Les morts gouvernent les vivants.
A. Comte

1Nous commençons naturellement cette énumération par l'ascendance sociale, par la génération des grands-parents. Peut-on, dans certains cas, attribuer la réussite des petits-enfants à leurs grands-parents ? Est-ce que l'ascendance a eu, par sa position sociale ou quelques comportements particuliers, une incidence quelconque sur l'avenir de sa descendance au point que certaines d'entre elles y aient trouvé les ressources suffisantes pour élaborer une politique de sur-scolarisation ?

2La sociologie a souvent fait référence, à commencer par P. Bourdieu1, au long travail d’émancipation sociale des couches petites-bourgeoises : l’ascension sociale est bien souvent une affaire de lignée familiale. Commencée par le grand-père, qui permet à son fils de franchir les premières barrières sociales, ou plus simplement d'asseoir davantage une position sociale dans le but d'accumuler quelques économies et les premières ressources nécessaires, la réussite sociale est généralement conclue par les petits-enfants. Chacun de nous connaît cette image d'Épinal où le grand-père est paysan, le père instituteur et le petit-fils ingénieur. Elle n'est pas la seule trajectoire possible. Nous avons déjà parlé de cet itinéraire de contre-mobilité où le petit-fils qui devient ingénieur ne fait que récupérer le statut du grand-père perdu momentanément et accidentellement par le père. Ici aussi le rôle de l'ascendance semble incontournable pour saisir la réussite de la lignée, mais il peut prendre de multiples aspects. Nous ne prétendrons pas à l'exhaustivité et nous ne retiendrons que les dimensions les plus fréquemment repérées dans notre enquête tant au niveau des entretiens que des questionnaires envoyés : elles suffisent amplement pour que s'esquissent quelques éléments de réponse.

3L’ascendance figure incontestablement au rang des facteurs de l'ascension sociale, qu'elle le soit par son labeur, un phénomène de contre-mobilité ou la personnalité particulière et marginale d'un grand-père. Diverses enquêtes dévoilent le rôle social des grands-parents : “l'empreinte de l'ascendance”2 fait désormais partie intégrante du champ d'observation de la sociologie.

4F. de Singly et C. Thelot3 ont fait remarquer récemment qu'aux côtés d'un effet parental (père - mère - enfant), travaille un effet générationnel (grand-père - père - fils) dans la détermination des destinées sociales. Le phénomène n'est bien sûr pas aussi fort que dans certaines sociétés où ce sont les grands-parents qui sont directement chargés de l'éducation des petits-enfants, mais cet effet est loin d'être négligeable dans notre système social. La génération des grands-parents influe au-delà de celle des parents sur celle des petits-enfants à l'image d’un effet de dominance4 observé pour la première fois dans les phénomènes éducatifs.

5En effet, la méritocratie qui tente de diriger notre système social veut que le diplôme détermine la situation professionnelle. Or à diplôme équivalent les individus s'intègrent différemment sur le marché du travail. C'est pour une part l'origine sociale du diplômé qui continue d'intervenir puisque les bacheliers5 fils d'ouvriers et d'employés deviennent pour 25 % cadres supérieurs tandis que les bacheliers fils de cadres supérieurs le deviennent à 46 %.

6La situation sociale des grands-parents joue, bien sûr, sur la situation professionnelle des pères puisque 43 % des ouvriers fils de paysans sont qualifiés ou contremaîtres alors que c'est le cas de 63 % des ouvriers fils d'ouvriers et de 71 % des fils de cols blancs6. Mais au-delà, la situation sociale des grands-parents joue encore sur celle des petits-enfants. En effet, 44 % des ouvriers fils d'ouvriers ont au moins un Cap lorsqu'ils ont un grand-père col blanc et l'autre ouvrier, tandis que 19 % seulement de ceux qui ont deux grands-pères ouvriers possèdent ce diplôme. Les premiers perçoivent en moyenne un salaire de 40 000 francs alors que les seconds touchent 33 000 francs. 49 % des premiers travaillent dans un grand établissement, ce n'est le cas que de 32 % des lignées entièrement populaires7.

7Les influences ne s'arrêtent pas là. On peut noter rapidement l'influence de l'ascendance sur le mariage, sur la fécondité, tout comme sur l'adhésion politique et le sentiment d'appartenance sociale8. Sur ce dernier point G. Michelat et M. Simon9 ont montré que le sentiment d’appartenance sociale d'un ouvrier varie selon son ascendance et selon le degré d'enracinement de la lignée familiale au sein de la classe ouvrière. 53 % des ouvriers fils d'ouvriers prétendent appartenir à la classe ouvrière, ce n'est le cas que de 45 % de ceux qui n'ont pas une ascendance ouvrière. Inversement, 28 % des adultes objectivement ouvriers ne pensent pas appartenir à la catégorie populaire, ceux-là ont assez souvent une ascendance non ouvrière.

8On voit que l'enracinement au sein de la classe ouvrière joue à tous les niveaux sur les comportements sociaux. Chez certains de nos enfants d'ouvriers en réussite scolaire, il doit être possible de relever de telles influences. 7 % (37/516) des anciens élèves interrogés, aujourd'hui ingénieurs, pensent appartenir encore à la classe populaire dont ils sont originaires. Ce pourcentage passe à 11 % lorsque leur père et leurs grands-pères sont ouvriers (18/163).

9On peut alors logiquement penser que l’ascendance intervient sur la réussite de leurs petits-enfants. Quelles sont alors les modalités de l'influence des grands-parents sur les familles ouvrières dont au moins un enfant intègre une école supérieure ? Est-ce que le niveau d'enracinement populaire des lignées est un facteur explicatif ?

1. L'INFLUENCE DES GRANDS-PARENTS

1034 % des grands-pères paternels et 38 % des grands-pères maternels sont ou ont été agriculteurs. 19 % des premiers sont ou ont été indépendants ou cols blancs, c'est le cas de 26 % des seconds. 43 % de l'ascendance paternelle et 32 % de l'ascendance maternelle est ou fut ouvrière. Ces premiers chiffres vont déjà orienter nos observations. En effet, ils permettent la comparaison des grands-parents recensés avec diverses populations témoins ouvrières et non ouvrières.

A) Une ascendance populaire et rurale

11Avant de laisser parler les ingénieurs rencontrés sur les relations qu’ils entretiennent avec leurs grands-parents, nous nous livrerons à une confrontation des grands-parents d’élèves d'origine ouvrière avec les grands-parents d’élèves ingénieurs fils d'ingénieurs. Ce premier coup d'œil nous informe rapidement sur la situation sociale des grands-parents10.

12Ils sont tout d'abord plus ouvriers et agriculteurs que ne le sont ceux des élèves ingénieurs témoins. Ruraux et ouvriers représentent les trois quarts de notre population d'origine ouvrière alors que ce n'est le cas que pour moins d'un tiers de l'échantillon témoin. Les grands-mères sont moins fréquemment salariées intermédiaires et supérieures, artisanes ou commerçantes (6 % contre 21 %). De ce fait, leurs conditions de vie sont logiquement jugées vétustes (63 % contre 21 %) et leurs conditions de travail pénibles (67 % contre 29 %). Les grands-parents sont davantage d’origine étrangère (23 % contre 10 %) et sont plutôt installés dans la région Midi-Pyrénées (22 % contre 14 %). Pour terminer ce tableau, on peut remarquer qu'ils sont plus souvent analphabètes (11 % contre 1 %) et de faible niveau culturel (75 % contre 46 %).

13Ainsi comparés, les grands-parents des enfants d'ouvriers en réussite scolaire restent dans l'ensemble assez modestes par rapport à l’ascendance recensée généralement chez les élèves ingénieurs et ceci tant au niveau professionnel que culturel. Aussi nous dirons que les élèves interrogés sont loin d'avoir tous réussi parce que leur ascendance est aisée. Le lieu de résidence reflète à la fois une relative stabilité spatiale de la lignée ainsi que la présence de nombreuses familles issues d'une immigration, ce qui n'est pas contradictoire avec leur insertion populaire. En ce qui concerne l’influence exercée, les élèves signalent avant tout, quel que soit l'échantillon, que leurs grands-parents sont généralement peu influents (6 % seulement l’ont été). Les grands-parents des élèves d'origine ouvrière se distinguent malgré tout, parce qu’ils ont été légèrement plus présents que les autres (35 % contre 27 %). Ils ont profité de cela pour donner des conseils assez généraux comme en donnent les parents des élèves dits “prudents” : “étudier et travailler”. Les élèves témoins ont plus rarement rencontré leurs grands-parents (35 % contre 41 %) que les élèves que nous avons interrogés.

14Ces quelques résultats nous permettent de faire quelques constats. Ils confirment l'enracinement des différenciations sociales. Les trois quarts des lignées familiales paternelles observées sont de condition sociale modeste. Les grands-parents des élèves ingénieurs d'origine ouvrière comme ceux des anciens élèves ont, ou avaient des positions sociales populaires et rurales. Nous y reviendrons plus loin, mais on peut noter dès à présent que le phénomène de contre-mobilité est loin d'expliquer l’ensemble des trajectoires observées. Nous verrons qu'il intervient puisque 40 % des élèves ont au moins un des deux grands-pères employé, cadre, artisan ou commerçant et 60 % des élèves rencontrés ont soit deux grands-pères agriculteurs, soit deux grands-pères ouvriers soit un grand-père ouvrier et l'autre agriculteur.

15Cette confrontation montre aussi que les différences de positionnement social entre les grands-parents d'élèves d’origine ouvrière et d'origine bourgeoise sont à ce niveau importantes. Mais cette comparaison montre aussi que les grands-parents, et ce malgré leur positionnement social, ont eu une influence globale sur leurs petits-enfants, de même nature et de même niveau que les grands-parents des élèves témoins que nous avons vus pourtant mieux positionnés socialement. Il est donc possible de faire la même observation que chez les parents : un sur-investissement éducatif vient compenser leur condition sociale modeste. Les grands-parents tranchent plus par leur position sociale que par leur comportement social envers leurs petits-enfants si on les confronte à une population apparentée. Nous avons également demandé aux élèves si leurs grands-parents les avaient aidés dans le travail scolaire, ou s'ils les avaient influencés. Aucune corrélation significative n'est apparue entre notre population et les élèves ingénieurs témoins.

B) Une influence contrastée

16Dans l'ensemble, les grands-parents de notre population sont plutôt modestes, légèrement plus présents mais pas moins influents. Mais il ne faut pas oublier que, derrière ces quelques différences moyennes, le rôle attribué par les élèves à leurs grands-parents est dans l'ensemble faible et contrasté. Pour la très grande majorité, l'influence directe de ces derniers est nulle, pour quelques-uns seulement elle est très importante.

17En effet, toutes les questions qui visaient à saisir une influence quelconque de ces derniers sur les scolarités ou plus généralement sur l'adolescence de l'élève, mais aussi des anciens élèves, indiquent des fréquences assez faibles. Seulement 9 % des grands-parents maternels et paternels confondus ont été jugés influents par les anciens élèves. Le même pourcentage se retrouve chez les élèves actuels : 8 % pensent que leurs grands-parents ont eu une influence sur leur scolarité, bien qu'ils soient plus nombreux à penser que leurs grands-parents ont eu une influence plus générale sur leur vie. Seulement 3 % ont essayé de faire partager une recette de réussite sociale. 8 % ont concrètement aidé dans le travail scolaire leurs petits-enfants : c'est dans l'ensemble peu mais c'est à l'image de ce que l'on observe couramment dans les milieux favorisés.

18Les entretiens effectués confirment ces résultats tout en nous indiquant les raisons de la faible influence des grands-parents. Il ressort assez nettement que beaucoup d'élèves et anciens élèves n'ont tout simplement pas connu leurs grands-parents soit parce qu'ils sont décédés très tôt, soit parce qu'ils vivent à l'étranger :

— Je n'ai jamais vécu avec eux, ils ont toujours été distants des affaires de mes parents, de leur vie propre, de leur vie familiale donc de mes études aussi.

19Si les élèves ouvriers ont, malgré cela, eu des grands-parents plus présents que les autres élèves Ingénieurs, ils n'ont donc pas été de ce fait plus influents qu’eux. Les relations quotidiennes que certains évoquent sont davantage imputables au fait que dans quelques familles les grands-parents vivent ou vivaient chez les parents. Ce type de cohabitation est effectivement fréquent en milieu populaire et rural. En effet, 10 % des grands-parents ont vécu chez leurs enfants, ce que semble indiquer le rythme quotidien des fréquentations grands-parents - petits-enfants. Pour ces derniers, le poids des grands-parents est alors plus net, mais il ne va pas toujours dans le sens d'un soutien scolaire comme nous aurions pu le penser :

— Oui tout à fait. J’ai connu mes grands-parents, Je les ai connus tous les quatre. Du reste mes grands-parents maternels sont toujours vivants. Et ils habitent d'ailleurs chez moi donc il est certain qu'ils ont eu une certaine influence étant donné que je les côtoie tous les jours. Disons qu'ils ne m'ont jamais poussé ni à faire des études, ni à ne pas en faire. Je veux dire, pour eux il était évident qu’il valait mieux en faire puisque c'est un petit peu leur cheval de bataille. Quand on est Instruit on peut toujours aller plus loin.

20Pour la majeure partie de notre population les grands-parents n'ont, semble-t-il, pas eu d'influence directe sur les élèves. À ce stade, nous ne conclurons pourtant pas que ces derniers ne sont jamais à la source de quelques réussites. En effet, ils ont eu une Influence sur quelques élèves, et il reste à savoir si celle-ci fut déterminante ou pas. Puis leur influence a pu aussi être médiatisée et relayée par les parents.

21On peut donc dire que les grands-parents ne sont pas essentiels et indispensables à la réussite scolaire et sociale des enfants d'ouvriers recensés en écoles supérieures. En outre, avoir un grand-père ou une grand-mère cadre supérieur n'est pas une condition nécessaire pour réussir sa scolarité en milieu ouvrier puisque l'essentiel des élèves rencontrés ont eu des grands-parents très modestes et peu influents.

C) Lignée maternelle et lignée paternelle

22Outre ces premiers résultats il est possible de faire une comparaison entre grands-parents maternels et paternels. En effet, ces derniers n'ont pas eu le même poids sur la trajectoire de leurs petits-enfants.

23L'ascendance paternelle est en moyenne plus âgée que les grands-parents maternels. Mais ces derniers sont surtout moins souvent ouvriers (32 % contre 43 %) donc plus souvent agriculteurs (38 % contre 34 %) mais aussi plus souvent artisans ou commerçants (13 % contre 7 %). Les grands-mères maternelles, homogamie oblige, sont aussi plus souvent employées (8 % contre 2 %) et moins souvent inactives (50 % contre 56 %). Leur résidence est plutôt rurale (72 % contre 65 %) qu'urbaine (24 % contre 29 %). Leur comportement vis-à-vis de leurs petits-enfants est tout aussi contrasté. Sans renverser les grandes lignes évoquées plus haut, les grands-parents maternels sont jugés davantage présents que les grands-parents paternels (45 % contre 35 %) ; ils sont ensuite ceux qui ont donné le plus de conseils. On retrouve cette présence lorsque l'on demande aux élèves la fréquence de leurs relations. 13 % des élèves ont eu des relations quotidiennes avec les grands-parents maternels, 8 % avec les grands-parents paternels. Elles sont rares avec 28 % des ascendants maternels et 35 % des ascendants paternels. Sans pour autant avoir davantage aidé, ils ont été jugés, par leurs petits-fils, globalement plus influents sur leur scolarité (10 % contre 5 %).

24Ces quelques remarques mettent l'accent sur le rôle que peuvent avoir les lignées maternelles dans la réussite des petits-enfants. Généralement plus aisées que les lignées paternelles, elles semblent aussi plus concernées par leur devenir. Les grands-parents influencent peu les élèves et anciens élèves, mais lorsque c'est le cas, il semble que ce soit davantage l’affaire des lignées maternelles que des lignées paternelles. Cela n'est pas sans lien avec les réseaux d'entraide que tissent mères et filles11. Les familles ouvrières interrogées vivent plus près des grands-parents maternels que paternels, nous verrons plus loin que tout ceci n'est pas sans relation avec le statut social de la mère de ces élèves, bref de l'épouse de l'ouvrier.

2. RÉUSSITE ET CONTRE-MOBILITÉ

25Peu de grands-parents ont réellement eu les moyens sociaux, culturels et financiers de faire réussir leurs petits-enfants : ils sont généralement de condition modeste. Peu ont eu une véritable influence sur leurs petits-enfants, mais cela ne veut pas dire que quelques trajectoires de réussite ne soient pas déterminées par le rôle actif des quelques grands-parents influents ou plus aisés que la moyenne.

26En effet, quelques élèves (près de 10 %) signalent que leurs ascendants ont pu avoir un effet sur leur scolarité ou sur leur trajectoire sociale, en étant influents ou proches. C'est vers eux que nous allons nous pencher un instant. Est-ce parmi ceux-ci que l'on doit chercher les élèves qui ont pu réussir par l'intermédiaire de leurs grands-parents ? Sans doute. C’est ce que nous nous proposons de vérifier maintenant. Si c'est le cas comme nous le supposons, quel fut alors leur rôle, et qui sont-ils ?

A) Des élèves éduqués par leurs grands-parents

27Lors des entretiens, quelques élèves et anciens élèves ont longuement évoqué leurs grands-parents parce qu'il était impossible de parler de leur réussite scolaire sans y faire référence. Quelques élèves ont été pratiquement élevés par leurs grands-parents. Il s'agit le plus souvent de grands-parents maternels comme dans le cas suivant :

— Vous mettez le doigt sur un facteur qui doit avoir une importance sinon capitale du moins sensible dans ma carrière, vu que j'ai été élevé par mes grands-parents jusqu'à l'âge de quatorze ans. Grands-parents maternels dans un petit village. Donc grands-parents maternels, profession libérale : coiffeur, dans un petit village de l'Hérault Jusqu'à l'âge de quatorze ans. Ça, ça doit marquer, ça doit façonner l'individu sensiblement. Mes parents, de neuf à quatorze ans disons, mes parents sont restés dans une petite ville de l'Hérault donc B..., Jusqu'à huit-neuf ans puis ils sont partis à la ville en l’occurrence B... en laissant, en me laissant à mes grands-parents pour ne pas m'amener à la ville. J'ai un frère aîné qui est parti à la ville avec mes parents et moi étant le dernier, je suis resté avec mes grands-parents. Je sais pas si c'est pour me faire garder ou pour les garder. Donc enfance dans un petit, dans un village de l'Hérault avec tous les, je vous dis tous les, toutes les valeurs de l'époque. Les valeurs de l'époque, c'est-à-dire le curé, l'instituteur, le maire et le docteur. Quatre grandes valeurs dans le village avec un grand-père coiffeur donc ça c’était les valeurs, bon, sans parler des valeurs qui n'existent plus maintenant, la patrie [...] et, un grand-père maternel coiffeur, si vous voulez coiffeur de village. Salon où on cause, où on raconte des blagues, où on passe un moment. Et tout ça Jusqu'à l'âge de quatorze ans donc à la mort de mon grand-père maternel moyennant quoi j'ai rejoint la ville, c'est-à-dire Toulouse.

28Mais ce qu’il faut retenir de cet extrait d'entretien, c'est que ces grands-parents sont justement non ouvriers. On peut supposer qu’ils ont eu, de ce fait, des conditions de vie meilleures que celles qui sont observées en milieu populaire. C'est aussi d'un entourage sélectionné et lettré qu'a bénéficié incontestablement ce fils d'ouvrier pensionnaire de ses grands-parents commerçants :

— Non, c'étaient des professions libérales, elle (ma mère) a épousé un ouvrier mais elle était peut-être la classe un peu au-dessus (...) Ils étaient bien les gens, ils étaient bien, moi J'ai pas entendu mes grands-parents se plaindre. Ils se plaignaient pas tellement de leur... enfin dans le milieu où j'étais. Il devait y avoir des grèves pareilles, dans le milieu où j'étais si vous voulez, il était pas bourgeois le coiffeur du village mais ma mère a dû hériter de ça. Ils se plaignaient pas de leur sort les gens.

29Ce fut aussi le cas d'une autre enquêtée qui a été gardée par ses grands-parents maternels agriculteurs. Elle a grandi entourée des animaux de la ferme et est aujourd'hui à l'École vétérinaire. Elle aussi a pu bénéficier d'un entourage non ouvrier, d'autant plus que le grand-père était maire de la commune, donc “quelqu'un de bien”.

B) Influence et contre-mobilité

30Ces quelques exemples indiquent que l'influence des grands-parents est fréquemment associée à leur situation sociale. Peu d'élèves doivent leur réussite à l’intervention directe de leurs grands-parents, mais lorsque c'est le cas, il semble que cela soit assez souvent lié à un phénomène de contre-mobilité. Outre ces citations, il y a au niveau de notre travail quantitatif certaines corrélations statistiques significatives entre l'influence exercée par quelques grands-parents et la position sociale de ces derniers. C'est parmi les quelques grands-pères qui sont, soit artisans ou commerçants, soit salariés non ouvriers, que l'on retrouve les grands-parents influents et proches.

31En effet, les élèves signalent avoir eu, avec leur grands-parents paternels ouvriers, des relations rares (44 % contre 35 %). Ces derniers sont, de surcroît, plus souvent d'origine étrangère (15 % contre 10 %) que les autres grands-parents ainsi que plus souvent analphabètes (18 % contre 11 %). Les ascendants ouvriers sont nombreux à n’avoir jamais donné de conseils aux élèves (38 % contre 27 %). Par contre, les grands-pères cadres supérieurs, outre le fait qu'ils aient eu un niveau culturel plus élevé que la moyenne et qu'ils aient eu des épouses actives et non ouvrières, sont jugés très souvent comme influents sur la scolarité de l'élève (25 % contre 5 %).

32Mais si l'influence est associée à l'appartenance sociale chez les grands-parents paternels ce n'est pas le cas chez les grands-parents maternels. Ceci montre, une fois de plus, la spécificité des lignées maternelles, qui jouent de façon plus intensive dans la scolarité de leurs petits-enfants, et annule en partie l'effet lié à leur situation sociale.

33Influence directe et contre-mobilité sont donc étroitement associées. La position sociale du grand-père paternel, qui n'a pas permis à son fils d'accéder à une situation sociale moyenne pour des raisons qui restent à déterminer (émigration, guerre, accidents divers...), a, semble-t-il, permis au petit-fils de bénéficier d'une aisance financière et culturelle quelque peu supérieure à celle qu'il aurait dû recevoir d’une lignée strictement populaire. Faire élever l’enfant par les grands-parents en est la forme la plus directe, mais il existe des formes plus diffuses de cette influence. Les parents peuvent en être les vecteurs de même que les médiateurs. Nous y reviendrons plus loin, mais notons que plus on recule dans le temps, plus les grands-parents ont eu de l’influence sur leurs enfants, même adultes. Les parents du doyen de notre enquête ne prenaient semble-t-il jamais une grande décision sans l’avis de leurs parents :

— J’ai également le souvenir, c’est que mes grands-parents jouaient, avaient beaucoup de poids sur mes parents. Et quand mes parents avaient une décision à prendre, ils avaient pour habitude d’interroger leurs parents.

C) Émigration et contre-mobilité

34On retrouve également beaucoup de grands-parents influents chez les élèves issus de l’émigration politique espagnole. Ici aussi une grande partie de ces derniers sont non ouvriers :

— Moi je suis fils de réfugiés espagnols [...]. En ce qui concerne les grands-parents paternels, mon grand-père était cordonnier donc dans la banlieue, enfin pas dans Barcelone mais dans la partie banlieue de Barcelone.
— Un ouvrier cordonnier...
— Ouvrier cordonnier oui, ma grand-mère était sans profession comme on dit. [...] (mon grand-père était) Quelqu’un de très digne qui a fait cette période de cordonnier pendant très longtemps là et puis, je sais pas exactement quand ça c’est passé, j'ai quarante et un ans aujourd’hui donc ça fait un bout de temps, mais pendant longtemps après donc je sais pas si ça a commencé quand J’avais dix ans, ou douze ans ou treize ans, il est devenu, il a travaillé à la ville de Barcelone. Il faisait un travail assez curieux, il avait un travail d’inspection de contremaître sur l’état des réverbères pour savoir les lampes qui marchaient, les lampes qui marchaient pas. Et son travail donc consistait à marcher toute la nuit dans Barcelone pour vérifier et envoyer des ouvriers faire les réparations qui s'imposaient [...]. Il avait une assez vaste culture enfin comme ça d'autodidacte. Et donc ce métier qu’il faisait à Barcelone lui permettait de bien connaître la ville, qu’il connaissait déjà beaucoup qu'il aimait beaucoup et en particulier il fréquentait les entrées des spectacles, enfin les cabarets, les cafés théâtres, etc. C'est quelqu'un qui était par exemple capable de vous réciter, de vous chanter les zarzuelas espagnoles. D'avoir fréquenté pendant son travail comme ça en regardant, etc., il était devenu très, très cultivé. Et j'en ai donc une image très, très positive [...]. Mon grand-père maternel était pas du tout un ouvrier, il était d'une famille disons de la moyenne bourgeoisie espagnole à Madrid. Il était avocat, enfin homme de lettres, enfin il écrivait un certain nombre de choses, des poèmes, des livres [...]. J'ai le souvenir qu'il a été par la suite attaché culturel du Venezuela en Europe, notamment au Portugal enfin des choses comme ça. [...] Ma grand-mère [...] n'a Jamais travaillé sauf dans la période trente-neuf - quarante-cinq en France comme tous les réfugiés [...]. Mon grand-père maternel a été beaucoup plus à l'aise. Mais enfin ceci dit, c'était donc un bourgeois espagnol qui était, qui était dans un parti républicain, qui s'appelait la Gauche Républicaine, qui s'était engagé aussi à sa façon et qui avait quitté son confort enfin, etc. C’était une autre histoire et c'était quelqu'un d'également donc très cultivé mais là au sens, au sens plus traditionnel, formel du terme. Il a fait des études, il les poursuivait, il était membre correspondant de l'Académie d’histoire et je ne sais quoi enfin, c’était une autre image. Il avait écrit un énorme ouvrage là sur Le Quichotte, des poèmes, etc.

35Bien que n'ayant pratiquement pas connu ses grands-parents, cet ancien élève en garde une image forte, qui n'est pas sans conséquences sur son sentiment d’appartenance sociale ainsi que sur ses objectifs sociaux :

— Disons que mes grands-parents, les uns et les autres, sont effectivement des références parce que bon, mon grand-père paternel était un type très, un grand monsieur qui dès que je l'ai connu, enfin, très tôt avait des grands cheveux blancs, enfin, c'était un bel homme, un espagnol très typé, très brun mais avec des cheveux blancs, une espèce d'hidalgo.
— Cette image de vos grands-parents a pu avoir une influence...
— Certainement enfin disons, elle nourrit certainement une certaine fierté qu'on peut avoir, pas une prétention mais enfin disons une certaine exigence qu'on a vis-à-vis de soi-même se disant bon, faut assumer, faut faire, il faut travailler, enfin il faut [...]. Mais donc effectivement, eux aussi, les deux couples de grands-parents, ce que j'en retenais, c'était que c'étaient des gens qui à un moment donné avaient dû assumer leurs idées. Enfin ils étaient partis et avaient vu leur vie perturbée.

36L’émigration italienne est plus souvent économique que politique, mais elle donne lieu aux mêmes observations :

— Mon grand-père maternel, lui, était entrepreneur de bâtiment. Alors il a peut-être créé comme ça une filiation puisque Je suis moi-même dans le bâtiment maintenant mais enfin j'en sais rien [...]. Oh c'était un artisan, un gros artisan, c’était quatre ou cinq ouvriers, c'était une petite, une toute petite entreprise.
— Qu'il a peut-être géré toute sa...
— Qu'il a géré toute sa vie puis après derrière, bon, bien ça a plus ou moins disparu.

37C'est ici davantage l'image des grands-parents, véhiculée et entretenue par les parents, qui est en partie responsable du rôle joué par ces derniers sur la réussite scolaire des élèves et anciens élèves rencontrés.

3. UNE ASCENDANCE NON POPULAIRE

38Que ce soit le fait d'une émigration ou d'un accident quelconque intervenu dans la trajectoire familiale qui ait provoqué la prolétarisation du père, il semble que cette trajectoire conduise dans certains cas les grands-parents à intervenir davantage que de coutume dans la scolarité de leurs petits-enfants. Une trajectoire de contre-mobilité est donc un facteur favorable à la réussite scolaire et sociale de la descendance. Il est une autre façon de mesurer le rôle des grands-parents dans la réussite des petits-enfants. Il suffit pour cela de confronter l'ascendance des individus de nos deux échantillons avec celle d'une population apparentée d'origine ouvrière.

A) Des grands-pères moins souvent ouvriers

39Les grands-pères paternels de notre enquête sont nés entre 1890 et 1920. Les pères ouvriers sont nés de 1925 à 1945. Il est donc possible de comparer le recrutement social de ces pères ouvriers dont l'enfant a réussi scolairement avec les données de l'enquête “Formation - qualification professionnelle - 1977” de l'Insee12 et ce, malgré un léger décalage. Cette confrontation nous permet de constater que les grands-parents des élèves ingénieurs de notre échantillon ne reflètent pas exactement l'image nationale. Les écarts les plus significatifs montrent qu'ils sont plus souvent agriculteurs (+11 %) et moins souvent ouvriers (-8 %) que ne l'est l'ascendance classique d'une population ouvrière nationale. Lorsque G. Lienard et E. Servais ont travaillé sur l'ascendance des enfants d'ouvriers en échec scolaire, ils ont noté un seuil de 60 % de grands-pères ouvriers13.

40L’observation de la situation des grands-parents maternels nous est rendue possible par l'enquête “Emploi 1987”14 Les grandes tendances sont similaires à celles des grands-pères paternels. Elles sont même amplifiées puisqu'il y a davantage d'agriculteurs (+18 %) et encore moins d'ouvriers (-22 %) par rapport à la population type. On peut noter également que le nombre de grands-parents artisans ou commerçants s'accroît considérablement en passant de 8 % dans la population nationale apparentée à 14 % dans notre population.

41La position sociale des grands-parents des enfants d'ouvriers en réussite scolaire, que nous avons vue dans un premier temps plus basse que celle des élèves ingénieurs fils d'ingénieurs, est, cependant, moins spécifiquement ouvrière que ne l'est généralement celle des grands-parents des enfants d'ouvriers. Cette rapide comparaison confirme les conclusions précédentes sur le rôle des grands-parents non ouvriers dans la réussite scolaire des ingénieurs d'origine populaire rencontrés. Il semble donc que le fait d'avoir un grand-père non ouvrier soit un atout non nécessaire mais important dans la réussite scolaire des enfants d'ouvriers. La différence qu'il a été possible de noter entre la lignée maternelle et paternelle est ici aussi observable puisque les spécificités s’amplifient. Si l’on considère que cette surreprésentation est un indicateur de l'influence positive de certains grands-parents, compte tenu du fait que les différences sont moindres au niveau national15, elle confirme aussi le rôle privilégié de la lignée maternelle dans le processus de mobilité sociale ascendante.

B) Le cas des grands-pères agriculteurs

42On peut aussi comparer l'ascendance sur deux générations des enfants d'ouvriers de notre étude, avec celle d'enfants d’ouvriers devenus cadres supérieurs, telle qu'elle ressort des données nationales fournies par l'Insee16. Les résultats ont la même tendance générale puisque 52 % des fils d'ouvriers ont un grand-père paternel ouvrier, alors que ce n'est le cas que de 45 % des fils d'ouvriers aujourd'hui cadres supérieurs. Nous avions observé 46 % avec les élèves ingénieurs de notre population. Les résultats sont proches.

43Nous avons aussi remarqué que les grands-pères agriculteurs sont nombreux. Or cette sur-représentation de grands-parents agriculteurs (+11 %) disparaît quasiment au niveau national (+2 %). Au plan national, le fait d'avoir un grand-père agriculteur n'est pas un facteur aussi favorable qu'en Midi-Pyrénées. Cet écart est imputable à la spécificité régionale de Midi-Pyrénées. En effet, en travaillant sur les écoles de l'Académie de Toulouse, qui recrutent de surcroît un tiers de leurs effectifs au sein de Midi-Pyrénées, nous multiplions les lignées rurales.

44Ainsi, la sur-représentation de grands-parents agriculteurs au sein de notre population exagère l'effet d'une lignée rurale sur la réussite de la descendance. Avoir un grand-père agriculteur n’est pas un handicap, c'est un très léger avantage. Cette dernière confrontation entre données régionales et données nationales montre en tout cas qu'en Midi-Pyrénées la trajectoire grand-père agriculteur - père ouvrier - fils ingénieur est importante. L'exode rural et la faiblesse du potentiel industriel du milieu du siècle sont sans doute ici les raisons principales de cette spécificité régionale17.

45Nous verrons plus loin que les pères, à l'image des grands-pères, ont une qualification et une position ouvrière spécifiques. Les ouvriers qualifiés sont sur-représentés dans notre population. Sachant qu'un ouvrier qualifié n’a pas le même type d'ascendance qu'un ouvrier agricole ou qu'un manœuvre, on doit se demander si cette sur-représentation de grands-parents non ouvriers n'est pas simplement le fait de la sur-qualification des pères. Ce n'est pas le cas puisque, si l'on ne retient que l'ascendance des ouvriers qualifiés, ils sont à 20 % fils d'agriculteurs alors qu'ils sont 35 % dans notre population et ils sont à 55 % fils d'ouvriers alors qu'ils le sont à 46 % dans notre échantillon. Les résultats ne sont pas modifiés.

C) Patrimoine et réussite

46Ainsi les grands-parents des élèves rencontrés, et surtout les grands-parents maternels, ont eu tendance à posséder un petit patrimoine culturel et parfois financier. Ce dernier n'était pas toujours important, mais a permis de maintenir un peu de distance vis-à-vis du milieu et des valeurs ouvrières. Ce phénomène est assez important lorsqu'il s’agit de grands-parents artisans, commerçants ou entrepreneurs :

— Je vais commencer par mes grands-parents du côté de ma mère que je connais beaucoup mieux. Alors ce sont deux personnes qui sont nées en Pologne, elles sont d'origine polonaise, qui ont émigré en France avant la guerre, qui sont établies à Paris et là, elles ont ouvert une boutique de chapelier. Donc eux étaient moins ouvriers, plus commerçants mais ils étaient quand même plus ouvriers parce qu'ils se faisaient tout eux-mêmes. C'est-à-dire ils faisaient leurs chapeaux, la vente enfin c'était une entreprise familiale, comme ils faisaient tout eux-mêmes ils étaient d’un milieu faible.

4739 % des élèves ingénieurs rencontrés sont dans ce cas, c'est-à-dire qu'au moins un de leurs grands-pères n’est ni ouvrier ni agriculteur. Parfois c'est le cas des deux lignées (9 %), ce qui ne fait qu'accroître le patrimoine et les chances de réussite sociale :

— Du côté paternel mon grand-père était bûcheron, il avait monté sa propre entreprise quand même mais enfin bon, ça n’a jamais très bien marché. Ma grand-mère, elle, faisait des ménages, côté paternel toujours [...]. Disons qu'il y a eu une époque où il (mon grand-père) a eu pas mal d'ouvriers. Les affaires sont ce qu'elles sont et bon, il était bûcheron, il faisait du bois donc c'était plutôt du travail temporaire. Un moment ça allait bien, un moment ça n'allait pas bien et bon, ça marchait mais sans plus quoi Je sais qu'à une époque il avait une quinzaine d'ouvriers mais le problème c'est que quand il faut donc livrer du bois, il faut se faire payer tout ça, mon grand-père était pas trop porté à aller réclamer des sous tout le temps [...]. Côté maternel, mon grand-père était ouvrier agricole. Plus tard quand il a commencé à avoir un petit peu de sous, il a racheté des vignes, il a acheté un mas et tout. Enfin bon, c’est avec le travail quoi [...]. Alors là mon grand-père maternel était plus malin déjà, c'est pas le même caractère. Tranquille, il faisait son machin [...]. Je me rappelle il était un des premiers à avoir la voiture dans son village, lui c'était tranquille. Il avait tout eu en travaillant. Chez moi c'était, c'est le muscat, les vignes étaient perdues, ils ont tout arraché, tout replanté alors pendant je sais plus, oui il faut compter cinq ans avant que ça rapporte à peu près, pendant cinq ans c’était la misère, ils avaient tout arraché, ils avaient rien, il fallait qu’ils vivent de ce qu'ils avaient et puis bon, le mas là et il y a eu sept enfants, ils se sont partagés tout, y a plus rien maintenant.

48On retrouve bien sûr des grands-parents ou aïeuls instituteurs :

— Oui mon père a une admiration pour son père, il ne l’a pas trop connu mais enfin il a, il l'admire beaucoup et en outre il a été élevé par un oncle qui était également instituteur.

D) Quelques grands-pères élus ou notables

49Il y a également, parmi les élèves et anciens élèves ingénieurs que nous avons rencontrés, plusieurs grands-pères maires de leur localité jouissant par la même d'une certaine notoriété. Celle-ci a pu jouer sur l'avenir de la descendance. Ils devaient être de ce fait connus, lettrés, peut-être réputés et sans doute respectés. Nombreux sont, parmi ceux-là, ceux qui sont artisans, entrepreneurs ou agriculteurs :

— Mon grand-père a été ouvrier en France. En Espagne il avait une petite entreprise, je sais pas si ça peut avoir une influence. Il avait une entreprise, il était maire du village là-bas et durant la guerre il a été obligé de prendre les valises et de passer la frontière. Du côté de ma mère, mon grand-père était policier, ma grand-mère ne travaillait pas, elle a eu huit enfants.

50Cette légitimité vient s'ajouter à leur situation sociale. Le grand-père de l'interviewé suivant était artisan-menuisier. Il n'a pas été maire, mais il est repéré comme un personnage important du village comme en témoigne l'image qu'en a conservée son petit-fils :

— Mon père s'est marié tard, donc tout ce qui est de mes grands-parents paternels, ils sont morts J’avais huit ans et en plus mes parents habitaient à V..., enfin Je suis né à V..., dans la Haute-Saône et Franche-Comté, et mes grands-parents paternels habitaient à deux cents kilomètres de là à côté de I... Donc contacts épisodiques pendant les vacances pour la tendre enfance et pour ce qui est d'une influence quelconque sur le déroulement d'une carrière rien, strictement rien. Sinon des racines, les attaches.
— Une image peut-être du grand-père qui se serait véhiculée par le père...
— Non mais par ma mère curieusement, qui reflétait une image de son beau-père, d'un patriarche qui menait son monde à la baguette et qui avait un petit peu de recul par rapport à l'événement surtout dans la période 1900-1930 enfin d'avant-guerre [...]. C'était un petit village de l'Aisne, il était un petit peu le coq du village. Il était non seulement menuisier mais il devait avoir une petite activité comme assureur, correspondant, et il était organiste donc c’était un des piliers du village.
— Peut-être pas un notable...
— Sans aller jusque-là mais enfin quelqu'un qui avait une influence, mais Je dis vraiment un tout petit village, tout petit.

51Outre l'aisance culturelle, cette situation conduit aussi à une certaine aisance financière, élément que l'on a déjà rencontré :

— Oui, mais disons une certaine aisance par le fait qu'ils avaient des champs, une vache ou deux à la maison mais sans plus. Une certaine aisance par le fait qu'ils étaient autonomes sans plus. Ils possédaient leur maison à l'époque, alors que mes grands-parents maternels n'avaient aucune aisance financière, strictement aucune. Ils possédaient même pas la maison qu'ils avaient.

4. TRAJECTOIRES SCOLAIRES ET GRANDS-PARENTS

52Les grands-parents ont eu peu d'influence directe sur les petits-enfants. Lorsqu'ils en ont eu, c'est assez souvent par l'intermédiaire de leur position sociale que l'on vient de voir moins fréquemment populaire qu'elle ne l'est généralement dans le milieu ouvrier. Mais rien n'est absolu. Les quelques relations jusqu'alors établies entre l'influence des ascendants et les trajectoires intergénérationnelles de contre-mobilité n'ont de sens que par rapport à une tendance statistique. Tous les grands-pères artisans n'ont pas forcément influencé la trajectoire scolaire de leurs petits-enfants, comme quelques grands-pères ouvriers ont été déterminants par leur comportement social. C'est vers eux que nous allons désormais nous tourner un instant avant de conclure et de passer au facteur de réussite scolaire suivant.

A) Quelques grands-pères marginaux et ingénieux

53Les grands-pères ouvriers sont moins influents directement sur les enfants. Nous verrons qu'ils sont peut-être tout aussi importants dans le procès de réussite de la lignée mais leur effort est le plus souvent médiatisé par celui des parents. De ce fait, ils ne sont pas cités comme très influents par les petits enfants : leur rôle est indirect et plus diffus. Toutefois, il est dans certains cas spectaculaire. Il nous a été assez souvent rapporté le cas de grands-parents qui, bien que modestes, ont une forte personnalité. Celle-ci a pu en certaines circonstances agir positivement sur la vie des parents mais aussi sur l'imaginaire de certains élèves comme dans l'exemple suivant :

— Des influences qui auraient pu me pousser à faire des études d'ingénieurs, je sais pas. Du côté de mes grands-parents paternels donc paysans, je pense pas. Du côté de mes grands-parents maternels peut-être, parce que mon grand-père a eu plusieurs métiers. C'était quelqu'un d’assez extraordinaire, il était très curieux et n'avait vraiment pas de formation scolaire je dirais. Il a dû aller jusqu'au... je sais même pas s'il avait son certificat d’études. Mais par contre il lisait beaucoup. Je sais qu’il était abonné à Sciences et Vie, j'ai retrouvé des tas, des monceaux de Sciences et Vie et il faisait des expériences [...]. Oui il lisait beaucoup, il était abonné à tout un tas de revues, il lisait le Journal tout. Je sais qu'il y avait des revues qui traînaient un peu partout chez lui.

54Au-delà de cette première particularité, c'est toute la personnalité du grand-père qui est atypique, marginale et finalement très instable comme l'est toute la trajectoire familiale :

— Mon grand-père a fait pas mal de métiers, a été facteur, il a travaillé comme ouvrier dans des usines, il a été sabotier enfin il a eu une vie un petit peu chaotique [...]. Je pense qu'il était assez curieux de nature donc, une fois qu'il avait fait un métier pendant quelques années ça devait le lasser, je pense, et il voulait voir autre chose, quoi. C'est un caractère un petit peu, je sais pas, il était peut-être un petit peu loin de la réalité parce que Je sais que, avec ces histoires il y avait parfois des besoins d'argent assez pressants à la maison. Ma grand-mère le raconte des fois, c'était pas toujours très facile [...]. Je sais qu’il a été facteur, au départ ça doit être facteur. Enfin il a peut-être même exercé une profession agricole au départ, ensuite il a été travailler dans une usine Juste après, une usine de Je ne sais pas quoi. Ensuite il a dû être sabotier, donc artisan et ensuite il a déménagé lorsque ma mère s'est mariée, un ou deux ans plus tard, ils ont quitté, donc ils habitaient à l'époque L..., c'était, c’est un peu à l’écart de C... Ils se sont rapprochés de mes parents, ils ont habités C..., et là il a travaillé dans une usine où il se fabrique des plats en inox, C... Et là il a dû travailler jusqu'à la fin de sa vie.

55Cette marginalité peut s'associer parfois avec une situation sociale non ouvrière comme ici :

— Du côté de mon père, alors son père était militaire et sa mère faisait des ménages quand elle était Jeune [...]. Ils étaient, c'était un peu des marginaux mes grands-parents. Ils étaient marginaux quoi. C'est-à-dire que, quand mon père était petit, mon grand-père était un adepte du camping. Us sont partis à Florence en vélo de Paris avec mon père pour aller au congrès annuel d'une association de campeurs. Bon, c'était tout à fait son style. Chaque année ils partaient à M... pour les deux mois d'été avec sa caravane enfin quand J'étais tout petit. Ils portaient des chapeaux de cow-boys, des chemises un peu amples quoi C’est des marginaux.

B) Une lignée instable

56La spécificité des grands-parents remonte bien sûr à la situation particulière des arrière-grands-parents. Ici un arrière-grand-père chercheur d'or et une grand-mère maternelle lettrée. La réussite scolaire et sociale s'enracine parfois très loin dans la lignée familiale :

— Ma grand-mère maternelle n'est jamais allée à l'école, tout simplement parce que c'était la première d'une grande famille italienne où ils étaient sept, huit je pense. C'est son père qui travaillait dans des mines d'or en Inde qui lui avait appris à lire et écrire. Il a dû revenir du travail parce qu'il est tombé aveugle, une explosion. Et c'est lui qui s'est chargé pour ma grand-mère de faire son éducation scolaire. Et tous les autres frères qu’elle a eus, qui étaient plus jeunes qu’elle, sont tous allés à l'école. Ce sont même des gens qui ont beaucoup voyagé, qui parlent anglais, qui ont peut-être un niveau culturel un peu plus élevé que mes grands-parents paternels, quand même certainement oui. Et mon grand-père paternel, euh maternel pardon, au départ je sais pas il devait très certainement être ouvrier dans une usine italienne, là lui aussi il est allé à l’école il y avait pas de problème. Il était même un peu musicien, c'est lui qui chantait à la chorale à l'église enfin il avait quand même..., je sais pas à quoi c'était dû, ils étaient peut-être un peu plus aisés que du côté..., donc un bagage culturel un peu plus élevé mais ça ne devait pas être quand même des surdoués [...]. Mon grand-père, ses parents si on remonte plus loin, mes arrière-grands-parents donc avaient quand même un hôtel en Italie et ses sœurs, une de ses sœurs était infirmière quand même. Je pense qu’il avait une meilleure situation.
— Cette lignée était plus favorisée...
— Peut-être, oui certainement. Ma grand-mère, elle, a beaucoup regretté de voir son mari partir parce qu’elle savait qu'elle plongeait dans la misère en France. Elle a eu des regrets.

57Au-delà de ces quelques exemples, c'est tout le rôle de l'instabilité de la lignée que révèle ce chapitre. En effet, les quelques grands-parents qui ont contribué à la réussite scolaire de leurs petits-enfants sont associés à une trajectoire familiale et sociale instable ou de forte mobilité, tant géographique que professionnelle. Lorsque les grands-parents sont amenés à élever eux-mêmes leurs petits-enfants, lorsqu’une immigration est venue désorganiser l'autoreproduction familiale, lorsque marginaux, ils changent souvent de situation professionnelle, il y a souvent en retrait un échec scolaire et social du père mais ensuite la réussite du petit-fils.

58Cette instabilité n'est pas sans nous ramener à la notion d'enracinement populaire. Lorsque les grands-parents ont eu un rôle direct sur leurs petits-enfants, ils ont été très peu liés au milieu populaire soit parce qu'ils n'étaient pas ouvriers, soit parce qu'ils occupaient des positions sociales de notables, soit parce que leur propre ascendance n’était pas populaire. Une forte mobilité sociale au sein de l'ascendance est un des éléments qui peut provoquer une réussite scolaire en milieu ouvrier, c'est-à-dire un processus d'ascension sociale : c'est alors que les grands-parents interviennent dans le processus d'ascension sociale de la descendance.

C) Ascendance et trajet scolaire

59Lorsque nous avons observé les itinéraires scolaires de la réussite de ces enfants d'ouvriers en école supérieure, divers profils de réussite sont apparus. Le palier de l'orientation secondaire donne lieu à diverses options scolaires. Tandis que certains privilégient les formations techniques et professionnelles, d’autres visent la voie royale des Cpge. Pendant que certains assurent leur diplôme, quelques-uns tentent la rentabilité maximale de leur scolarité. Or il est également apparu que chacune de ces options nécessite une émancipation plus ou moins importante vis-à-vis du milieu d'origine. Tenter un bac E pour envisager un Dut avant l'école d’ingénieurs semble moins éloigné des références et valeurs populaires, et de ce fait plus facilement acceptable, que de tenter un baccalauréat C pour intégrer ensuite une classe préparatoire puis une école de commerce.

60Est-ce que la situation sociale de l'ascendance, et plus particulièrement son degré d'enracinement populaire, peut expliquer la trajectoire et la stratégie éducative que nous lui avons vues associées ? Autrement dit, peut-on superposer à la typologie des trois “comment” de la réussite scolaire en milieu ouvrier élaborée dans la partie précédente, quelques caractéristiques de l'ascendance sociale ? Peut-on faire le lien entre les itinéraires scolaires et les stratégies de sur-scolarisation et quelques types d'ascendance ? Il suffît pour cela de projeter sur le plan factoriel déterminé par les facteurs scolaires et stratégiques les modalités concernant l’ascendance18.

Graphique 2 : Corrélations statistiques entre la position sociale des grands-parents et la typologie des ingénieurs d'origine ouvrière

61La visualisation statistique (cf. graphique 2) montre dans un premier temps que l’association entre itinéraires scolaires et trajectoires intergénérationnelles est, dans l'ensemble, faible : les points représentant les caractéristiques professionnelles des grands-parents sont concentrés au centre de l'espace factoriel. Comme l'ascendance est loin d'expliquer à elle seule la réussite scolaire, elle n'est pas la raison principale des différenciations observées au sein de notre population de travail. Mais une observation plus attentive montre aussi que, malgré la faiblesse des corrélations, les spécificités de l'ascendance s'organisent de façon fort cohérente autour des trois axes scolaires.

62En effet, la situation spatiale des grands-pères et grands-mères tant maternels que paternels qui ont été ouvriers est dirigée vers l'admission en école supérieure sur titre qui, nous l'avons vu, correspond plutôt à une stratégie éducative “chanceuse” et “déléguée”. La position des grands-parents, lorsque ceux-ci ont été agriculteurs, est concentrée à droite du plan. Elle y cohabite avec le fait d'avoir des grands-parents indépendants, bref artisans ou commerçants. Ainsi cette ascendance sociale semble caractériser les élèves “prudents” et parents “laborieux” qui ont préféré tenter l'une des trois “petites écoles” d'ingénieurs de Midi-Pyrénées : l'Insa, l'Enit ou l'Esap. Pour terminer, le fait d'avoir des grands-parents plutôt inactifs mais aussi salariés intermédiaires ou supérieurs est concentré vers la gauche du plan. Avoir ce type d'ascendance sociale est donc plutôt la caractéristique des élèves passés par les classes préparatoires, pour qui l'ambition scolaire est souvent ancienne.

63Malgré la précarité de ces relations, ces observations ne sont pas dépourvues de sens. L'ascendance apparaît comme un des facteurs qui peut contribuer à caractériser les profils scolaires de la réussite en milieu ouvrier. Le degré d'émancipation de l'ascendance vis-à-vis du milieu populaire prépare l'émancipation familiale mais aussi scolaire de l'élève vis-à-vis de l'itinéraire d'échec scolaire couramment observé en milieu ouvrier ainsi qu'une orientation technique et professionnelle supérieure qui assure le diplôme mais restreint le prestige de l'école envisageable.

64Ainsi, les trajectoires intergénérationnelles de contre-mobilité peuvent conduire non seulement à la réussite, mais aussi à un itinéraire particulier. Lorsque l'on est fils d’ouvrier et petit-fils de cadre, il semble que le cursus scolaire emprunté soit plus fréquemment celui des classes préparatoires. Cette ascendance permet alors la trajectoire la plus prestigieuse et la plus ouverte. C'est, semble-t-il, aussi dans les familles ouvrières où les grands-parents sont cadres que les projets éducatifs de réussite sont les plus anciens et les plus ambitieux et que les prises de risques sont les plus importantes. Par contre, les lignées contre-mobiles conduisent vers les “petites écoles” d’ingénieurs les petits-fils d'artisans et de commerçants. La nature des ressources familiales, culturelles pour les salariés et financières pour les indépendants, fait diverger les stratégies éducatives parentales.

65L'exode rural qui caractérise les trajectoires familiales du type : grands-parents agriculteurs - père ouvrier et petit-fils ingénieur, mène plutôt les descendances en réussite scolaire vers les écoles régionales à recrutement de niveau baccalauréat tout comme les trajectoires de contre-mobilité de petits-fils d'indépendants. Il est vrai qu'agriculteurs et artisans - commerçants ont sous certains côtés des caractéristiques communes.

66L'itinéraire familial le plus homogène, grand-père ouvrier - père ouvrier - petit-fils ingénieur, n'empêche pas de réussir une brillante scolarité, mais reste le plus fragile de tous. Il est très souvent associé à une admission universitaire sur titre, qui résulte d'un excès de prudence au niveau des orientations secondaires contraignant à privilégier des formations professionnelles supérieures courtes au détriment des possibilités réelles de réussite en écoles d'ingénieurs. Seules l'opportunité des passerelles universités écoles d'ingénieurs et une réussite facile dans ces cycles permettent à ces élèves de réintégrer une formation plus adaptée à leur niveau scolaire. Il n'est donc pas aberrant de trouver parmi les lignées les plus prolétarisées les élèves les moins ambitieux. Le niveau de cette ambition est très nettement associé au passé historique de la cellule familiale, à son degré d'enracinement dans la culture populaire.

5. UNE TRAJECTOIRE TYPIQUE

67Le cas suivant est un excellent exemple du rôle qu'ont pu avoir les grands-parents dans le procès de réussite scolaire du petit-fils. Nous retrouvons chez cet élève un grand nombre des points évoqués plus haut.

68Pour commencer, son grand-père paternel fait partie de l'immigration espagnole. Capitaine d'armée, il est à la fois non ouvrier et descendant d'une grande famille bourgeoise.

69En France, il devient ouvrier, mais son petit-fils garde de lui l’image d'un grand-père “exceptionnel” et ingénieux :

— On pourrait commencer par mes grands-parents paternels vu ce qu'ils sont. Alors ils sont espagnols premièrement et ils ont immigré lors de la guerre civile espagnole en trente-six je crois. Mais mon père est né en France par contre, c'est juste un détail. Mon grand-père est mort quand J'avais, quel âge Je pouvais avoir, quatre ans, cinq ans à peu près parce que enfin Je ne l'ai pas trop connu. Il paraît qu'il était assez exceptionnel
— Vous avez choisi l'adjectif d'exceptionnel pourquoi...
— Pourquoi ? Parce qu'il est reparti dans la vie. En Espagne il était capitaine dans l'armée, bon, un grade assez élevé, des bons revenus, il descendait d'une famille qui avait pas mal d'argent. Et à la suite de la guerre civile, revenu en France, il est reparti de zéro et il n'a pas évolué, il n'est pas remonté très haut, enfin il a eu quand même le courage de repartir à zéro, de ne pas se laisser abattre malgré tout, il a vraiment tout perdu lors de la guerre. Mais en plus il était assez, disons même très très intelligent, bricoleur et adroit. Il a certainement fait pas mal d'inventions qui ont été, enfin disons que ses patrons se sont appropriées. Donc dans deux ou trois boites à P..., c'est souvent ses patrons qui ont récupéré quelques trouvailles qu'il avait faites parce qu'il était très doué en mécanique. Il avait commencé lorsque j'étais petit à me faire... carrément à partir de tout ce qu’il retrouvait, vu qu’il avait pas beaucoup d’argent, il était obligé de faire avec tout de récupération, il a pas terminé mais il a commencé à me faire un hélicoptère. Un mini-hélicoptère télécommandé. Et tout ça uniquement à partir de pièces de récupération. Et sans plan, sans rien, il le faisait comme ça et en plus il avait fait une trouvaille sur un moteur qui récupérait l’énergie, un petit moteur qui récupérait une partie de l'énergie pour alimenter d'autres choses, bon, enfin c'était un truc qui devait être pas mal du tout. Il a pas eu le temps de le finir, il est mort avant
— Un grand-père qui a eu sinon une influence, une image pour vous...
— Oui, je pense oui, une image. Tout ce qu'on m'a décrit, c'est surtout d'après ce qu’on m'a décrit, (de) l'homme enfin tout le monde est d'accord alors...

70Son grand-père maternel est français, brigadier-chef de la gendarmerie. Sa grand-mère fut active : employée de commerce. La retraite venue, ce sont ces derniers, petits-bourgeois et dits grands-parents “gâteaux”, qui ont été chargés de garder l'enfant car la mère travaille :

— La branche maternelle, mes grands-parents sont toujours vivants. C'est surtout eux que J'ai fréquentés depuis que je suis tout petit parce que ma grand-mère. Je crois, a vite arrêté de travailler, a pris sa retraite à peu près à ma naissance donc j'ai Jamais eu de nounou, c'est toujours ma grand-mère, mon grand-père avec qui J'ai été quoi. Mes parents travaillaient alors bon, j'ai toujours été plus ou moins avec eux et avec une tante aussi, une tante à ma mère qui était là. Donc c'est avec eux que j'ai passé une grande partie de mon enfance entre eux et mes parents, ça a été toute mon enfance (...). Alors mon grand-père est policier enfin il était policier. Je sais pas, je crois qu’il était brigadier-chef, un truc comme ça il me semble. Je crois qu'il a fini brigadier-chef oui, et ma grand-mère était vendeuse dans un petit supermarché.

71Telle est l'ascendance de cet élève dont la mère travaille comme secrétaire. Elle a depuis longtemps une “bonne place”, stable de surcroît. Le père a un Cap, il a toujours été ouvrier électro-mécanicien d'entretien et gagne un bon salaire. Il s'agit d'un couple d'ouvriers qui fait toutefois partie du salariat stabilisé, donc favorisé. Leur fils est enfant unique, tout lui est consacré autant chez ses parents que chez ses grands-parents maternels.

72Il prend l'allemand en seconde langue et est suivi de près par son père en mathématiques et par sa mère en français. Il est bon élève, décroche un baccalauréat C sans jamais redoubler. Passé le baccalauréat, son objectif est une Ensi. Il tente alors, tout en restant prudent, une Cpge de moyenne réputation près de son domicile. Il obtient son meilleur classement au concours d'entrée aux Ensi de physique. Il devient ingénieur Enseeiht.

73Nous avons là un exemple assez typique de trajectoire de réussite scolaire : il démarre par un processus de contre-mobilité et débouche sur un itinéraire empruntant la voie royale des classes préparatoires.

74Le rôle comme la situation économique et professionnelle des parents, dont on vient de décrire quelques caractéristiques, mais aussi le fait que cet élève ait été fils unique, montrent que le poids des grands-parents n’est pas ici le seul élément à agir profondément en faveur de la réussite scolaire et sociale. Cela explique sans doute en partie le fait que toutes les trajectoires de contre-mobilité ne conduisent pas forcément à une réussite scolaire de la descendance. Il faut effectivement que cette spécificité familiale soit parfois complétée par d'autres atouts sociaux, qu'elle s'insère dans un système plus large de caractéristiques, mais aussi qu'elle soit utilisée par la famille au sein d'un projet éducatif.

75Mais nous retiendrons avant tout que c'est au niveau des grands-parents que l'on retrouve ici l'élément premier qui a provoqué le processus d'ascension sociale. L’instabilité familiale tant paternelle (émigration et descente sociale) que maternelle (fille de salarié non ouvrier qui épouse un ouvrier) est sans doute à la source de l'action directe des grands-parents sur la scolarité du petit-fils (image du grand-père paternel, aide des grands-parents maternels). Elle est aussi à la base de la situation de salariés stabilisés qui est celle des parents, ainsi que de leur action éducative de sur-scolarisation. Ces derniers ont utilisé cet acquis pour prolonger l’action des grands-parents.

76La situation sociale perdue par la génération des parents est devenue une position naturelle à reconquérir. Cet élève a donc fait les études que son père n'a pu faire étant donnée l’instabilité de la trajectoire du grand-père paternel, il a été aidé en cela par les ambitions sociales de la lignée maternelle. Ainsi peut, sans doute, s'expliquer et se comprendre ce qui a poussé cette famille ouvrière à élaborer une stratégie de sur-scolarisation pour son unique descendant, une stratégie ancienne et ambitieuse le conduisant à l'une des plus prestigieuses Ensi de France.

77On peut se demander quel aurait été le sort de cet élève si ses parents n'avaient pas repris à leur compte l'ambition des grands-parents. On peut aussi se demander si cet élève serait effectivement devenu ingénieur si le fait d'être petit-fils de militaire avait été la seule caractéristique favorable dont disposait la famille. Est-ce que la seule ambition des parents aurait suffit ? Cet élève aurait alors peut-être échoué comme échouent un certain nombre de petits-fils de cadres et comme échouent beaucoup d'enfants d'ouvriers. C’est en tout cas la cristallisation des actions familiales autour d’un projet commun de reconquête d'une position sociale perdue qui a mobilisé les énergies familiales nécessaires à l'accomplissement d'un procès de sur-scolarisation.