que quelques-unes des remarques faites tout au long de ce chapitre. En effet l’interviewée est de celles qui ont réussi une scolarité exemplaire, parce que son père n'a pu devenir instituteur comme il l'espérait :

Bon, ce qui a Joué, c'est peut-être que mon père n’a pas pu faire les études qu'il aurait souhaitées. Donc il voulait être instituteur et comme en ce temps mes grands-parents étalent vignerons, ils voyaient pas la nécessité de faire des études, surtout à ce temps-là c'était pas, c'était pas donné. Bon c'est vrai qu'il aurait pu, mon père aurait pu les faire parce qu'il y avait un instituteur qui le prenait à sa charge. Il s’est trouvé que mes grands-parents ont refusé, enfin principalement ma grand-mère. Et donc, il s'est retrouvé ouvrier et Je crois que c'est surtout ça qui l'a poussé à ce que... bon, j’ai une sœur et toutes les deux on fait des études. Et c'est dans ce milieu que j’ai décidé de suivre des études.

F) Un cas exemplaire

36Mais cet élément n'est pas le seul à expliquer la trajectoire scolaire de cette fille d'ouvrier, bien qu'il ait une position centrale et puisse être qualifié d'élément fondamental, déclenchant et structurant. Il semble bien que ce soit cette frustration paternelle qui ait motivé le père et ensuite le couple pour que toute l'énergie familiale soit sacrifiée à la scolarité des enfants afin que ne se reproduisent pas les injustices du passé.

37Ici aussi, comme nous l'avons constaté ailleurs, la réussite du père paraît inéluctable, lorsqu'elle est interrompue par une décision sans appel des grands-parents. La proposition d'aide de l'instituteur garantit les bons résultats scolaires du père. Il ne se serait probablement pas permis de perturber l'univers familial si les chances de succès n'étaient pas réelles. Les regrets ont alors été suffisamment forts, pour qu'il puisse mettre en mouvement toute cette dynamique de réussite en milieu populaire, pour que, devenu père, l'intéressé, aidé de sa femme, mette à profit les caractéristiques sociales qui sont les leurs.

38Ils sont de ceux qui ont suivi de très près la scolarité de leurs enfants. Tandis que la mère fait réciter quotidiennement les leçons et va régulièrement aux réunions parents-professeurs, le père reste à l'affût des notes et des résultats. Il a en permanence surveillé le travail scolaire, et parfois « serré un peu la vis » lorsqu'un certain relâchement se faisait sentir. Sa fille a longtemps été la meilleure élève de la classe jusqu’au baccalauréat C, la classe préparatoire et l'intégration de l'ENSIGC de Toulouse.

39Pour en arriver là, les parents ont aussi réduit leur descendance. Ils ont eu deux enfants seulement, deux filles qui sont aujourd'hui toutes deux diplômées de l'enseignement supérieur. Le couple a également mis à profit et utilisé les ressources situationnelles qui étaient les siennes.

40La mère a choisi de travailler, elle l'a fait d'ailleurs sans interruption si ce n'est durant les grossesses. Elle a été tout le long de sa carrière ouvrière qualifiée. Parce qu'elle est l'aînée de sa famille, elle n'a pas pu suivre trop longtemps ses études et a dû s'orienter rapidement vers des études utiles, c'est-à-dire la couture ou la comptabilité. Elle est fille de petit employé de transport urbain.

41C’est donc la trajectoire scolaire et sociale du père qui a donné sens aux objectifs familiaux et les a organisés. Fils de vigneron peu fortuné, nous avons vu tout à l’heure qu'il n’a pas pu suivre les études espérées. Malgré les efforts d'un instituteur dévoué, la position de ses parents est restée inflexible. Il est allé travailler au lieu de continuer ses études, et restera en froid avec ses parents pour le restant de sa vie.

42Comme le dit aujourd'hui sa fille, il a gardé très longtemps le sentiment d'avoir raté quelque chose :

Lui (mon père), il a vraiment raté quelque chose et ça se sent vraiment. Ça l'a beaucoup marqué de pas poursuivre des études et lui le dit assez fréquemment.

43Ce sont alors ses deux filles qui réussissent à sa place. Pour cela, il sacrifie ses vacances au budget scolaire de ses filles, il privilégie une carrière professionnelle stable et sûre d'ouvrier qualifié dans une grande entreprise locale, qu'il n'a jamais cherché à quitter parce qu'elle lui a offert la possibilité de multiplier les heures supplémentaires de travail.

44Ainsi peut se comprendre la trajectoire scolaire et sociale ascendante de cette fille d'ouvrier. Ainsi peut s'expliquer aussi une grande partie des trajectoires rencontrées, car, chemin faisant, nous avons cité dans ce chapitre plus de la moitié des élèves et anciens élèves interrogés par entretien. Cela montre l'importance de ce facteur. Faire accomplir à ses enfants ce que l'on n'a pas pu effectuer, ou encore faire d'eux ce que l'on n'a pas pu devenir, est certes une image d'Épinal, mais celle-ci est bien le reflet d'une certaine réalité, même si tous les projets ne se réalisent pas toujours.

  • 8 Tedesco (Emmy), Des familles parlent de l'école, Éd. Casterman, coll. Orientation E3, 1979, 186 pa (...)
  • 9 Ratier-Coutrot (Laurence), “Changer de place ou changer de classe. Mobilité professionnelle et tra (...)

45Alors que les parents d'élèves en échec scolaire étudiés par E. Tedesco8 ont quitté l'école très tôt sans savoir lire et écrire, les ouvriers dont les enfants réussissent leur scolarité ont en moyenne davantage continué leurs études. Quant à ces regrets de ne pas avoir pu faire davantage d'études, qui poussent certains parents à élaborer une politique de sur-scolarisation pour leurs enfants, il est intéressant de noter qu'ils se retrouvent tels quels chez les ouvriers qui connaissent un itinéraire professionnel ascendant9

Notes

1 Pohl (Richard), Soleilhavoup (Jeanine) et Ben Rezigue (Joëlle), Formation, mobilité sociale, salaires. Enquête formation qualification professionnelle de 1977, Paris, coll. de l'INSEE, no 433, juin 1983, page 198.

2 Ibid., page 199.

3 Esperet (Éric), “Langage écrit et sélection scolaire. Un exemple d'orientation en sixième", La pensée, no 190, 1976, pages 93-113.

4 Darbel (Alain), “L'évolution récente de la mobilité sociale”, Économie et statistique, no 71, 1975, pages 3-22.

5 Pohl (Richard), Soleilhavoup (Jeanine) et Ben Rezigue (Joëlle), op. cit., page 119.

6 Ibid., page 150.

7 Peneff (Jean), “Le mythe dans l'histoire de vie”, Sociétés, no 18, Histoires de vie - récits de vie, 1988, pages 8-14.

8 Tedesco (Emmy), Des familles parlent de l'école, Éd. Casterman, coll. Orientation E3, 1979, 186 pages.

9 Ratier-Coutrot (Laurence), “Changer de place ou changer de classe. Mobilité professionnelle et trajet social”. Sociologie du travail no 4, 1981, pages 406-429.

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