Ma méthode ne consiste pas à séparer le dur du mou, mais à voir la dureté du mou.

L. Wittgenstein

1C'est sans aucun doute à l'institution scolaire que nos ancêtres ont confié la plus lourde mais aussi la plus noble des ambitions : abroger les barrières sociales et construire l'homme nouveau. C'est bien au Siècle des lumières et à la Grande Révolution de 1789 que notre société doit l'un de ses mythes fondateurs : l'égalisation des chances devant la vie. En déclarant que « tous les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en droits », mais aussi que tous les citoyens étant égaux, ils « sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents », les auteurs de la Déclaration des droits de l'homme posaient les bases d'un nouvel ordre social. Elles sont plus que jamais les nôtres à l'orée du xxi^ème siècle.

2Alors, qu'en est-il exactement deux siècles après ? Nous ne nous demanderons pas ici si cette égalité de principe est concrètement entrée dans les faits. Cette question n'est pas nouvelle, les sociologues se la posent chaque fois que quelques observations viennent compléter et enrichir leurs connaissances. Nous retiendrons la réponse donnée par P. Bourdieu1 : « Le droit à l'éducation est sans nul doute un des plus difficiles à contester en théorie ; mais un des plus difficiles aussi à imposer dans les faits ». Le chemin parcouru et les progrès réalisés sont considérables mais, deux siècles après 1789, ce n'est encore qu'exceptionnellement que quelques enfants d'ouvriers connaissent un autre sort que celui de leurs aînés.

3Nous savons aujourd'hui que, en même temps qu'elle instaurait l'égalité de droit entre les hommes afin de favoriser la fluidité sociale, la République française s'est dotée d'un des mécanismes les plus élaborés auxquels l'homme ait jamais pensé pour légitimer les différences sociales entre l'ouvrier et l'élite : le diplôme.

4Il y a pourtant Bernard Tapie, Marcel Dassault... me direz-vous. Certes, et chacun de nous peut citer un pioche, un ami, un parent, un nouvel exemple de réussite sociale et scolaire extraordinaire. Malgré cela, nous ne connaissons tout au plus qu'une multitude d'exceptions sociales. Car ces trajectoires sociales extravagantes ne sont encore que des exceptions qui véhiculent et amplifient le mythe de la réussite, des exceptions qui supportent à bout de bras toute la légitimité de notre système politique : les exceptions qui confirment la règle !

5En effet, un enfant d'ouvrier n'a, en réalité, qu'une chance sur cinq cents d'accéder au titre d'ingénieur grâce à l'école : ils sont à peu près 376 000 à naître chaque année au début de la décennie soixante alors qu'ils sont environ 700 par an à sortir diplômés d'une école d'ingénieurs française en cette fin de décennie quatre-vingt.

1. POUR UNE NOUVELLE APPROCHE SOCIOLOGIQUE

6Nous ne ferons pas un ouvrage de plus sur l'échec scolaire dans les milieux défavorisés bien que notre sujet soit aussi une manière détournée d'approcher ce problème. Alors que la plupart des recherches sociologiques se sont fort légitimement penchées sur les raisons de cet échec, peu se sont intéressées au comment et au pourquoi de la réussite. C'est sur l'enfant d'ouvrier sur cinq cents qui réussit sa scolarité que portera notre regard. Que savons-nous du succès scolaire et social des quelques enfants d'ouvriers qui intègrent Polytechnique ? Peu de chose, trop peu de chose2. Il y a pourtant ici autant d'informations utiles à recueillir que d'observations nouvelles à relever malgré le petit nombre des élus. Ce sera notre objet.

7Qui sont ces exceptions sociales qui matérialisent la réussite sociale ? Quel est leur profil ? Qui sont leurs parents ? Quel est leur itinéraire ? Qui sont ces quelques enfants du peuple, symboles de tout un Idéal social, qui deviennent les élites françaises ? Comment et pourquoi en sont-ils arrivés là ? Peut-on découvrir les “recettes” de leur réussite ? Ces questions, auxquelles nous essayerons d'apporter quelques lumières, sont autant d'énigmes que la sociologie n'a pour ainsi dire jamais tenté de résoudre.

8La chose semble pourtant facile. Il faut pour cela choisir une population au bas de l'échelle sociale, une situation sociale en haut de l'échelle du prestige social, observer les transferts ascendants de l'un à l'autre, et les interroger. Il fallait prendre aussi un modèle d'ascension qui « rende compte de l'emprise croissante de l'école sur le destin individuel »3. Bien que peu nombreux, les enfants d'ouvriers scolarisés en écoles d'ingénieurs semblaient être là pour cela ; nous sommes allés à leur rencontre.

9« Les obstacles arrêtent les médiocres [...] mais pas les hommes supérieurs et encore moins les génies », déclarait F. Galton en 18694. Beaucoup de choses ont été dites à ce sujet, trop parfois. L'inné, l'acquis, que de débats enflammés dans lesquels la passion a trop souvent submergé le sérieux ! Après les excès en tous genres, il faut reconnaître que « les querelles ancestrales, opposant les partisans du déterminisme génétique (selon lesquels le développement d'un enfant serait en somme programmé) à ceux de l'option environnementale (pour lesquels le développement n'est lié qu'à l'acquis), sont aujourd'hui caduques. Tout montre en effet qu'un enfant naît avec des facultés de tous ordres qui lui sont propres, qu'il pourra ou non exprimer et développer selon la qualité de son environnement »5. Ce sera notre postulat de départ.

10La sociologie a bien sûr participé à ce débat. Mais aux attaques enflammées, elle n'a donné que des réponses passionnées. Elle soutient naturellement les thèses d'un Saint-Exupéry qui rétorque aux généticiens qu'« on assassine les Mozart dans les familles où les enfants n'ont aucun contact avec la musique »6. Mais elle n'a pour ainsi dire jamais réellement traité le sujet, si ce n'est par quelques propos pressés. La sociologie de l'éducation est sans doute l'une des branches les plus anciennes et les plus élaborées de notre discipline, elle a pourtant longtemps évité le problème de ces quelques enfants d'ouvriers qui réussissent là où tous les autres échouent.

11Or il est peut-être temps d'aller plus loin. La sociologie a beaucoup progressé, peut-être d'ailleurs parce que le social a lui-même beaucoup changé. Elle est peut-être en mesure d'apporter aujourd'hui de nouvelles réponses. « Ces cas atypiques méritent qu'on s'y arrête, car c'est une objection fréquente à la découverte des inégalités sociales face à l'école que de mettre en avant ces exceptions », écrit C. Ungerer7. Nous dirons qu'elles sont bien plus que cela, elles sont aussi un terrain d'observation privilégié des logiques d'action sociétales8.

12Parce que ces trajectoires sont marginales, elles furent laissées pour compte lorsqu'elles ne furent pas exécutées en quelques lignes. Puisque ces exemples de réussites sociales exemplaires minent de l'intérieur les belles constructions théoriques de la sociologie et par là même toute leur portée, alors ces exceptions statistiques ont été qualifiées rapidement d'exceptions sociologiques.

13Ne peuvent-elles pas désormais s'insérer dans les nouveaux modèles théoriques de la sociologie ? Ne peut-on toujours pas comprendre, sociologiquement, cette chance sur 4 000 qu'ont les enfants d'ouvriers d'entrer dans le Who's who ? N'est-il pas possible de comprendre ces soi-disant aberrations statistiques avec les outils et les concepts de cette autre discipline ?

14Nous pensons que si, et tel sera l'objectif de notre démonstration. Nous verrons que la réussite scolaire puis sociale de quelques enfants d'ouvriers n'est pas une affaire de dons ou de dispositions naturelles, pas plus que de hasard ou de circonstances. La sociologie peut aujourd'hui aider à expliquer et comprendre l'itinéraire de cet enfant d'ouvrier sur cinq cents qui accède au diplôme d'ingénieur, car cette trajectoire extravagante est aussi un processus lignagé, familial et social.

2. L'EXCEPTION AU SERVICE DE LA RÈGLE

15Il existe une autre “bonne raison” d'aborder ce sujet peu banal. Elle est d'ordre méthodologique. Pourquoi étudier la réussite scolaire des enfants d'ouvriers, m'a-t-on souvent demandé ?

16L'interviewé, d'abord, fut parfois surpris d'être l'objet d'une enquête sociologique. Comme celle du “profane”, sa première réaction fut bien souvent de nous demander ce que sa trajectoire avait de si extraordinaire pour mériter une telle attention. Parfois, conscient de son originalité, il a insisté sur la banalité de son aventure, et nous a fréquemment répondu que la simplicité avec laquelle elle s'expliquait ne méritait peut-être pas le détour. Bref, il s'interrogeait déjà sur l'intérêt scientifique du récit qu'il allait fournir.

17Le spécialiste, ensuite, fut évidemment plus précis. Il est assez souvent resté perplexe car il sait (les théories de la reproduction sont passées avant nous) que notre objet est en fait une exception statistique, un phénomène social marginal. Notre sens logique veut que de l'exception ne découle ni la règle ni la loi, or ne sont-elles pas justement l'idéal après lequel court tout chercheur ? Notre projet fut jugé par conséquent futile, anodin et sans grand intérêt scientifique réel si ce n'est descriptif, anecdotique, voire récréatif. Quel est effectivement l'apport d'une étude de l'exception sociale, alors que tant de mécanismes fondamentaux et majeurs de la société restent imparfaitement maîtrisés, voire incompris ?

18La sociologie ne peut se parer de démonstrations ou de systèmes d'intelligibilité aussi forts et reconnus que ceux que peuvent arborer mathématiciens et physiciens. Mais parce qu'elle n'est justement pas une science “dure”, l'exception l'affaiblit mais ne la tue pas. Ses conceptualisations ne sont jamais “exactes”, la nature de ses matériaux ne s'y prête pas : le sujet social n'est pas encore programmé et programmable à souhait. Mais la théorie sociologique, tout comme d'ailleurs la pratique de la recherche, s'est parfois trop rapidement accommodée de ces inévitables zones d'ombre ainsi que des imperfections qui jalonnent leurs constructions théoriques et méthodologiques. Les exceptions sont minimisées, souvent à l'excès, le sociologue, de ce fait, manque de vigilance.

19Et si, justement, l'examen de ces fameuses exceptions sociales et sociologiques avait été en certaines circonstances un moyen efficace pour faire avancer notre connaissance ? Et si l'observation de l'exceptionnel avait permis d'affiner, voire de renouveler certains modèles théoriques en question et ainsi élargi leur portée ? Et si l'étude de l'exception avait pu parfois rebondir sur la compréhension du tout social ? En fait, on oublie trop souvent que l'observation attentive d'un phénomène aberrant peut déboucher sur deux situations en tout cas positives : soit lui donner une place dans le modèle théorique dominant, place qu'il n'a jusqu'alors pas trouvée par manque de données détaillées, ce qui affine le modèle et accroît son pourcentage d'intelligibilité ; soit montrer l'inadéquation du modèle théorique en mettant en évidence des mécanismes sociaux jusqu'alors méconnus, ce qui implique une nouvelle modélisation et participe ainsi au renouvellement de l'approche conceptuelle. Dans ces deux cas de figure, la sociologie a tout à gagner, peu à perdre.

20Porter son regard vers les exceptions statistiques et théoriques peut fournir à la sociologie matière à évoluer. Plutôt que de s'interroger sur un quelconque seuil de tolérance de l'exception, nous voudrions insister sur l'attitude que pourrait avoir le chercheur vis-à-vis de l'exceptionnel. L'obstination avec laquelle S. Freud a observé ce qui n'était alors que des résidus d'observations (rêves, lapsus, actes manqués...) pour bâtir la psychanalyse est à cet égard exemplaire. Nous voudrions montrer qu'en restant attentif à ces phénomènes marginaux le sociologue peut trouver quelques objets privilégiés d'étude, dont l'apport est inversement proportionnel à leur fréquence sociale. Notre démarche n'a d'autre but que de montrer l'intérêt de la curiosité que devrait manifester le chercheur pour tout fait social, qu'il soit banal ou exceptionnel.

21C'est ce que notre étude veut démontrer au-delà de son intérêt descriptif et analytique. Nous posons alors l'hypothèse que parce qu'elle appauvrit la théorie, l'exception doit et peut en retour contribuer à l'enrichir. Comprendre le pourquoi et le comment de ces extraordinaires trajectoires de réussite scolaire en milieu populaire doit en retour enrichir toute la connaissance sociologique des trajectoires sociales et ce faisant de l'action sociétale, c'est-à-dire de l'activité humaine sur la société.

22Cette étude est aussi un prétexte pour nous rappeler les vertus de l'empirie, vertus que le sociologue a tendance à oublier. Les méthodes qualitatives s'associent de plus en plus aux approches quantitatives. Leur complémentarité est désormais reconnue, même si ce ne fut pas toujours le cas. De même, théorie et empirie se conjuguent et vont aujourd'hui de pair. Le chercheur tend à être de plus en plus souvent l'enquêteur, le statisticien et le sociologue de sa recherche. L'unanimité des sociologues pourrait se faire aujourd'hui sur cette expression de R. K. Merton9 : « On en est arrivé à se rendre compte non seulement que la théorie et la recherche empirique doivent réagir l'une sur l'autre, mais aussi qu'en fait elles réagissent l'une sur l'autre ».

23La dialectique théorie/empirie est intellectuellement reconnue, mais rarement pratiquée et souvent occultée. L'apport des données et celui des concepts sont équivalents, mais la démarche conceptuelle reste la plus noble. Lorsque le chercheur restitue les conclusions de son travail, il place la réflexion théorique au départ de sa démarche, même si celle-ci ne l'a pas toujours été. Il tait parfois que c'est une simple observation empirique problématique qui est au départ de sa réflexion. Il a tendance à masquer le fait que c'est un concours de circonstances qui lui a permis de mettre en évidence son problème. Le hasard et la chance, l'imprévu et l'erreur sont plus qu'on ne veut bien le dire à l'origine et au cœur de nombreuses innovations scientifiques. La découverte de la pénicilline par A. Fleming n'est qu'un exemple parmi d'autres10.

24Parce que A. Fleming est parti en vacances, quelques cultures de staphylocoques moisirent sur la paillasse. À son retour, alors que d'autres auraient jeté les lames à la poubelle, sa curiosité le poussa à les regarder. La moisissure qui s'est développée, le pénicillium, a inhibé la prolifération des staphylocoques. Naquit ainsi la connaissance de l'effet antibiotique de la pénicilline. Ce n'est que vingt années plus tard que A. Fleming l'avouera !

25S'est alors insidieusement introduit un appauvrissement de la recherche sociologique. L'influence de la conceptualisation sur la recherche n'est pas à démontrer, c'est un fait acquis. Par contre la relation de sens opposé fut souvent négligée et tue, faisant ainsi de l'empirie un élément faible. L'empirie a trop longtemps été assujettie au raisonnement théorique. L'innovation sociologique est ainsi privée de cinquante pour cent de ses moyens. C'est donc aussi pour ces quelques raisons qu'il nous a semblé judicieux d'étudier le “un sur cinq cents”, d'insister sur l'intérêt que peut présenter une observation empirique exceptionnelle et aberrante pour le travail scientifique.

3. DANS LE SILLAGE DE ROBERT KING MERTON

26Notre démarche n'est bien sûr pas nouvelle. R. K. Merton, à qui nous allons largement emprunter dans les lignes qui suivent, a, il y a déjà longtemps, tenté de redonner ses lettres de noblesse au travail empirique dans un texte sur lequel nous nous attarderons un peu car le sort de l'empirie et celui de l'exception y sont fortement liés.

27En fait R. K. Merton part du constat selon lequel les travaux empiriques tendent à ne plus être utilisés dans toutes leurs possibilités : « À quelques brillantes exceptions près, les discussions récentes ont assigné comme seule fonction majeure à la recherche empirique le “contrôle” et la “vérification” des hypothèses »11. Or, poursuit-il, « ma thèse centrale est que la recherche empirique ne se borne pas, loin de là, au rôle passif de vérifier et de contrôler la théorie ou de confirmer ou réfuter des hypothèses. La recherche joue un rôle actif : elle remplit au moins quatre fonctions majeures qui contribuent au développement de la théorie : elle suscite, refond, réoriente et clarifie la théorie »12.

28R. K. Merton nous rappelle ainsi, dès le début des années cinquante, quatre bonnes raisons, non limitatives, qui doivent nous inciter à reconsidérer concrètement les données empiriques sans omettre les plus extravagantes.

29Celles-ci contribuent à la clarification des concepts parce que de bonnes recherches de terrain ne peuvent passer outre à la nécessité de définir précisément ces derniers. Elles sont par ailleurs les seules à pouvoir révéler certains problèmes d'ordre conceptuel. Elles peuvent réorienter la réflexion. L'apparition d'une nouvelle technique d'enquête procure de nouvelles données qui elles-mêmes vont élargir l'espace des observations et ainsi ouvrir sur de nouvelles hypothèses. Elles contribuent à la refonte des schémas conceptuels lorsqu'elles conduisent notre regard sur des faits sociaux pertinents, jusque-là négligés, qu'il faut alors intégrer au modèle théorique dont elles élargissent la portée.

30Mais c'est le quatrième point qui nous intéresse le plus, puisqu'il s'agit de la serendipity autrement dit l'imprévu créateur. La serendipity, nous dit R. K. Merton, se rapporte au fait assez courant d'observer une donnée inattendue, aberrante et capitale qui donne l'occasion de développer une nouvelle réflexion ou d'étendre une théorie existante. Celle-ci fait pression sur le chercheur pour le lancer sur une piste nouvelle susceptible d'élargir la théorie, éveille la curiosité du chercheur et le conduit par un raccourci imprévu à une hypothèse nouvelle.

31Dans ce cas, R. K. Merton13 fait d'abord référence au fait que la donnée est inattendue : « Une recherche orientée vers la vérification d'une hypothèse conduit fortuitement à une observation à laquelle on ne s'attendait pas et qui relève de théories étrangères à la recherche en cours ». Ensuite, * la donnée est aberrante, surprenante, parce qu'elle ne semble s'accorder ni avec la théorie généralement admise ni avec des faits déjà établis. Dans les deux cas, la contradiction suscite la curiosité ; elle pousse le chercheur à “donner un sens au fait observé”, à le faire entrer dans un cadre de référence plus large. Il poursuit son exploration. Il fait de nouvelles observations. Il en tire des conclusions qui sont largement influencées par son orientation théorique générale. Plus il se plonge dans les faits, plus il a de chances de rencontrer un riche filon. Si, par bonheur, sa nouvelle idée se révèle justifiée, le fait aberrant conduit en fin de compte à une théorie nouvelle ou à une extension de la théorie ». Enfin, « en disant que le fait aberrant doit être “capital”, c'est-à-dire qu'il doit influer sur la théorie générale, nous pensons plus à ce que l'observateur voit dans le fait qu'au fait lui-même. Car pour tirer le général du particulier, l'observateur doit avoir une tournure d'esprit théorique. Ainsi, pendant des siècles, les hommes avaient observé des faits aussi “banals” que les lapsi linguae et calami, les erreurs typographiques et les trous de mémoire, mais il a fallu la sensibilité théorique d'un Freud pour y voir des données capitales qui ont permis d'élargir sa théorie du symptôme et de la répression ».

32Notre volonté de participer au progrès scientifique de la sociologie, par l'intermédiaire de notre objet d'exception, trouve en ce texte quelques raisons de satisfaction. Nous avons vu qu'une donnée nouvelle ou inattendue peut être riche en répercussions théoriques : la nôtre est nouvelle. Nous avons vu aussi qu'une donnée aberrante est propice à l'innovation : les nôtres sont exceptionnelles. Mais pour que leur portée soit maximale, il reste à remplir une troisième condition, et ce n'est pas la moindre : il faut que la donnée soit capitale. Comme le signale R K. Merton, ceci dépend aussi de l'œil du chercheur, mais faut-il encore que l'objet s'y prête. Est-ce que la trajectoire des enfants d'ouvriers en réussite scolaire est capitale pour la connaissance sociologique ou, plus modestement, est-ce qu'un tel objet peut effectivement participer au renouvellement de la discipline ?

33Si l'on considère que la question de l'action sociétale est primordiale pour la sociologie alors notre objet est capital. Il doit cette propriété en partie au fait qu'il est extrême. En effet, traverser en une génération l'échelle sociale est un cas exceptionnel et extrême. De cette double qualité ressortent l'intérêt de notre population et la richesse de son étude. On ne franchit pas autant d'obstacles sociaux uniquement grâce à des concours de circonstances ou des hasards heureux comme il ne suffit pas de posséder l'ensemble des atouts pour réussir ses projets. Notre population est sans doute ainsi susceptible de révéler des stratégies ou des projets sociaux méconnus.

34Parce qu'il est extrême, ce parcours renforce aussi la visibilité du phénomène à étudier : de telles trajectoires expriment la force des logiques sociales en jeu. Parce qu'elles sont extrêmes, elles se rapprochent de phénomènes types, de comportements sociaux à “l'état brut”. Elles constituent pour le sociologue des données expérimentales, c'est-à-dire de quasi-données de laboratoires. Grossies par la spécificité du trajet, les stratégies ou logiques sociétales observées devraient en retour rendre plus facile le repérage de ces formes d'action sociales ailleurs, dans des trajets plus modestes, dans des comportements sociaux plus neutres et donc dans des formes plus diffuses.

35On le voit, notre objet est de mettre en évidence le comportement stratégique des acteurs sociaux, d'observer comment ils utilisent la marge d'action que leur laisse l'indétermination sociale. Les trajectoires exceptionnelles d'enfants d'ouvriers en école d'ingénieurs en seront le prétexte. L'exception d'hier est pour cela capitale, pouvait-il en être autrement ?