1Il y a plus de vingt ans, en compagnie du professeur Martin, j’avais esquissé une étude portant sur l’évolution des flux d’étudiants étrangers en France, en essayant d’évaluer leur nombre à la fois en valeur absolue, par rapport au nombre d’étudiants français, d’après leur continent d’origine et en fonction de leur faculté d’inscription1. Ce qui est envisagé ici, dans la logique de cet ouvrage, c’est de reprendre la présentation de cette évolution mais en insistant sur leur répartition par pays d’origine.

2Un tel travail est exposé au risque de paraître fort fastidieux : si l’on souhaite faire porter l’étude sur un nombre de pays ou de territoires important, de l’ordre d’une centaine (en fait moins de la moitié vers 1880 et le double aujourd’hui), et étendre l’investigation sur un siècle (en principe la période 1880-1980 avec quelques ouvertures sur les derniers chiffres connus, ceux de 20042), si l’on convertit chaque chiffre en pourcentages (ce qui est nécessaire : les 211 Russes de 1895 soit 14,3 % du total des étudiants étrangers alors en France ne sont pas comparables aux 191 Australiens de 2004, soit 0,09 %3), c’est un total de 2 000 à 3 000, nombres que l’on est menacé de devoir manier pour évoquer l’évolution de chaque nation ou territoire, année par année. En même temps, si austère et parfois répétitive qu’elle puisse paraître, une telle étude année par année est nécessaire : comme toujours, plus on entre dans le détail, plus les évolutions sont complexes. C’est aussi le cas d’une étude par pays dans la mesure où certaines nationalités émergent au milieu des statistiques comptabilisant les étudiants étrangers, puis déclinent, disparaissent, ressuscitent, avec des phénomènes de croissance, de diminution, d’extinction, d’entrecroisement qui rendent la description, et plus encore, l’explication difficiles. Or, c’est cette dernière qui est intéressante. Nous nous sommes donc livrés à cette étude nécessaire par année mais, pour épargner le lecteur, nous n’en présenterons que les éléments saillants, insistant sur les continuités et sur les moments qui marquent une rupture.

3Il ne serait pas moins fastidieux de prétendre traiter chaque pays en détail. Il convient donc de concentrer l’étude sur les nationalités les plus représentées, ce qui conduit à évacuer d’emblée les pays anglo-saxons. Il y a dans l’utilisation de la langue anglaise, un obstacle visiblement très difficile à surmonter pour suivre des études universitaires en France et d’ailleurs, selon toute apparence, dans tous les pays n’utilisant pas l’anglais. En 1894, première année pour laquelle nous possédons une répartition par pays, sur 1 680 étudiants étrangers, 50 sont originaires des États-Unis et 47 de Grande-Bretagne, soit respectivement 2,9 et 2,7 %4. En 1930, période d’apogée de l’entre-deux-guerres pour le nombre des étudiants étrangers en France, sur 16 254, les Américains sont 553 et les Britanniques 719, soit 3,4 % et 4,4 %. En 1950, sur 11 076 étudiants venant de l’étranger ou d’outre-mer, Américains et Britanniques sont respectivement 1 081 et 621 donc 9,7 % et 5,6 %, proportion qui s’explique par la situation exceptionnelle de l’immédiate après Deuxième guerre mondiale5. En 1980, sur 110 692 : 3 158 et 2 159, soit 2,8 % et 1,9 %. Si l’on s’autorise à pousser un peu au-delà pour aller jusqu’en 2004, rien de changé : sur 200 723 étudiants étrangers, 2 700 Américains et 2 458 Britanniques, soit 1,3 % et 1,2 %.

4Au-delà des États-Unis et de la Grande-Bretagne dont on peut penser que les ressortissants disposent, chez eux, de tout ce dont ils ont besoin en matière de formation supérieure, on trouve un témoignage supplémentaire sur l’absence de porosité entre les systèmes universitaires anglo-saxon et français, dans le fait que la fermeture des universités américaines au lendemain du 11 septembre 2001 (de l’ordre de 35 000 étudiants étrangers entrant en 2001, moins de 5 000 en 2002) a essentiellement profité à la Grande-Bretagne (passant de 12 000 environ à 33 000) et accessoirement à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande6. Si l’on ne s’intéresse qu’aux grandes masses et aux gros bataillons, ce qui paraît raisonnable si l’on veut s’en tenir aux tendances majeures, un pan entier du monde doit donc échapper à notre investigation. Il en va de même, dans une moindre mesure, de l’Amérique latine, encore que les statistiques ne distinguent pas nettement cette partie du continent. En fait, si l’on prend l’Amérique sans les États-Unis, le pourcentage d’étudiants étrangers qui en est originaire représente 4,6 % en 1894, 3,9 % en 1930, 10,3 % en 1950, 7,3 % en 1980 et 5,3 % en 2004. Notre champ d’études se concentrera donc sur l’Europe, l’Afrique et l’Asie. De ce point de vue, deux ensembles peuvent être facilement distingués : l’Europe dont les étudiants sont très majoritaires avant la Deuxième guerre mondiale, l’Asie et l’Afrique qui s’imposent par leur nombre après 1945.

5Également du point de vue de la méthode suivie mais dans la perspective des explications à privilégier, il faut noter que les études portant sur l’évolution des flux d’étudiants étrangers, sur leur nombre et sur leurs origines, ont tendance à sous-estimer le facteur diplomatique. Il n’est pas très valorisant ni pour les établissements d’enseignement supérieur, ni pour leurs étudiants, d’apparaître comme plus ou moins instrumentalisés par la politique internationale de leurs pays respectifs, avec ce que cela implique de rapports de puissance, de calculs machiavéliques et de revirements brutaux en fonction de jeux d’alliances compliquées où les considérations académiques n’ont évidemment que peu de part. De fait, les causes habituellement mises en avant pour expliquer les flux d’étudiants étrangers vers les universités françaises privilégient bien d’autres considérations que la diplomatie. La première explication qui vient à l’esprit, la plus naturelle, la plus valorisante aussi, consiste à évoquer le prestige de l’enseignement supérieur français, la qualité de ses professeurs, la réputation de ses équipes de recherche, l’ambiance de liberté de pensée qui y règne. Nul doute que cela puisse avoir quelque influence pour attirer beaucoup de monde. En complément, l’on soulignera le niveau parfois modeste de certaines universités étrangères, au mieux parce qu’elles sont récentes, éventuellement par insuffisance de moyens, peut-être à cause de la médiocre mobilisation des professeurs locaux, parfois enfin à cause de la censure qui y règne7. Cela explique la place très majoritaire des étudiants venant de pays en développement. S’ajoutent, parmi les éléments d’attraction, les rapports traditionnels avec la France, les liens séculaires avec certains pays (Turquie, Égypte, Liban, certains pays d’Europe centrale), également les anciennes attaches coloniales (Maghreb, Indochine, Afrique subsaharienne), toujours en liaison avec la pratique du français8.

6À l’inverse, le fait que la venue d’étudiants étrangers puisse être liée à des choix effectués par les services des Affaires étrangères et, au-delà, par les gouvernements des pays de départ et d’accueil est rarement mis en avant. Les étudiants ne souhaitent guère que leurs choix leur soient dictés par des considérations liées aux politiques officielles. Les établissements répugnent à être ainsi mis au service de motivations diplomatiques susceptibles d’évolutions rapides et même de retournements brusques. Les ambassades ne cherchent d’ailleurs pas à afficher des choix politiques qui pourraient avoir un effet contreproductif et dont, au surplus, ils ne sont pas capables de garantir la pérennité.

7Pourtant, les responsables des positions internationales de chaque État disposent de trois éléments importants pour orienter les flux d’étudiants étrangers. Le plus efficace et avouable résulte de la distribution de bourses d’enseignement supérieur. C’est l’une des fonctions traditionnelles des postes diplomatiques que cette répartition des bourses, et c’est une prérogative qu’ils ont tendance à se réserver soigneusement. L’effet peut être démultiplié par les bourses que le pays de départ est lui-même susceptible de mobiliser, surtout s’il a des assurances que ses ressortissants seront bien accueillis9. Un autre moyen également efficace, quoique peu susceptible de faire l’objet d’un affichage, tient aux visas nécessaires pour entrer en France, moyen éventuellement complété par la remise plus ou moins facile de passeports à ses ressortissants par le pays de départ, avec des restrictions éventuelles que peuvent venir compléter les rigueurs d’un contrôle des changes ciblé. Il est enfin des opérations aux effets aléatoires mais généralement positifs, telle l’organisation de missions universitaires susceptibles d’encourager les relations entre établissements d’enseignement supérieur. En somme, l’accueil d’étudiants étrangers peut être utilisé comme un élément notable de la politique diplomatique. C’est un moyen commode de concrétiser des relations cordiales ; c’est un procédé efficace pour le pays d’accueil afin de situer les bonnes relations dans la durée ; enfin il ne faut pas se dissimuler que ce peut être une technique pour le pays d’origine afin de garder un regard sur ses ressortissants, soumis à un âge qui les rend vulnérables à des influences qui peuvent se révéler dangereuses pour le gouvernement en place.

8En fonction de ce double choix, celui consistant à se focaliser sur les cohortes les plus importantes et celui tentant de mettre en évidence les influences sur les flux liées aux politiques internationales des pays partenaires, je prévois d’évoquer d’abord les pays européens, les plus fournisseurs d’étudiants étrangers avant la Première guerre mondiale mais dont la place a ensuite décliné (68,19 % en 1895 ; 74,33 % en 193510 ; 29,2 % en 196011 ; 24,52 % en 2004), puis de traiter des pays d’Asie et surtout d’Afrique qui fournissent les effectifs actuellement les plus nombreux. À l’inverse, si les relations se tendent, l’interruption ou l’amenuisement des flux d’étudiants peut constituer un signal pour l’interlocuteur auquel l’on souhaite faire parvenir un avertissement, malgré les problèmes que cela peut créer à des jeunes gens brutalement arrêtés dans leurs projets de formation à l’étranger.

LES FLUX D’ÉTUDIANTS ÉTRANGERS EN PROVENANCE DES PAYS EUROPÉENS

9Avant la Première guerre mondiale, c’est incontestablement la Russie qui, de très loin, envoie le plus fort contingent d’étudiants en France. Les Russes sont 374 sur 1680 (22 %) en 1894, qui constitue la première année pour laquelle on dispose de chiffres complets. À partir de là, l’augmentation est très rapide : on franchit le cap des 500 en 190312, celui des 1 000 en 190613, celui des 2 000 en 190814, enfin des 3 000 en 191415. Des cohortes si constamment importantes correspondent bien aux priorités diplomatiques de la France et à sa volonté de renforcer une alliance très nécessaire sur le plan militaire en multipliant les liens complémentaires non seulement financiers – les plus connus – mais également universitaires. C’était sans doute sage : il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait que l’accueil d’étudiants russes a eu sur les relations entre les deux pays, par delà les évolutions politiques, des effets plus durablement heureux que, par exemple, le financement des emprunts russes.

10Pour nuancer cette impression d’un afflux massif et que n’expliqueraient que des motivations positives, il faut reconnaître que l’on compte parmi ces Russes deux sortes d’étudiants dont les objectifs sont spécifiques16 : il s’agit d’une part des Polonais (parmi lesquels beaucoup de réfugiés politiques au milieu du xix^e siècle, moins nombreux ensuite mais représentant encore une proportion non négligeable) et d’autre part les Juifs (connus et repérables surtout par des témoignages individuels puisque les statistiques officielles ne les distinguent évidemment pas). Si, au sein de ces deux groupes, le désir de quitter l’Empire tsariste et la place inférieure qui leur est reconnue jouent sans doute un rôle plus fort que les affinités électives en faveur de la France, il n’en reste pas moins révélateur qu’ils choisissent notre pays plutôt que d’autres, plus proches mais sans doute moins accueillants, ou passant pour tels.

11À noter enfin, à propos des Russes, une spécificité de cette communauté tenant à la forte proportion qu’y occupent les étudiantes. C’est évident en 1894, première année où les statistiques permettent de faire la distinction : les étudiantes russes sont presque aussi nombreuses que les étudiants (respectivement : 172 et 202) et représentent la quasi totalité des étudiantes étrangères en France (206)17. Il s’agit essentiellement d’étudiantes en médecine (146 femmes contre 140 hommes), cette filière étant celle qui, d’abord, attire le plus les Russes en général. Par la suite, la répartition s’équilibre : ils s’inscrivent également et de plus en plus en facultés des sciences qui, pour la première fois dépassent les médecins en 1903, puis en lettres (plus importants à leur tour que les médecins en 1906), enfin en droit, les juristes étant toujours les moins nombreux. En 1914, la répartition est la suivante : sur 3 176 Russes, 1 273 sont en sciences (40 %), 888 en médecine (27,9 %), 740 en lettres (23,2 %) et 269 en droit (8,4 %).

12Par la suite, au fur et à mesure que les liens diplomatiques se distendent avec l’installation du communisme, le nombre des Russes diminue régulièrement. Cela tient d’abord à la guerre avec moins de mille étudiants dès 1915 (762), moins de 500 en 1916 (465) et moins de 400 en 1917 (356). En 1917, c’est la fin de l’alliance franco-russe et, simultanément, la première fois que les ressortissants de ce pays ne constituent plus la première communauté représentée parmi les étudiants étrangers. Ils sont désormais dépassés par les nouvelles nations d’Europe centrale auxquelles la diplomatie française s’intéresse fortement. La Russie (c’est-à-dire l’URSS ainsi que les « Russes blancs », que les statistiques françaises y adjoignent curieusement) dépassera de nouveau le chiffre de 1 000 en 1926 (1 085) mais sur un nombre total de 12 014 étrangers, loin derrière la Pologne et la Roumanie. Ensuite la baisse est régulière jusqu’à tomber à 328 en 1938, à une centaine au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, puis à quelques dizaines dans les années 1960 et 1970 jusqu’à disparaître de la plupart des tableaux. En 1980, ils sont 86 (0,07 %). La fin du communisme interrompt ce déclin puisqu’en 2004, on en retrouve 2 561 (1,2 %).

13En deuxième position à la fin du xix^e siècle : la Turquie. On sait ses liens traditionnels et séculaires avec la France : sans remonter à François 1^er, il n’est que de rappeler la guerre de Crimée de 1854 et 1855 et la place faite au français par le sultan Abdulaziz dans les années 1860 lorsqu’il s’efforce de développer l’enseignement dans son pays. On sait aussi les tentatives de récupération dont « l’homme malade de l’Europe » pour reprendre la formule du diplomate russe Alexandre Gorchakov, fait l’objet durant la seconde moitié du xix^e siècle, notamment dans la perspective de la grande conflagration mondiale qui se prépare. On sait, enfin, le choix effectué par la Sublime Porte en faveur des empires centraux, notamment marqué par la visite de l’empereur Guillaume II à Istambul en 1898. De fait, et avec ce que cela implique de coïncidence, l’année 1898 est la dernière où les étudiants turcs occupent la deuxième place parmi les étudiants étrangers18 : leur nombre, toujours supérieur à 200 jusqu’alors, passe en dessous de ce seuil en 189919.

14Il est vrai qu’en cette fin du xix^e siècle et au début du xx^e siècle, les opposants au régime turc trouvent en France, et notamment à Paris, où ils tiendront leur congrès en 1902, une source d’inspiration, ce qui n’encourage guère les responsables politiques à y envoyer leur jeunesse se former. Ils descendent ensuite jusqu’au niveau de 125 étudiants en 190520 pour remonter ensuite, repasser le seuil des 200 en 191021 et atteindre plus de 300 en 1914. Il ne faut pas s’y tromper : leur place est bien moins importante (313 sur 6 188 étrangers : 5 %) qu’à la fin du xix^e siècle et ils sont désormais toujours distancés par les Roumains et, le plus souvent, par les Bulgares. Pendant l’entre-deux-guerres, ils apparaissent peu dans les statistiques, parfois limités à la Turquie d’Europe, souvent absents et répartis entre « autres pays d’Europe » et « autres pays d’Asie ». Ils surgissent de nouveau à partir de 1931 avec 251 étudiants (sur 17 281)22 et diminuent régulièrement jusqu’à tomber à 202 en 193823. Ils disparaissent ensuite une nouvelle fois des statistiques globales. Ils sont 1 234 en 1980 (1,1 %) et 2 066 en 2004 (1,3 %).

15En fait, depuis 1899, ce sont les petits pays d’Europe centrale qui ont pris la deuxième place, et d’abord la Roumanie. Ils l’occuperont jusqu’au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. Se situent donc en troisième et quatrième positions, fin xix^e siècle : la Roumanie et la Bulgarie (respectivement 189 et 145 sur 1 680 étrangers en 1894). On sait le rôle de la France, et notamment des étudiants formés en France, dans la création de la Roumanie et, symétriquement, ici encore, la volonté française à la veille du premier conflit mondial, de se trouver des alliés en Europe centrale. C’est donc en 1899 que la Roumanie prend une deuxième place (243 sur 1 635) qu’elle conservera à peu près toujours par la suite (si l’on met à part la curieuse augmentation des Allemands entre 1905 et 1911, renforcés par la présence des Alsaciens-Lorrains que, d’ailleurs les statistiques distinguent soigneusement24). En 1914, les étudiants roumains sont 459 (sur 6 188) et présentent cette spécificité disciplinaire que l’on ne retrouve pour aucune autre nationalité accueillie, que plus de la moitié sont dans les facultés de droit25. La Roumanie conserve cette deuxième place au lendemain du premier conflit mondial, d’abord derrière les pays qui vont composer la Yougoslavie jusqu’en 1923, puis derrière la Pologne jusqu’en 1938, avec 891 Roumains. Comme les Russes, l’installation du communisme leur vaut de baisser fortement après 1950 jusqu’à ne plus être que 124 en 1980.

16Pour ce qui est des Bulgares, donc en troisième position à la fin du xix^e siècle, leur nombre en France varie de façon plus contrastée en fonction de l’évolution de la volonté des autorités de former les élites du nouveau pays, notamment les élites administratives, ce qui favorise un temps les facultés de droit, en fonction aussi d’une diplomatie plus hésitante, d’abord alliée à la Serbie, puis opposée à elle et rejoignant finalement les empires centraux. Le groupe des étudiants bulgares passe ainsi de la troisième aux quatrième ou cinquième places à partir de 1902, position conservée jusqu’à la Grande Guerre. Peu présents aux lendemains du traité de paix d’autant qu’ils font partie du camp des vaincus, ils redeviennent nombreux à partir de 192526 jusqu’à retrouver la troisième place en 1930 (avec 1 142 étudiants bulgares) avant de baisser de nouveau à partir de 1935 ce qui coïncide avec la dictature de Boris III. À eux aussi, le communisme sera fatal, s’agissant des possibilités d’études en France, et ils ne figurent plus sur les statistiques globales de 1980.

17Au-delà de la présence notable de Roumains et de Bulgares antérieurement à 1914, la tendance lourde sur la période de l’entre-deux-guerres est celle d’une présence massive des étudiants originaires d’Europe centrale, ces pays petits et moyens à la création ou au renforcement desquels la France a contribué lors des traités de Versailles, de Saint-Germain, de Neuilly, de Trianon et de Sèvres. Les liens se renforcent avec les tentatives de la diplomatie française de se constituer un groupe d’alliés à l’Est, marquées par tout un réseau de traités avec la Pologne, la Tchécoslovaquie et les pays de la petite Entente27. Si, négligeant la place occupée à tel ou tel moment par tel ou tel de ces pays d’Europe centrale, l’on additionne le nombre d’étudiants étrangers qui sont originaires de Pologne, de Roumanie, de Bulgarie et de Yougoslavie, cela permet de constater qu’ils sont 2 358 en 1920 soit 46,4 % du total et 2 811 en 1938 soit 35,3 %28.

18Si ce bloc demeure toujours important, ce ne sont pas les mêmes qui bénéficient de la première place. À la fin de la guerre, les futurs Yougoslaves occupent de loin le premier rang devant la Roumanie, tandis que la jeune Pologne, ainsi que la Bulgarie, qui s’était imprudemment rangée du côté des empires centraux, n’envoient que quelques dizaines d’étudiants. De fait, c’est bien ce que l’on appelle à l’époque le « royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes » qui fait l’objet du plus important effort d’accueil de la part de la France : plus de 500 dès 1917, autour de 1 500 en 1918, 1919 et 1920, puis en décélération régulière : moins de 1 000 à partir de 1922, moins de 500 à partir de 192429. Ils se stabilisent ensuite à ce niveau avant de passer au-dessous de 300 en 1934, qui se trouve être l’année de l’assassinat d’Alexandre 1^er à Marseille. En tout cas, la France a fortement répondu, dès la période de la guerre, à la préoccupation des autorités de Belgrade de fournir à sa jeunesse les moyens de se former30. A fortiori, après la signature du traité de paix a-t-elle accompagné la mise en place des élites dont le nouveau pays avait besoin.

19À partir de 1925, ce sont les Polonais qui occupent la première place pour ce qui est des étudiants étrangers en France : ils sont alors 1 214 ; ils atteignent un maximum en 1931 avec 3 088 puis diminuent régulièrement tout en conservant la première place : 1 468 en 1938. Comme les autres pays de démocratie populaire, leur place diminue beaucoup après la Seconde guerre mondiale : 539 en 1980, chiffre qui témoigne cependant du maintien d’un certain pouvoir d’attraction de la part de la France et d’une volonté de coopération de la part des autorités de Paris et de Varsovie. En 2004, alors non membres de l’Union européenne, la Roumanie, la Pologne et la Bulgarie ont retrouvé la première place parmi les pays du reste de l’Europe avec respectivement 4 419, 3 175 et 2 860 étudiants. À noter aussi qu’entre 1980 et 2004, la mise en place des programmes européens Erasmus puis Tempus a favorisé la lente mais solide montée en puissance des pays d’Europe occidentale : en 2004 6 521 Allemands, 4 452 Italiens et 3 378 Espagnols. Il y a donc un mouvement de fond, résultant d’une politique très volontariste de la Communauté, puis de l’Union européenne31.

LES FLUX D’ÉTUDIANTS EN PROVENANCE D’ASIE ET SURTOUT D’AFRIQUE

20Évoquer l’Asie et l’Afrique comme lieu d’origine des étudiants étrangers actuellement les plus nombreux en France, c’est en fait surtout parler des territoires relevant de l’ancien Empire colonial et ayant accédé à une certaine autonomie dans le cadre de l’Union française, puis à l’indépendance. À noter d’abord qu’en chiffres globaux, leur place parmi les étudiants étrangers inscrits en France augmente régulièrement au détriment de l’Europe : en 1900, cette dernière fournit 71,66 % des étudiants étrangers32 et en 1930, 75,83 %. L’Afrique et l’Asie n’envoient respectivement que 7,86 et 10,79 % en 1900, puis 4,97 et 11,78 % en 1930. Les nations composant l’Empire colonial y sont d’ailleurs très peu représentées mais bien plutôt et comme on l’a vu, la Turquie classée en Asie et l’Égypte considérée comme en Afrique.

21L’on perçoit cependant un frémissement au profit de l’Asie après la Première guerre mondiale. La Chine commence à envoyer des étudiants avec des effectifs jamais très importants au regard de la population du pays mais malgré tout en nombre significatif : ils dépassent la centaine en 1921, les 300 en 1923, les 500 en 1930. Ils atteignent le maximum en 1931, avec 585 étudiants chinois en France. C’est également l’année du début de l’invasion japonaise. À partir de là, le nombre des étudiants chinois diminue inexorablement : 186 en 1938, ce qui ne se modifiera guère jusqu’au seuil des années 1960. Ils baissent encore avec la Révolution culturelle jusqu’à tomber à 86 début 1968. La remontée sera ensuite très lente : 349 Chinois en 1980, soit 0,3 % du total des étrangers. Un redémarrage n’est perceptible que depuis quelques années : 11 908 Chinois en 2004, soit 5,9 % du total des étrangers33.

22C’est à partir de 1918 que deux territoires d’Afrique et d’Asie colonisés depuis plusieurs dizaines d’années, la Tunisie et l’Indochine, commencent à apparaître de façon notable dans les tableaux statistiques34. La Tunisie35, qui figure depuis l’origine sur ces tableaux mais pour quelques unités seulement, franchit la barre des cinquante en 1922, des 100 en 1927, des 300 en 1934. Il faut voir dans cet afflux d’étudiants tunisiens d’abord la conséquence de la création en 1875 par le grand vizir Kheireddine Pacha d’un établissement d’enseignement moderne, le collège Sadiki, dont les élèves, à partir de 1880, poursuivent volontiers des études supérieures en France avec un système d’équivalence préférentiel. Quant à l’Indochine, mentionnée pour la première fois en 1905 pour un seul étudiant, elle connaît une croissance encore plus rapide pendant l’entre-deux-guerres : plus de 50 ressortissants à partir de 1919, plus de 100 à partir de 1925, plus de 300 en 1929. Par ailleurs, apparaissent très logiquement à partir de 1922 les territoires placés par la SDN sous mandat français : la Syrie puis le Liban. Une politique très volontariste et qui oriente les étudiants vers Lyon plutôt que Paris permet d’en accueillir 156 en 1922, 201 en 1923. C’est en 1931 que les maximums sont atteints : 585 Chinois, 420 Indochinois, 416 Syriens ou Libanais. Pour les Tunisiens, il faut attendre 1934 pour arriver au nombre le plus élevé : 317. Par la suite, le nombre se stabilise à un niveau un peu inférieur, pour se maintenir jusqu’à la Deuxième guerre mondiale.

23Après 1945, la volonté officielle d’encourager l’émergence d’élites indigènes va se traduire par un afflux d’étudiants originaires des territoires placés sous contrôle. Les statistiques les isolent désormais, évoquant les étudiants « coloniaux » depuis 1936, puis des « territoires d’outre-mer » à partir de 1950, enfin des « pays de la zone franc » à partir de 1956. Ils ne sont plus distingués des autres étudiants étrangers au-delà de 1960. Durant la période 1930-1960, le nombre d’étudiants en provenance des territoires ainsi contrôlés augmente régulièrement, de même que la part qu’ils représentent parmi les étudiants non français : ils sont 611 en 1936 (pour 8 356 étrangers, soit 6,8 % du total) et 863 à la veille de la guerre en 1938 (pour 7 954, soit 10,8 %). Ils bondissent à 2 842 en 1950 (pour 8 134, soit 26,5 %). Ils franchissent le seuil des 6 013 en 1956, soit 40,6 % et atteignent 8 333 en 1960 soit 45,9 % des étrangers. Ensuite, les statistiques officielles ne tiendront plus compte de l’origine coloniale ou non des États.

24L’étude par continent permet de faire le lien. Un mot résume tout : ce sont les pays d’Afrique qui tiennent de loin la première place. Le continent africain envoie 609 étudiants en 1930 (dont 167 des colonies) tandis que l’Asie en totalise 1 742 (dont 629 venant des colonies). Les deux continents fournissent respectivement 3,7 % et 10,7 % des étrangers. En 1950, viennent d’Afrique 1 810 étudiants (dont 1 492 de l’Union française) et d’Asie 1 978 (dont 512 d’anciennes colonies), soit respectivement 16,3 % et 17,8 % des étrangers. En 1980, les Africains sont 60 308 et les Asiatiques 19 314, soit respectivement 54,4 % et 17,4 %. Depuis, les grandeurs ont changé sans modifier les proportions. En 2004 : 102 766 Africains et 34 834 Asiatiques, soit 51,1 % et 17,3 %. À l’intérieur de chaque continent, la répartition par pays évolue progressivement. Au lendemain de la guerre, c’est le Viet Nam, désormais théoriquement indépendant sous l’autorité de Bao Dai, qui tient la première place avec 857 étudiants en France en 1952, première année où le pays est distingué du reste de l’Indochine. La même année, les Tunisiens, que nous avons laissés à 317 en 1934, sont 770 et les Marocains 679.

25C’est entre ces trois pays que va se jouer la première position. Le Viet Nam commence assez naturellement à décliner en chiffre relatif à partir de la partition et de la prise du contrôle du nord par les communistes. En 1962, le Viet Nam du Sud perd définitivement la première place (1 522 étudiants) au profit de la Tunisie (1 970) et du Maroc (1 557). Par la suite et pour ce qui est du Viet Nam, les nombres restent stables avec plus d’un millier d’étudiants, ce qui marque une forte diminution en pourcentage et la montée de l’influence américaine au sud, soviétique au nord. En 1980, cinq ans après la réunification communiste, il y a encore 1 332 étudiants vietnamiens en France mais sans doute faut-il faire la part des réfugiés politiques et, de toute façon, cela ne situe plus le Viet Nam qu’en dix-huitième position. La situation n’a guère évolué depuis : 2 877 Vietnamiens en 2004.

26Désormais la première place se joue entre le Maroc et l’Algérie, la Tunisie occupant la troisième place. Le Maroc tient généralement la tête, notamment grâce à une politique de bourses longtemps très généreuse. Au cours du dernier quart de siècle, le classement a peu varié. Le Maroc occupe solidement le premier rang avec 17 293 ressortissants en 1980 et 29 044 en 2004. Malgré tous les obstacles, notamment au niveau des visas, l’Algérie s’en rapproche : 9 536 en 1980 et 21 672 en 2004. La Tunisie confirme sa troisième position : 8 071 et 9 13036.

27Suivent deux groupes de pays d’Afrique subsaharienne37. Le Cameroun, la Côte d’Ivoire, Madagascar et le Sénégal sont tous au-dessus de 2 000 en 1980 et au-dessus de 3 000 en 2004. Ils échangent leur place en fonction des politiques de bourse, des difficultés de la situation intérieure et des aléas des relations intergouvernementales. Ce sont d’ailleurs à peu près les mêmes facteurs qui entraînent des variations dans les flux issus d’un deuxième groupe de cinq pays comprenant le Bénin, l’ex-Congo belge, le Gabon, le Mali et le Togo : leurs ressortissants sont de l’ordre d’un millier en 1980, de 2 000 en 200438. À noter enfin que s’intercalent traditionnellement entre les deux groupes de pays subsahariens le Liban, la Syrie et l’Iran, avec là aussi, des variations liées à l’évolution de la conjoncture politique intérieure ou internationale.

28Finalement, il convient de nuancer notre hypothèse de départ. Au-delà des stratégies adoptées par les diplomates, et dans la mesure où ils sont loin de détenir le pouvoir qu’ils souhaiteraient parfois, il apparaît que ce sont l’ensemble des facteurs politiques qui déterminent prioritairement l’évolution des flux d’étudiants étrangers. On peut le nier en soulignant l’importance des rapports personnels entre universitaires, faits de confiance mutuelle et même de complicité en matière de pédagogie et de recherche, l’importance aussi des rapports collectifs avec l’habitude de travailler ensemble entre laboratoires issus d’universités différentes constituant des réseaux d’autant plus solides que les services rendus sont réciproques… Il faut aussi constater qu’au-delà des fâcheries entre gouvernements, les relations perdurent, que les retombées d’une formation reçue dans une université étrangère entre vingt et vingt-cinq ans sont encore perceptibles des dizaines d’années plus tard et survivent aux aléas de la diplomatie. Il ne reste pas moins que lorsque la volonté politique s’interrompt, les flux de nouveaux inscrits ont tendance à se tarir39.

29On peut le regretter et souhaiter voir privilégier des critères tels que le prestige académique, fondé sur des classements internationaux et des réputations indiscutées, tels que les complémentarités naturelles entre systèmes universitaires différents, tels que l’amitié entre les peuples notamment sous forme d’accueil gratuit, voire subventionné des plus défavorisés, des réfugiés ou des exilés…40 Des initiatives individuelles, des actions menées par les ONG, des pressions de la part des opinions publiques sont susceptibles, dans une certaine mesure, de compenser les indifférences et les égoïsmes officiels. Cela ne peut avoir qu’un caractère limité et très provisoire. En fait, ce sont bien les relations diplomatiques et, plus généralement politiques qui déterminent les mouvements d’étudiants étrangers les plus importants41.

30On pourrait penser que cette situation va changer. Dans un monde qui n’est plus marqué par l’affrontement des blocs, qui devient un grand marché y compris dans le domaine de la formation, les considérations politiques deviendraient secondaires au profit de la recherche de l’efficacité du point de vue des débouchés. Les palmarès établis au niveau mondial et relayés par les grands médias fourniraient l’élément déterminant des choix des étudiants pour solliciter une inscription et suivre une formation. Sans doute ne faut-il pas évacuer trop vite les facteurs politiques42. Par les obstacles réglementaires qu’ils peuvent dresser ou au contraire supprimer, par les moyens financiers notamment sous forme de bourses qu’ils sont capables de mobiliser, par les effets d’entraînement qu’ils peuvent susciter auprès de la jeunesse, ils conservent leur fort pouvoir d’orientation sur les flux d’étudiants étrangers.