1Dès la fin du Moyen Âge, la pensée politique occidentale est profondément marquée par la confrontation avec l’Antiquité. Ce phénomène s’accentue au fil du temps, avec la réception des textes d’Aristote à la fin du xiii^e siècle et tout particulièrement à la Renaissance, à partir de laquelle on entreprend l’étude de l’ensemble de la tradition antique. Les exemples des poleis grecques des v^e et iv^e siècles – c’est-à-dire de Sparte et Athènes – et celui de la Rome républicaine viennent alors au premier plan. Dans un monde politique essentiellement composé de monarchies, mais dans lequel les cités-États encore existantes sont également dominées par des groupes dirigeants relativement étroits, on a tendance à prêter plus d’attention aux traits communs avec les républiques antiques qu’aux différences considérables que l’ampleur et la nature de la participation des citoyens avaient creusées par rapport aux sociétés de cette époque. Les systèmes républicains constituent l’objet central de la théorie politique antique ; leur grande époque coïncide en outre (à Athènes, et partiellement aussi à Rome) avec un très haut niveau de réalisations culturelles, que la postérité qualifiera de « classique ». La redécouverte de la théorie constitutionnelle antique ouvre une voie qui permettra d’analyser toutes les formes de pouvoir et d’accepter le principe de la légitimité de types de constitutions différentes.

2Les jugements déjà exprimés dans la théorie constitutionnelle antique proprement dite impriment largement leur marque sur l’évaluation ultérieure des ordres politiques de l’Antiquité. La démocratie athénienne n’a que partiellement développé une théorie propre qui aurait pensé et légitimé sa pratique mais cette théorie n’existait pas sous forme de textes cohérents. Ainsi, dans l’histoire de la réception, on considère essentiellement la démocratie athénienne à la lumière des opinions de Platon, Aristote, Isocrate ou encore Cicéron1, qui critiquent le fait que la quasi-totalité des fonctions est attribuée par tirage au sort et que les titulaires de ces charges perçoivent des indemnités, ce qui aplanit, au niveau politique, l’inégalité naturelle des citoyens2. Au total, les auteurs antiques brossent un tableau dans lequel « l’alternance entre l’exercice du gouvernement et la situation de gouverné » débouche sur un « règne des pauvres » où l’Assemblée, soumise à l’influence des démagogues, est incapable de mener une politique rationnelle et, par ailleurs, ne veut plus admettre de restriction légale à la volonté majoritaire, tandis que les tribunaux du peuple se livrent à un pillage méthodique des « riches3 ». La démocratie apparaît ainsi comme une tyrannie collective, bien qu’elle se soit elle-même toujours définie par opposition à une autocratie irresponsable. « Platon était indigné contre la tyrannie du peuple d’Athènes », écrit laconiquement Montesquieu4. À l’inverse, on interprète comme une « liberté de vivre à sa guise », c’est-à-dire comme un mode d’existence licencieux et nocif à la société, la liberté de mener sa vie comme on l’entend dans le cadre de la loi. Ce mode de vie s’oppose à la volonté spartiate d’imposer la discipline sociale, contraste souligné par Périclès dans son oraison funèbre pour les soldats morts, telle que la restitue Thucydide5.

3Il existe certes une possibilité de s’identifier à l’image de la « démocratie nominale placée sous l’autorité du premier homme » que Thucydide utilise pour glorifier la manière dont Périclès a tenu son rôle de chef d’État, par opposition à ses successeurs irresponsables, notamment Cléon6. Mais cette possibilité se heurte au jugement de Platon et d’Aristote, pour qui Périclès porte justement la responsabilité de la radicalisation de la démocratie athénienne7. Dans sa biographie de Périclès, Plutarque rend également compte des critiques que les contemporains ont adressées à cet homme qui « se prend pour Zeus », ce « tyran », et évoque les reproches de ceux qui l’accusent d’avoir fait preuve de légèreté d’esprit en déclenchant la guerre du Péloponnèse8. « Ce qui a fait dire à quelqu’un, en parlant de Périclès, qu’il tonnait et qu’il mettait toute la Grèce en combustion par ses harangues » écrit Thomas Hobbes9. La critique de Périclès pourrait aussi avoir été le point de départ du soupçon exprimé par la théorie antique, selon lequel, dans un régime démocratique, un meneur du peuple se transforme forcément en tyran10. Cette idée est devenue un lieu commun, alors qu’à Athènes, rien ne permet de l’affirmer sérieusement11.

4L’image globalement négative d’Athènes semble en outre corroborée par les tableaux critiques que des historiens antiques comme Thucydide et Xénophon brossent des processus de décision. En dépit de cette tendance, on a longtemps prêté peu d’attention à un texte que la tradition attribue à Xénophon. Ce texte remonte vraisemblablement au v^e siècle av. J.-C. ; il est consacré à la Constitution des Athéniens et présente sous un jour extrêmement polémique le pouvoir de la plèbe – pouvoir dont l’auteur regrette la stabilité. Il a fallu attendre le xix^e siècle pour que la recherche se penche sérieusement sur ce passage et tombe d’accord pour dire qu’il ne peut pas être de la plume de Xénophon, sans pouvoir cependant identifier ce « pseudo-Xénophon » (ou « vieil oligarque ») ni définir précisément les destinataires, l’objectif, le genre et la date de rédaction de cet écrit. Comme nous l’avons mentionné12, le texte aristotélicien sur la constitution d’Athènes ne sera pas connu, quant à lui, avant la fin du xix^e siècle.

5Les railleries ou la critique auxquelles Aristophane soumet dans ses comédies la démocratie et son personnel dirigeant, n’influencent manifestement pas de manière notable l’image d’Athènes avant le xix^e siècle, date à laquelle la philologie commence à pratiquer une exploitation historique des textes. Deux éléments s’y opposent jusque-là : d’une part le fait qu’Aristophane semblait discrédité parce qu’il s’était moqué de Socrate ; et d’autre part les auteurs ultérieurs (par exemple Molière) qui lui préfèrent la comédie apolitique décrivant les qualités et défauts éternels du caractère humain telle qu’elle était en vogue au iv^e siècle av. J.-C.

LES CATÉGORIES CONSTITUTIONNELLES ANTIQUES

6La théorie politique de la fin du v^e et du iv^e siècles av. J.-C. a mis au point un système de constitutions où la pluralité des régimes politiques peut se réduire à un schéma de base : monarchie, aristocratie, démocratie – autocratie, règne d’une élite, règne du peuple. Ce schéma en trois éléments peut aussi devenir un schéma en six points si l’on opère une distinction entre formes abouties et dégénérées, selon que le gouvernement est orienté vers le bien commun et que son exercice s’accomplit ou non dans un cadre légal. Le point de départ pourrait avoir été la distinction entre une royauté liée à la loi et la tyrannie illégitime – parce qu’elle est fondée sur l’usurpation et / ou l’exercice du pouvoir hors du cadre légal. Cette typologie constitutionnelle va de pair avec l’idée d’un basculement de la démocratie vers une autre forme de régime, dans la mesure où un démagogue dominant un système démocratique peut se hisser au rang de tyran. En dehors d’une convention de langage résolument théorique, on tend, depuis l’époque hellénistique, à réduire la typologie à une opposition entre les formes monarchique et civique, ce qui fait perdre de sa signification à l’ancienne opposition entre démocratie et aristocratie13.

7Le « despotisme », qu’il faut clairement distinguer de la tyrannie, constitue une catégorie à part. Aristote désigne par ce terme la forme de gouvernement du royaume perse, dans lequel le roi règne comme un maître de maison sur ses sujets aussi bien que sur ses esclaves, ce qui correspond selon lui à la nature servile des habitants (une qualité liée au climat)14. Dans l’histoire de la réception – depuis Bodin et de façon plus importante chez Montesquieu –, cette catégorie est toujours associée à « l’Orient », un concept fourre-tout englobant tous les royaumes censés être caractérisés par la stagnation sociale, depuis la Turquie jusqu’au Japon et à la Chine, en passant par la Perse et l’Inde (parfois aussi la Russie), qui composent tous ensemble une image absolument opposée à la liberté et au dynamisme européens. À partir du xviii^e siècle, le despotisme est de plus en plus souvent associé à l’absence supposée de propriété privée. Plus tard, Marx forge à ce propos la catégorie du « mode de production asiatique15 ». Jusqu’à la fin du xx^e siècle, la réflexion marxiste se demandera s’il s’agit d’une formation sociale ne relevant pas des paliers qui jalonnent le progrès de l’histoire humaine, lequel mène finalement au communisme en passant par l’Antiquité (avec l’esclavage individuel), le féodalisme et le capitalisme. Mais il existe aussi parallèlement, depuis le xviii^e siècle, un usage polémique et métaphorique du terme de despotisme, appliqué à la monarchie absolue, qui se prolonge ensuite par l’utilisation du terme de despotisme (alors voisin de celui de tyrannie) pour n’importe quelle forme de gouvernement utilisant la force.

8Ce schéma constitutionnel en trois points peut être associé à l’idée qu’une forme mixte combinant ces trois types fondamentaux permet de prévenir l’abus de pouvoir des gouvernants et d’apporter ainsi la stabilité politique. On considère en l’occurrence comme un modèle la constitution de Sparte, censée ne pas avoir été modifiée pendant des siècles. On y trouve une double royauté unique en son genre (deux rois héréditaires, issus de dynasties traditionnellement hostiles, occupant les fonctions de chefs de l’armée), un Conseil des Anciens (la Gérousie : vingt-huit hommes de plus de soixante ans) faisant office d’élément quasi-aristocratique, et les éphores (cinq fonctionnaires nommés pour un an) étant les représentants de tous les citoyens – et tenant donc lieu de composante démocratique –, auxquels s’ajoute l’Assemblée de tous les Spartiates. Ces institutions semblent incarner un système d’imbrication des pouvoirs. À partir d’un problème de classification – l’impossibilité d’intégrer clairement Sparte, avec les particularités qui étaient les siennes, dans l’un des trois types de constitution16 –, on créa un modèle pour la mise en place d’un ordre stable, fondé sur des contrôles intraorganiques.

9Ces catégories typologiques sont globalement d’une telle flexibilité qu’elles peuvent aussi être appliquées aux systèmes politiques situés en dehors de l’univers des cités-États grecques. Ainsi, au milieu du ii^e siècle av. J.-C., l’historien grec Polybe transpose-t-il à Rome le modèle de la constitution mixte, développé à partir du cas de Sparte, établissant en même temps une relation entre l’ordre intérieur et le succès politique extérieur. L’ascension de Rome au statut de puissance mondiale est, selon lui, fondée sur la stabilité de son ordre constitutionnel, dans lequel l’interaction entre les consuls, le Sénat, les tribuns de la plèbe (et l’Assemblée du peuple) aurait également garanti l’équilibre des intérêts sociaux17.

10Sous cette forme, le concept de constitution mixte permet l’intégration dans un modèle républicain d’institutions quasi-monarchiques, puisque c’est ainsi que l’on concevait les hauts magistrats romains, en raison de l’étendue de leur pouvoir, et ce en dépit du principe collégial et de l’impossibilité d’exercer leurs fonctions plus d’une année. Y apparaît, de plus, une nouvelle dimension du concept de démocratie. Normalement, celle-ci désignait la participation immédiate de tous les citoyens aux processus de décision politique. Dans le contexte du modèle de constitution mixte, on considère que l’élément démocratique s’exprime dans la représentation des citoyens par des éphores ou des tribuns du peuple. Au fond, on anticipe ainsi la future possibilité d’établir une équivalence entre la démocratie et la représentation, mais sans en tirer les conséquences. La difficulté d’établir un lien théorique entre cette conception de la démocratie et le concept de gouvernement direct des citoyens par eux-mêmes n’est pas nouvelle ; dans la théorie du iv^e siècle av. J.-C., on se demande déjà si l’élément démocratique à Sparte est constitué par les éphores (dont l’exercice du pouvoir paraît en même temps « tyrannique » dans une autre perspective, en raison du manque de mécanismes de contrôle18) ou par l’Assemblée du peuple19. Polybe, pour finir, se tire d’affaire en faisant abstraction des éphores ; pour les tribuns, il se contente d’affirmer qu’ils doivent faire ce que veut le peuple, ignorant ainsi que l’expression de la volonté populaire dépend de l’initiative des tribuns eux-mêmes. Il n’existe pas à Rome de théorie du mandat impératif, même si l’argumentation de Tiberius Gracchus, tribun du peuple en 133 av. J.-C., va déjà dans cette direction20.

11Polybe voit dans la constitution mixte la possibilité unique d’échapper à un processus de renversement permanent des ordres constitutionnels, processus animé par une nécessité naturelle et nourri par l’abus de pouvoir auquel s’adonnent toujours les dominants au bout d’un certain temps, ce qui finit par provoquer des révolutions21. Polybe (ou sa source, que nous ne sommes pas en mesure d’identifier) développe l’idée d’un cycle de trois régimes, la monarchie, l’aristocratie et la démocratie, et de leurs formes dégradées, respectivement la tyrannie, l’oligarchie et l’ochlocratie (le pouvoir de la populace). La monarchie bascule vers la tyrannie, après quoi arrive au pouvoir une aristocratie qui se déprave pour devenir une oligarchie et finit par être remplacée par une démocratie. Une fois que celle-ci s’est dégradée à son tour en domination de la populace, le cycle reprend au début. On établit ainsi un modèle de pensée selon lequel la démocratie et l’ochlocratie qui lui succède nécessairement (un concept que Polybe est le premier à employer) donnent infailliblement le jour à une autocratie. Le modèle de Polybe présente bon nombre d’incohérences, mais cela ne l’empêchera pas de devenir un modèle influent. Cicéron le reprendra lui aussi en l’adaptant. Pour l’histoire de la réception, il faut surtout citer ici le De legibus (Des lois) de Cicéron. Hormis quelques passages transmis par Augustin, Lactance et Macrobe, son texte De republica (De la République) n’a été redécouvert qu’aux alentours de 1820. L’influence de Cicéron sur la pensée politique ultérieure est cependant liée à l’ensemble de son œuvre, et notamment aux textes rhétoriques. La conception défendue par Polybe, celle de la constitution mixte, retrouvera surtout une actualité en Angleterre au xvii^e siècle22 et influencera par la suite les mécanismes d’imbrication des pouvoirs destinés à encourager la stabilité.

LA RÉCEPTION D’ARISTOTE ET L’HUMANISME CIVIQUE

12Jusqu’à une date avancée du xviii^e siècle, on considère que le schéma des trois (ou six) formes fondamentales de constitution suffit à appréhender, conceptuellement, les organisations politiques extrêmement variées des différentes époques. Lorsqu’il ne s’agit pas seulement de description, mais aussi d’évaluation normative, ces catégories sont accessibles à une interprétation purement profane aussi bien qu’à une interprétation fondée sur la religion.

13Cela offre, en principe, la possibilité d’estimer légitimes des formes de constitution non monarchiques, même si on les juge impraticables pour des États de grandes dimensions ou si l’on soupçonne généralement le gouvernement du peuple d’être le plus exposé au risque de dépravation – risque qui existe théoriquement dans toutes les formes politiques. Thomas d’Aquin, se rattachant à Aristote, considère ainsi la démocratie comme un règne quasi-tyrannique des pauvres sur les riches23.

14Il faut aussi prendre en compte la malléabilité du concept de « peuple » ou encore de « citoyen », au sens de membres à part entière d’une communauté politique. De ce fait, on peut soutenir que même dans un gouvernement du peuple, le droit de pleine citoyenneté (avec éligibilité passive) dépend d’une qualification liée à la fortune, tandis que les autres groupes de citoyens ne disposent que du droit de vote et d’acclamation, ou ne jouissent que de la protection juridique. Marsile de Padoue reprend certes, en 1324, la définition aristotélicienne du citoyen à part entière, telle qu’elle s’applique à la démocratie, mais il ajoute que les droits politiques devraient être modulés selon le rang social (dignitas)24. Compte tenu des conditions sociales de l’époque, rares sont ceux qui suivront Aristote dans l’idée qu’il faut, dans le « meilleur des États », exclure les artisans du corps des citoyens25.

15Ce que l’on a appelé l’humanisme civique florentin du début du xv^e siècle reprend aussi l’idéal de la participation politique des citoyens dans l’esprit de la tradition athénienne26. Si l’oraison funèbre de Périclès, adaptée par Leonardo Bruni aux objectifs de son époque, a une pertinence, c’est qu’elle est aussi une apologie de l’amour pour la ville natale. Dans son éloge de Florence, Bruni a également fait ressortir la liberté de la cité et sa capacité à mener une action dirigée vers l’extérieur. Renouant ici avec la tradition romaine et républicaine, il définit la liberté dont les citoyens jouissent à l’intérieur par la garantie d’une stabilité juridique du droit et la protection contre les abus des magistrats. Il insiste par conséquent sur l’idée que Florence est une création de la République romaine, et non du principat27 – on aurait certes pu choisir une date de fondation plus faste que l’ère du dictateur Sylla, avec ses proscriptions, l’exécution arbitraire et la spoliation de milliers d’adversaires politiques.

16Avec ses investitures extrêmement courtes (deux mois), la multiplicité des magistratures, l’utilisation de procédures complexes d’élection et de tirage au sort, et l’Assemblée du peuple (parlamento) (qui légitime notamment les modifications constitutionnelles), l’ordre politique florentin présente certaines similitudes structurelles avec la démocratie athénienne, même s’il ne s’agit pas d’une reprise directe. L’utilisation du tirage au sort dans l’attribution des charges sert à désigner des magistrats qui ne sont pas tributaires des liens de parenté et de clientèle, mais ce tirage au sort est limité à un cercle de citoyens qualifiés. Cette procédure n’exprime donc pas, comme à Athènes, l’idée que tout citoyen a la capacité de participer à la vie politique. Le principe de la rotation des fonctions politiques reste limité à un groupe étroit, tandis que des segments entiers de la classe des citoyens ne disposent que de droits plus ou moins restreints. La référence rhétorique à l’Antiquité traduit toutefois le dépassement d’une idée de constitution fondée sur les corporations, au profit d’une conception selon laquelle le citoyen individuel est à la base de la constitution.

17Cela vaut aussi, sur le principe, pour les débats qui se déroulent à Florence entre la chute des Médicis (1494) et le rétablissement définitif de leur pouvoir (1530). Ces controverses portent sur l’extension de la classe des citoyens dotés de droits politiques, mais jamais sur l’extension de ces droits à l’ensemble de la population citadine. Savonarole imposera, en 1495, l’abolition de l’Assemblée, qu’il considère comme un instrument de manipulation de la volonté du peuple et dont il juge en conséquence qu’elle est susceptible d’être utilisée pour la restauration des Médicis28. La question primordiale est de savoir dans quelle mesure on doit prendre modèle sur les institutions constitutionnelles de Venise et aboutir ainsi à une constitution mixte fondée sur des contrôles interorganiques et susceptible de reposer sur une base, large ou étroite, de citoyens actifs29. Avec la stabilité institutionnelle que lui apporte la répartition du pouvoir entre les doges (élus à vie, mais soumis à de puissants contrôles), diverses magistratures influentes et son Grand Conseil, Venise est considérée comme un équivalent de Sparte.

18Dans les Discorsi de Machiavel, traités sur la première décade de Tite-Live et écrits entre 1513 et 1519, il s’agit surtout de déterminer quels enseignements tirer de l’histoire romaine en matière de stabilisation d’une République potentiellement expansionniste. Pour Machiavel, cela débouche sur la nécessité d’une armée de citoyens. Il considère que la concurrence entre la noblesse et le peuple, canalisée par les institutions, est le meilleur modèle possible pour atteindre simultanément les objectifs que sont la stabilité, la liberté intérieure et le déploiement de la force à l’extérieur. Pour la majorité des citoyens, la liberté signifie surtout la faculté de vivre en sécurité, et pas celle d’exercer le pouvoir politique, qui n’est jamais accessible qu’à une petite élite. La distinction entre les deux dimensions de la liberté n’est donc pas une découverte du xix^e ou du xx^e siècle, on peut déjà la rattacher à des racines antiques.

19La théorie politique, nourrie d’Aristote au début des temps modernes, a toujours sous-estimé le rôle que jouait le concept de citoyen dans le principe de participation. Aristote a lui-même souligné que la catégorie de citoyen, déterminée par la participation aux décisions politiques, ne prend tout son sens qu’en démocratie30. La démocratie complète est considérée comme un système régi par des démagogues et condamné à la disparition parce qu’on y prend « l’arbitraire pour la liberté », écrit Besold31, ou bien encore un système dans lequel « la seule chose qui compte est ce que le peuple ordinaire considère comme son avantage, reléguant au second plan le bien et la sécurité communes » – c’est ce qu’affirme le philosophe des Lumières Christian Wolff au début du xviii^e siècle, se référant lui aussi à Aristote, mais cette fois à sa critique de la démocratie32. Montesquieu ne doute pas du fait que la chute d’une démocratie est inéluctable lorsque l’égalité politique est poussée au point que le peuple ne se contente pas d’élire et de contrôler ses magistrats – comme le voulait la constitution de Solon à Athènes – mais entend gérer lui-même les affaires gouvernementales afin de pouvoir se répartir les finances publiques. Ce système, on le pense dès l’Antiquité, ne peut que favoriser l’accession d’un démagogue au rôle d’autocrate. Bien plus que tous les autres ordres politiques, la démocratie exige la vertu de ses citoyens – c’est donc le système dont la pérennité est la moins assurée. Dans les démocraties, on a en outre, dit Montesquieu, une conception erronée de la liberté politique qui néglige l’indispensable attachement aux lois33. Montesquieu exprime cependant un avis positif sur le procédé du tirage au sort34 et sur celui de l’ostracisme. Ce dernier démontre à ses yeux la mansuétude de la démocratie, ce que l’on méconnaît souvent car, à l’époque de Montesquieu, on conçoit le bannissement uniquement comme une punition35.

CONSTITUTION MIXTE, ÉPHORES, TRIBUNS ET NOUVEAU RÉPUBLICANISME

20Le modèle de la constitution mixte a été invoqué – non pas constamment, mais à intervalles réguliers – du xiii^e au xviii^e siècle lorsque, dans des contextes précis, le thème du contrôle du pouvoir a soulevé une certaine virulence. Les exemples vont des cités-États italiennes – notamment Venise – jusqu’aux grandes monarchies dotées de représentations plus ou moins significatives des ordres. On peut y ajouter l’application de ce principe à l’Église dans le cadre de ce que l’on a appelé le conciliarisme, qui défendait l’autonomie des conciles à l’égard du pape.

21L’ordre constitutionnel anglais, fondé sur le roi, la Chambre haute et la Chambre basse, jouera un rôle particulier, notamment après le conflit constitutionnel et la guerre civile du xvii^e siècle. Peu avant le déclenchement de la guerre civile, en juin 1642, Charles I^er accepte ce concept, qui se rattache au modèle d’équilibre prôné par Polybe, comme modèle adapté à la constitution anglaise. Il veut ainsi, au dernier moment, se montrer dans le rôle du monarque préservant la Constitution, tout en lançant une mise en garde contre la domination des masses, le chaos et l’anarchie. On ne pourrait, selon lui, les éviter que si le roi conservait un domaine de responsabilité autonome et n’était pas réduit aux fonctions d’un doge de Venise (limité, entre autres, par les capitulations électorales)36. Mais le monarque admet du même coup, au moins implicitement, l’équivalence entre sa position et celle des deux chambres du Parlement, ce qu’il a jusqu’alors toujours refusé. Au plus tard après la Glorious Revolution de 1688, ce modèle est accepté par tous et canonisé par Blackstone à la fin du xviii^e siècle37, et il reste en vigueur jusqu’à une date avancée du xix^e siècle : c’est celui de la souveraineté du King in Parliament38, qui exclut du même coup l’influence directe de la grande masse de la population.

22À quelques exceptions près39, la référence à l’Antiquité passe largement au second plan, mais il subsiste la référence à un modèle de constitution mixte lié aux ordres. Seules demeurent des interprétations différentes sur la manière dont on peut instaurer un rapport d’équilibre entre les trois composantes de la constitution : le roi, les lords et les commons. En dépit de leurs exigences divergentes, les partisans de périodes législatives longues ou courtes à la Chambre basse, les défenseurs et les critiques du patronage des districts électoraux et des fonctions par la Couronne et la noblesse, les partisans et les adversaires d’une position forte pour la Chambre haute se réfèrent généralement de la même manière au caractère mixte du système anglais. Des analyses comme celles de Voltaire, Montesquieu ou de Lolme fondent la réputation européenne de la Constitution anglaise (britannique à partir de 1707) comme organisation modérée et libérale – mais justement pas démocratique – aux xviii^e et xix^e siècles40. Que Montesquieu parle précisément, à propos de l’Angleterre, de séparation plutôt que d’intrication des pouvoirs de l’État, posant ainsi « les faits les plus récalcitrants sur un lit de Procuste », comme l’écrit Mohl41, suscitera bon nombre de malentendus. La « séparation véreuse des pouvoirs conçue par Montesquieu et de Lolme », pour reprendre l’expression de Marx42, trouve une « place brillante dans la longue histoire des erreurs humaines », estime Treitschke43.

23Selon une tradition remontant à l’Antiquité, et bien qu’ils exercent des fonctions différentes, on conçoit aussi bien les éphores spartiates que les tribuns romains comme des instruments de contrôle44 ; on les retrouvait donc dans les organes liés au système d’ordres et susceptibles de revendiquer légitimement un droit de résistance à un souverain devenu tyran. Cela vaut en particulier pour les théories « monarchomaques » du xvi^e siècle, qui se rattachent aux doctrines calvinistes (et plus tard luthériennes). On peut ainsi éviter de revendiquer un droit de résistance au tyran – par sa politique confessionnelle – pour chacun ou encore pour la « foule du peuple, cet animal aux têtes innombrables45 ». La tradition selon laquelle, à Sparte, rois et éphores échangent chaque mois des serments mutuels – les rois jurent de respecter les lois de la communauté, les éphores de ne pas s’attaquer aux prérogatives royales46 – pouvait être interprétée comme une constitution contractuelle, avec les conséquences que cela implique pour quiconque rompra le serment.

24L’intérêt que présente l’examen du rôle des éphores tient aussi au fait que le contrôle qu’ils exercent sert forcément l’intérêt bien compris de la monarchie. Dans une partie de la tradition antique, les éphores ne sont pas considérés, en effet, comme un élément de la constitution originelle de Lycurgue, mais comme un complément tardif dont le but est de « brider » les rois, ce qui a précisément permis à la royauté de survivre à Sparte – et là uniquement47. Une variante particulière de cette réflexion s’exprime dans la légende selon laquelle le roi Théopompe en personne aurait institué l’éphorat. Selon cette légende, lorsque sa femme lui a reproché d’affaiblir le pouvoir de ses descendants, il a répondu qu’en procédant ainsi, tout au contraire, il le maintiendrait48.

25L’avis porté sur le tribunat a lui aussi varié en fonction de la facette de son rôle, extrêmement ambivalent, sous laquelle on le percevait, ou sous laquelle on le mettait en valeur par l’argumentation. En tant qu’organe des plébéiens aux premiers temps de la République, les tribuns expriment leurs revendications d’égalité et d’accès à une part légitime des terres conquises, ce qu’ils finiront par imposer. Par la suite, ils tirent leur légitimité de la protection des droits civiques élémentaires, mais deviennent surtout des acteurs capables de faire promulguer des lois de manière plus ou moins acclamative au cours des Assemblées du peuple qu’ils dirigent. À ce titre, ils s’intègrent dans le jeu de l’élite politique et se font les défenseurs d’intérêts particuliers, y compris, à la fin de la République, de ceux de plusieurs généraux. Leur rôle de symbole de la libertas des citoyens pouvait aussi être interprété – comme l’a déjà fait Cicéron – en soulignant le fait qu’ils permettaient de canaliser une volonté populaire qui se serait défoulée, en leur absence, dans des actes de violence incontrôlables49. À partir d’Auguste, les empereurs feront du pouvoir tribunicien – détaché de la magistrature du même nom – un élément important de leur légitimation, ce qui souligne encore une fois le rôle ambivalent de cette institution.

26En 1642, lorsque la guerre civile éclate en Angleterre, le camp parlementaire fonde aussi sa prétention à la souveraineté sur le fait que la défense des droits du peuple par les tribuns et les éphores mène forcément à des troubles ; il vaut bien mieux, dit-on, confier la défense de ces droits à un Parlement dont les membres sont plus clairvoyants que le peuple50. Mais la déposition et l’exécution du roi, en 1649, font réapparaître le modèle des éphores sous une variante radicale dans laquelle on souligne, pour étayer la légitimité de la procédure, le fait que les éphores spartiates ont provoqué en 241 av. J.-C. la condamnation et l’exécution du roi Agis IV51.

27Avec les expériences faites au cours du règne du Long Parlement et de Cromwell, après l’abrogation de la monarchie en 1649, l’idée d’organes de contrôle qui permettraient aussi d’empêcher les abus de pouvoir parlementaire gagne en actualité. Les termes d’éphore et de tribun réapparaissent dans ce contexte. Dans la configuration de 1659-1660, même des républicains résolus laissent entrevoir une possibilité de ce type, estimant que l’on ne peut empêcher une restauration de la monarchie sans une réforme allant dans ce sens52.

28Depuis le milieu des années 1650, les théoriciens anglais d’un popular government comme James Harrington, Henry Neville53 ou Algernon Sidney54, réfléchissent, dans la tradition de Machiavel, aux possibilités de stabilisation d’une (quasi-) république qui, dans l’idéal, devra constituer un immortal commonwealth, pour reprendre les termes de Harrington. Commonwealth qui, à l’origine, désignait seulement la « communauté », est la désignation officielle de la République anglaise constituée en 1649 ; ce terme recouvre néanmoins une variété de conceptions différentes. On a désormais tendance à dissocier la théorie de la constitution mixte du régime des ordres, et à la concevoir dans le sens d’une limitation fonctionnelle des pouvoirs, puisque la liberté doit forcément reposer sur des dispositions institutionnelles permettant de lutter contre l’abus de pouvoir55. Le peuple doit être impliqué par l’intermédiaire de représentants – étant entendu qu’on ne désigne par « peuple » que les citoyens jouissant de l’indépendance économique. Ce républicanisme ne prend donc aucune source d’inspiration directe dans la démocratie d’assemblée athénienne, avec les tendances à l’anarchie qu’on lui prête alors.

29Dans son projet de Commonwealth of Oceana (1656), Harrington puise quantité d’exemples dans l’Antiquité (et dans l’Ancien Testament) pour illustrer les procédures et les institutions permettant de mettre en œuvre un empire of laws and not of men (« un empire des lois et non des hommes »), comme il l’écrit en se référant entre autres à Aristote et Tite-Live56. Il prend une position opposée à celle de Hobbes, pour lequel la thèse de l’empire des lois est une hérésie aristotélicienne57. Harrington voit la République romaine à travers sa confrontation avec les Discorsi de Machiavel, sous l’angle des leçons que l’on peut en tirer pour la stabilisation intérieure d’une république qui doit simultanément avoir une capacité d’expansion militaire. Contrairement à Machiavel, il ne mise cependant pas sur les effets potentiellement positifs de conflits internes contenus par des institutions, mais juge que l’élément décisif est l’acte fondateur qui permet d’établir un ordre parfait. Pour ce qui concerne sa vision fondamentale, l’analogie la plus forte que l’on puisse relever concerne la construction de l’État de loi chez Platon, bien que Harrington ne fasse pas explicitement référence à cet exemple. Dans les deux modèles, le but est d’éviter le recours à la politique comme moyen de maîtriser la contingence et d’équilibrer les intérêts ; elle doit être remplacée par un système de production quasi automatique du bien commun, au moyen d’agencements institutionnels ingénieux. Selon Harrington, les bonnes règles rendent bons les gens mauvais, tandis que les mauvaises règles rendent mauvais les bonnes gens, de telle sorte que même une république composée de citoyens pécheurs peut être parfaite. Dans un ordre de ce type, nul ne peut avoir intérêt à l’insurrection et à la révolution, et même si quelqu’un est dans ce cas, il n’aurait pas le pouvoir de les déclencher58.

30Outre Rome (avec son droit de vote modulé en fonction de la fortune, de l’âge et du domicile), Harrington relève avant tout, parmi les grands exemples pertinents pour sa propre époque, Venise – avec ses procédures complexes de désignation des chargés de fonction, associant l’élection et le tirage au sort –, la Suisse et les Pays-Bas. Pour Harrington, le principe de rotation, qui reposait sur une idée juste, avait été mis en œuvre de manière imparfaite à Athènes où le Conseil ne regroupait pas l’« aristocratie naturelle » des propriétaires fonciers et où le remplacement de tous ses membres au bout d’un an seulement ne permettait pas à cette instance d’acquérir une autorité suffisante pour juguler le peuple59. Lui-même envisage un système bicamériste composé d’un Sénat représentant les citoyens fortunés, institution qui s’inspire autant du modèle romain que du vénitien, et une deuxième chambre dite « Prérogative ». Alors que le Sénat doit concevoir des propositions de loi après une délibération détaillée, la décision de les adopter doit être prise au sein de la Prérogative, qui ne détient aucun droit de délibération ou d’initiative, et n’a d’autre possibilité que d’approuver ou de refuser. Cette séparation entre le débat et la décision a pour premier objectif d’exclure la démagogie qui sévit dans le modèle athénien (il cite Alcibiade)60. Harrington veut surtout, par le biais d’une agrarian law (une loi agraire) se rattachant aux lois romaines, mais préventive et plus efficace, obtenir une limitation des disparités de fortune dans la propriété foncière (il s’agit selon lui de la condition nécessaire pour homogénéiser les rôles de citoyen, de propriétaire foncier et de soldat). De son analyse de la marche de l’histoire sociale anglaise depuis l’époque des Tudors, il découle qu’une monarchie soutenue par une aristocratie héréditaire est devenue obsolète suite aux transferts de propriété dont ont bénéficié de nouvelles catégories, notamment dans la basse noblesse (gentry). Il veut stabiliser la situation acquise et s’en servir comme base pour sa république.

31Harrington ne veut pas miser sur la constitution effective et nouvelle d’une communauté « d’en bas », comme le prévoyaient les Agreements of the People de l’armée et des levellers61. Il ne lui reste donc plus qu’à espérer que le détenteur effectif du pouvoir assumera le rôle de législateur, abandonnant son pouvoir personnel une fois instauré un ordre durable. Oceana est le protocole fictif d’une fondation déjà accomplie. Harrington a dédicacé son œuvre à Cromwell. Celui-ci dit à ce propos qu’il n’échangerait pas contre un amas de papier le pouvoir, conquis à la force de l’épée, dont il avait besoin pour continuer à garantir la paix intérieure62. Au bout du compte, les expérimentations constitutionnelles de Cromwell en 1653 (Instrument of Government) et 1657 (Humble Petition and Advice) échoueront du fait que son octroi de Constitution n’aura même pas pu acquérir une légitimité dans le cadre restreint d’un statut d’organisation. Mais que l’on en soit arrivé aux premières constitutions écrites indique que les conceptions des levellers ont produit un effet – quoique limité.

32La révolution anglaise marque une rupture dramatique avec le passé et produit de nombreux concepts politiques nouveaux qui vont marquer de multiples manières la suite de l’histoire constitutionnelle européenne. Mais en Angleterre même, le choc déclenché notamment par les mouvements sociaux et religieux radicaux, aboutit en 1660 à la restauration du système traditionnel et, par là même, à une position particulière et unique à ce jour, à savoir celle d’un ordre politique qui a accompli des transformations fondamentales sur la base de continuités fictives et a renoncé à une constitution en tant que corpus de règles fixées dans un unique document écrit.

33Les textes de Harrington et de Sidney, dont les idées se prolongent au sein d’un courant crypto-républicain dans l’Angleterre du xviii^e siècle, auront avant tout une grande influence sur le débat constitutionnel américain. Le projet d’État de Harrington n’est pas seulement remarqué pour son imagination institutionnelle, mais aussi parce qu’il traite le problème de l’instauration d’un nouvel ordre global par un grand législateur, le premier depuis Moïse et Lycurgue63, législateur qui n’est pas ensuite autorisé à exercer un rôle effectif dans l’ordre constitué. Sa version du système bicamériste aura finalement aussi été à la base de la Constitution française de 179564.

34De l’interrègne anglais, on tire une conclusion opposée pour l’histoire politique des idées : une république ne peut subsister durablement dans un État de grandes dimensions, mais débouche nécessairement sur un règne quasi-autocratique exercé par le détenteur du pouvoir militaire. Pour les tenants de cette thèse, le meilleur exemple est Cromwell, dont le nom – comme celui de César – est devenu le symbole d’un système rejeté avec dégoût. Le modèle cyclique de Polybe semblait confirmé par les expériences modernes.

35Dans le contexte de la théorie de la constitution mixte, nous y avons déjà fait allusion65, on voit aussi émerger une nouvelle dimension du concept de démocratie. Alors que celui-ci incarnait généralement une participation directe de tous les citoyens aux processus essentiels de la décision politique, « l’élément démocratique » de la constitution mixte est identifié à certaines institutions – des éphores et tribuns de l’Antiquité jusqu’aux assemblées des ordres et aux parlements des temps modernes –, institutions dont on considère que le but est de représenter de manière spécifique les intérêts du peuple. En cela, on anticipe partiellement le concept moderne de « représentation », dans le sens d’une représentation juridiquement valable de la totalité des citoyens, sans que cela ait toutefois un effet de retour sur la conception de la démocratie.

ALTERNATIVES À L’ARISTOTÉLISME

36Le recours constant aux exemples et théories issus de l’Antiquité ne signifie pas que les prémisses de la tradition républicaine antique aient été unanimement acceptées. Avec Le Prince de Machiavel et la littérature italienne qui se consacra après lui à la « raison d’État », on voit passer au premier plan la réflexion sur les techniques à appliquer pour conserver le pouvoir, quitte à faire l’économie des principes éthiques. Après l’expérience des guerres de religion, Juste Lipse revient notamment, à la fin du xvi^e siècle, sur le début du Principat, régime lui aussi établi après une longue phase de guerres civiles. Il va chercher chez Tacite et Sénèque diverses citations sur le thème de l’utilitas publica [l’utilité publique (N.d.T.)] et du salus rei publicae [le salut de la république (N.d.T.)] justifiant que le pouvoir d’État ait, le cas échéant, recours à la transgression de l’ordre fixé par le droit pour assurer l’existence de la communauté66. Comme Le Prince de Machiavel est proscrit en raison de son immoralité, et que l’Église catholique l’a elle aussi mis à l’index, le rapport à l’Antiquité, sous la forme d’un « néo-stoïcisme », assume là encore une fonction de substitut.

37Au modèle dérivant de la conception antique, surtout aristotélicienne, de l’homme comme créature politique dans la communauté, et de la citoyenneté comme base de l’organisation politique, s’oppose, d’abord avec Bodin, puis surtout avec Hobbes, le développement d’une tout autre appréhension de la nature humaine : son énergie susceptible de détruire la communauté doit être bridée par la contrainte exercée par le pouvoir. Pour Hobbes, l’homme, à l’état de nature, est engagé dans une guerre de tous contre tous. Seule peut conjurer cette situation la conclusion d’un pacte qui soit à la fois contrat social et contrat de pouvoir. Par le truchement de ce contrat que les individus passent entre eux, on transmet au souverain tous les droits destinés à assurer la paix. Le souverain n’est pas partie prenante du contrat, mais il le favorise. Les sujets lui doivent, à lui et au droit positif qu’il a fixé, une obéissance absolue, mais seulement tant qu’il est en mesure d’exercer effectivement sa fonction protectrice67. La légitimation de l’ordre de l’État est fondée sur la garantie de la sécurité élémentaire, et non sur la réalisation de la justice et de la « vie bonne ». Selon Hobbes, la philosophie politique d’Aristote est par conséquent incompatible avec une conception rationnelle de l’État68.

38Dès lors que le pouvoir souverain requis pour garantir l’État doit être indivisible, il peut certes, selon Hobbes – comme déjà chez Bodin, qui s’est lui aussi référé à Tacite69 – exister un détenteur collectif de ce pouvoir suprême, mais pas une constitution mixte ; la tentative de la mettre en œuvre ne peut selon lui déboucher que sur l’anarchie. Grotius, en revanche, considère que souveraineté et constitution mixte sont par principe conciliables, mais il conteste l’adéquation du modèle de Polybe à Rome70. Dans le même temps, dans le contexte de la théorie de la souveraineté, la typologie traditionnelle des formes de l’État n’est pertinente que sous la forme d’un schéma à trois éléments, dès lors que la distinction entre les bonnes et les mauvaises expressions des formes essentielles est devenue caduque. Selon Hobbes, le retour à la tradition démocratique de l’Antiquité débouche sur le chaos, parce qu’il entraîne l’illusion d’une organisation de la communauté libérée de tout pouvoir. En réalité, dit-il, il n’y avait pas de liberté individuelle dans les républiques antiques, mais uniquement la liberté des États qui s’exprimait dans des guerres autodestructrices – de la même manière qu’à son époque, la guerre civile anglaise avait été déclenchée par des parlementaires grisés par les conceptions antiques de la liberté et de la démocratie71. Hobbes conçoit déjà sa traduction de Thucydide, en 1629, comme une mise en garde contre la démocratie et la démagogie72. Pour Hobbes, Thucydide est l’historien politique par excellence, même s’il n’a pas formulé de doctrines73. Robert Filmer, défenseur d’un absolutisme royal de légitimation divine (divine right of kings, le droit divin des rois) s’exprime dans le même sens que Hobbes pendant la Révolution anglaise. Selon Filmer, toutes les républiques antiques ont vécu des situations proches de la guerre civile et ce sont précisément les hommes politiques vertueux que l’on a écartés du chemin – entre autres au moyen de procès politiques74. Les textes de Filmer ne produisent toutefois d’effet que dans les années 1680, lorsque Algernon Sidney et John Locke s’attèlent à la réfutation de sa thèse75.

VARIANTES DU CONTRAT SOCIAL

39On trouve une tout autre conception du contrat social dans le mouvement en réalité démocratique – selon la compréhension qu’on en a eue ultérieurement, et non selon sa propre dénomination – des levellers pendant la Révolution anglaise76. Vers 1647-1649, ils exercent une influence considérable sur les conseils de soldats au sein de l’armée du Parlement, jusqu’à leur élimination par Cromwell lorsque, après l’exécution du roi, le Parlement (dit « croupion ») consolide son pouvoir. Les levellers lancent un débat public sur les fondements de l’ordre politique, une discussion qui n’avait jamais pris cette forme auparavant, du moins dans l’histoire anglaise, voire dans l’histoire occidentale, y compris celle d’Athènes. Ils revendiquent un contrat social et une constitution écrite (agreement of the people, « agrément du peuple »), la garantie de la liberté de foi et de conscience, l’incompatibilité de la fonction et du mandat, des législatures de courte durée, une très large extension du droit de vote (pour les hommes) afin que même « l’homme le plus pauvre d’Angleterre » en dispose77. Au fil des débats, les levellers concèdent toutefois, à la demande de la direction de l’armée, l’exclusion des servants – les domestiques et les apprentis, sans doute pas l’ensemble des salariés – ainsi que les bénéficiaires de l’assistance aux nécessiteux. Cela correspond à peu près au critère « d’indépendance » qui sera requis pour avoir le droit de vote à l’Assemblée nationale allemande en 1848, critère qui laissait lui aussi une certaine marge d’interprétation78. Compte tenu du fait que les levellers revendiquent un élargissement du suffrage, qui ne sera cependant pas acquis en Grande-Bretagne avant la fin du xix^e siècle, le débat lancé dans les années 1960 sur les limites de leur conception de la démocratie79 est largement anachronique ; il présente, en cela, des parallèles structurels avec une partie de la discussion récente sur la démocratie athénienne80.

40Pour la première fois sans doute, depuis l’époque de la démocratie athénienne, la participation politique à droits égaux de (presque) tous les citoyens est donc élevée au rang de programme politique. Les levellers fondent toutefois l’essentiel de leurs postulats sur une conception de l’égalité qui remonte aux origines du christianisme, sur la théologie de l’alliance et les traditions antimonarchiques de l’Ancien Testament, sur l’invocation des libertés de l’ancienne Angleterre – mais désormais interprétées comme des droits individuels – et sur l’existence de droits intangibles conférés par Dieu. Il n’y a aucune référence à la démocratie antique – même si la profonde méfiance éprouvée à l’égard de tous les titulaires de fonctions présente un parallèle structurel avec le modèle athénien. Le « communisme pratique », pour reprendre les termes d’Eduard Bernstein81, des true levellers ou diggers, qui voulaient reprendre les anciennes terres communales pour les rendre à l’utilisation collective, se fondait lui aussi sur les traditions chrétiennes. Cela n’exclut pas que des levellers de premier plan, disposant d’une certaine culture, aient aussi pu à l’occasion se référer aux traditions républicaines de l’Antiquité82. Mais on peut difficilement ramener globalement l’égalitarisme politique et social des levellers à cette source. Que le « propagandiste en chef » de Cromwell, Marchamont Nedham, ait lancé en 1650 une polémique contre les revendications des levellers utilisant d’antiques témoignages relatifs aux débordements du gouvernement du peuple83, ne dit pas forcément quelque chose sur l’origine de leurs idées.

41En dépit de leur échec pratique, les concepts des levellers joueront ultérieurement un rôle décisif dans la revendication d’une participation politique plus large et de législatures plus courtes au Parlement, ou encore (pour employer un anachronisme) de la « démocratisation », autant de revendications qui allaient traverser tout le reste de l’histoire anglaise. On en retrouve le contenu et, partiellement, la forme dans les programmes politiques du mouvement ouvrier anglais (« mouvement chartiste ») de la fin des années 1830, qui les formulèrent dans des People’s Charters, des pétitions de masse qu’ils présentaient à intervalles réguliers au Parlement et que celui-ci rejetait sans débat.

42Ce modèle du pacte s’est avéré très fécond à divers niveaux. À la fin du xvii^e siècle, Samuel Pufendorf a, d’une part renouvelé l’idée d’une sociabilité (sociabilitas) naturelle de l’homme dans l’esprit de la tradition aristotélicienne et il a, d’autre part, considéré qu’il était nécessaire de rassembler les individus dans un ordre politique afin de dépasser les réalités précaires de l’état naturel en matière de garantie du droit et de la paix84. On ne l’atteindrait selon lui que par un contrat social passé entre les individus, auquel succéderait – une fois prise la décision sur la forme de gouvernement – un traité de souveraineté ou de soumission engageant l’autorité à travailler pour le bien commun et la sécurité publique, et les sujets à se montrer obéissants envers cette même autorité85.

43Pufendorf rend hommage à la démocratie où toutes les décisions importantes doivent être portées par les magistrats devant l’Assemblée du peuple, parce que c’est encore la meilleure manière de compenser l’abandon de la liberté et de l’égalité qui existe dans l’état de nature. L’attitude de Pufendorf à l’égard des formes constitutionnelles apparaît toutefois assez ambivalente ; on s’est en conséquence référé à lui pour défendre des positions divergentes. Mais pour sa propre époque, sa préférence va sans doute en définitive à la monarchie, considérée comme la forme de gouvernement la plus appropriée dès lors qu’elle assume une capacité d’agir, ce qui n’est pas assuré dans une démocratie. Les citoyens n’ont pas toujours la possibilité de se réunir, compte tenu de leurs obligations domestiques, ou forment des attroupements illicites, ou encore sont simplement abusés par la non-convocation d’une réunion. Sur ce dernier point, Pufendorf se réfère au récit de Thucydide selon lequel Périclès, au début de la guerre du Péloponnèse, avait fait suspendre l’Assemblée en raison de la critique qu’elle avait émise sur sa stratégie86.

44Spinoza a lui aussi exposé, dans ses textes politiques, l’idée qu’un ordre dans lequel les intérêts et les passions des gouvernants et des gouvernés sont également subordonnés au bien commun – par des mesures institutionnelles, et non par attachement à la vertu – est en principe réalisable au sein de chacun des trois types de constitution, mais ne l’est dans une monarchie que lorsque ses pouvoirs sont fortement restreints. Spinoza était un adepte du républicanisme néerlandais, dirigé contre le rôle quasi-monarchique des Orange ; ce mouvement républicain provoqua entre 1651 et 1672 l’abrogation du rôle de gouverneur général (Stadhouder) attribué à cette famille, un rôle qui équivalait selon les républicains à une dictature romaine et provoquerait au bout du compte l’instauration d’un nouveau César87. Globalement, pour Spinoza, il est préférable d’avoir une démocratie, car c’est elle qui correspond le mieux au principe de la liberté naturelle des hommes88. Intervient ici sa conception d’une forme spécifique de démocratie, la théocratie en vigueur dans « l’État des Hébreux » avant l’établissement de la royauté en Israël. L’état de nature, après la sortie d’Égypte, a été dépassé par le pacte avec Dieu ; le fait de confier le pouvoir au seul Dieu unique excluait les rapports de commandement au sein de la société89. Mais on ne peut dire quelle forme concrète aurait pris, pour lui, la démocratie à sa propre époque, par comparaison avec le modèle antique : Spinoza n’a pu terminer avant sa mort en 1677, la section de son Tractatus politicus portant sur cette question. La mise en valeur du principe fédéral comme moyen de garantir la liberté, indique cependant, y compris chez Spinoza, une distance considérable à l’égard de l’Antiquité90. Au début du xvii^e siècle, le fait que les Néerlandais se soient identifiés aux Bataves libres qui, en 69-70 ap. J.-C., avaient osé s’insurger contre Rome, ce qui leur avait valu l’estime de Tacite91, a servi chez Grotius92 et d’autres à justifier la sécession de l’Espagne et à légitimer une république de nature aristocratique. On se rattacha une fois encore à ce mythe entre 1795 et 1896, lorsque le système instauré après l’invasion française prit le nom de « République batave ».

45John Locke montre de manière fondamentale, quoique sans référence concrète à l’Antiquité, que le contrat social peut déboucher sur la constitution d’une perfect democracy où les citoyens exercent collectivement le pouvoir législatif. Mais dans le même temps, il souligne que des motifs pratiques compliquent la mise en œuvre de ce principe et débouchent de surcroît sur une grande instabilité, de sorte qu’il faut clairement préférer le transfert de cette compétence à des corps représentatifs93.

46Jusqu’à une date tardive du xvii^e siècle, se forme un agrégat issu d’une part de l’usage de diverses traditions de l’Antiquité et considérées comme des ressources de légitimation des conceptions politiques et, d’autre part, du développement d’autres modèles de structure sociale, différents sur le principe et rejetant les modèles antiques, que l’on peut encore déceler au cours de l’époque suivante. Durant le xviii^e siècle émerge un nouveau discours sur l’Antiquité – parallèlement aux débats plus anciens qui demeurent – dans lequel on place au premier plan la relation entre ordre politique et capacité de développement économique.