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Histoire et structure de la démocratie athénienne

p. 15-67


Texte intégral

1Nous présenterons dans les pages qui suivent quelques traits fondamentaux de la démocratie athénienne, sous une forme sommaire et en nous fondant sur l’état actuel des connaissances. Celles-ci reposent sur le travail d’une recherche spécialisée qui s’est développée depuis le xixe siècle et s’est peu à peu affinée en faisant appel à la totalité des sources (y compris les inscriptions). À cela s’ajoute le fait qu’un texte aristotélicien consacré à la Constitution des Athéniens, qui brosse dans sa première partie historique un tableau critique de l’évolution ayant mené à la démocratie, mais propose, dans une deuxième partie, un exposé systématique, détaillé et impartial des règles et procédures complexes de la fin du ive siècle av. J.-C., n’est redevenu accessible qu’après les années 1890, lors de sa découverte sur un papyrus. Il existe dès lors un clivage avec la perception d’Athènes telle qu’on la trouve dans l’histoire de la réception1, qui s’est longtemps opérée sur la base de sources hautement sélectives. Même après le début de la recherche spécialisée, des clichés ont survécu dans la culture générale et dans la rhétorique politique qui s’en est inspirée, clichés qui ont imprimé leur marque sur le discours général à propos de la démocratie athénienne.

2Le présent exposé tiendra compte de cette histoire de la réception, dans la mesure où il insistera tout particulièrement sur les thèmes qui ont toujours déclenché de singulières controverses à propos de la démocratie athénienne.

ATHÈNES – UN CAS PARTICULIER DANS LE MONDE GREC

3À partir du viiie siècle av. J.-C., le monde grec s’étend de la Grèce continentale et des îles de l’Égée jusqu’aux côtes d’Asie mineure, à la Sicile et à l’Italie méridionale. Il est essentiellement composé de cités-États (poleis) qui représentent des associations autonomes de citoyens. Pour la seule Grèce continentale et pour l’Égée, on peut tabler sur environ 700 poleis. La majeure partie d’entre elles dispose d’un territoire de 50 à 100 km² seulement, et regroupe entre 500 et 1 500 citoyens (adultes et de sexe masculin). La polis comprend un centre urbain (avec un espace de rassemblement, un bâtiment pour le conseil et pour les magistrats, des temples) et un arrière-pays, l’ensemble formant une unité de droit. C’est la différence fondamentale avec les villes médiévales et avec les villes-républiques dans lesquelles le statut de citoyen est lié à la résidence dans la ville – en tant que condition nécessaire, mais non suffisante.

4Dans le cas d’Athènes, l’ordre de la cité-État s’étend à toute l’Attique, c’est-à-dire à une surface de 2 550 km², ce qui correspond à peu près aux dimensions de la Sarre ou du grand-duché de Luxembourg. Il n’existe pas de données exactes sur le nombre de citoyens ou d’habitants. On ne peut se livrer à des évaluations que sur la base de chiffres épars, par exemple sur les levées militaires à Athènes, qui ne recensent toutefois que la partie des hommes capables de s’équiper eux-mêmes pour devenir hoplites dans l’infanterie. Le nombre des hommes adultes jouissant de la totalité des droits politiques pourrait avoir culminé autour de 60 000, peu avant le déclenchement de la guerre du Péloponnèse, en 431 av. J.-C. Le nombre total d’habitants est encore plus difficile à évaluer, dans la mesure où il intègre les femmes et les enfants des citoyens, les étrangers résidents (métèques) et les esclaves des deux sexes ; il pourrait se situer entre 300 000 et 400 000 (selon les estimations les plus généreuses).

5L’unification politique de l’Attique est réalisée de bonne heure, vraisemblablement au cours du xe siècle av. J.-C. ; la tradition athénienne l’attribue au roi Thésée. Il s’agit de la constitution d’un centre politique, et non pas de la domination d’une ville sur un territoire environnant et peuplé de sujets, comme cela s’est produit à Sparte qui, au fil d’un long processus, a instauré une domination d’abord sur les territoires voisins de la ville, puis sur de grandes parties du Péloponnèse. Tout l’ordre constitutionnel et social de Sparte, que l’on a interprété rétrospectivement comme l’œuvre homogène du grand législateur Lycurgue, a finalement été conçu, au terme de réformes longues et complexes, pour que les Spartiates puissent être des guerriers à plein temps et prolonger cette domination sur des territoires soumis à leur sujétion et sur leur population tenue en esclavage collectif, les « hilotes ». On y trouve en outre des « périèques », des hommes libres vivant dans des communes dotées d’une certaine autonomie administrative, qui doivent effectuer un service militaire au profit de Sparte, sans disposer pour autant de droits politiques.

SOLON, LE LÉGISLATEUR

6Aux viie et vie siècles av. J.-C., émergent à Athènes des phénomènes de crises analogues à ceux rencontrés dans nombre d’autres poleis. Les tensions se multiplient entre une classe dirigeante noble et la grande masse composée de paysans qui souffre de l’insécurité juridique et de l’endettement – avec ses éventuelles conséquences judiciaires : la mise en servage pour dettes et la vente en esclavage. Ces tensions mènent Athènes au bord d’une guerre civile et lui font courir le risque de voir s’instaurer un pouvoir autocratique illégitime, la tyrannie. En 594, vraisemblablement, on confie donc à Solon une mission « d’arbitre » pour laquelle on lui accorde les pleins pouvoirs législatifs. Son pouvoir de législateur repose d’abord sur un consensus, quel qu’ait pu être le détail de sa mise en œuvre. Solon aurait ensuite exigé que les Athéniens prêtent serment de ne pas modifier ses lois pendant dix ans2. Cela implique que l’ordre juridique était, en principe, susceptible d’être modifié par le biais de la loi. Cela n’aurait cependant pas été le cas si elle avait eu une validité d’un siècle, comme l’affirme l’une des traditions3.

7Solon ne se contente pas de fixer et de développer partiellement le droit traditionnel ; il entreprend en outre une réorganisation constitutionnelle au terme de laquelle les droits politiques, bien qu’échelonnés selon quatre classes censitaires, concernent tout de même tous les citoyens. L’introduction d’un ordre censitaire ne change rien au rôle dirigeant de la classe supérieure ; il ne définit cependant pas l’appartenance à cette catégorie sous la forme d’un statut héréditaire, mais le rattache à la capacité économique et militaire. On donne un rôle plus important à l’Assemblée, au sein de laquelle les magistrats sont élus par tous les citoyens selon le principe de l’égalité des suffrages ; cette Assemblée est aussi une instance d’appel auprès de laquelle les citoyens peuvent déposer un recours contre des mesures prises par les magistrats.

8Mais surtout, Solon interdit la réduction en esclavage de la population indigène. Avec cette restriction, le fait d’appartenir à la classe des citoyens prend sa valeur spécifique : une garantie de liberté personnelle. Cette décision aura une conséquence à long terme : les besoins en main-d’œuvre sont désormais couverts par l’importation d’esclaves.

9Les Athéniens, notamment au ive siècle, considèrent Solon comme le « père de la démocratie ». Ce terme n’est cependant pas encore en usage à son époque ; le mot-clef est celui d’eunomia (« bon ordre »), que l’on peut atteindre ou manquer ; on n’envisage pas encore d’alternative en matière de politique constitutionnelle. Solon souligne cependant avec force le principe de la responsabilité de tous les citoyens dans le destin de la communauté, dont le bien-être dépend du comportement de chacun et non de la volonté des dieux.

LA TYRANNIE DES PISISTRATIDES

10À long terme, les réformes de Solon ne peuvent empêcher que s’instaure à Athènes aussi une tyrannie, celle que Pisistrate exerce entre 561 et 527 av. J.-C., avec des interruptions. Pisistrate n’abolit pas les institutions existantes, mais confie les postes principaux à ses hommes de confiance4. Dans les documents de l’Antiquité, Pisistrate a relativement « bonne presse », d’une part à cause des mesures qu’il a prises pour soutenir les petits paysans, d’autre part en raison de sa politique de construction, de l’instauration ou du financement plus généreux des fêtes panathéniennes, en particulier des panathénées en l’honneur de la déesse de la ville, Athéna. Ces mesures nourrissent la conscience d’appartenir à la polis et pas seulement, justement, aux structures de taille inférieure.

11Seule la dernière phase du pouvoir autocratique de ses fils est ressentie comme oppressante. L’un d’eux est assassiné en 514, le deuxième est chassé en 510 avec l’aide de Sparte. Les deux auteurs de l’attentat de 514, Harmodios et Aristogiton, qui payeront leur acte de leur vie, sont célébrés à Athènes, après la fin de la tyrannie, comme des héros de la liberté. On dresse sur l’agora des statues des tyrannicides et l’on ne cessera, par la suite, d’invoquer leur acte libérateur ; leurs descendants bénéficieront même de diverses mesures honorifiques. Ce culte pousse les historiens Hérodote et Thucydide à affirmer au contraire, à la fin du ve siècle, que l’assassinat de l’un des Pisistratides n’a nullement mis un terme à la tyrannie et qu’Harmodios et Aristogiton n’ont fait qu’accomplir un acte de vengeance à motivation privée. Cela n’empêche cependant pas la tradition d’en faire des héros de la liberté, procédé qui présente l’avantage d’occulter le rôle de Sparte dans la fin du pouvoir des Pisistratides, et de laisser croire que les citoyens se sont libérés eux-mêmes5.

12Se définir constamment comme un ordre de droit par opposition à la tyrannie, synonyme de pouvoir arbitraire échappant à tout contrôle, coïncide en outre avec l’idée que la démocratie se fait d’elle-même. Cela s’exprime aussi dans les formules sempiternelles maudissant tout tyran potentiel : dans le serment des conseillers, à l’ouverture de l’Assemblée et lors des fêtes publiques.

LES RÉFORMES DE CLISTHÈNE

13À la fin de la tyrannie, lorsqu’une lutte de pouvoir éclate au sein de l’aristocratie, Clisthène parvient à s’imposer en mettant de son côté le gros des citoyens et en menant en 508-507 une réforme de grande ampleur. Elle est centrée sur la réorganisation des classes de citoyens selon un schéma rationnel. Des sous-divisions en phylai (la traduction de ce terme par « tribus » est approximative) ont existé dans toutes les poleis grecques. Elles permettent d’organiser le service militaire et la levée des impôts destinés à financer les dépenses de l’État, et plus précisément les frais entraînés par l’armée. Une phylè satisfait en outre au besoin d’appartenir à un groupement considéré comme une communauté de lignage remontant à un héros fondateur.

14Le nouvel ordre instauré par Clisthène s’articule autour de la répartition des circonscriptions, les « dèmes », entre les phylai. Le terme de demos désigne aussi bien ces groupements que l’ensemble du peuple. Selon une tradition antique, il y aurait eu soit 170, soit 174 dèmes6 ; la documentation épigraphique pour le ive siècle aboutit à un nombre inférieur, soit 133, soit 139 dèmes. Ceux-ci existent certainement déjà en grande partie sous forme de communautés rurales. Mais on y ajoute une innovation essentielle : la division en circonscriptions est alors étendue à la ville d’Athènes, qui ne jouit d’aucune espèce de statut spécial au sein de la communauté constituant l’État. En mettant en œuvre ce regroupement en dix nouvelles phylai, chacune rassemblant des dèmes de la région urbaine, de la région côtière et de l’arrière-pays, on fait en sorte que chaque phylè représente une coupe transversale à travers les trois régions et que chaque région soit représentée dans chaque phylè. Les dèmes ont en charge la tenue des listes de citoyens, les phylai l’organisation de la levée militaire. Chacune des dix phylai envoie cinquante délégués au Conseil des Cinq-Cents nouvellement institué ; au sein de ces émanations des phylai, les différentes communes sont, quant à elles, représentées en proportion du nombre de leurs citoyens. Beaucoup de dèmes ne fournissent qu’un ou deux conseillers, certains plus de dix, le maximum étant atteint par un demos de vingt-deux conseillers. Ces quotas sont immuables puisque l’appartenance aux dèmes est héréditaire ; même celui qui s’installe dans une autre commune de l’Attique reste inscrit dans sa localité d’origine.

15Selon une phrase lapidaire d’Hérodote, Clisthène a « institué les phylai et la démocratie7 ». Le rapport entre l’un et l’autre n’apparaît pas au premier regard. L’efficacité de cette règle extrêmement ingénieuse tient au renforcement mutuel de deux tendances qui auraient tout à fait pu se contrecarrer dans d’autres circonstances : la consolidation du lien avec une communauté d’origine et, dans le même temps, la pérennisation de la participation politique au niveau de l’ensemble de l’État.

16Composées de manière artificielle, les phylai rassemblent sur un plan concret – dans la levée militaire et dans le cadre du Conseil des Cinq-Cents – des hommes de régions différentes dont le seul point commun est leur qualité de citoyens. Ainsi s’établissent, au niveau de l’ensemble de l’État, de nouvelles structures de communication et de solidarité dont seule l’aristocratie a jusqu’alors disposé.

17Les dèmes, simples communautés d’habitation, sont élevés au statut d’entités collectives dotées d’une existence juridique. Ils sont pourvus de leurs propres magistrats, disposent de leur propre patrimoine, organisent quantité de fêtes et de cultes, parfois en lien avec les manifestations de la polis, parfois indépendamment de celles organisée par l’État. Elles constituent le lieu où les citoyens font l’expérience immédiate de la communauté et peuvent s’exercer à administrer leurs propres affaires. Dans l’assemblée de la communauté locale, même des gens simples sont en mesure d’exprimer directement une approbation ou des exigences ; peuvent aussi y prendre la parole ceux qui n’auraient jamais osé le faire lors de la grande Assemblée du peuple à Athènes, en raison de la plus grande complexité des questions traitées, de l’anonymat des participants et de la domination des orateurs expérimentés.

L’OSTRACISME

18Il existe deux traditions divergentes à propos de l’introduction de l’ostracisme. Selon une première version, Clisthène aurait introduit cette forme de bannissement par un vote de l’Assemblée, mais elle n’aurait été appliquée pour la première fois qu’en 488-487, afin de mettre à l’écart un parent des Pisistratides. Selon une autre source, cet instrument n’aurait été inventé qu’à l’occasion de sa première application, au cours de l’année susmentionnée8. Comme il n’existe pas de « meilleure » tradition du point de vue de la critique des sources, le choix de la plupart des chercheurs entre ces deux versions repose sur des réflexions concernant les probabilités objectives : les uns concluent, en se fondant sur l’objectif supposé (à savoir empêcher une nouvelle tyrannie), que cette règle est un élément du nouvel ordre de Clisthène ; les autres développent l’argument selon lequel il est totalement invraisemblable qu’après avoir inventé un instrument aussi radical, on attende vingt ans pour l’utiliser. La seule chose certaine paraît être la date de sa première mise en application : 488-487.

19Les sources s’accordent pour supposer que le bannissement a pour but de prévenir une nouvelle tyrannie ; ce serait pour cette raison que les premières mesures auraient touché des personnes soupçonnées d’être liées à la famille déchue des Pisistratides ou aux Perses, qui soutenaient un retour des Pisistratides. Ce contexte initial n’est cependant plus une explication suffisante dès lors que l’on étudie les fonctions que cette procédure remplit à long terme.

20Le système de l’ostracisme prévoit que, chaque année, un homme – mais justement : un seul – peut être forcé, par une décision du peuple, à quitter le pays pour dix ans sans qu’une procédure judiciaire formelle ait été lancée contre lui. C’est un exil honorable, et le fait d’être chassé du pays n’entraîne pas la confiscation des biens, ce qui signifie que la mesure ne touche pas le groupement familial. Une fois écoulé ce délai de dix ans, le banni peut revenir et recouvrer aussitôt la totalité de ses droits civiques, y compris l’accès à toutes les magistratures.

21À une date déterminée, l’Assemblée doit décider si elle entend prononcer un ostracisme. Si la majorité se prononce en faveur de l’adoption de cette mesure, on organise à une date fixe, là encore, environ deux mois et demi plus tard, un vote dans lequel chaque participant – sans débat ni même discours d’accusation ou de défense – doit indiquer sur un ostrakon, un tesson de terre cuite, le nom de la personne à bannir. Doit partir celui dont le nom réunit le plus de voix lors de ce « vote négatif ». Il faut pour cela qu’au moins six mille suffrages soient exprimés ; pour une partie de la tradition, ce chiffre désigne le nombre total des votants, mais pour une autre, il indique le nombre de voix qui doivent se porter sur le nom de l’homme à bannir9. Si la plupart des chercheurs se sont prononcés en faveur de la première de ces options, c’est que, dans le cas contraire, le quorum de participants aurait été tellement élevé que des ostracismes suivis d’effets auraient été pratiquement inconcevables (cf. ci-dessous, à propos du cas d’Hyperbolos). On doit toujours s’attendre à une dispersion considérable des voix car il n’existe pas de « liste de candidats » donnée à l’avance, et chacun peut aussi s’offrir le plaisir de désigner un voisin qu’il n’apprécie pas.

22On peut comprendre l’ostracisme comme un ingénieux moyen de régulation. D’une part, on évite une situation dans laquelle on ne peut apporter la preuve des aspirations à la tyrannie qu’après le moment où la personne concernée a tenté de l’imposer, c’est-à-dire trop tard ; les délais immuables établis pour cette procédure empêchent cependant une réaction rapide à un danger aigu. Par ailleurs, on limite les torts causés à ceux que l’on écarte sur un simple soupçon et l’on évite surtout des confrontations entre des groupes importants de personnes, affrontements susceptibles de déboucher sur des expulsions par la force. Le vote annuel portant sur la nécessité de prononcer un ostracisme fait apparaître les possibilités de contrôle dont disposent les citoyens envers des aristocrates susceptibles de devenir trop puissants, y compris dans le cas où l’on vote contre cette mesure. En l’état actuel des connaissances, le bannissement a été prononcé dans environ une douzaine de cas. Ce qui est frappant, c’est que les personnes concernées acceptent cette décision et ne tentent pas de se défendre par la force, comme on pourrait s’y attendre de la part d’aspirants à la tyrannie.

23Avec le temps, l’ostracisme est de plus en plus souvent appliqué à un moment où aucune tyrannie n’est à craindre (ce qui n’implique pas que ce thème ait disparu de la rhétorique politique) et où il existe seulement une situation de concurrence entre des hommes qui, par leur autorité et leur rhétorique, se disputent un rôle informel de dirigeants au sein de l’Assemblée.

24Pour qu’une majorité de celle-ci se prononce en faveur d’un ostracisme, il faut nécessairement qu’une certaine hostilité ait été créée, avant cette première décision, contre des « candidats » potentiels. Cette campagne s’intensifie ensuite jusqu’au vote définitif, ne serait-ce que pour inciter un nombre suffisant de citoyens en provenance de tout l’Attique à venir y participer. Les ostraca trouvés au cours de fouilles pourraient laisser penser qu’il y a eu parfois des campagnes organisées. On a ainsi découvert sur un site de nombreux tessons sur lesquels les mêmes mains ont écrit le nom de Thémistocle. On a aussi pu profiter, en de telles occasions, du fait que de nombreuses personnes ne savaient pas vraiment écrire. Les intérêts de scribes professionnels qui auraient spéculé sur l’identité de la victime vraisemblable ont, eux aussi, pu jouer un rôle.

25Lorsque l’ostracisme vise à trancher entre deux hommes politiques rivaux, c’est celui qui arrive deuxième dans les faveurs du peuple qui doit s’en aller. On peut en tout cas discerner l’impact de ce mécanisme au cours de la période qui suit 480. L’ostracisme est alors en règle générale le point culminant d’un duel entre deux protagonistes de premier plan. La décision populaire concernant des personnalités politiques permet à un homme auquel le peuple accorde sa confiance de conforter son pouvoir, de maintenir le cap choisi, surtout en politique extérieure ou bien, le cas échéant, de changer clairement d’orientation. Dans le cas contraire, compte tenu des fluctuations de la participation et du comportement électoral, par principe imprévisible – puisqu’il n’y a pas de regroupements sous forme de partis –, l’Assemblée pourrait être tentée de revenir sur des décisions déjà prises. Si, en revanche, les hommes politiques dominants avaient été des tyrans en puissance, le renforcement de l’influence du plus fort aurait inévitablement eu un effet contre-productif.

26La dernière application de cette mesure montre que l’ostracisme a changé de fonction au cours du ve siècle. En 416 ou 415, un vote de ce type se met en place pour choisir entre Nicias, qui défend le principe d’une certaine retenue dans la politique extérieure d’Athènes, et Alcibiade, qui prône une ligne agressive. Tous deux trouvent cependant un terrain d’accord et parviennent à mobiliser leurs partisans – nous ignorons hélas comment – de telle sorte que ce soit un troisième homme, répondant au nom d’Hyperbolos, qui subisse l’ostracisme. Une telle issue serait difficilement concevable s’il fallait réunir six mille voix contre une personne. Mais si les voix se concentrent sur trois « candidats forts », et en y ajoutant divers suffrages épars, il est bien possible que deux mille voix contre Hyperbolos aient suffi. Celui-ci était certes, alors, et certainement depuis un certain temps, un personnage de premier plan : il est mentionné dans une pièce écrite par Aristophane en 424. On a toutefois considéré son bannissement comme un abus – précisément parce qu’il n’impliquait aucune décision concernant une orientation politique10. Formellement, l’ostracisme ne sera pas aboli. Jusqu’à la fin de la démocratie, on décidera chaque année, au sein de l’Assemblée, s’il faut ou non organiser un vote de ce type. Mais après l’épisode d’Hyperbolos, aucun individu ne sera plus banni par cette voie. On peut tout au plus spéculer sur le fait que l’on a mis de nouveaux obstacles à une décision de bannissement, mais on n’en trouve aucun indice clair dans les textes.

VERS LA DÉMOCRATIE ACCOMPLIE

27Dans le domaine des évolutions institutionnelles, on relève en 487-486 un deuxième tournant, qui concerne le mode de désignation des magistratures supérieures, en particulier l’archontat. Cette année-là a lieu pour la première fois un tirage au sort des archontes parmi les candidats présélectionnés par le biais d’un vote. On doit supposer que chaque phylè propose dix candidats, dont un à chaque fois est tiré au sort. Ce procédé signifie que le peuple est plus fortement impliqué dans le processus électoral qu’autrefois, lorsque les membres des élites traditionnelles se présentaient eux-mêmes aux suffrages. Les conditions censitaires d’éligibilité ont vraisemblablement été abaissées, sans quoi l’on aurait difficilement eu suffisamment de candidats. Pour les candidats, l’introduction de cette procédure a peut-être limité l’ampleur de la conflictualité ; il est possible que perdre au cours de ces tirages au sort ait été, pour certains, plus facile à supporter que le fait de ne pas sortir vainqueur d’une élection. Mais cela ne peut plaire aux hommes politiques ambitieux : on ne peut exclure, en effet, qu’ils n’arrivent jamais, sinon très tardivement, à cette fonction de haut rang et au statut de membre à vie au sein du conseil de l’Aréopage (cf. infra). C’est d’autant plus vrai que, vraisemblablement depuis 458-457, le choix des personnes désignées pour exercer cette magistrature ne se fait plus que par un (double) tirage au sort, et qu’on l’ouvre simultanément aux membres de la troisième classe censitaire.

28Dès lors, ceux qui s’efforcent d’obtenir des responsabilités et des honneurs administratifs – l’année administrative porte tout de même le nom de l’archonte occupant le rang le plus élevé –, et qui veulent de surcroît prendre une part active à l’orientation politique se font nommer parmi les dix stratèges, les commandants de la conscription militaire. La désignation à ces fonctions passe par un véritable vote. En occupant ce poste de stratège, on prouve ses capacités militaires autant que ses qualités de direction politique. Les deux sont de plus en plus liées depuis qu’Athènes, au début du ve siècle, est entrée dans la grande politique internationale, dans le champ de gravitation de l’empire perse.

29Avec Clisthène, et au cours des premières décennies qui suivent ses réformes, on installe les bases de l’évolution qui mènera à la démocratie. Mais on n’emploie pas encore ce terme, vraisemblablement apparu après les années 470, au cours du dernier tiers du ve siècle qui fournit ses occurrences les plus anciennes ; il sera aussi utilisé dans un sens polémique, par référence à la deuxième signification de demos, celle de « bas peuple » ou « populace », et non de « l’ensemble des citoyens11 ». Depuis Clisthène, ou peu après lui, on parle d’isonomia, dans le sens de l’égalité devant la loi, peut-être aussi déjà d’égalité dans la participation politique. L’isonomie est et reste l’idéal justement revendiqué par la démocratie accomplie, mais ce concept a aussi pu être utilisé pour des systèmes politiques plus circonscrits, dans la mesure où ils reposaient sur la constitution d’un « État de droit12 ». L’égalité politique découle à long terme de l’importance croissante prise par l’Assemblée, un processus étroitement lié aux succès obtenus à l’extérieur : les victoires grandioses sur les Perses – près de Marathon (490 av. J.-C.) et au cours de la bataille navale de Salamine (480) – et la construction dans l’espace égéen d’un système d’alliance orienté, à l’origine, contre la Perse (« la ligue de Délos », selon notre terminologie moderne). De nouveaux champs d’action s’ouvrent ainsi aux Athéniens ; le cadre dans lequel ils se déploient couvre toutes les zones côtières de la mer Égée, y compris le passage vers la mer Noire. L’organisation du système d’alliances et de pouvoir, l’établissement et la collecte des tributs des États-membres (ils sont plus de deux cents), sous forme de mise à disposition de bateaux de guerre ou de compensations financières, requièrent une quantité de mesures administratives, diplomatiques et, le cas échéant, militaires. La concentration du potentiel militaire sur la flotte rend nécessaire des efforts d’armement durables, et l’on ne peut les mener sans l’aide d’instances publiques. La constitution des équipages des navires exige une mobilisation de nombreux groupes de citoyens, y compris désormais, les classes pauvres ne détenant pas de propriété foncière (les « thètes ») ; il est, en effet, hors de question de les faire servir comme hoplites dans l’infanterie, où les soldats financent eux-mêmes leurs armes et leur cuirasse. Les navires ne sont pas de simples véhicules pour les troupes de combat : on les utilise aussi comme des armes dans les combats navals, pour éperonner les vaisseaux adverses, si bien que les rameurs peuvent se considérer comme des combattants à part entière.

30Le nombre et l’importance des décisions à prendre au sein de l’Assemblée ne cessent donc de s’accroître, tout comme la mobilisation politique, y compris parmi les citoyens des couches inférieures. Le principe de majorité devient ainsi une règle définitive ; celle-ci suppose l’existence de positions différentes au sein d’une même société, mais a aussi un effet pacifiant parce que la minorité du moment se considère comme liée par le résultat, dès lors que d’autres majorités peuvent apparaître au vote suivant. Il faut pour cela qu’il n’existe pas de groupe, au sein de la société, en position de minorité structurelle (ou se percevant comme telle), dont les intérêts soient régulièrement négligés par la majorité. Les transformations de l’ordre institutionnel renforceront ce phénomène.

31En 462-461, le conseil de l’Aréopage est privé de ses compétences politiques et cantonné à une fonction de tribunal habilité à statuer sur des affaires d’assassinat et de meurtre. En sont membres les anciens archontes qui, à l’expiration de leur année de fonction, entrent à vie dans cette instance. Le nombre moyen de ses membres se situe sans doute entre 150 et 200. Ce respectable conseil semble apparemment avoir exercé jusqu’alors une influence considérable, soit par des voies informelles, soit par les contrôles qu’il effectue sur les magistrats (y compris peut-être en menant des procès pour haute trahison). La restriction drastique de ses pouvoirs en faveur de l’Assemblée, du Conseil des Cinq-Cents et des tribunaux populaires, élimine de fait cette assemblée du processus de décision politique, alors que ses membres, sur la base de leur expérience, de leur autorité, et peut-être aussi de leur pouvoir social, disposent de compétences supérieures à la moyenne des citoyens représentés dans les autres institutions. Dans le même temps, les archontes perdent sans doute la présidence de l’Assemblée et du Conseil. Après cette date, leur principale mission sera la présidence – formelle – des tribunaux de jurés (voir infra, p. 50-51).

32La transformation de la culture politique apparaît aussi avec la mise en place d’inscriptions consignant les décisions de l’Assemblée et du Conseil, un système que l’on établit précisément à cette époque et qui – aussi faible que puisse être sa portée pratique pour la classe citoyenne – constitue en tout cas la preuve symbolique de la transparence et du caractère obligatoire des décisions prises dans ces institutions. Le fait qu’au ve siècle, on grave surtout dans la pierre des résolutions concernant la Ligue de Délos et les affaires financières (plutôt que les règles de modification de la Constitution ou le reste de la législation interne) révèle aussi la prédominance de la politique extérieure, militaire et financière.

33C’est au cours des deux premières décennies qui suivent la « chute de l’Aréopage » – laquelle entraîne de vives confrontations internes – que s’accomplit à Athènes l’avancée décisive vers la démocratie. Cela coïncide avec l’ascension de Périclès qui fut, depuis le milieu des années 440 jusqu’à sa mort en 429, la personnalité politique majeure à Athènes. Lors des réformes de 462-461 – et même si certains historiens assignent une date plus ancienne au début de l’action publique de ce grand homme –, il joue tout au plus un rôle marginal ; le véritable moteur est Éphialte, qui sera ensuite victime d’un attentat13.

34On associe Périclès à l’introduction des indemnités de fonction, ce spécialement pour la participation au tribunal populaire14. Cela pourrait s’être produit peu après la neutralisation de l’Aréopage, lorsque d’autres missions sont transférées aux tribunaux populaires. Les ressources qu’Athènes tire de la ligne de Délos créent certainement des marges de manœuvre financières nécessaires pour ces mesures. Au ive siècle, lorsqu’on ne disposera plus de ces moyens en provenance de l’extérieur, le système sera toutefois non seulement conservé, mais consolidé. L’un des motifs essentiels du paiement d’indemnités est le fait que, compte tenu du grand nombre de procès et de la taille des tribunaux (voir infra), il n’aurait pas été possible, sans cette mesure, de disposer en permanence d’un nombre suffisant d’hommes pour occuper les fonctions de juge.

35Nous ignorons hélas à quelle date précise on met en place les indemnités versées aux membres du Conseil, et peut-être aussi à une partie des magistrats. On voit à quel point nos sources sont limitées au fait qu’il faut attendre l’an 411 pour trouver une mention explicite des indemnités journalières versées aux membres du Conseil – c’est-à-dire à la date où l’on venait de les supprimer dans le cadre du bouleversement oligarchique15. La supposition selon laquelle cette mesure remonterait également à l’époque de Périclès est toutefois plausible. Avec l’introduction de ces indemnités, on marque une étape très importante, dans la mesure où l’on crée les conditions matérielles pour que le droit des citoyens à prendre part aux organes de décisions évolue vers une possibilité réelle d’y jouer un rôle actif. Il n’existe aucune obligation d’assumer des fonctions publiques ; le cas des juges arbitraux16 est une exception.

36Les indemnités journalières correspondent à peu près au salaire quotidien d’un ouvrier non spécialisé. Pour les riches, ce n’est pas particulièrement attrayant ; mais pour un homme issu d’un milieu modeste, ce n’est pas négligeable. Nous ne savons pas, au bout du compte, comment la charge et ses implications temporelles (cela vaut tout spécialement pour les membres du Conseil) d’une part, le dédommagement financier, de l’autre, influent sur l’attrait des fonctions publiques auprès des différentes catégories sociales. D’une manière générale, le fait de recevoir des subsides de l’État n’a à cette époque rien de déshonorant – contrairement à l’exercice d’une activité dépendante. Le rôle de juré pourrait avoir été plus attrayant dans la mesure où l’on n’y était pas soumis aux procédures de contrôle et de reddition de comptes, en usage dans les autres fonctions. La pièce d’Aristophane, Les Guêpes (comédie jouée en 422), peut donner l’impression que les hommes âgés éprouvent un certain penchant pour l’activité de juge – entre autres parce que les procès sont divertissants – et tirent des paiements de l’État une part considérable de leurs revenus. Même si, pendant les campagnes militaires, les hommes qui ne sont plus soumis aux obligations militaires à partir de soixante ans sont parfois surreprésentés, il ne faut pas surestimer cette possibilité. Étant donné la pyramide des âges de la population, ce groupe d’hommes n’a pas pu former le gros des six mille jurés annuels. La certitude de recevoir des paiements n’est que relative, puisqu’un juré qui se présente pour une journée de session du tribunal ne peut pas être certain d’être tiré au sort.

37Une institution « sœur » du paiement d’indemnités est le tirage au sort : l’attribution de postes par une procédure aléatoire au sein du groupe des citoyens qui remplissent les conditions formelles et déposent leur candidature. Cette procédure suppose qu’aucune connaissance spécifique n’était exigée pour assumer la plupart des fonctions publiques – sauf pour ce qui concerne les stratèges, divers autres commandements militaires et quelques hautes fonctions de l’administration des finances publiques, pour lesquels le principe de l’élection demeure en vigueur. En outre, quelques-unes des fonctions de trésorerie les plus élevées sont réservées aux membres de la première classe censitaire, ce qui constitue peut-être simplement le reliquat d’une ancienne réglementation.

38En principe, l’attribution aléatoire des fonctions peut aussi être couplée avec leur limitation à un cercle exclusif ; seule son extension à tous les citoyens en fait un instrument spécifiquement démocratique. On soulignera cette donnée dans une théorie plus tardive, en vertu de laquelle – ce qui est plutôt déconcertant pour un regard moderne – le tirage au sort apparaît comme un procédé typiquement démocratique, tandis que l’élection est une procédure typiquement oligarchique17. Là encore, nous marchons à tâtons quant aux dates et aux circonstances concrètes. La seule chose pour laquelle nous disposions d’un témoignage transmis directement est l’abolition du tirage au sort par les oligarques, en 411. Ce qui est sûr, c’est que le tirage au sort des membres du Conseil et d’une grande quantité de magistrats est solidement établi dans la seconde moitié du ve siècle. Ce sont quelque cinq cents conseillers et environ sept cents autres magistrats qui sont nommés de cette manière18. Ils ne peuvent occuper une fonction de ce type qu’une seule fois dans leur vie, deux dans le cas des conseillers. Les conditions censitaires fixées pour les membres du Conseil et la plupart des magistrats ont été tellement abaissées que tous peuvent les remplir, du moment qu’ils disposent du niveau de fortune requis – relativement modeste – pour obtenir le statut d’hoplite. L’usage que l’on en a fait dépend aussi des dépenses liées à l’exercice d’une fonction, et des sommes à engager susceptibles de dépasser les indemnités reçues. C’est vraisemblablement le cas pour les archontes, qui conserveront donc une certaine exclusivité sociale. La règle qui exclut la classe censitaire la plus basse n’a certes jamais été abolie, mais elle ne joue sans doute pratiquement plus aucun rôle au ive siècle, soit parce qu’on n’en vérifie plus l’application, soit parce que l’évolution économique a rendu caducs les seuils des catégories censitaires établies jadis par Solon19. Cela ne signifie cependant pas nécessairement que des hommes des catégories les plus basses parviennent effectivement à atteindre dans l’archontat.

Citoyens, métèques et esclaves

39C’est indiscutablement à Périclès que l’on doit la promulgation d’une loi sur les droits civiques en 451-450. À partir de cette date, ne peut plus être Athénien que celui dont les deux parents le sont. Savoir si cela suppose nécessairement une naissance au sein d’un couple légitime est un point de discussion. La différence essentielle avec la règle antérieure, sans doute davantage fondée sur la pratique que sur une législation, est qu’il ne suffit plus désormais d’avoir un père athénien : la mère joue à présent elle aussi un rôle décisif. Quand on est exclu des droits civiques, non seulement on ne jouit d’aucun droit politique, mais on ne peut pas non plus hériter d’une propriété foncière dans l’Attique, ou en acquérir une. La loi n’a pas d’effets rétroactifs (sinon limités), mais ses effets sur l’avenir sont considérables. Elle rend extrêmement peu attractifs les mariages entre Athéniens et non-Athéniens. Au ive siècle, on aurait prononcé une interdiction générale de ce type de mariages. Les nouvelles règles établies à partir du milieu du ve siècle ont sans doute touché tout particulièrement l’aristocratie traditionnelle, qui avait coutume d’entretenir des relations familiales bien au-delà des limites de sa propre polis. Cela étant dit, la présence des filles de métèques, des étrangers résidents qui étaient jusque-là des partenaires possibles pour les Athéniens de toutes les catégories, avait sans doute restreint les possibilités de mariage pour les jeunes filles athéniennes – un phénomène qui prend fin avec cette décision.

40Il est impossible de reconstituer dans le détail les motifs qui ont incité Périclès à adopter ces nouvelles règles, mais on peut considérer, d’une manière générale, qu’il s’agit de renforcer le lien avec la polis athénienne dans le cadre d’une concurrence avec d’autres loyautés. Si ce processus est associé à l’évolution vers la démocratie, c’est qu’un système dans lequel l’individu a de véritables droits à la participation politique et où le statut de citoyen va de pair avec des gratifications matérielles – indemnités journalières, distributions occasionnelles de céréales, attributions de terres dans les villes sous contrôle athénien, soutiens aux handicapés et aux orphelins de guerre – requiert des règles précises en matière d’appartenance à la citoyenneté et leur applique de manière plus restrictive que n’avaient tendance à le faire les aristocraties. À cela correspond aussi le fait que l’on n’a pas utilisé l’expression abstraite de « droits civiques », mais celle de « participation à la polis20 ».

41Le principe d’accès à la citoyenneté sur la base de la descendance signifie que les catégories inférieures de citoyens jouissent d’un statut garanti, parce que ce système exclut tout critère alternatif, comme la nécessité d’être issu d’une famille privilégiée, de disposer de propriété foncière ou d’être apte à servir dans l’armée ; il exclut aussi la limitation à un nombre maximal et prédéfini de personnes, l’exclusion de certaines catégories professionnelles ou même la possibilité, pour des magistrats, de prendre des décisions autonomes en matière de citoyenneté. Ces autres possibilités impliqueraient aussi la perte des droits civiques en cas de déchéance sociale. C’est précisément pour cette raison que, lors du rétablissement de la démocratie en 403, on remettra l’ancienne règle en vigueur : le critère de la propriété foncière envisagé à cette date aurait exclu cinq mille citoyens21. Le mythe de l’autochtonie des Athéniens, censés avoir formé depuis des temps immémoriaux un groupe fermé et homogène du point de vue culturel22, souligne d’une part cette prétention à appartenir à la communauté indépendamment de sa position sociale, et d’autre part une fermeture vis-à-vis de l’extérieur.

42À certains points de vue, la loi sur la citoyenneté a sûrement revalorisé le statut des femmes athéniennes : désormais, elles seules peuvent devenir mères de citoyens. Elles ont un mode d’appartenance spécifique à la communauté civique, mais celui-ci ne peut être appréhendé clairement en termes de catégories. Il n’existe pas de listes officielles de citoyennes – la forme féminine de ce mot apparaît dans des textes du ive siècle23 ; on voit en revanche à l’œuvre des mécanismes de contrôle social. Ce qui ne fait aucun doute, c’est que les femmes sont exclues de la participation aux institutions politiques. Cela ne peut guère surprendre, sauf à situer le début de l’Histoire au xxe siècle ap. J.-C. On peut se demander si les assemblées de femmes que met en scène Aristophane pourraient signifier plus que l’image comique d’un « monde à l’envers ». Même si cela devait indiquer l’existence d’un débat intellectuel sur la répartition des rôles entre les deux sexes, le sujet n’a en tout cas pas été mis à l’ordre du jour de l’agenda politique24. En revanche, les femmes et les filles de citoyens sont intégrées par de multiples biais aux cultes, aussi bien ceux de la polis athénienne que ceux des dèmes, en tant que prêtresses et participantes aux grandes fêtes, même si la tradition ne permet pas d’établir si elles pouvaient assister aux représentations théâtrales. Les citoyennes disposent de la même protection juridique que les hommes contre les mauvais traitements, la réduction en esclavage et la mise à mort. Dans la vie juridique quotidienne, elles sont représentées par un tuteur, généralement leur père ou leur époux. Les femmes n’ont pas de droit personnel à l’héritage. Il est plus facile de divorcer pour un homme que pour une femme, mais cette dernière en a aussi la possibilité. En cas de divorce, l’époux doit restituer la dot. Mais il est impossible de ramener à un dénominateur commun ce que tout cela signifie pour la situation quotidienne des femmes. L’idée que les femmes athéniennes ont été strictement tenues à l’écart de la vie publique est en tout cas une chimère que la recherche a aujourd’hui brisée.

43La conception plus rigoureuse du droit de citoyenneté signifie une séparation très nette avec les métèques, les étrangers installés durablement à Athènes. La cité a tout intérêt à ce qu’ils viennent, car on a besoin de main-d’œuvre dans l’artisanat, pour la construction des temples, les chantiers navals, etc., mais aussi pour fournir des équipages supplémentaires des navires – aux côtés des hommes recrutés dans les catégories inférieures de la population et parmi les mercenaires. La flotte athénienne regroupe dans la seconde moitié du ve siècle entre deux cents et trois cents navires, dont chacun requiert un équipage de deux cents hommes. Même si tous les vaisseaux ne sont pas toujours engagés, les citoyens ne suffisent pas à en assurer le fonctionnement.

44La position des métèques est ambivalente ; d’un côté, ils subissent une discrimination juridique par rapport aux citoyens ; de l’autre, ils disposent d’un statut nettement meilleur que celui des autres étrangers. Selon toute apparence, il n’existe pas, dans d’autres poleis, de statut réservé aux « étrangers » résidents qui soit comparable à celui des métèques athéniens. La démarcation avec la classe des citoyens prend une forme concrète avec la capitation à laquelle sont soumis les métèques, un impôt qu’il faut vraisemblablement payer chaque mois, ce traitement spécifique étant ainsi renforcé par la répétition. Quiconque ne se soumet pas au paiement de cet impôt risque d’être vendu comme esclave. La charge financière mensuelle qui pèse à titre individuel sur les métèques et qui représente environ le montant du salaire quotidien d’un manœuvre (la moitié pour les femmes vivant seules), n’est sans doute pas écrasante ; mais au total, l’impôt sur les métèques représente tout de même un revenu considérable pour le budget de l’État athénien. Au ive siècle, l’intérêt des Athéniens pour les métèques a sans doute surtout des motivations fiscales. Exclus du droit de citoyenneté, les métèques ne peuvent pas acquérir de propriété foncière. Mais ils ne sont pas restreints dans leurs autres activités économiques ; ils peuvent aussi détenir des esclaves. Lorsqu’ils travaillent dans les projets de bâtiments publics ou s’engagent dans la flotte, ils reçoivent le même salaire que les citoyens. Un Athénien doit se porter garant lors de leur enregistrement comme métèques dans l’un des dèmes – formalité que l’on suppose obligatoire, au ive siècle, après un mois de séjour, sans doute pour les motifs fiscaux que nous venons de mentionner. Cependant, les métèques peuvent vraisemblablement faire des procès sans être représentés par ce « protecteur ». S’ils ont à certains égards une moins bonne position que les citoyens devant les tribunaux, ils disposent en revanche de droits garantis.

45Un fait remarquable est que les métèques, qui ne sont pas citoyens, sont enrôlés, lorsqu’ils remplissent les conditions du statut d’hoplite, pour un service militaire dans l’infanterie où leur principale mission est la protection de la ville. Mais ils peuvent aussi quitter la cité. Les métèques fortunés sont également soumis à l’impôt de guerre et à une partie des liturgies – à l’exception de la triérarchie, formellement associée à une fonction de commandement. Sur les liturgies, voir infra, p. 48 sq. Ne disposant pas de propriétés foncières, ils pourraient dissimuler leur richesse avec une relative facilité et ainsi échapper à cette obligation, mais elle fournit à certains l’occasion bienvenue de démontrer leur intégration dans la société. Lorsqu’ils ont rendu des services particuliers à la polis (y compris par des prestations financières), ils peuvent être exonérés de la capitation ou se voir accorder le privilège d’acquérir des propriétés foncières. Exceptionnellement, ils peuvent aussi être admis dans le corps des citoyens. Mais on fait de cette possibilité un usage très restrictif, qui suppose toujours au préalable une délibération du peuple. Si l’on avait laissé ce soin aux dèmes, il aurait certainement été possible que quelqu’un achète quasiment sa citoyenneté. On ne sait pas vraiment pourquoi, en dépit de l’importance du droit de citoyenneté, on continue à confier la tenue des listes de citoyens aux dèmes, bien que différentes sources évoquent des irrégularités dans ce domaine. L’exemple de Syracuse, la métropole sicilienne, montre que, du point de vue technique, même dans une grande communauté, il est tout à fait possible de tenir une liste centrale25.

46Au bout du compte, le statut des métèques oscille entre le privilège par rapport aux autres étrangers et la discrimination par rapport aux citoyens ; il est en tout cas suffisamment attractif pour qu’ils s’installent en nombre à Athènes et y demeurent en tant qu’artisans, commerçants ou réfugiés politiques. Aucune règle ne fixe de limite temporelle au séjour des métèques ou de leurs descendants à Athènes, ou ne le subordonne à d’autres critères, comme Platon en a eu l’idée ; et surtout, il n’y a pas d’expulsions collectives de ce groupe de population26.

47On ne peut rien dire de précis sur leur nombre. Selon une information transmise indirectement et remontant à la fin du ive siècle, ils constitueraient la moitié des citoyens, soit 10 000 métèques pour 21 000 citoyens ; ce décompte concerne, dans les deux cas, les hommes adultes27. Nous ne savons pas si cette proportion est généralisable à toute la période de la démocratie. Si le nombre de citoyens a tellement chuté, c’est aussi qu’en 322, l’abrogation de la démocratie a forcé plus de 12 000 citoyens à quitter Athènes28.

48Les métèques n’ont qu’un seul point commun avec les esclaves : ils sont exclus de toute participation politique. L’esclavage est considéré comme une institution du droit international coutumier. En vendant le prisonnier, le vainqueur, en temps de guerre, renonce à son droit de le mettre à mort. Les Athéniens estiment aussi, comme s’il s’agissait d’une évidence, que le statut d’esclave se transmet aux descendants. Les esclaves sont considérés comme des biens appartenant à leur maître, ne disposent d’aucun droit personnel ni, bien évidemment, de droits politiques. Ils peuvent faire l’objet de punitions corporelles pouvant aller jusqu’à la torture – ce qui est considéré comme la principale différence avec les personnes libres29 – mais on n’a pas le droit de les tuer. Il n’existe pas de signe distinctif du statut d’esclave, par exemple un marquage au fer ou une tenue spéciale (de sorte que c’est tout au plus en raison de leur aspect physique que l’on remarque qu’ils sont majoritairement non-grecs), et les critiques reprochent aux Athéniens de traiter leurs esclaves avec trop d’amabilité30.

49Cela ne change rien au fait qu’à Athènes aussi, dès lors que l’on est coupé de ses liens familiaux et sociaux et que l’on doit se soumettre sans limite à la volonté de son propriétaire, l’existence d’esclave revient, en principe, à une « mort sociale ». Les conditions concrètes de vie et de travail varient cependant considérablement pour les esclaves détenus par l’État et employés dans différents services de support administratif, pour les domestiques et les ouvriers agricoles des deux sexes, les ouvriers des entreprises artisanales, les prostituées et, pour finir, les esclaves des mines qui travaillent dans des conditions innommables. Mais il y a aussi de grandes différences au sein de ces groupes où des hommes ne jouissant pas de leur liberté font office de surveillants ou de contremaîtres dans les entreprises agricoles et industrielles, ou encore d’intendants. Certains esclaves sont aussi autorisés à exercer une activité économique autonome dont les profits permettront éventuellement de racheter leur liberté auprès de leur maître. L’affranchissement est une décision personnelle du propriétaire, mais elle ne semble pas avoir été très fréquente à Athènes. Il est encore plus rare que l’on parvienne, après avoir été émancipé, à obtenir le droit de citoyenneté31. Contrairement à ce qui se passe à Rome, où le fait d’être libéré de l’esclavage apporte automatiquement le droit de citoyenneté (même si c’est avec un statut inférieur), les affranchis n’obtiennent à Athènes qu’une position juridique très proche de celle des métèques. Cependant – autre différence avec Rome –, on ne peut les obliger à fournir des dédommagements financiers ou des prestations de services à leurs anciens propriétaires, ce qui signifie a contrario que les propriétaires n’ont pas d’incitation matérielle à émanciper leurs esclaves. Les affranchissements sur initiative de l’État de certains groupes d’esclaves constituent une très rare exception, par exemple dans la phase finale de la guerre du Péloponnèse, lorsqu’on mobilise les esclaves comme troupes de dernier recours pour la flotte. Dans la mesure où elle ne prévoit pas seulement la libération, mais aussi une reconnaissance de citoyenneté, cette mesure semble susciter une certaine contestation, en dépit de la situation désespérée où se trouve Athènes à l’époque32.

50On ne peut rien dire de certain sur le nombre des esclaves. La même source qui mentionne le nombre de citoyens et de métèques à la fin du ive siècle estime à 400 000 le nombre total des esclaves. Il est déjà tout à fait invraisemblable qu’on ait seulement entrepris un recensement des esclaves, alors qu’au contraire des citoyens et des métèques, ils ne sont pas soumis à des obligations militaires ; compte tenu du seuil censitaire fixé à l’époque pour la participation politique, les esclaves en sont exclus de toute façon. À partir du xviiie siècle, on a, à bon escient, mis en doute ce chiffre de 400 000, mais il dominera les débats encore longtemps avant d’être définitivement écarté33. On peut aussi se demander si la supposition émise par un orateur qui, après la défaite athénienne contre la Macédoine en 338, réclamera – en vain – la mobilisation et la libération des esclaves (ainsi que le droit de citoyenneté pour les métèques et les autres étrangers combattant dans les rangs athéniens) a pu être plus qu’une supputation ou une exagération. Il aurait parlé de 150 000 esclaves, ne désignant ainsi que les hommes aptes au combat34. Dans la recherche moderne, on considère aussi ce chiffre avec un extrême scepticisme. Des estimations actuelles – fondées sur des données concernant les besoins d’Athènes en céréales – vont de 80 000 à 150 000 esclaves (masculins et féminins), ce qui correspondrait à peu près à la parité avec la population des citoyens (femmes et enfants compris, en l’occurrence).

51Savoir dans quelle mesure la démocratie aurait pu exister sans la présence des esclaves relève nécessairement de la spéculation. Ce qui est clair, c’est que l’utilisation d’esclaves augmente forcément de manière considérable la disponibilité des citoyens pour les fonctions politiques et militaires. Reste toutefois à savoir dans quelle mesure cela vaut aussi pour les catégories inférieures : il faut par exemple se demander si, en règle générale, les petits paysans peuvent ou non disposer d’un ou deux esclaves. Les facteurs de restriction, dans ce domaine, pourraient être le prix d’achat et les fortes variations saisonnières des besoins de main-d’œuvre dans l’agriculture. Même pour les citoyens relativement pauvres, qu’ils puissent se le permettre ou non, la détention d’esclaves est certainement un réel objectif.

52On n’a guère traité, dans son principe, le thème de l’institution de l’esclavage. La comédie attique envisage la possibilité d’un pouvoir des femmes, mais pas celui d’un pouvoir des esclaves. Aux ve et ive siècles, on trouve peut-être tel ou tel intellectuel pour remettre en question la légalité de l’esclavage, mais cela n’a aucune espèce de conséquence, pas plus d’ailleurs que dans toute l’Antiquité. Toujours est-il qu’Aristote se croit tenu non seulement de justifier l’esclavage par le droit de la guerre, mais aussi de postuler l’existence d’« esclaves par nature ». Il existe selon lui des êtres que la nature a dotés de capacités tellement inférieures à la moyenne qu’il leur faut, pour leur propre bien, être soumis à un maître35. L’idée de droits de l’homme inaliénables, sur laquelle pourrait se fonder la revendication d’une abolition de l’esclavage, n’existe pas non plus.

LE RÔLE CARDINAL DE PÉRICLÈS

53Périclès est celui qui donne le ton à une politique fondée sur l’idée qu’Athènes peut utiliser à sa guise les moyens fournis par les États membres de la Ligue instituée en 478 contre la Perse – et sur la base des contributions fixées par Athènes –, du moment qu’elle assume une fonction de protection militaire. Les rapports de force, dans ce système de pacte, n’ont cessé d’évoluer en faveur du pouvoir hégémonique d’Athènes, entre autres parce qu’une partie des petits États préfèrent payer des tributs plutôt que de mettre à disposition de la Ligue des unités de leur flotte. Rapidement, l’assemblée de la Ligue, au sein de laquelle chacun des États membres dispose d’une voix, ne se réunit plus. Athènes répond aussi d’emblée et obstinément par la force militaire aux tentatives de sortie de cette alliance mise en place pour une période indéterminée. Cette orientation se poursuivra après 450, lorsqu’on mettra un terme de fait aux opérations contre la Perse, opérations qui constituaient au début « l’objet social » de ce pacte – lequel ne peut cependant être dénoncé formellement.

54Périclès décide ensuite la reconstruction des grands temples sur l’Acropole détruits par les Perses, y compris en ayant recours aux moyens fournis par les alliés36. Cette mesure suscite à Athènes même une opposition qui tient compte de la critique exprimée dans les États alliés au sein du pacte. Le porte-parole de ce courant est Thucydide, fils de Mélésias, à ne pas confondre avec l’historien homonyme. La lutte de pouvoir engagée entre lui et Périclès s’achève par une mesure d’ostracisme, vraisemblablement prononcée en 443, à l’encontre de Thucydide. Il s’agit par ailleurs du dernier ostracisme avant longtemps parmi ceux que la tradition nous rapporte en toute certitude (avant celui d’Hyperbolos, mentionné ci-dessus) ; c’est en tout cas le dernier qui détermine une décision d’orientation politique à long terme.

55À partir de 443 au plus tard, Périclès est la figure politique dominante à Athènes ; jusqu’à sa mort en 429, il n’a apparemment plus eu de concurrents de son niveau. Différentes entreprises visant à saper sa position en s’en prenant aux membres de son cercle d’amis et de conseillers n’y changeront rien37. On critique pourtant rudement son action de dirigeant, d’autant plus qu’il limite les opportunités d’action offertes à d’autres membres de l’aristocratie traditionnelle. On relève ainsi dans des comédies – qui ne nous sont transmises que de manière fragmentaire par des citations dans des textes plus tardifs – une série d’affirmations tantôt ironiques, tantôt malveillantes, qui lui prêtent une position quasi-monarchique. L’historien Thucydide l’a résumé plus tard en une formule : du temps de Périclès, écrit-il, la démocratie est effectivement le règne du premier homme ; ce qui ne l’empêche pas de porter sur cette situation un jugement positif38 (la formulation n’est pas totalement dépourvue d’ambiguïté, mais on l’a toujours comprise ainsi).

56Cela ne signifie pas, cependant, que Périclès se soit tenu à l’écart des mécanismes de contrôle de la Constitution. On peut laisser de côté la question de savoir s’il a volontairement provoqué la guerre contre Sparte et ses alliés opposés à la suprématie athénienne sur la Grèce, pour pouvoir mener à un moment encore favorable à Athènes, une guerre qu’il considère comme inévitable. Après le déclenchement de la « guerre du Péloponnèse » en 431, son autorité lui suffit à persuader l’Assemblée d’approuver un plan de guerre qui vise uniquement à garantir le statu quo, et non à poursuivre l’extension de la zone d’influence d’Athènes. La flotte athénienne mène d’abord quelques opérations de commando, puis on renonce à défendre le territoire athénien et l’on fait refluer toute la population rurale à l’intérieur des murs. Lorsque les conséquences de cette stratégie deviennent manifestes – la dévastation du pays, envahi par les troupes lacédémoniennes –, l’atmosphère se dégrade et se retourne contre Périclès. S’il provoque une fois, pour cette raison, la suspension de l’Assemblée, cela ne peut pas avoir tenu au fait qu’il détient la totalité des pouvoirs : soit cette mesure est liée à certaines compétences du groupe des stratèges en temps de guerre, soit elle est prise en accord avec le Conseil. Cela n’a pas empêché que l’on relève Périclès de ses fonctions de stratège, auxquelles il sera rappelé aux élections suivantes39.

57La conséquence la plus grave du plan de Périclès ne tarde pas à se manifester : une épidémie dévastatrice – la « peste » – éclate parmi la population entassée dans la ville et des milliers de personnes, dont Périclès lui-même, y succombent. Rien ne permet de dire si les connaissances détenues à l’époque permettaient de prévoir ce risque d’une manière ou d’une autre. En tout cas, cela ne ternira la réputation de Périclès ni aux yeux de ses contemporains, ni à ceux de ses admirateurs ultérieurs.

L’ASSEMBLÉE DU PEUPLE ET LE CONSEIL DES CINQ-CENTS

58Nous présenterons ci-dessous le fonctionnement de la démocratie depuis le milieu du ve siècle. La logique interne de l’évolution institutionnelle réside dans le fait d’ériger l’Assemblée du peuple en organe central de décision. Cela dit, il existe aussi des assemblées du peuple dans les régimes aristocratiques ou oligarchiques ; ce n’est pas leur existence en tant que telle qui est décisive, mais leur rôle effectif d’organe souverain. Cela implique que l’Assemblée siège régulièrement, définisse elle-même son ordre du jour et puisse prendre toutes les décisions essentielles après une libre discussion. Aux antipodes, on trouve les Assemblées populaires fonctionnant sur le schéma de Sparte ou encore de Rome, dans lesquelles la convocation, la formulation des alternatives en matière de décisions et l’attribution de la parole sont laissées aux magistrats dirigeants et à eux seuls, si bien que l’Assemblée ne peut qu’accepter ou rejeter leurs propositions.

59Tous les citoyens de sexe masculin et adultes, c’est-à-dire âgés de plus de dix-huit ans, peuvent participer à l’Assemblée, y compris ceux de la catégorie censitaire la plus basse. Il n’est pas clairement établi qu’il soit en outre nécessaire d’avoir accompli un « service militaire de base » de deux ans, ce qui situerait la limite d’âge à vingt ans. On dispose de plus de détails sur cette « éphébie » pour la phase tardive de la démocratie, mais, même pour cette période, on ne distingue pas clairement dans quelle mesure elle est couplée avec le droit de vote. Chaque voix a la même valeur et c’est la majorité des présents qui décide. En l’occurrence, l’articulation par phylai n’a pas de conséquences ; des votes – comme dans le cas de l’ostracisme – se déroulent certes, pour des raisons techniques, en respectant la répartition par phylè, mais seule compte la somme des voix individuelles. Il n’y a pas plusieurs corps électoraux comme à Rome. L’Assemblée est le peuple, quel que soit le nombre de citoyens participant concrètement à une séance. Pour les décisions (positives ou négatives) concernant des individus, un nombre minimum de participants – six mille – est toutefois requis. Cela vaut pour l’ostracisme tout autant que pour l’attribution du droit de citoyenneté. Pour ce type de décisions, on vote avec des jetons de pierre, le souci technique d’établir ainsi le nombre des participants étant peut-être, en l’occurrence, plus important que la volonté de préserver le secret du vote des individus. Mais, en règle générale, ce genre de quorum ne s’applique pas et l’on vote à main levée. Les présidents de l’Assemblée ou les membres dirigeants du Conseil constatent la majorité par estimation. Si des doutes sur le résultat se font jour, on répète le vote. On ignore l’idée que certaines décisions peuvent exiger non seulement un quorum, mais aussi des majorités qualifiées, par exemple des deux tiers.

60Il est impossible de dire combien d’hommes participent en temps normal à une Assemblée. Les auteurs du coup de force de 411 affirment que l’on n’y dénombre pas même cinq mille participants, mais cela ne doit pas être généralisé, l’argument se rapportant à des temps de guerre au cours desquels une grande partie des citoyens sont absents pour des raisons militaires. En tenant ces propos, les putschistes veulent en outre montrer qu’en limitant, comme ils le recommandent, les principaux droits politiques à un maximum de cinq mille citoyens, on ne restreint qu’à peine la pratique de la démocratie40. Pour le ive siècle, on dispose en tout cas d’indices montrant qu’en dépit du net recul du nombre de citoyens, on atteint assez souvent le nombre de six mille participants. Plaide aussi en faveur de cette thèse la deuxième extension du site accueillant l’Assemblée, sur la Pnyx, un coteau rocheux situé à l’ouest de l’Acropole, qui pouvait alors abriter un nombre de citoyens nettement supérieur. La composition de l’Assemblée est à chaque fois différente. Même si l’on pouvait établir les chiffres moyens de fréquentation, cela ne dirait pas encore combien de citoyens font usage régulièrement, sporadiquement ou jamais, de leur droit de participation. Au départ, il n’existait aucune incitation matérielle. Les indemnités journalières ne furent introduites qu’à la fin du ve et au début du ive siècles, que ce soit pour des motifs objectifs – pour remédier au recul du nombre des participants – ou en raison de la concurrence à laquelle se livraient des leaders politiques désireux de s’attirer les faveurs du peuple. Le montant de ces indemnités sera relevé deux fois de suite à bref intervalle, et provoquera apparemment une fréquentation importante des Assemblées du peuple41. Mais ces indemnités sont versées uniquement à ceux qui arrivent avant une certaine heure ou qui arrivent les premiers, jusqu’à ce que l’on atteigne un nombre déterminé ou que l’on ait épuisé le budget disponible, en fonction de la situation financière du moment.

61Pour la partie de la population rurale qui n’habite pas dans les dèmes proches de la ville, le trajet (jusqu’à quarante kilomètres, entre Marathon et Athènes) constitue un obstacle. Mais comme les paysans disposent de beaucoup de temps à certaines périodes de l’année, notamment pendant les mois d’hiver, la proportion de citadins et de ruraux parmi les présents est certainement soumise à des variations saisonnières. À cela s’ajoutent les fluctuations dues au service militaire qu’une partie des citoyens accomplit au sein de la flotte ou de l’armée de terre entre le printemps et l’automne, pendant la saison des guerres ou des traversées maritimes. Dans certains cas, la possibilité de passer la nuit en ville chez des parents ou des amis, ainsi que les attractions ou les nécessités liées à une visite en ville, jouent certainement elles aussi un rôle.

62L’Assemblée doit à chaque fois être annoncée publiquement quatre jours à l’avance, en même temps que son ordre du jour. Elle commence au lever du soleil et s’achève au plus tard à son coucher, ce qui ne signifie cependant pas qu’elle prenne autant de temps à chaque fois. Pour les décisions d’une très haute portée, en politique étrangère, le débat peut se dérouler sur toute la journée et le vote n’avoir lieu que le lendemain42. L’année administrative est divisée en dix unités qui correspondent à l’articulation du Conseil en prytanies – chacune comportant le dixième des membres du Conseil issu d’une phylè, en charge des affaires. Le nombre des Assemblées est établi à l’avance. Au cours de chaque prytanie, selon une règle dont l’existence est attestée pour la fin du ive siècle43, doivent se dérouler au moins quatre Assemblées du peuple, c’est-à-dire un total de quarante dans l’année. Les intervalles peuvent varier, car l’Assemblée ne se réunit pas les jours de fête. En cas de besoin, on rajoute des dates. Dix fois par an, on organise une assemblée avec programme impératif. On trouve dans cette catégorie le vote sur l’évaluation de la gestion des magistrats, notamment des stratèges. On doit en effet lancer une procédure devant le tribunal populaire contre un magistrat lorsque l’Assemblée lui a manifesté sa défiance ; il est alors suspendu immédiatement après un vote positif de l’Assemblée ; si le tribunal le condamne, il est relevé de ses fonctions, mais il les retrouve en cas d’acquittement. Cette procédure montre combien l’on tient à faire dépendre les magistrats de la volonté de l’Assemblée. Il faut d’autre part discuter des questions de sécurité extérieure et d’approvisionnement en céréales ; ce dernier point ne sera peut-être à l’ordre du jour qu’à partir du ive siècle, lorsque la situation alimentaire d’Athènes, privée de la suprématie de sa flotte, devient plus difficile.

63Pour le reste, c’est le Conseil, en tant qu’entité collective, qui décide de l’ordre du jour ; la direction matérielle de la réunion est du ressort des prytanes, et plus précisément de celui qui, ce jour-là, assure la présidence. Un nouveau président est chaque jour tiré au sort. On évite ainsi que l’un d’eux utilise son expérience pour manipuler l’assemblée ; on ne peut que spéculer sur la question de savoir si certains présidents de séance ne sont pas à la hauteur de leur mission. Depuis le début du ive siècle, la direction de l’Assemblée n’est plus entre les mains des prytanes, mais entre celles d’un comité de neuf personnes, chacune provenant de l’un des segments du Conseil qui n’assure pas la direction des affaires à ce moment précis. On tire chaque jour au sort l’un de ces neuf hommes pour diriger l’Assemblée. L’indépendance de l’Assemblée est encore renforcée, dans la mesure où l’on sépare la préparation des débats et leur direction matérielle. Si un citoyen s’adresse au Conseil en lui demandant que l’on mette un point à l’ordre du jour, le Conseil est libre d’accepter ou non la requête, mais un citoyen peut aussi le demander, au cours de l’Assemblée, pour la session suivante.

64Avec l’ordre du jour définitif, le Conseil doit soumettre une proposition préalable sur chaque point de l’agenda. Cela peut se faire sous plusieurs formes : celle d’une proposition entièrement formulée qu’il ne reste plus, le cas échéant, qu’à promulguer ; celle d’un projet de résolution ne fixant que quelques points et en laissant d’autres ouverts ; ou bien encore un simple énoncé du sujet à débattre, sans proposition de fond. Même si le Conseil a soumis une proposition susceptible de faire office de résolution, chacun des participants de l’Assemblée peut non seulement faire des propositions de modification sur telle ou telle partie, mais aussi soumettre une résolution entièrement nouvelle, qui remplace celle du Conseil. La décision revient donc toujours à l’Assemblée elle-même. Le Conseil doit en somme faciliter ses décisions mais sans anticiper sur la décision. On ne doit jamais voter plusieurs fois sur une même affaire ; dans des circonstances extraordinaires, il est tout de même possible que le président de séance admette que l’on revienne sur la décision44.

65Le procédé de prise de décision est, au total, réglé de telle sorte que l’Assemblée ait le dernier mot sur toutes les affaires importantes. C’est elle qui décide de la paix et de la guerre – qu’une partie au moins des hommes présents devront livrer en personne – des alliances extérieures, des attributions du droit de citoyenneté et des décisions honorifiques concernant les individus, des fêtes et des cultes de la polis, ainsi que des dépenses de l’État. Elle contrôle en permanence l’activité des magistrats, peut leur donner des consignes détaillées et, le cas échéant, les suspendre. La direction exercée par le Conseil sur les affaires de l’Assemblée s’opère de telle sorte que ses instructions rendent possibles le respect formel de la règle et l’objectivité. Elle permet aussi de proférer des recommandations sans que le Conseil puisse accaparer le pouvoir de décider effectivement.

66Cet équilibre tient aussi au fait que les membres du Conseil désignés par le sort, qui assument également à tour de rôle la gestion des affaires, ne se distinguent pas fondamentalement, dans leurs compétences objectives ou leur prestige social, des citoyens moyens qui prennent part à l’Assemblée.

67Peut devenir membre du Conseil tout citoyen de plus de trente ans qui s’inscrit pour le tirage au sort. Au total, on ne peut l’être que deux fois dans sa vie, et pas deux années de suite. La règle date vraisemblablement du ve siècle, même si nous ne savons pas précisément depuis quand elle s’applique. Pour un total de cinq cents membres par an, cela signifie qu’en l’espace de trente ans, ce sont au moins sept mille cinq cents hommes, c’est-à-dire à peu près un citoyen sur quatre ou cinq, qui servent une fois au sein du Conseil. Cela provoque une extraordinaire dispersion de l’expérience politique au sein du corps des citoyens, d’autant que ce chiffre doit encore être revu à la hausse, dans la mesure où très peu sont ceux qui tiennent réellement cette fonction à deux reprises. Si l’on admet la possibilité d’être membre deux fois, c’est vraisemblablement parce que, dans le cas contraire, on aurait du mal à trouver un nombre suffisant de candidats. Des hommes politiques de premier plan obtiennent parfois d’être membre du Conseil une année déterminée (peut-être en passant des accords, ou en pratiquant la corruption dans leur dème) ; mais compte tenu des conditions qui encadrent la composition du Conseil et son organisation interne, cela ne peut pas, globalement, jouer un véritable rôle.

68Être membre du Conseil est une occupation prenante : mis à part les jours fériés, cet organe se réunit presque quotidiennement. Nous ne savons cependant pas quelle est en moyenne la proportion de ceux qui y participent régulièrement ou sporadiquement. L’obligation de présence concerne le dixième du Conseil en charge des affaires, qui est logé et nourri aux frais de l’État. Pour éviter l’accumulation de connaissances permettant d’accaparer le pouvoir, on tire chaque jour au sort un président dans ce cercle restreint. Pendant la journée où il est en fonction, le président doit se tenir disponible à tout moment, du lever au coucher du soleil, dans un bureau spécial, avec un tiers des prytanes ; ces dix-sept hommes doivent aussi y passer la nuit.

69Les réunions du Conseil sont généralement publiques, mais on peut faire exception à cette règle lorsqu’il s’agit de protéger des secrets militaires. Elles sont préparées par les prytanes. Dans un premier temps, seuls les membres ont droit à la parole, mais tous les citoyens peuvent légitimement s’adresser au Conseil et celui-ci peut les auditionner. Les fonctionnaires doivent rendre compte de tout événement particulier et le Conseil les convoque aussi pour faire un rapport. De par leur fonction, les stratèges sont vraisemblablement en droit de participer aux réunions du Conseil. Ils disposent peut-être aussi d’un droit de proposition.

70Outre la charge de préparer les résolutions de l’Assemblée, déjà mentionnée, le Conseil remplit une quantité de fonctions. C’est à lui que revient la surveillance constante des magistrats et c’est lui qui lance, le cas échéant, les procédures les concernant ; selon des critères formels, il vérifie leur aptitude, mais aussi leur gestion et leurs comptes rendus d’activité, au bout de leur année de service. Chaque nouveau Conseil se charge de cette vérification pour le Conseil précédent.

71Le Conseil joue un rôle singulier dans toutes les affaires financières et délègue ses compétences à diverses commissions. Il exerce une fonction centrale dans la fixation de ce qu’on appelle les tributs des alliés de la Ligue de Délos ; il surveille le financement de la flotte et a la haute main sur la construction des bâtiments publics. Il joue aussi un rôle important en politique étrangère. C’est en son sein que l’on reçoit les émissaires d’autres États ; et c’est au Conseil que les Athéniens envoyés en mission diplomatique présentent en premier lieu leur rapport, à leur retour.

72Au bout du compte, il n’existe pas un secteur de l’administration publique où le Conseil ne soit pas impliqué dans une certaine mesure ; son rôle n’est cependant pas de rogner le pouvoir décisionnaire de l’Assemblée, mais de lui épargner la gestion des détails administratifs. Une loi de l’année 410-409 exclut que le Conseil puisse lancer une déclaration de guerre et prononcer, de sa propre initiative, des peines de mort ou des amendes élevées45. Il s’agit sans doute d’une réaction à l’oligarchie de 411, lorsqu’on a peut-être remis en vigueur des règles qui s’étaient longtemps appliquées avant cette date. À partir de cette même année, le placement au sein du Conseil est lui aussi tiré au sort46, ce qui a sans doute pour but d’éviter que des groupes organisés ne lancent un coup de force par surprise.

LES MAGISTRATURES

73La règle veut que les magistrats athéniens ne puissent agir que sur la base d’instructions rigoureusement définies. Il s’agit toujours de commissions composées de nombreux magistrats (dix, ou un multiple de dix, avec une répartition égale entre les phyles) censés prendre des décisions collectives sous une présidence constamment renouvelée. Ils sont soumis aux directives et aux contrôles permanents de l’Assemblée et du conseil. Les citoyens peuvent en outre demander la convocation du tribunal du peuple pour rectifier les sanctions qu’ils ont prononcées. Les compétences sont réparties entre un grand nombre de collèges administratifs aux missions strictement délimitées, qui travaillent toujours parallèlement les uns aux autres et ne sont pas intégrés à une hiérarchie disposant des pouvoirs afférents. Si le Conseil joue un rôle considérable, c’est aussi parce qu’on a recours à lui pour toutes les affaires qui ne relèvent pas de la compétence définie d’une commission particulière.

74La règle veut que la plupart des fonctions soient pourvues par tirage au sort parmi les citoyens qui s’inscrivent pour les remplir et se soumettent à une vérification préalable de leur qualification formelle, notamment pour ce qui concerne leur statut de citoyen, le respect des seuils minimums d’âge et de fortune le cas échéant, ainsi que leur situation à l’égard des obligations militaires. Il n’y a pas d’unanimité sur le fait que d’autres critères d’aptitude à exercer une fonction publique aient aussi joué un rôle dans cette procédure de dokimasia47, par exemple par le biais d’une enquête de moralité ; toute vérification des connaissances spécifiques est en tout cas exclue. Au cours des premières décennies qui suivent le rétablissement de la démocratie, cette procédure sera toutefois utilisée pour vérifier la « conformité démocratique » des candidats, précisément parce que l’amnistie de 403 a exclu les procédures pénales à l’encontre des faits commis sous le régime des Trente48.

75On ne sait pas avec certitude si un âge minimum de trente ans est requis pour toutes les fonctions. À quelques exceptions près, leur exercice est limité à un an. Il est interdit d’en assumer plusieurs à la fois, mais aussi d’occuper la même à plusieurs reprises – exception faite de la règle déjà mentionnée pour les membres du Conseil. On peut cependant assumer des fonctions différentes au cours d’une vie, mais pas deux années consécutives, dès lors qu’à toute période où l’on exerce une fonction fait suite une longue procédure de reddition de comptes.

76Étant donné la nécessité d’attribuer chaque année environ sept cents postes de magistrats et cinq cents postes de conseillers, compte tenu des fréquentes Assemblées du peuple (auxquelles s’ajoutent les magistratures et les assemblées de dèmes), la participation à la vie politique, y compris celle des citoyens moyens, est certainement tout à fait exceptionnelle à l’aune de l’histoire mondiale.

77Alors que le refus du cumul des compétences spécifiques vaut pour la majorité des fonctions, les Athéniens sont tout à fait conscients du fait qu’ils ne peuvent occuper certains postes de direction sans une qualification adéquate. Cela vaut en particulier pour les stratèges qui, au fil du ve siècle, ont remplacé les archontes aux véritables leviers politiques. C’est la raison pour laquelle ils sont élus, et non tirés au sort. On a également recours à l’élection pour pourvoir d’autres postes de direction militaire, ainsi que pour choisir les magistrats responsables des différents budgets. Pour les stratèges, dont le mandat est d’un an, une réélection immédiate est possible sans restriction. Dans ce cas – eu égard à la surveillance permanente qui s’exerce sur eux pendant leur mandat –, on peut renoncer, le cas échéant, à leur demander de rendre des comptes à l’issue de leur année de fonction. C’est ainsi qu’à partir de 443, Périclès fut réélu quinze fois de suite au poste de stratège ; au ive siècle, Phocion aurait même fait quarante-cinq mandats dans cette fonction49. En dépit de l’autorité prééminente de certains de ses membres, il n’existe pas de stratège en chef au sein de ce collège, contrairement à ce que la recherche a parfois supposé dans le passé. L’Assemblée peut toutefois confier la responsabilité exclusive de certaines opérations à un seul stratège, ou à un nombre limité d’entre eux.

78On a cependant tendance à donner aux titulaires de postes de commandement des instructions précises et impératives, ce qui peut entrer en conflit avec la nécessité d’une certaine souplesse de décision pour les commandants sur les théâtres d’opération. En cas d’échec militaire, en particulier, ils doivent s’attendre à être relevés de leurs fonctions ou soumis à de lourdes procédures pénales, notamment lorsque le non-respect des instructions de l’Assemblée est considéré comme une haute trahison (associée à l’accusation d’avoir été corrompu par l’ennemi). Cela peut entraver, sur le terrain, la prise des décisions nécessaires50. La mise en œuvre de ce type de procédures est aussi favorisée par le fait qu’ici, contrairement à ce qui se passe dans d’autres cas, l’accusateur ne court pas le risque d’être puni à son tour, même si moins d’un cinquième des jurés vote en faveur de sa requête51. À cela s’ajoute que, jusqu’au milieu du ive siècle environ (le dernier cas connu remonte à 362), de tels procès peuvent aussi se tenir au sein de l’Assemblée, qui, dans certaines circonstances, est encore plus exposée à la rhétorique et aux manipulations. Le « risque professionnel » des stratèges est donc extraordinairement élevé, y compris par comparaison avec les aristocrates romains qui ont subi des échecs militaires et que l’on épargne le plus souvent pour protéger l’aura de la classe politique. Le moins qu’on puisse dire est qu’Athènes ne choie pas son personnel dirigeant. Miltiade, le grand vainqueur de Marathon, est condamné peu de temps après pour « tromperie du demos » dans le cadre d’une autre opération militaire. Thémistocle, qui a remporté la victoire de Salamine, sera lui aussi ostracisé par la suite, et de surcroît condamné par contumace. Il ne faut pas prendre au pied de la lettre l’expression que l’on trouve dans un discours du milieu du ive siècle, selon laquelle un stratège court plus de risques de mourir à la suite d’une condamnation que de tomber au combat52, mais la considérer comme un indice du problème, si l’on ne veut pas supposer que les Athéniens élisaient de préférence des militaires incompétents et / ou corrompus.

79Les émissaires qui reçoivent des cadeaux en tant qu’invités à la cour perse ou macédonienne – cadeaux que la courtoisie diplomatique les oblige à accepter – courent eux aussi de grands risques : ils peuvent être accusés de corruption, ce qui, vu la tendance qu’ont alors ces puissances à acheter des hommes d’influence, n’est pas nécessairement faux. Les commandants évoluent aussi dans des zones où le droit n’est pas réellement établi, lorsqu’ils font des butins de guerre ou prennent le contrôle de navires. Comme il n’y a apparemment pas de règles fixant la répartition entre commandant et équipage d’une part, ni d’obligation de faire des versements aux caisses de l’État de l’autre, il est possible de prêter le flanc à une accusation d’enrichissement illégitime dans le cadre de ses fonctions53.

80Un traitement strictement égal devant la loi, l’application du principe de responsabilité de tous les titulaires de fonctions, quels que soient leurs mérites ; une absence de considération pour les contraintes où ils se trouvent forcément au moment de prendre leur décision ; les plaintes utilisées comme moyens d’une concurrence pour la direction politique, concurrence dont l’issue n’est pas tranchée par des élections pour une durée déterminée : tout cela converge et rend très difficile l’évaluation du système par des observateurs modernes, pour autant qu’ils ne se sont pas assigné par avance un rôle de dénonciateurs ou de défenseurs d’Athènes et de sa démocratie.

Les mécanismes de formation de la volonté politique

81Il faut compléter l’observation du mode de fonctionnement des institutions politiques athéniennes par quelques réflexions sur la nature du processus de formation de la volonté politique. Les sources littéraires déforment la perspective dans la mesure où elles se concentrent sur les grandes personnalités. Le nombre d’hommes ayant pris la parole est forcément beaucoup plus important que ceux qui sont nommés ici et dont les discours dominent l’Assemblée. On le voit au simple fait que les inscriptions nous ont transmis, en tant qu’inspirateurs de décisions du peuple, les noms d’hommes que nous ne connaissons pas dans la tradition littéraire. Ou encore au fait que le protagoniste d’un débat fameux n’a laissé aucune autre trace dans la tradition54. On peut toutefois considérer que ceux qui s’expriment régulièrement devant l’Assemblée constituent un groupe très réduit. On compte vraisemblablement quelques centaines de citoyens qui déposent une proposition de temps en temps, alors qu’il ne doit avoir existé, pour chaque période, qu’une à deux dizaines d’orateurs quasi-professionnels qui prennent constamment la parole. Il s’agit d’hommes qui peuvent se permettre de vivre pour la politique, soit qu’ils ont hérité d’une fortune ou l’ont accumulée au fil de leur travail, soit – comme dans le cas de Démosthène – parce qu’ils tirent des revenus considérables de leur activité de rédacteurs de discours juridiques. Dans les textes, on reproche souvent (sans pouvoir étayer ces accusations) à certains « politiciens à plein temps » mais sans solde, d’avoir fait fortune en acceptant des pots de vin55. Si les Athéniens supposaient que l’interdiction ne portait pas sur l’acceptation de cadeaux en tant que telle, mais sur la possibilité qu’elle entraîne des propositions contraires aux intérêts athéniens56, cela signifie que la réalité de la corruption dépendait du jugement que l’on porterait ultérieurement sur une décision politique : avait-elle, ou non, été un succès ?

82L’essentiel demeure : chaque citoyen a le droit de prendre la parole et de formuler des propositions. La règle est l’isegoria, l’égalité dans le droit de parole, et la parrhesia, la liberté du discours (condition des débats contradictoires) ; avec l’isonomia, l’égalité devant la loi, ces deux règles constituent les fondements de la démocratie. Au début de chaque Assemblée, un héraut demande : « Qui veut parler ? » On ignore de quelle manière on s’inscrit pour prendre la parole (peut-être en se levant, dès lors que les participants à l’Assemblée sont assis sur des bancs), comment est fixé l’ordre de passage des orateurs et quel est le temps de parole maximum. Mais on ne trouve dans les textes aucune allusion à d’éventuelles manipulations de la liste des orateurs. Une prétendue loi de Solon, selon laquelle les hommes de plus de cinquante ans devraient parler en premier57, était devenue obsolète – pour autant qu’elle ait jamais été appliquée. On a gardé la trace de règles selon lesquelles les orateurs ne peuvent s’exprimer que sur le point à l’ordre du jour traité au moment où ils prennent la parole58. Selon toute apparence, il n’existe aucune possibilité de bloquer des décisions en faisant des discours-fleuves ou en temporisant jusqu’à ce qu’il ne reste plus sur place que les partisans de la décision souhaitée, ce qui a pu arriver lors des assemblées dans les dèmes59. Si différents orateurs suscitent des réactions bruyantes, très rares sont apparemment les tentatives organisées pour torpiller le déroulement des débats. Le petit service d’ordre dont dispose la direction de l’Assemblée peut mettre à l’écart les perturbateurs isolés, mais aurait bien du mal à s’imposer face à des groupes de plus grande taille, décidés à provoquer la dissolution de l’Assemblée.

83Lorsque quelqu’un prend la parole, un autre citoyen peut le mettre en accusation en affirmant que l’orateur, par son mode de vie – mauvais traitement de ses parents, dilapidation d’une fortune héritée, non accomplissement des obligations militaires ou lâcheté devant l’ennemi, prostitution pratiquée à titre professionnel –, s’est rendu indigne du titre de citoyen et qu’il faut donc le faire taire60. Ces formes de mauvais comportement peuvent aussi être poursuivies en justice indépendamment de toute intervention devant l’Assemblée, alors que le seul fait d’exprimer de tels reproches en public peut, quant à lui, entraîner une plainte au pénal. Il s’agit de formes parfois vagues de comportement nocif à la société qui fixent des limites – aussi souvent mises en valeur que critiquées – à la liberté du mode de vie61. Mais il est impossible de dire dans quelle mesure ces procédés ont été utilisés autrement que lors de leur instrumentalisation occasionnelle dans la confrontation entre hommes politiques concurrents. De la même façon, on peut seulement spéculer sur la manière dont les effets sociaux de ce type de règles, dans un système au sein duquel elles sont revendiquées de manière extrêmement sélective par des individus, se distinguent des effets d’un ordre politique où il existe des « gardiens des mœurs » officiels, si ce n’est qu’eux aussi – comme on pourra le voir avec les censeurs romains – n’interviennent le plus souvent qu’en se fondant sur les indications fournies par des tierces personnes dont la motivation n’est pas nécessairement le souci du bien commun.

84De celui qui s’adresse au peuple, on attend qu’il se soit renseigné sur les questions à trancher. Un grand nombre de citoyens, dont beaucoup ont une expérience politique ou administrative acquise dans l’exercice d’une fonction ou d’un mandat au sein du Conseil, et qui ont à plusieurs reprises participé à des campagnes militaires, ne se laissent pas facilement abuser. Quand on ne satisfait pas aux exigences, on doit s’attendre à être chassé par les rires ou les hurlements. C’est la morale que l’on peut tirer d’un dialogue, mettant en scène Socrate, avec un jeune homme de la classe supérieure qui croit pouvoir se présenter devant l’Assemblée sans disposer d’un savoir suffisant sur diverses questions concrètes62. Les Athéniens prennent conseil auprès de spécialistes et réagissent de manière épidermique à l’incompétence ; mais pour ce qui concerne la grande politique, aurait également dit Socrate, ils supposent que tous les citoyens sont en mesure de décider63. Il est certain que l’on s’attire aussi de vives réactions en exprimant en public une opinion impopulaire.

85On trouve en tout cas, çà et là, des hommes politiques de premier plan que l’Assemblée est prête à suivre sur une longue période. Jusqu’à la fin du ve siècle environ, il s’agit en règle générale de stratèges ; occuper cette fonction est toutefois une condition nécessaire, mais pas suffisante, car ces stratèges sont toujours au nombre de dix et quelques-uns se consacrent entièrement aux questions militaires. Outre la capacité militaire et la fortune, les compétences rhétoriques jouent un rôle croissant et deviennent peu à peu la condition fondamentale de l’exercice d’un rôle dirigeant. On le voit en particulier dans le cas de Périclès, dont la position dominante est moins liée à de grandes opérations et à de grands succès militaires qu’à ses exceptionnelles capacités d’orateur. La rhétorique à elle seule ne suffirait pas si la population n’avait également confiance en ses compétences. Il sait avant tout trouver les ressources financières concrètes qui permettent notamment les opérations militaires, car l’équipement d’une flotte et le versement de la solde aux marins sont d’une importance cruciale pour le succès d’une armée.

86Périclès a, en outre, la réputation d’être incorruptible. Le souci qu’inspire aux Grecs la corruptibilité de leurs hommes politiques – tout spécialement lorsque cette corruption est le fait de puissances étrangères –, et l’accusation mutuelle de prévarication constituent des thèmes constants de la politique athénienne, sans que l’on puisse faire la part des expériences réelles et de la méfiance névrotique dont témoigne cette attitude.

87La confiance que l’opinion publique accorde à un dirigeant dépend aussi de l’image que celui-ci donne de lui-même – il doit montrer qu’il s’engage entièrement au service de la communauté. On dit ainsi de Périclès qu’il ne se montrait en public que pour se rendre à l’Assemblée et au Conseil, et qu’il avait, au cours de toutes ces années, ostensiblement renoncé aux mondanités privées64. Pour exercer l’autorité politique, il faut aussi ne pas en user inutilement. Il est fait mention que Périclès évitait d’être trop présent, ne s’exprimait publiquement que sur les sujets ayant une véritable importance et laissait à ses amis le soin de traiter la plupart des affaires65. Nous distinguons ici le cercle des orateurs du deuxième ou troisième rang – dont nous ne connaissons pratiquement aucun nom – qui collaborent de manière plus ou moins durable avec le véritable dirigeant et qui interviennent, en accord avec lui, devant l’Assemblée. On entend aussi parler « d’amis » ou d’« entourage » à propos d’autres hommes politiques. Si ce type de collaboration est nécessaire, cela tient aussi au fait que des situations compliquées ne peuvent souvent être correctement maîtrisées que par la coopération, ou peut-être encore par la spécialisation sur des thématiques déterminées.

88Mais la question est de savoir comment se constituent des groupes de ce type, ce qui en maintient la cohésion et s’il existe des possibilités de s’attacher durablement certains cercles de partisans au sein de l’Assemblée. Il existe sans aucun doute des liens de parenté et des amitiés personnelles, des appartenances communes aux hétairies, ces « clubs » où l’on cultive la vie sociale ; il est aussi possible de faire de tel ou tel citoyen son obligé, par exemple en lui accordant un prêt ou en l’aidant lors d’un procès. Mais les services mutuels que l’on se rend généralement dans d’autres régimes politiques – échange de dons matériels contre un soutien lors d’une élection – sont ici en bonne partie hors de propos, dès lors que la plupart des fonctions sont attribuées par tirage au sort. Dans cette mesure, il ne peut pas y avoir non plus de parrainage par des hommes politiques influents. Trois des archontes peuvent nommer des « assistants » de leur choix66. Cela vaut peut-être aussi pour les stratèges et leurs secrétaires, mais cela ne change rien au tableau d’ensemble. Les stratèges disposent d’une certaine liberté dans la levée des hoplites, la reconnaissance des motifs d’exemption, etc., mais on peut se demander si les questions de parrainage, qui peuvent jouer un rôle considérable dans leurs chances d’être réélus, ne prennent pas le dessus sur les nécessités militaires. En outre, leur marge de manœuvre a été sensiblement réduite au ive siècle.

89Compte tenu du nombre de participants à l’Assemblée et de la fréquence de ses sessions, mais aussi des possibilités qu’ont les citoyens d’obtenir des indemnités, même un homme politique très riche n’a donc pratiquement pas la moindre chance de pouvoir influencer, en élargissant des dons, le comportement électoral d’un nombre suffisant de citoyens – au-delà du cercle des membres de son propre dème ou des solliciteurs individuels67. L’accusation de corruption, pour le reste tellement endémique, n’apparaît justement pas dans le cas de l’élection des stratèges. S’il était arrivé que des voix soient achetées, on n’aurait vraisemblablement pas non plus, en règle générale, choisi le vote public, mais un vote secret. Apparemment, la pression susceptible d’être exercée par le groupe lors des votes publics68 n’est pas considérée comme un problème. Cela étant dit, compte tenu du nombre de décisions à prendre, l’introduction généralisée du vote secret avec décompte immédiat aurait considérablement allongé les sessions de l’Assemblée, ou même interdit de mener à bien l’ensemble de l’agenda.

90Alors que le style de Périclès témoigne encore globalement d’une certaine hauteur, on voit émerger dès les dernières années de sa vie, et tout particulièrement après sa mort, des hommes politiques comme Cléon qui ne sont plus issus de l’aristocratie traditionnelle, mais ont fait fortune dans l’artisanat et la petite industrie. Ces « nouveaux riches » feront aussi d’Athènes un singulier « marché » pour les sophistes originaires de tout le monde grec, qui donnent notamment des cours de rhétorique en échange d’honoraires élevés (un objet de critique permanent chez Platon). C’est pour ce nouveau type d’orateurs que l’on crée le concept de démagogue. Le terme demagogos, guide du peuple, est peut-être à l’origine une désignation relativement neutre, mais il adopte ensuite une connotation fortement dévalorisante, dans le sens où on l’entend communément aujourd’hui.

91Dans la comédie Les Cavaliers d’Aristophane, représentée en 424, et chez Thucydide, Cléon est présenté sous un jour extrêmement négatif, aux antipodes de Périclès, cet homme incorruptible qui agit de manière responsable. Cela tient apparemment à l’allure de Cléon que l’élite traditionnelle juge vulgaire, et en laquelle elle voit une manière grossière de flatter les masses populaires69. Cléon invoque dans le texte d’Aristophane son amour pour le demos – presque sous la forme d’une relation (homo-) sexuelle – et se présente comme un homme du peuple. À la cavalerie recrutée au sein de la couche supérieure (les « cavaliers »), il reproche ses échecs militaires et l’associe à des campagnes calomnieuses contre de prétendus « ennemis de la Constitution » et autres traîtres potentiels. Il instrumentalise les tribunaux dont les jurés perçoivent des indemnités plus élevées qu’autrefois, pour s’en servir contre des adversaires. Sur le fond, on peut supposer que Cléon utilise les procédures de reddition de comptes pour lancer des procédures contre ses opposants. Dans la pièce d’Aristophane, Cléon est mis à l’écart lorsqu’un démagogue encore plus effronté, le « marchand de saucisses », lui ravit la faveur du peuple. Il passe aussi pour être l’instigateur de l’augmentation des tributs à verser par les alliés athéniens, hausse décidée en 425. Mais c’est précisément ce « démagogue » qui, dit-on, déclara que le traitement public des questions délicates nuisait aux intérêts de la grande puissance qu’était Athènes, et que les participants à l’Assemblée se comportaient comme des spectateurs qui, au théâtre, applaudissent la meilleure représentation70. Cela indique que les orateurs de l’Assemblée peuvent avoir tendance à employer tous les moyens pour dénoncer leurs adversaires et à déployer toute leur persuasion pour rassembler une majorité, mais qu’ils n’ont pas, à l’inverse, à avoir d’égards pour « leurs électeurs », du moins tant qu’ils n’aspirent pas à occuper l’(unique) fonction politiquement importante, celle de stratège. Une défaite électorale semblable à celle que Cléon a subie dans ce cas précis – peut-être à la suite de son « outrage au public » – n’empêche pas forcément, ni durablement, d’aspirer à la direction politique. Même s’il a pu utiliser ou attiser des ressentiments contre une petite catégorie de citoyens haut placés, on ne discerne pas pour autant d’atmosphère de « lutte des classes ». Cela vaut encore plus pour le rapport entre les hoplites et les thètes ; ces grands groupes ne représentent pas des camps sociaux aux intérêts divergents.

92Ce qui est sûr, c’est que Cléon est le prototype de l’orateur influent qui n’occupe pas des fonctions de stratège et n’assume donc pas les conséquences de ses propositions. Dans son cas, pourtant, ce n’est pas considéré comme un problème. En 424, lorsqu’il propose une issue à un dilemme militaire qui semble insoluble, il ne peut cependant échapper à cette exigence et occuper cette fonction pour mettre en œuvre son plan audacieux – qui sera même un succès, parce qu’il a l’intelligence de confier l’opération à un spécialiste confirmé de la chose militaire71. Au total, on ne peut guère reprocher à Cléon un bellicisme irresponsable ; en tout cas, pas plus qu’à Périclès, puisqu’il reste dans la droite ligne de la stratégie préparée par celui-ci, qui vise à préserver le statu quo72. Par la suite, les rôles de guide politique du peuple et de militaire responsable seront plus nettement dissociés, quoique pas systématiquement. Plus jamais personne, toutefois, ne dominera la vie politique comme Périclès.

LE FINANCEMENT DES TÂCHES PUBLIQUES

93La mise en place d’un système d’hégémonie en Égée et le développement de la démocratie provoquent une hausse très rapide des besoins financiers de l’État – construction et maintenance des navires de guerre, solde des rameurs et des hoplites, paiement des indemnités, fêtes de plus en plus dispendieuses, et pour finir construction de temples73.

94L’appel à la contribution financière des citoyens a toujours suscité une attention et une critique particulières. L’essentiel est le renoncement à une fiscalité régulière et directe portant soit sur la personne, soit sur le sol. Pour les Athéniens, ce type d’imposition n’est pas compatible avec la liberté d’un citoyen. Toutefois, en cas de guerre, on peut lever une taxe spéciale sur la fortune. Cette eisphora est, à chaque fois, décidée pour une année, et renouvelée, le cas échéant, pour les années suivantes. Le cercle des citoyens concernés est assez large : il s’étend jusqu’aux classes moyennes.

95Mais c’est avant tout à une petite catégorie supérieure que l’on demande des contributions considérables. Cela se fait par le biais des liturgies – c’est-à-dire grosso modo des « services à la communauté ». Des citoyens très fortunés doivent financer certaines prestations ; dans le même temps, on s’attend à ce que, pour des motifs d’honneur, ils dépassent un seuil minimal de dépenses.

96Avec la triérarchie – ainsi nommée d’après un type de navire de guerre, la trière –, les quatre cents Athéniens les plus riches (ce nombre vaut pour la fin du ve siècle74) sont obligés d’assurer à tour de rôle l’entretien d’un navire. Le vaisseau proprement dit, et son équipement, sont certes fournis par l’État, mais le triérarque doit veiller à ce que la maintenance et la remise en état soient effectuées, ce qui peut représenter une dépense considérable. Formellement, le triérarque assure le commandement, mais il peut aussi le confier à une personne appropriée. Il a la liberté d’armer le navire au-delà de la norme requise, ou bien d’augmenter la solde des rameurs de son vaisseau. En 415, avant l’attaque contre la Sicile, les triérarques, saisis d’un enthousiasme belliciste collectif, se lanceront dans une véritable surenchère sur ces deux points75.

97La concurrence sur la scène publique s’exprime aussi dans les liturgies qui se rapportent aux représentations théâtrales : la chorégie, l’équipement d’un chœur et la prise en charge des frais de la représentation. Un jury de citoyens ne se contente pas de récompenser les meilleures pièces, mais décerne aussi des prix honorifiques aux chorèges. Au total, il existe une centaine de liturgies destinées à accompagner les fêtes annuelles, auxquelles s’ajoute une vingtaine d’autres tous les quatre ans, à l’occasion des grandes Panathénées.

98Les citoyens ayant les plus hauts revenus sont tenus d’assumer à tour de rôle le coût de ces liturgies ; il suffit toutefois d’en exercer une par an, et l’on peut en outre prétendre à une période d’une ou deux années d’exemption. On ne peut pas échapper à cette obligation, sauf à prouver qu’il existe une autre personne disposant de revenus effectivement supérieurs et à laquelle on n’a pas fait appel pour cette prestation. L’obligation de liturgie n’est pas associée à un statut objectivement défini, mais à l’appartenance au groupe des hommes les plus riches, en termes relatifs, au sein du corps civique. En l’absence de documents officiels, cette qualité est à la fois établie par auto-évaluation et par contrôle social. Il est donc inévitable que des disputes et des procès se nouent sur le soupçon que tel ou tel aurait tenté de dissimuler sa fortune (par exemple en thésaurisant plutôt qu’en plaçant son argent dans des biens immobiliers).

99La charge peut être considérable, notamment lorsqu’elle coïncide avec d’autres obligations sociales coûteuses, comme les cérémonies de naissance et d’enterrement, le mariage et la dot d’une fille, ou lorsque l’impôt de guerre est levé. Cela vaut en particulier pour ceux qui se situent dans les strates inférieures de la liste (imaginaire) des « citoyens les plus riches ». Il semble que la mise en œuvre des liturgies les plus onéreuses puisse, en remplissant seulement des exigences minimales, entraîner des dépenses correspondant aux revenus annuels d’un ouvrier non spécialisé76.

100La démocratie exige sans aucun doute de ses citoyens les plus riches des efforts dont on ne trouve que peu ou pas d’équivalents dans l’histoire. Elle profite, d’une part, du goût traditionnel pour la mise en scène publique de soi et de l’esprit d’émulation qui caractérise l’élite grecque ; mais, par ailleurs, elle n’est disposée à faire aucune espèce de concession sur les privilèges politiques que cette élite pourrait espérer en tirer. Celle-ci ne peut prétendre exercer les fonctions suprêmes, et les hommes politiques ne peuvent jamais être certains d’assouvir leurs velléités de pouvoir et de leadership en payant des liturgies particulièrement dispendieuses. Au ive siècle aussi, on s’en est tenu, sur le principe, à ce même système, mais en essayant de répartir un peu plus largement et équitablement les charges : on constitue pour la triérarchie et le versement de l’eisphora des associations mutuelles au sein desquelles les exigences financières adressées aux différents membres sont échelonnées en fonction de leur fortune. L’obligation de participer à la triérarchie s’apparente ainsi à une taxe, l’élément de responsabilité personnelle ayant disparu pour l’armement des navires de guerre.

101Le fait que l’on ait mis à contribution les citoyens fortunés tout en leur refusant des privilèges politiques est l’une des particularités de la démocratie athénienne qui a particulièrement heurté les critiques de l’époque77 et, plus encore, les interprètes ultérieurs. Cela vaut encore plus pour le système judiciaire, que l’on a souvent considéré comme un mécanisme de redistribution sociale.

LES TRIBUNAUX POPULAIRES

102Les tribunaux du peuple jouent un rôle particulièrement important dans la démocratie athénienne. Au plus tard après la « chute de l’Aréopage », ils sont chargés de la majeure partie des procédures judiciaires. Les principales exceptions sont les procédures pour meurtre et assassinat qui demeurent, avec certains délits religieux, de la compétence de l’Aréopage. S’appliquent alors d’autres règles que dans les jurys populaires. Ce tribunal jouit de la singulière réputation d’être une assemblée qui ne se laisse pas impressionner par les artifices des avocats78. Ayant exercé les fonctions de président de tribunal pendant la période où ils ont été archontes, puis pendant leur long passage à l’Aréopage, ces hommes disposent d’une expérience beaucoup plus importante que celle des jurés ordinaires.

103La majeure partie de nos informations sur le mode de fonctionnement des tribunaux remonte au ive siècle : d’une part à la centaine de discours judiciaires conservés, d’autre part aux informations détaillées que l’on peut trouver à propos des aspects techniques de ce fonctionnement, dans le texte d’Aristote consacré à la Constitution d’Athènes.

104De l’Antiquité à nos jours, on a porté sur le rôle des tribunaux populaires un jugement particulièrement contrasté. Le principe selon lequel la prise de décision publique est fondamentalement l’affaire de tous les citoyens, qui décident en tant que tels et non sur la base d’une quelconque compétence de spécialistes, se manifeste ici d’une manière très visible. Tous les verdicts sont prononcés par des assemblées de non-spécialistes, dépourvus de connaissances juridiques aussi bien sur les questions de droit que sur celles de la culpabilité. Cela constitue une différence essentielle avec des systèmes juridiques comme celui du procès pénal anglo-saxon (ou le système de tribunaux de jurés allemands entre le milieu du xixe siècle et 1924), où les juges non professionnels prennent une décision portant exclusivement sur la culpabilité, tandis que c’est à un juge de métier de se prononcer sur les questions de procédure et de droit, et assume aussi, dans certaines circonstances, la charge de décider de la lourdeur de la peine. À Athènes, les jurés sont aussi des juges. Il n’existe hélas aucun terme français pour exprimer cette fonction sans la moindre équivoque. Nous emploierons ci-dessous tour à tour les termes de « juges » et de « jurés79 », sans que cela implique une différence de signification.

105Ces non-professionnels décident au terme d’un processus strictement contradictoire, au cours duquel se font face plaignants et défenseurs, accusateurs et accusés. Nos notions de droit civil et pénal ne s’appliquent qu’approximativement à la situation athénienne. Il faut en effet différencier une plainte privée, que seule peut déposer une personne lésée, et une plainte au nom du peuple, pour laquelle chaque citoyen agissant dans l’intérêt public est habilité à porter l’affaire en justice et à exercer, en quelque sorte, une fonction de procureur. Dans certains cas, et notamment dans ceux où entrent en jeu les intérêts financiers de l’État, on promet des primes aux accusateurs si leur démarche aboutit. Mais d’une manière générale, un accusateur qui obtient moins d’un cinquième des suffrages des juges – et que l’on soupçonne par conséquent d’avoir porté plainte de manière irréfléchie ou abusive – doit payer une amende ; en cas de récidive, il perd le droit de porter des accusations.

106Les procès prévoyant un droit d’accusation sans restriction, catégorie dans laquelle on trouve aussi les procès intentés aux titulaires de fonctions, sont en général tranchés par des assemblées de cinq cents jurés ; les plaintes privées sont traitées par des assemblées comportant deux cents ou quatre cents juges ou bien – respectivement – deux cent un, quatre cent un ou cinq cent un, lorsqu’on a choisi un nombre impair de participants pour éviter les égalités. Au ive siècle, on prévoit cependant d’abord le recours à une procédure arbitrale pour les procès privés. Un juge-arbitre est tiré au sort dans le groupe des citoyens âgés de cinquante-neuf ans, classe d’âge qui se trouve dans la dernière année d’obligation du service militaire. Dans ce cas, exceptionnellement, l’exercice de la fonction est obligatoire sauf cas de force majeure. Le juge-arbitre doit tenter une médiation ou prononcer lui-même un verdict ; mais l’une des parties au procès peut faire appel de cette décision devant un tribunal de jurés.

107Lors des procédures engagées devant ces tribunaux, les présidents de cour, issus des rangs des archontes, n’ont de compétence que sur la mise en œuvre technique des audiences ; ils n’ont aucune possibilité d’influencer le comportement des jurés lors du vote. Ils n’ont de marge de manœuvre que dans l’acceptation de la plainte et la fixation de la date des procès. Les jurés sont, à chaque fois, tirés au sort sur une liste rassemblant les noms de tous les citoyens – là encore, âgés de plus de trente ans – qui se sont inscrits au début de l’année et ont prêté serment. Leur nombre total était de six mille. Il y a environ deux cents journées de session judiciaire par an, au cours desquelles plusieurs procès pouvaient se dérouler simultanément. La procédure de répartition des juges dans tel ou tel tribunal a subi diverses transformations aux ve et ive siècles ; la procédure aléatoire a été optimisée pour la composition de chaque jury – on utilise pour ce faire des machines de tirage au sort. Dans chaque jury siège un nombre égal de jurés provenant des dix phylai ; il est donc exclu qu’ils soient issus du proche entourage des parties au procès. Chaque juré qui s’inscrit pour une journée de session a la même probabilité, mais aucune garantie, d’intervenir ce jour-là. Jusqu’à l’instant qui précède l’audience, les parties ne peuvent pas savoir si elles seront jugées par telle ou telle personne en particulier ; et de l’autre côté, les mêmes sections de juges ne doivent pas toujours traiter les mêmes types d’affaires, ce qui pourrait mener à l’adoption de critères prédéterminés. On trouverait difficilement meilleure solution technique pour assurer ce que l’on appelle aujourd’hui le « principe de la garantie de juridiction ». Il ne peut pas y avoir de querelle non plus – comme cela se passe souvent dans le système américain des jurys – pour déterminer si l’origine sociale des jurés garantit la loyauté du procès en question. Les risques de corruption sont par ailleurs en bonne partie éliminés : il faudrait corrompre, à titre préventif, tous ceux qui s’inscrivent comme jurés pour la journée judiciaire, et pas uniquement le jury tiré au sort pour une cause donnée – sans même parler du fait que le nombre de ses membres constitue déjà un obstacle considérable. Même l’ordre dans lequel ils s’assoient est tiré au sort afin que des amis proches ou des personnes partageant les mêmes opinions ne puissent s’asseoir côte à côte, échanger leurs avis ou proclamer leur décision ensemble et ostensiblement.

108Pour les procès opposant deux parties, il existe des règles de procédure déterminées. Plaignant et défenseur doivent plaider leur cause en personne et ne peuvent donc pas se faire représenter par des avocats. Cette règle sera ensuite modifiée : on sera alors autorisé à citer des orateurs (synegoroi) en faveur de sa cause. Le temps de parole identique dont disposent les deux adversaires est alors réparti entre plusieurs personnes. Il est possible de se faire rédiger un discours par des écrivains professionnels aguerris, puis de le réciter de mémoire en tout ou en partie. Il n’est certes pas interdit d’utiliser un manuscrit, mais c’est sans aucun doute plutôt inhabituel, et cela ne ferait certainement pas bonne impression sur les destinataires du discours. Alors que les orateurs s’identifient à la partie qu’ils soutiennent et mettent en jeu leur propre réputation en la défendant, les rédacteurs de discours sont par principe au service de quiconque veut et peut leur verser des honoraires80. Ils jouissent aussi d’une certaine expertise juridique dont ils font profiter leurs clients.

109La citation des textes de loi à appliquer est l’affaire des parties au procès. Les juges non professionnels décident ensuite à bulletin secret, sans discussion préalable et sans avoir reçu d’instructions juridiques de la part des présidents – qui n’auraient du reste pas été forcément qualifiés pour ce faire. Comme il n’y a pas de discussion formelle entre les jurés, il est exclu que tel ou tel membre de l’assemblée créée ad hoc puissent faire émerger une opinion dominante sur la base de ses capacités rhétoriques ou de ses compétences de spécialiste. Les jurés font le serment de se déterminer uniquement selon la lettre de la loi, de ne pas s’engager dans des interprétations sur son esprit ou dans des considérations générales sur l’équité, sauf dans les cas où l’on ne disposerait pas de règles légales. En dépit du caractère incomplet du système judiciaire, les orateurs renoncent en général aux appels à l’équité matérielle ; ils s’efforcent au contraire de faire entrer les faits présentés dans le texte de la loi – quitte à les soumettre à de puissantes distorsions. Ils peuvent dès lors avoir recours aux passages de la loi supposés leur être favorables, et les faire lire à n’importe quel moment de leur plaidoyer. Abstraction faite des connaissances qu’ont la partie adverse et les jurés, le seul contrôle contre la manipulation est que la citation d’une loi non existante (mais pas la présentation orientée d’une règle en vigueur) est passible d’une mise en accusation pénale entraînant, le cas échéant, la peine de mort.

110Les tribunaux ont particulièrement heurté les critiques contemporains et modernes. Ils auraient inspiré aux Athéniens un goût du procès qui pesait sur la vie commune. La plainte populaire aurait de plus fait émerger des accusateurs quasi-professionnels, souhaitant profiter des primes à la dénonciation ou extorquer des fonds en brandissant la menace d’une mise en accusation. On ignore d’où vient le terme « sycophantes » utilisé pour désigner ces individus81. Enfin, les jurys auraient toujours été disposés à désavantager les riches, entre autres avec l’idée que des amendes et des confiscations de biens au profit de la caisse de l’État pourraient garantir leurs propres indemnités. S’oppose toutefois à cette dernière idée le fait qu’apparemment, les parties au procès espéraient tirer un avantage du fait de vanter devant les tribunaux leurs singuliers mérites à l’égard de la communauté, à laquelle elles avaient versé des sommes importantes.

111Il est extraordinairement difficile de vérifier le bien-fondé de cette critique. On peut supposer qu’il y a eu des défauts. Savoir quel poids pèsent ces défauts et à quel point le ressentiment contre les citoyens riches s’exprime systématiquement est une autre affaire – sans même parler du fait que dans de nombreux cas, les querelles juridiques sont des affrontements entre membres de la classe supérieure. Faute de discussion préalable, en raison du vote secret et en l’absence d’attendus du verdict, même les contemporains auraient eu du mal à savoir en fonction de quels critères les jurés prononçaient leur sentence. Les textes dont nous disposons ne nous permettent pas non plus d’évaluer, fût-ce grossièrement, quelles stratégies d’argumentation avaient plus de chances de l’emporter devant la justice. Les discours tenus devant les tribunaux qui nous ont été transmis ne restituent jamais que le point de vue d’une partie ; la position adverse est en règle générale tout aussi inconnue que l’issue de la procédure.

112On n’a cessé de souligner que l’ordre juridique vise spécialement à protéger la propriété, puisque c’est justement en cela que s’exprime la démarcation entre la démocratie et la tyrannie, ou toute forme de pouvoir arbitraire, tout particulièrement après l’expérience du régime des « Trente82 ». Symboliquement, cela s’exprime par le fait que l’archonte dont le tribunal est compétent pour les plaintes liées à des questions de fortune, proclame, lors de son entrée en fonction, qu’il protégera la propriété, une obligation que l’on retrouve aussi dans le serment des jurés.

113Pour présenter dans le détail les lacunes et les avantages de ce système de droit – dans une perspective nécessairement moderne –, il faudrait brosser un tableau d’une ampleur dépassant le cadre de cette étude. On devra se contenter de quelques remarques très limitées. Le procès entre deux parties est un duel rhétorique, avec les avantages que cela implique pour l’orateur expérimenté ou pour celui qui peut s’offrir l’aide (onéreuse) d’un professionnel du discours. Dans l’histoire de la réception, on n’a pratiquement pas débattu du fait que cela peut aussi constituer un désavantage pour les citoyens dépourvus de moyens matériels suffisants ; le principal sujet d’étude reste la discrimination systématique que l’on aurait fait subir à la classe supérieure.

114Les bases juridiques ne sont portées à la connaissance des juges que de manière sélective, par l’exposé des parties. À cela s’ajoute que de nombreux délits ne sont pas clairement définis ; cela vaut entre autres pour l’hybris – un comportement qui humilie l’autre partie, allant de l’offense aux blessures graves et aux agressions sexuelles – et l’asebeia, le blasphème. Selon toute apparence, le droit ne définit que les procédures par lesquelles ces crimes devaient être poursuivis, mais sans donner de définition claire des faits en tant que tels. Il n’y a pas non plus de règles d’interprétation, ni de conscience que la signification des termes peut avoir changé au fil du temps. L’argumentation fondée sur la volonté du législateur ou sur des principes généraux du droit définissant une norme concrète, est forcément fictive, puisque seules les décisions prises, mais pas les délibérations qui les ont précédées, ont été documentées. Il n’existe pas non plus de préambules aux lois, contrairement à ce que prévoit Platon pour son État des « Lois ». Le président du tribunal ne peut pas intervenir pour empêcher la tenue de propos sans lien avec l’affaire. On aime dénigrer le caractère de la partie adverse en évoquant sa biographie sous des aspects profondément scandaleux (on l’accuse souvent, par exemple, d’avoir obtenu les droits civiques de manière douteuse) ou en jouant sur l’émotivité des jurés, eu égard à ses enfants en bas âge, et en rappelant ses mérites à l’égard de la polis.

115Les procès pénaux, susceptibles de s’achever par une condamnation à mort, se déroulent eux aussi en l’espace d’une journée. La décision est prise à la majorité simple, non qualifiée, y compris pour le châtiment suprême ; il n’y a pas de possibilité d’appel. La seule instance susceptible de le recevoir aurait été l’Assemblée. Mais cela n’aurait rien changé au principe de la juridiction non professionnelle et n’aurait certainement pas accru la fiabilité de la procédure, sans même parler du fait que l’Assemblée aurait alors été surchargée. On ne peut obtenir une annulation du jugement que si l’on a porté avec succès une accusation de parjure contre l’un des témoins. Lors des procès au pénal, pour lesquels il n’existe pas de peine fixée par la loi, l’accusateur et le condamné doivent, en cas de culpabilité reconnue, faire des propositions de peine entre lesquelles les jurés choisissent. Même s’il est persuadé de son innocence, le condamné doit donc requérir une peine contre lui-même, à un niveau qui lui vaudra une sanction relativement clémente, mais qui ne devra pas non plus paraître trop modeste, sous peine de voir les jurés suivre la proposition de l’accusateur. Le cas le plus célèbre est le procès contre Socrate83.

116L’issue est donc le résultat d’un jeu tactique, et non l’expression d’une relation adéquate entre la gravité du crime et la sanction. Des idées liées à un droit pénal « rationnel », y compris le principe de la prévention générale, ont été développées par Protagoras et Platon. Mais de telles réflexions sont restées sans influence sur le système juridique athénien. Cela dit, on songera au temps qu’il a fallu avant que des conceptions analogues, telles qu’elles sont exprimées, notamment par Beccaria, ne débouchent sur de nouvelles règles de droit pénal84.

117La peine de mort pouvait être prononcée pour un grand nombre de délits, mais contrairement à ce qui se passe au début de l’ère moderne, on ne pratique pas à Athènes de formes spectaculaires d’exécution publique à des fins dissuasives. Quand on ne peut pas verser une amende dans un délai donné, on perd, en tant que débiteur de l’État, ses droits civiques actifs et l’on reste emprisonné jusqu’à ce que l’amende soit payée. Si le paiement n’est pas acquitté, la dette et la restriction des droits civiques qui l’accompagne sont reportées sur les descendants.

118Un seul et même fait peut faire l’objet de plusieurs formes de plaintes. Cela représente un avantage pour l’accusateur, mais d’un autre côté les sanctions peuvent être extrêmement variables. Le caractère fortuit de l’application du droit est encore plus marqué que dans un système avec poursuites pénales officielles. Même si c’est dans l’intérêt collectif, un citoyen qui veut imposer son droit, ou le droit en général, ne profite pas du soutien de l’administration : il doit se procurer des copies des textes de lois concernés, fournir lui-même preuves et témoins, et assigner son adversaire devant le tribunal. Avant le procès, il peut être soumis à des pressions, doit pour finir tenir un discours public et, le cas échéant, payer un rédacteur pour l’écrire à sa place. Il s’expose ainsi lui-même à un risque – s’il perd le procès pour n’avoir pas mis de son côté le nombre minimum de jurés –, risque dont le seul motif peut être que sa « prestation » n’a pas été convaincante. Dans les procès publics, c’est au vainqueur de faire en sorte que ses revendications soient appliquées. Si l’issue des procédures est incertaine, c’est aussi parce qu’à chaque fois, de nouveaux jurys ad hoc jugent un cas donné, sans que les décisions antérieures de tribunaux placés face à la même situation judiciaire aient pu faire jurisprudence. On pourrait encore prolonger la liste de ces éléments problématiques.

119On leur opposera les avantages d’un système où l’initiative des poursuites pénales émane des seuls citoyens, et non d’instances de l’État. Cela n’assure pas seulement une stricte égalité des chances entre l’accusation et la défense, mais cela empêche aussi de restreindre la liberté individuelle d’un accusé dans la phase préparatoire d’un procès85. En règle générale, il n’existe pas de détention préventive et l’intégrité du domicile est préservée. On n’a pas le droit de torturer les citoyens ; les sanctions décidées contre un citoyen, et a fortiori sa condamnation à mort, ne peuvent être prononcées qu’au terme d’un procès en bonne et due forme ; les verdicts doivent avoir une base légale, les lois qui les fondent sont de nature générale et ne sont pas spécifiquement dirigées contre des citoyens en particulier ; personne ne peut être mis en accusation une deuxième fois pour les mêmes faits. Il existe au moins l’embryon du principe de non-rétroactivité, quand bien même on ne sait pas précisément s’il s’agit d’une règle formulée sans équivoque.

120On en mesure l’impact au poids que l’on accorde, dans les déclarations des droits civiques à partir de la fin du xviiie siècle et dans les débats du xixe siècle86, à la protection contre les perquisitions arbitraires, l’arrestation et la sanction, ainsi qu’à la consolidation des droits élémentaires qu’ont les accusés à une défense et à la garantie d’un procès tenu devant des jurés issus du peuple (et pas seulement devant des juges professionnels). Tout cela, mais aussi la dissociation des fonctions d’accusateur et de juge ainsi que le caractère public, oral et immédiat des audiences, est fixé à Athènes par les règles de procédure. Les affaires étant nombreuses et le lieu de l’audience déterminé au dernier moment, le vote étant secret et les magistrats dirigeant l’audience tenus à un rôle passif, les jurés ne sont exposés à aucune sorte de pression, que ce soit de la part des parties au procès ou des magistrats. Comme ces règles ne furent jamais remises en question, il n’a pas été nécessaire de les élever au rang de proclamations solennelles ou de normes de droit supérieur, contrairement à ce qui se passa dans les temps modernes. L’application du droit, c’est l’équité par la procédure.

121Comme le système judiciaire athénien a toujours été critiqué assez vertement, on pourrait aussi instruire une comparaison avec Rome, que l’on admire pour sa culture juridique. Sur ce plan, il est légitime d’affirmer, très globalement, qu’en raison d’une évolution juridique permanente soutenue par des experts (n’exerçant pas de fonctions officielles), le droit privé romain est clairement supérieur au système athénien, quant à sa faculté d’adaptation à des conditions sociales et économiques en constante évolution. Mais si l’on étudie les procès pénaux tenus dans les tribunaux de jurés à la fin de la République, on ne peut pas affirmer que les jugements soient plus objectifs. Dans les affaires dont nous avons connaissance – et qui ont toutes, presque sans exception, un arrière-plan politique –, on observe une tendance claire à prononcer le jugement selon l’opportunité, phénomène auquel les plaidoyers des parties au procès s’adaptent ouvertement87. Que les jurés – qui ne sont ici que cinquante à soixante-quinze – aient été exclusivement issus de l’élite sociale ne les immunise nullement contre la corruption, mais fait au contraire monter les prix. Si l’on compare la situation à Athènes et dans d’autres poleis où de violentes querelles éclatent souvent au sein de la classe supérieure autour de problèmes de propriété et d’honneur, problèmes susceptibles de prendre des dimensions proches de la guerre civile, on peut comprendre le goût bien connu des Athéniens pour les procès88 en tant qu’expression de leur confiance dans la capacité du système judiciaire à trouver des solutions pacifiques aux conflits.

LES CRISES DANS LA PHASE TARDIVE DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE

122L’évolution vers la démocratie s’accomplit à partir du milieu du ve siècle sans faire peser de menace sérieuse sur la paix intérieure. Il existe certainement au sein de la classe supérieure athénienne des groupes qui considèrent avec un grand scepticisme la mise en place du pouvoir du peuple, qui ne veulent pas s’accommoder de l’idée que la seule manière d’acquérir une influence politique passe par l’Assemblée, qui se plaignent du fait que leurs apports financiers à la communauté ne leur valent aucune influence prééminente, et en tout cas ni traitement privilégié ni garantie dans l’attribution des fonctions publiques. Ils jugent insupportable que l’issue des procès soit déterminée par des citoyens ordinaires devant lesquels on doit s’incliner ou demander grâce au seul motif qu’ils sont les représentants du pouvoir du peuple.

123Mais d’une manière générale, les succès extérieurs – qui ne transformeront pas seulement Athènes en une grande puissance susceptible de leur offrir de singulières possibilités de carrière (entre autres comme militaires et ambassadeurs), mais en font aussi un centre économique et culturel pour toute la Grèce –, bloqueront longtemps toute alternative sérieuse aux options prises en politique extérieure et intérieure. On peut se demander si, au sein de certains cercles de l’élite, une attitude semblable à celle d’Alcibiade, le neveu de Périclès, était fréquente : il considère que la démocratie est certes une stupidité avérée, mais que l’on peut s’en accommoder tant qu’elle remporte des succès en politique étrangère et propose des postes de direction dans ce domaine – y compris et justement aux membres des familles de premier plan89. Il est extrêmement douteux que le scandale des Hermès et des mystères de 415 soit effectivement l’indice d’un complot contre la démocratie, mais les poursuites pénales qui ont suivi ont certainement contribué à creuser un clivage entre une partie de l’élite sociale et la démocratie90.

124La situation change radicalement lorsqu’Athènes se retrouve plongée dans une crise profonde avec la guerre du Péloponnèse. Alors que l’attaque contre la Sicile (415-413) s’est achevée sur un désastre, et tandis que la situation, dans la guerre contre Sparte, est devenue de plus en plus précaire, certaines portions de la classe supérieure abandonnent tout principe de loyauté. C’est désormais à ceux qui supportent la charge financière que doit aussi revenir le dernier mot. En 411-410 et 404-403, sont établis des régimes oligarchiques au sein desquels le cercle des citoyens disposant de la totalité des droits est brutalement restreint, pour atteindre, selon les cas, un nombre de 5 000 ou 3 000 personnes. Dans le premier cas, le critère de citoyenneté reposant sur le statut d’hoplite, qui constitue une alternative, concerne un groupe assez important et ouvre des espaces de négociation lors de l’attribution de la citoyenneté ; dans le deuxième cas, il est évident que le statut de citoyen à part entière n’est pas attribué uniquement sur la base de critères censitaires objectifs, mais aussi en fonction de la « fiabilité politique ». On abolit les paiements d’indemnités et les procédures de tirage au sort. L’Assemblée se laisse abuser par un mélange de propagande et de terreur. Le Conseil, lui aussi, témoigne de l’impuissance à laquelle le condamne sa structure. La résistance prend corps lorsqu’il devient clair que les détenteurs du pouvoir veulent imposer leurs ambitions personnelles par la force et en collaborant avec Sparte. On voit finalement que l’on ne peut pas trouver parmi les citoyens de base viable permettant de s’éloigner du modèle de la démocratie.

125Le régime des « Trente Tyrans » de 404-403, installé au pouvoir avec l’aide de Sparte, a limité le cercle des citoyens – pour ce qui concerne non seulement les droits politiques, mais aussi les autres droits – à 3 000 hommes « triés sur le volet », dont la cavalerie (les « chevaliers ») constituait le groupe central91. Pour des raisons politiques et financières, 1 500 citoyens et 1 000 métèques ont par ailleurs été exécutés. Dans la mesure où l’on a volontairement impliqué les « Trois mille » dans ces crimes, cela signifie que l’on a misé sur des mécanismes d’intégration qui caractérise de nos jours les bandes de gangsters92. En estimant le nombre de citoyens à cette époque à 30 000 environ, ces exécutions ont concerné 5 % des citoyens en l’espace d’une année seulement – soit une terreur d’État dont l’ampleur n’a que peu d’équivalents historiques, y compris si l’on prend en compte les victimes des tribunaux révolutionnaires pendant la Révolution française93. Lorsque Sparte cesse de soutenir ce régime, il sombre dans une guerre civile à laquelle succède la restauration de la démocratie – restauration qui s’effectue sans grandes difficultés parce que l’on assurera la paix intérieure en accordant une généreuse amnistie aux anciens membres de l’oligarchie. Cette exonération de toute poursuite pénale est certes essentiellement imposée par Sparte afin de protéger ses anciens alliés, mais même sans la pression spartiate, elle est rigoureusement respectée par la suite. On a payé la paix civile et la réintégration d’une partie de la classe supérieure au prix de l’abandon de toute poursuite contre les crimes, d’une réparation partielle des pertes financières et d’une politique extrêmement restrictive dans l’attribution du droit de citoyenneté aux métèques et aux esclaves qui s’étaient battus pour le rétablissement de la démocratie. Cette amnistie, qui produit un effet pacificateur évident, est célébrée dès l’Antiquité, y compris par les critiques de la démocratie94, si bien que les analystes ultérieurs l’ont classée parmi les rares phénomènes tout à fait positifs de l’histoire athénienne.

LÉGISLATION ET « CONTRÔLE DES NORMES »

126L’expérience des régimes oligarchiques discrédite durablement toute alternative constitutionnelle à Athènes. Le terme « démocratie » devient alors une manière clairement positive de se désigner, comme on le voit dans une loi de 410-409 qui prévoit la peine de mort, applicable impunément par n’importe quel citoyen, à quiconque participerait au renversement de la démocratie et continuerait à occuper une fonction publique après un coup d’État95. En outre, la démocratie du ive siècle a toujours tiré sa légitimité du contraste avec les régimes autoritaires, et notamment celui des « Trente ». L’orateur qui annonce, après le rétablissement de la démocratie en 403, que les « malheurs passés ont laissé un souvenir suffisamment fort pour ôter une fois pour toutes à nos descendants le souhait d’une autre forme de gouvernement 96 » ne fait pas un mauvais diagnostic. Cette année-là, on créera aussi un culte à Demokratia, considérée comme une divinité.

127La conscience d’être un État de droit est partie intégrante de l’idée que la démocratie se fait d’elle-même. Le fait que les lois soient votées à la majorité n’est pas, dans un premier temps, considéré comme un problème. Il n’y a pas de disparité entre le droit positif et l’équité ; la validité des lois est fixée par la procédure au cours de laquelle la classe des citoyens les promulgue, comme le soulignent aussi bien Périclès que Socrate97 – ce qui laisse penser que cette opinion est largement répandue, même si ces propos ne sont pas forcément authentiques. À partir de la fin du ve siècle, on prend cependant conscience du fait que la quantité de décisions émanant du peuple pourrait déboucher sur des contradictions susceptibles de saper, au bout du compte, la stabilité de l’ordre de droit. On éprouve alors le besoin de remettre de l’ordre dans le maquis des décisions que l’Assemblée a prises en nombre toujours croissant. En 410, on commence à collecter, à vérifier et à réviser le corpus législatif ; mais alors qu’on espérait mener rapidement à bien ce travail, il n’est pas encore terminé en 404 et ne s’achèvera qu’en 399, après le rétablissement de la démocratie98. Que le régime des « Trente » ait d’abord tenté de fonder sa légitimité en s’octroyant le statut de commission chargée de réviser la loi ne change rien au caractère objectivement nécessaire de ce travail.

128Cette consolidation du corpus législatif sert de base à de nouvelles procédures ayant valeur d’obligation constitutionnelle que le demos se fixe à lui-même – il s’agit aussi d’une réaction à la facilité avec laquelle le Conseil et l’Assemblée se sont laissés berner lors des précédents renversements de régime. La redéfinition du droit applicable a permis de faire désormais la distinction entre les lois (nomoi), considérées comme des normes générales et supérieures, et les décisions prises par le peuple dans les cas particuliers (psephismata) d’autre part, et d’introduire des procédures différentes pour chacune de ces deux catégories. Les lois ne sont plus simplement promulguées au sein de l’Assemblée, mais par le biais d’une procédure particulière99. Une fois par an, au sein d’une Assemblée spécifique, on décide si le corpus législatif existant est suffisant, s’il appelle des compléments, ou s’il faut résoudre d’éventuelles contradictions entre des lois existantes. Si l’on répond à cette question par l’affirmative, tout citoyen peut déposer des propositions de modification. Suit une procédure législative qui n’est plus menée par l’Assemblée proprement dite, mais qui répond à un principe d’analogie (limitée) avec une procédure judiciaire. L’organe de décision est composé des nomothètes, les « législateurs » ; tirés au sort parmi les jurés de l’année administrative en cours, ils ont donc plus de trente ans et ont prêté un serment de juge. Leur nombre varie : cinq cents ou cinq cent un, mille ou mille un100, ou plus encore. Les nomothètes décident – on ne sait pas précisément si c’était par vote public ou secret –, après avoir débattu de manière contradictoire, s’il faut conserver la loi existante ou la remplacer par une nouvelle. Cinq orateurs élus par le peuple interviennent pour défendre l’ancienne loi contre le ou les citoyens qui en ont réclamé une nouvelle. On n’admet pas d’autres orateurs et l’on ne peut pas non plus déposer de demandes supplémentaires. On peut porter plainte contre toute nouvelle loi qui a franchi cet obstacle, mais aussi contre son instigateur, si la règle ajoutée est « inutile », au motif qu’elle a introduit une contradiction avec le droit existant. Dans les cas extrêmes, cela peut valoir une condamnation à mort pour l’instigateur de la loi101. L’effet, mais aussi le sens, de cette procédure est d’édifier une barrière efficace contre les innovations législatives. Entre 403 et 322, on relève moins d’une dizaine de nouveaux nomoi, à comparer aux quelque cinq cents psephismata. Le corpus législatif acquiert ainsi une nouvelle validité, celle de la tradition. Dans la rhétorique politique, cela s’exprime par le fait que toute norme légale est qualifiée de « solonienne », même lorsqu’il est évident que le texte, bien plus récent, ne peut pas être attribué au grand législateur.

129La nouvelle règle instituée au début du ive siècle donne aussi de nouvelles bases à la graphè paranomôn, la plainte contre une décision du peuple allant à l’encontre de la loi. La procédure a été mise en place dès la fin du ve siècle. Sa première application documentée remonte à l’année 415102. En 411 et 404, la règle a été suspendue afin d’ouvrir la voie à un renversement pseudo-légal de la Constitution. Au début, il s’agit sans doute avant tout de la transgression des règles formelles, par exemple la présentation d’une décision du peuple sans délibération préalable du Conseil. La vérification de la compatibilité sur le fond avec les lois existantes ne devient possible qu’avec l’achèvement de la codification législative ; dès lors, un psephisma peut être attaqué, aussi bien sur la forme que sur le fond, pour « anticonstitutionnalité ». La graphè paranomôn vise aussi bien à sanctionner le demandeur qu’à suspendre ou abolir la décision ; là encore, la décision est laissée à un tribunal de jurés. Le délai de prescription pour la responsabilité pénale de l’instigateur est d’une année ; tout recours ultérieur ne peut plus concerner que la validité de la décision. Si quelqu’un rend cette plainte publique avant que la décision en question ne soit prise, il doit aussi défendre la plainte et risque une sanction en cas de défaut. L’une des singularités de cette variante est que la décision en suspens entre en vigueur dans le cas où elle est jugée légale sans même que l’on vérifie si elle aurait rassemblé une majorité à l’Assemblée.

130Celle-ci renonce à une partie de sa compétence en confiant à des jurys le soin de modifier les lois ou de casser certaines décisions du peuple. On espère apparemment que les procédures juridiques apporteront un gain d’objectivité par rapport aux procédures de l’Assemblée, d’autant plus que l’on peut délibérer pendant toute une journée, c’est-à-dire bien plus longuement que sur un seul point à l’ordre du jour au sein de l’Assemblée – mais la délibération demeure beaucoup plus courte que dans d’autres systèmes politiques. Contrairement aux formes modernes de division des pouvoirs, l’instance de contrôle ne défend pas ici des intérêts divergents, ni même un intérêt institutionnel spécifique, comme c’est le cas dans les systèmes bicaméristes. Il dispose encore moins d’une compétence juridique, comme dans le cas des tribunaux constitutionnels qui vérifient l’adéquation d’une décision majoritaire à des normes juridiques de niveau plus élevé. Les membres de l’instance de décision ne se distinguent de l’Assemblée que par la qualification liée à leur âge et par le fait qu’ils prêtent le serment des jurés. On optimise la procédure par souci d’un ordre juridique dénué de contradictions, et l’on se donne la possibilité de corriger des décisions prises de manière irréfléchie, sans voir, dans le fait même de s’en remettre à ce type de commission populaire, une restriction au principe de la démocratie. Cette forme de plainte peut même pratiquement être présentée comme la garantie institutionnelle de la démocratie103. Il est clair que globalement on n’a pas réussi à contrôler les décisions majoritaires problématiques de l’Assemblée en les soumettant à un droit positif supérieur, mais en hiérarchisant des normes juridiques positives. Sous l’angle de la théorie du droit, il s’agit d’innovations étonnantes que l’on peut considérer comme des équivalents à la « primauté de la constitution » dans les systèmes modernes.

131Dans la pratique, le tableau n’est pas le même. Abstraction faite du flou qui continue à entacher la distinction entre ce qui doit être réglé par la loi et ce qui peut l’être par simple décision populaire – distinction qui s’opère vraisemblablement sur la partie des lois déjà codifiée en 399, qui requiert donc une décision ayant forme de loi pour être modifiée –, on remarque surtout que la graphè paranomôn est utilisée comme instrument pour régler la concurrence entre hommes politiques. Dans une certaine mesure, elle a ainsi pris la place de l’ostracisme que l’on ne pratique plus. Cela tient surtout au fait que la procédure, dans un délai d’un an, associe l’annulation d’une décision du peuple à la condamnation de son instigateur. Puisqu’il n’existe pas de sanction légale déterminée pour ce délit, un verdict de culpabilité peut déboucher sur une amende purement symbolique, mais tout aussi bien sur une sanction financière susceptible de réduire une existence matérielle à néant. Théoriquement, la peine de mort est aussi possible, mais on n’a gardé trace d’aucun exemple où elle se soit appliquée. Une triple condamnation sur la base d’une telle accusation peut provoquer la perte des droits politiques, mais tout accusateur s’expose aussi à des sanctions s’il ne rallie pas un cinquième au moins des jurés. Ces risques personnels constituent une différence essentielle par rapport au recours aux tribunaux constitutionnels dans les systèmes modernes, recours qui est assez souvent le prolongement du combat politique par d’autres moyens.

132On dispose d’un exemple typique avec la querelle sur les décisions honorifiques dont bénéficient les hommes politiques athéniens – comme instruments des relations diplomatiques – ou les princes et dignitaires étrangers (sous forme d’attributions de droits civiques qui reviennent de fait à des titres de citoyens d’honneur, puisque leurs bénéficiaires ne s’établissaient pas dans la ville). On ne s’appuie pas seulement sur des arguments relevant de la technique du droit, mais aussi sur le fait que, conformément à la loi, on exige de la personne à honorer des mérites et une dignité particuliers, mais si la personne concernée ne répond pas à ces critères, cela frappe d’illégalité la décision du peuple. Cela, on pouvait toujours l’affirmer. On ne peut dire en revanche quelle est la part de goût conscient pour la chicane (chez les accusateurs) et d’une manière naïve d’appréhender le droit (chez les jurés). Un exemple typique est le fameux « procès de la couronne », la plainte déposée par Eschine contre l’attribution d’une couronne d’honneur à Démosthène. Formulée en 336 av. J.-C., cette plainte n’a été traitée, pour des raisons inconnues, qu’en 330, puis rejetée à une large majorité104. Bien qu’ici aussi on ait émis des objections formelles contre une transgression des règles de procédure, Eschine se concentre sur l’indignité de l’homme auquel on rend cet hommage ; celui-ci répond en exposant les mérites qui ont été les siens au cours d’une longue carrière105. Démosthène n’est pas l’accusé, mais apporte son soutien d’orateur à celui qui a déposé la demande de décision honorifique.

133Si l’on peut croire le propos affirmant qu’après plusieurs décennies d’activité, un orateur du peuple a été au total attaqué soixante-quinze fois au moyen d’une graphè paranomôn, mais jamais condamné106, on aura sans doute un bon indice de l’instrumentalisation politique de cet outil juridique, mais aussi du fait que la tentative d’en abuser ne se solde pas nécessairement par un succès. L’une des conséquences en est l’utilisation d’hommes de paille par les politiciens de premier plan lorsqu’ils souhaitent déposer un recours.

134Ce qui reste problématique, en tout cas, c’est que le peuple puisse prendre souverainement une décision et condamner ensuite son instigateur107. On peut en proposer différentes interprétations : y voir ou bien l’irresponsabilité institutionnalisée d’un demos qui, parce que lui-même est infaillible, cherche un bouc émissaire lorsqu’il a pris des décisions erronées ; ou bien la conséquence de ce que l’Assemblée est tributaire des initiatives des différents orateurs et les suit sur la base d’une confiance a priori dont l’abus peut entraîner des sanctions. Une Assemblée s’ouvre donc régulièrement sur la malédiction publique de quiconque s’apprêterait à tromper le demos108. À l’inverse, un bon conseil peut valoir une récompense honorifique. La responsabilité de l’auteur d’un projet s’exprime symboliquement : on coiffe le citoyen qui parle devant l’Assemblée d’une couronne semblable à celle que portent les magistrats. Mais l’Assemblée peut – à condition que soit réuni un quorum de six mille présents – garantir par avance à l’auteur d’un projet l’immunité contre toute graphè paranomôn. Les initiatives visant à lever les impôts de guerre sont régulièrement soumises à cette procédure (qui pourrait d’ailleurs, en tant que telle, être plus ancienne que la graphè para nomôn).

135Au total, l’utilisation de cette méthode présente des aspects très ambigus. Supposer que la proposition d’un individu soit jugée après coup « de mauvais conseil » tiendrait exclusivement à l’intention de l’orateur, est une expression de cynisme ou de naïveté. La facilité avec laquelle on pouvait détourner cette procédure saute en tout cas aux yeux.

136La séparation institutionnalisée entre les lois et les décisions de l’Assemblé (psephismata), ainsi que la possibilité de faire annuler par des tribunaux les unes comme les autres, sont des institutions tout à fait remarquables. On trouve chez Aristote des propos lourds de conséquences pour la perception ultérieure d’Athènes ; ce passage décrit une forme extrême de démocratie où l’on néglige constamment la distinction entre nomoi et psephismata et où le peuple exerce ainsi un gouvernement irresponsable qui équivaut à une tyrannie collective109. Aristote n’y parle certes pas concrètement d’Athènes, mais on y pense tout naturellement du fait que cette cité est la seule, à notre connaissance, où l’on ait distingué les deux formes de décision. On n’a pas non plus de procédure analogue dans la République romaine. La raison pour laquelle Aristote, quelles que soient les critiques qu’il exprime à l’égard de la pratique athénienne, ne reconnaît pas cette prouesse dans le domaine de la technique juridique, n’est guère explicable.

L’ÉVOLUTION À LA FIN DU IVe SIÈCLE AV. J.-C.

137Athènes se remet à une vitesse étonnante des conséquences de la guerre du Péloponnèse – contrairement au vainqueur, Sparte, que la diminution du nombre de ses citoyens à part entière et la perte de son aura d’invincibilité confrontent à des problèmes croissants. Athènes ne parvient cependant pas à retrouver son ancienne puissance politique. En dépit de conditions difficiles en politique extérieure, la démocratie s’est trouvée consolidée. Ni la participation des citoyens (auxquels on verse aussi, désormais, des indemnités journalières pour la fréquentation de l’Assemblée), ni le potentiel de figures politiques dominantes, ni l’engagement financier de la classe supérieure ne diminuent dans une mesure telle que la stabilité intérieure puisse sérieusement être menacée, même si la séparation de plus en plus marquée entre les rôles de direction politique et militaire produit différents effets négatifs. Cela ne signifie pas que les stratèges négligent les Assemblées, ou qu’ils ne s’allient pas provisoirement avec certains tribuns, mais qu’au sein de l’Assemblée dominent de plus en plus des orateurs sans responsabilités militaires.

138Le grand sujet d’actualité depuis le milieu du ive siècle est le comportement que doit adopter cette puissance désormais tout juste moyenne face aux velléités expansionnistes de la Macédoine dirigée par Philippe II. Les partisans d’une politique « d’appeasement » et « d’endiguement » se livrent à des confrontations dures, voire sordides. On se dispute aussi pour savoir s’il faut utiliser les excédents de la caisse de l’État afin d’accorder des gratifications aux citoyens ou pour armer la flotte. Au theorikon, « l’argent du théâtre » payé à partir du ive siècle (mais qu’une partie de la tradition attribue déjà à Périclès110) en remboursement du coût d’une place assise, peut s’ajouter, selon l’état des caisses, à d’autres versements en espèces ; ces contributions passent selon le mot de l’orateur Démade pour le « liant de la démocratie111 » – ce qui peut aussi bien signifier la mise en valeur symbolique du statut de citoyen que l’amortissement des tensions sociales. La caisse chargée de ce secteur finance aussi, entre autres, des bâtiments publics. Elle est présidée par un unique élu, ce qui s’écarte du principe collégial normalement en vigueur112. Cela vaut aussi pour la caisse centrale de la guerre. Si les détenteurs de ces fonctions jouent un rôle politique dominant, cela ne tient pas nécessairement à leurs compétences formelles, mais plutôt à leur autorité au sein de l’Assemblée. On discerne pourtant ici une tendance à mettre particulièrement en valeur certaines magistratures et à mieux honorer les compétences techniques que par le passé. Cela vaut aussi pour l’Aréopage qui, bien qu’il soit une relique de l’ordre pré-démocratique et que la nomination à vie de ses membres forme un très vif contraste avec les principes en vigueur dans les autres instances, est doté à partir du ive siècle de nouvelles compétences : il peut désormais mener des enquêtes préliminaires et déposer des plaintes dans le cadre de procédures politiques.

139Pour finir, le courant antimacédonien s’impose sous la conduite de Démosthène. La coalition d’États grecs menée par Athènes subit toutefois une défaite décisive face à Philippe II, en 338 ; l’hégémonie macédonienne s’établit ainsi définitivement. Dans un premier temps, cela ne change pas formellement l’ordre intérieur à Athènes – tout au contraire de ce qui s’est passé au cours de la guerre du Péloponnèse, lorsque des défaites militaires décisives avaient provoqué des bouleversements. C’est seulement lorsque Athènes, après la mort du successeur de Philippe, Alexandre le Grand, lance contre les Macédoniens une insurrection qui se termine en désastre, que les vainqueurs interviennent massivement et octroient, en 322, une constitution censitaire qui ôte aux catégories inférieures de la population non seulement leurs droits politiques, mais la totalité du statut de citoyen. Cette mutation est peut-être aussi due à une initiative des partisans athéniens de la Macédoine, sous la direction de Phocion113. C’est la fin définitive d’un système politique qui a atteint un degré de participation immédiate des citoyens dont on ne trouve sans doute aucun parallèle dans l’histoire du monde.

UNE DÉMOCRATIE SANS THÉORIE NI INTENTIONS MISSIONNAIRES

140La formation de la démocratie est le produit de l’interaction entre deux dynamiques politiques, l’une extérieure, l’autre intérieure. Bien que l’évolution aille régulièrement vers l’élargissement de la participation politique, il n’y a pas à vrai dire d’objectif idéologique formulé a priori. Le succès de la pratique confirme constamment que tous les citoyens doivent participer aux décisions qui les concernent de manière élémentaire. Pour mettre ce principe en œuvre, on déploie une imagination institutionnelle exceptionnelle. Mais d’un autre côté, on ne développe pas de théorie de la démocratie qui propose une justification offensive de cette organisation, y compris des procédés comme le paiement d’indemnités journalières ou le tirage au sort. Dans le « débat constitutionnel », chez Hérodote, un entretien fictif entre des nobles perses sur le meilleur des régimes, reflète l’état de la discussion en Grèce ou à Athènes après le milieu du ve siècle ; le partisan du pouvoir du peuple y souligne que celui-ci peut revendiquer « le plus beau nom », c’est-à-dire l’isonomie. Cela implique que l’on attribue un attrait particulier à ce concept désignant « le fait d’être en État de droit114 », et pas (encore) à celui de démocratie. Ici, le procédé de tirage au sort est certes présenté comme un trait spécifique de cette constitution, mais qu’on se soucie de le justifier. Cela vaut aussi lorsque le personnage d’Hérodote affirme que la collectivité décide, un propos tautologique dans la mesure où il n’affirme pas, à l’appui de sa thèse, que cette même collectivité doit en dernière instance supporter les conséquences de la décision politique115. Cet argument se retrouve cependant dans un autre contexte116.

141Le fameux discours de Périclès en l’honneur des combattants morts de la première année de la guerre du Péloponnèse exalte certes la liberté dont jouissent les Athéniens dans leur vie quotidienne, et l’esprit de leur constitution qui contraste avec le système de surveillance interne à la société spartiate, mais il utilise le concept de démocratie de manière plutôt défensive et reste relativement vague sur les procédures spécifiques – cela tient certainement aussi au contexte ; et célèbre en revanche l’engagement politique et militaire des citoyens. Dans la vie publique, dit Périclès, tous les citoyens sont égaux, leur prestige ne dépend pas de leur statut social, mais de leur engagement en faveur de la communauté, qui apparaît ainsi autant comme un devoir que comme un droit117.

142Mis à part quelques rares textes, l’analyse théorique de la démocratie est l’œuvre de ses adversaires et de ses critiques, notamment de Platon et d’Aristote. On ne sait pas toujours clairement si les propos généralisants sur la démocratie sont spécifiquement inspirés par la situation à Athènes ou s’ils reposent aussi sur des données en provenance d’autres villes-États ; mais compte tenu du peu de connaissances dont on dispose sur les formes démocratiques extra-athéniennes, celles-ci jouent un rôle négligeable dans l’interprétation que l’on en fera. Aristote a cependant, dans le détail, exprimé des avis très nuancés, de la même manière qu’il a analysé en termes critiques les systèmes oligarchiques. On trouve chez lui une « théorie de l’addition » : l’addition des capacités dans une grande foule dépasse celle d’un petit groupe, même si les membres de celui-ci sont au-dessus de la moyenne – l’une des rares justifications positives du principe de démocratie118.

143La démocratie reste l’affaire des seuls citoyens athéniens ; elle ne peut constituer un principe universaliste. Il est tout naturel que les femmes de la cité et les métèques soient exclus des droits politiques ; l’esclavage (qui, seul, permet à de nombreux citoyens d’être disponibles pour la politique et la guerre) n’est pas remis en question. On ne fait aucun effort pour intégrer davantage les membres du système d’alliance, par exemple en leur proposant des droits civiques119.

144On n’a pas non plus la volonté d’aider l’idée démocratique à s’imposer dans tout le monde grec. La ligue de Délos du ve siècle est un instrument de la politique hégémonique menée par Athènes, et dont l’État dominant profite largement, y compris sur le plan matériel. Pour justifier la politique impérialiste d’Athènes, on évoque le rôle décisif qu’a joué la ville lorsqu’il a fallu repousser les Perses – passant ainsi de plus en plus sous silence les efforts des autres Grecs. Au cours de la seconde moitié du ve siècle, Athènes a certes établi dans des villes de sa zone d’influence différents régimes politiques qui correspondent partiellement au sien, ce que certaines fractions des collèges de citoyens concernés ont peut-être aussi salué, mais les interventions ne se font jamais qu’en fonction de l’intérêt politique athénien, tel qu’il est ouvertement affiché, sans prétendre vouloir faire le bonheur de la population des nations en question. La bonne manière de traiter les États dépendants peut donner matière à débat, mais pas la nécessité de préserver à tout prix la domination conquise, comme l’aurait aussi affirmé Périclès. En 415, Alcibiade justifie l’attaque contre la Sicile en expliquant qu’une grande puissance ne peut préserver son statut qu’en étant en continuelle expansion. Un an plus tôt, les Athéniens avaient attaqué l’île de Mélos qui voulait conserver sa neutralité. On tua ses habitants ou on les réduisit en esclavage avant de coloniser l’île par l’envoi de citoyens athéniens. On avait auparavant fait comprendre aux Méliens qu’en tant que membres d’un petit État, ils devaient se plier aux exigences de la puissance la plus forte, et que ces exigences n’étaient pas négociables. On aurait du mal à être plus francs que cette affirmation d’un « droit du plus fort » dans les relations internationales120. On a en conséquence constamment évoqué ce « dialogue des Méliens » rédigé par Thucydide lorsque se posait, dans l’histoire de la réception, la question du réalisme et du cynisme, ou encore celle de l’espace de non-droit dans les relations entre États.

145Au cours de ce que l’on a appelé la Seconde Ligue de Délos (378-355 av. J.-C.), Athènes ne dispose plus d’une telle position de force ; l’alliance s’effondre lorsqu’elle abandonne la réserve dont elle a fait preuve dans un premier temps, et lorsque quelques membres se défendent des ingérences athéniennes contre leur autonomie.

146Athènes s’est donné, un siècle et demi durant, un ordre constitutionnel sans précédent dont la position exceptionnelle, dans la perspective de l’histoire universelle, fascinera la postérité à chaque fois qu’il sera question de réaliser le « pouvoir du peuple ». Mais pendant de nombreux siècles, cette possibilité resta plutôt théorique – et fut rejetée dans la plupart des cas. Il faut attendre les dernières décennies du xviiie siècle pour que la question revienne à l’ordre du jour politique, alors associée à des discussions sur la différence entre démocratie antique et démocratie moderne.

Notes de bas de page

1 C’est-à-dire l’histoire de la perception que l’on a eue de l’Antiquité au fil des siècles (N.d.T.).

2 Hérodote I, 29, 2.

3 Aristote, Constitution d’Athènes, 7, 2 ; Plutarque, Solon, 25, 1.

4 La domination des Médicis dans la Florence du xve siècle constituera un phénomène analogue.

5 Hérodote VI, 123 ; Thucydide I, 20 ; VI, 54-59. – Le souvenir du fait qu’Athènes doit aux Spartiates d’avoir été libéré des Pisistratides est évoqué chez Aristophane, Lysistrate, 1150-1156.

6 Strabon IX, 1, 16 = C 396.

7 Hérodote VI, 131, 1.

8 Aristote, Constitution d’Athènes, 22, 1 (Clisthène instigateur de la loi) – Androtion, fragment 6 (institution et application simultanée de la loi).

9 Plutarque, Aristide, 7, 5-6 (6 000 comme quorum) – Philochore, fragment 30 (6 000 voix contre la personne à bannir).

10 Plutarque, Nicias, 11 ; Alcibiade, 13, 3 sq. ; Aristide, 7, 3-4 ; Aristophane, Les Cavaliers, 1304 et 1305. – Selon Plutarque, il y aurait peut-être encore eu un autre « candidat » en lice, ce qui aurait encore augmenté les chances d’ostraciser Hyperbolos avec un nombre de voix relativement réduit.

11 Hérodote VI, 131, 1 (sans jugement de valeur) ; Pseudo-Xénophon, La Constitution des Athéniens, 1, 4 (en termes polémiques contre la domination des catégories inférieures).

12 Hérodote III, 80, 6 (isonomie comme norme de la démocratie) ; Thucydide III, 62, 3 (oligarchie isonomique).

13 Plutarque, Périclès, 7, 8 ; 9, 5 sq. (Éphialte comme assistant de Périclès) ; Plutarque, Cimon, 15, 2 (Éphialte comme acteur principal) ; Aristote, La Constitution d’Athènes, 25, 3 sq. (Éphialte comme force motrice et victime d’un attentat meurtrier).

14 Aristote, Politique, 1274a7-9 ; La Constitution d’Athènes, 27, 3-4.

15 Thucydide VIII, 67, 3.

16 Voir infra, p. 50-51.

17 Platon, République, 557a ; Aristote, Politique, 1317b20 sq. ; 1318a1 sq. et passim – procédure de tirages au sort dans les oligarchies : Aristote, Politique, 1330b1 ; [Aristote], Rhétorique à Alexandre, 1424a38 ; Diogène Laërce VIII, 34. – Dans les deux contextes, le tirage au sort est considéré comme un procédé rationnel pour atteindre un but ; il n’y a pas de connotations religieuses.

18 Aristote, La Constitution d’Athènes, 24, 3.

19 Ibid., 7, 4.

20 Aristote, La Constitution d’Athènes, 26, 4 ; Scholie à Eschine I, 39. – Un don de céréales en provenance d’Égypte, en 445-444, aurait débouché sur une révision des listes de citoyens et sur l’exclusion d’environ cinq mille personnes ; Philochoros, fragment 119 ; Plutarque, Périclès, 37, 4. Ce chiffre est suspect pour de multiples raisons. Ne serait-ce que pour des motifs liés à la chronologie, la livraison en provenance d’Égypte ne peut avoir été l’élément déclencheur de la loi de Périclès sur la citoyenneté en 451-450. Si le cœur de l’histoire est authentique, elle montre les implications matérielles du statut de citoyen.

21 Denys dHalicarnasse, Lysias, 34. – Cela ira cependant aussi de pair avec un piètre traitement des métèques et des esclaves qui s’étaient engagés dans le combat contre le régime oligarchique, et auxquels on accorda certes des améliorations de statut, mais pas le droit de citoyenneté promis – du moins pas avec l’ampleur prévue à l’origine ; cf. infra, p. 57-58.

22 Par exemple Platon, Ménexène, 237b-c ; Isocrate IV, 24 ; Lysias II, 17-18 ; sur le fond aussi chez Thucydide I, 2, 5 ; II, 36, 1.

23 Surtout Aristote, Politique, 1275b 32 ; Platon, Les Lois, 814c ; Isocrate XIV, 51 ; Démosthène LVII, 30 ; LIX, 107 ; Isée VIII, 43.

24 Cela vaut tout autant pour l’égalité de niveau postulée par Platon entre les hommes et les femmes, principe qui, dans sa conception de l’État idéal, va de pair avec l’abolition de la structure familiale.

25 Plutarque, Nicias, 14, 5.

26 Platon prévoit une durée de vingt ans ; ensuite, on ne doit accorder de titre de séjour qu’à titre individuel et en cas de mérites particuliers ; Platon, Les Lois, 850b-c. On dit que Sparte pratique des expulsions périodiques d’étrangers : Thucydide II, 39, 1 ; Xénophon, Constitution des Lacédémoniens, 14, 4 ; éLien, Varia Historia, XIII, 16.

27 Athénée 272c, qui cite une source non datable avec précision sur un recensement pratiqué sous Démétrios de Phalère (sans doute en 317/316 av. J.-C.). Il existe peut-être un lien avec la baisse décidée à l’époque du palier censitaire (par comparaison à la règle de 322) ; Diodore XVIII, 74, 3.

28 Plutarque, Phocion, 28, 4. D’après une lecture qu’en fait Diodore XVIII, 18, 4-5, ils auraient même été 22 000 à perdre leur droit de citoyenneté.

29 Démosthène XXII, 55.

30 Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens, 1, 10-12 ; Platon, République, 563b ; cf. par ailleurs Platon, Les lois, 777e, Aristote, Politique, 1319b27 sq. ; Xénophon, Helléniques, II, 3, 48 ; sur le risque de confusion entre citoyens et esclaves : Démosthène LIII, 16.

31 Dans le cas bien connu du « banquier » Pasion, ce succès extraordinaire repose sur l’ampleur de ses prestations financières au profit de la polis.

32 Aristophane, Les Grenouilles, 693 sq., indique que les réserves relatives à l’obtention du droit de citoyenneté ne concernent que les esclaves, et non les métèques et les autres étrangers, eux aussi mobilisés, et auxquels on a accordé cette mesure de faveur (cf. Diodore XIII, 97, 1).

33 Cf. infra, p. 93.

34 Hypéride, fragment 29.

35 Aristote, Politique, 1253b1 – 1255b15. – Quant au regret que lui inspire le fait que cette déficience ne soit pas obligatoirement visible sur ces créatures, le xviiie siècle y remédiera en « découvrant » le critère de la couleur de la peau.

36 C’est le récit qui en est fait chez Plutarque, Périclès, 12 sq. Mais les données épigraphiques issues des comptes de construction font peser des doutes sur le fait que les fonds en provenance de la ligue de Délos aient joué un grand rôle dans le financement.

37 Les circonstances des prétendus procès intentés, entre autres, à la compagne de Périclès, Aspasie, et au philosophe Anaxagore, restent troubles.

38 Thucydide II, 65, 9.

39 Thucydide II, 22, 1 ; II, 65, 3-4.

40 Thucydide VIII, 72, 1. On n’a pas de détails précis sur la « Constitution des Cinq mille » instaurée à l’automne 411 (Thucydide VIII, 97, 2), qui se transformera sans heurt, au bout de dix mois, en une nouvelle démocratie.

41 Aristote, La Constitution d’Athènes, 41, 3 ; Aristophane, L’Assemblée des femmes, 387-388. La somme atteinte vers 392, après la deuxième augmentation de l’indemnité, a été doublée à un moment donné au ive siècle ; Aristote, La Constitution d’Athènes, 62, 2 – Il est plus que douteux que l’on puisse déduire des Acharniens d’Aristophane, 21-22 (avec scholies) qu’il existe à la fin du ve siècle une sorte de devoir de présence à l’Assemblée. On ignore également si les paiements effectués entre 410 et 405, et consignés par écrit, ont été accordés à tous les citoyens à titre de mesure de soutien, ou ont été liés à des fonctions telles que l’activité de juré.

42 Thucydide I, 44, 1 ; Eschine II, 60-61 et 65. – Mais apparemment, on ne garantit pas que le vote sera réservé à ceux qui ont préalablement été présents aux débats.

43 Aristote, La Constitution d’Athènes, 43, 3-4. D’après une loi citée chez Démosthène XXIV, 21, il y a vers le milieu du ive siècle (au moins) trois assemblées par prytanée.

44 Ce dont atteste le fameux et sulfureux débat sur la punition des citoyens de Mytilène, qui tentent de faire sécession par rapport à Athènes en 427 ; Thucydide III, 36-49. Cf. Thucydide VI, 14, sur la tentative menée (vainement) par Nicias en 415 pour que l’on revienne sur la décision d’intervention en Sicile.

45 Traduction allemande et commentaire de l’inscription chez Reinhard Koerner, Inschriftliche Gesetzestexte der frühen griechischen Polis, Cologne, 1993, p. 41 sq.

46 Scholies à Aristophane, Ploutos 972 = Philochore, fragment 140.

47 L’examen d’aptitude (N.d.T.)

48 Cf. infra, p. 57-58.

49 Plutarque, Périclès, 16, 3 ; Phocion, 8, 1.

50 Thucydide VII, 48, 4 sq. à propos de l’hésitation fatale de Nicias en Sicile.

51 Sur cette règle qui s’applique dans les autres cas cf. infra, p. 50.

52 Démosthène IV, 47.

53 En chiffres absolus, les ressources que les militaires athéniens peuvent s’approprier étaient extrêmement modestes par comparaison, par exemple, avec leurs homologues romains, à partir du iie siècle av. J.-C.

54 Diodotos dans le « Débat sur Mytilène » chez Thucydide III, 36-49, qui s’impose contre Cléon, constamment cité dans la tradition.

55 Ainsi dans le cas de Démade ; Dinarque I, 89 et 104 ; Plutarque, Phocion, 30, 2 sq. ; Moralia, 525c.

56 Démosthène XXI, 113 ; Hypéride IV, 7-8.

57 Eschine I, 23 ; III, 2 sq.

58 Eschine I, 35.

59 Démosthène LVII, 9 sq.

60 Eschine I, 27-30.

61 On affirme sans doute que les jeunes prostitués, dès lors qu’ils se soumettent à la volonté d’un nombre indéterminé d’autres personnes qui peuvent ensuite en disposer comme esclaves, ne sont plus qualifiés pour tenir le rôle de citoyens libres.

62 Xénophon, Mémorables, III, 6.

63 Platon, Protagoras, 319c-d.

64 Plutarque, Périclès, 7, 4 ; Moralia, 800c.

65 Plutarque, Périclès, 7, 5.

66 Aristote, La Constitution d’Athènes, 56, 1 ; Démosthène LVIII, 31.

67 Aristote, La Constitution d’Athènes, 27, 3-4 ; Plutarque, Nicias, 4, 3.

68 Thucydide VI, 13, 1. – Il est possible que la tactique employée par Thucydide, fils de Melesias, consistant à faire s’asseoir ses propres partisans ensemble, en un seul bloc, dans l’Assemblée, au cours de la discussion concernant la politique édilitaire (Plutarque, Périclès, 11, 2), soit une tentative d’immuniser l’auditoire contre la puissance rhétorique de Périclès.

69 Résumé chez Aristote, La Constitution d’Athènes, 28, 3.

70 Thucydide III, 37, 1 ; III, 38, 4 sq. – La publicité et la durée du processus de décision comme inconvénient de la démocratie en politique internationale constitue un thème récurrent chez Démosthène XIX, 184-186.

71 Thucydide IV, 27 sq.

72 S’il fallait désigner l’auteur d’un changement d’orientation radical, allant dans le sens d’une expansion continuelle, ce serait plutôt Alcibiade qui, en 415, fait voter la décision d’attaquer la Sicile.

73 Il n’est pas nécessaire, dans ce tableau, de s’attarder sur l’organisation complexe des finances publiques, avec leurs différentes caisses et leurs très nombreuses instances.

74 Pseudo-Xénophon, La Constitution des Athéniens, 3, 4.

75 Thucydide VI, 30, 3 sq.

76 Comme il faut régler les liturgies en argent, les grands propriétaires fonciers doivent compter sur la vente de leurs produits sur le marché athénien ; le nombre des acheteurs potentiels a lui aussi augmenté à la suite des versements faits par l’État aux citoyens, les deux phénomènes contribuant à donner une plus grande importance au marché.

77 Par exemple Isocrate VII, 24-25 ; XII, 145 sq. ; Aristote, Politique, 1321a30sq.

78 Lysias III, 2 ; Lycurgue I, 12.

79 En allemand : Richter et Geschworene (N.d.T.).

80 L’un des premiers rédacteurs de discours professionnels connu, Antiphon, est présenté, dans les comédies de la fin des années 420, comme un homme extrêmement cupide mettant son art à la disposition de tous, y compris d’évidents coupables, pour peu qu’on lui verse le salaire correspondant. Plutarque, Moralia, 833C ; Philostrate, Vies des sophistes, I, 15, 2 (= 499). Meneur de la conjuration oligarchique de 411, Antiphon, lorsqu’il est mis en accusation après la chute du régime, tente de se défendre en expliquant qu’il ne peut y avoir eu aucun intérêt, dans la mesure où il ne pouvait profiter de son art d’écrire des discours pour les autres qu’en démocratie, et non en contexte oligarchique ; Thucydide VIII, 68, 1-3 ; Antiphon, fragment 1a ; Plutarque, Moralia, 833-834.

81 Comme il est facile de reprocher à quelqu’un de pratiquer le sycophantisme, certains accusateurs insistent parfois sur le fait qu’ils tiennent ce rôle pour la première fois, d’autres soulignant qu’ils agissent uniquement par inimitié personnelle – un argument à vrai dire paradoxal dans un système judiciaire qui vit sur l’idée que les citoyens engagent des poursuites pénales dans l’intérêt public.

82 Voir infra, p. 57-58.

83 Voir infra, p. 197 sq.

84 Platon, Protagoras, 324a-c ; Les lois, 862c-d ; 933e-934c. –– Cesare Beccaria, Dei delitti e delle pene [1764] ; en français, dernière traduction à ce jour : Des délits et des peines, introduction, traduction et notes par Philippe Audegean, texte italien établi par Gianni Francioni, Lyon, ENS éd., 2009.

85 Il y a des exceptions pendant les périodes où l’on redoute une révolution, comme en 415 ; voir infra, p. 194.

86 Cf. infra, p. 117 et 246.

87 On notera que cela vaut aussi pour l’orateur judiciaire qu’était Cicéron, en qui la postérité voit si volontiers un modèle de républicain.

88 Thucydide I, 77, 1 ; Pseudo-Xénophon, La Constitution des Athéniens, 3, 2 ; Aristophane, La Paix, 505 ; Les Nuées, 206 sq. ; Les Oiseaux, 35 sq.

89 Thucydide VI, 89.

90 Cf. infra, p. 193-194.

91 Impossible de dire si le système en place à Sparte, avec sa distinction entre Spartiates et Périèques, a servi ici de modèle.

92 Nombre des victimes : Scholies à Eschine I, 39 ; Isocrate VII, 67 ; XX, 11 ; Eschine III, 235 ; Aristote, La Constitution d’Athènes, 35, 4. Sur l’implication de tous dans les mesures criminelles : Xénophon, Helléniques, II, 4, 9.

93 Sur ce parallèle, cf. ci-dessous, p. 157.

94 Platon, Lettre 7, 325b ; Aristote, La Constitution d’Athènes, 40, 2-3 ; Xénophon, Helléniques, II, 4, 43 ; Cicéron, 1re Philippique, 1.

95 Andocide I, 96-98. – On retrouve la même règle dans une loi de 337-336, transmise par une inscription ; cf. Kai Brodersen et al., Historische griechische Inschriften in Übersetzung, vol. 2 : Spätklassik und früher Hellenismus (400-250 v. Chr.), Darmstadt, 1996, no 258. – Lorsqu’on lance une procédure contre les comploteurs de 411, on ne peut les accuser que de haute trahison, en raison de leur collaboration avec Sparte ; certains des hommes concernés cherchent par ailleurs à se sauver en dénonçant d’autres responsables plus impliqués qu’eux-mêmes.

96 Lysias XXXIV, 1. Cf. également Isocrate VII, 66 sq. (vers 357 av. J.-C.) : la démocratie actuelle présente certes des lacunes par rapport à celle du bon vieux temps, mais se distingue clairement, et positivement, d’une oligarchie fonctionnant à la manière des « Trente ».

97 Xénophon, Mémorables, I, 2, 42 ; IV, 4, 12.

98 Lysias XXX, 2-4.

99 Celle-ci a été transformée à plusieurs reprises, mais cela n’a rien changé au principe, et nous n’avons pas nécessairement, ici, à nous préoccuper des détails.

100 Andocide I, 84 ; Démosthène XXIV, 27.

101 Démosthène XXIV, 33 et 138.

102 Andocide I, 17 et 22.

103 Eschine III, 191.

104 Plutarque, Démosthène, 24, 1 ; Moralia 840c.

105 Eschine III ; Démosthène XVIII.

106 Eschine III, 194.

107 On a un parallèle dans la procédure pénale pour « tromperie du demos ».

108 Dinarche II, 16 ; Démosthène XIX, 70 ; Aristophane, Les Thesmophories, 331 sq.

109 Aristote, Politique, 1292a5 sq.

110 Plutarque, Périclès, 9, 1.

111 Plutarque, Moralia, 1011b. – Le lien entre le statut de citoyen et l’argent du théâtre est aussi souligné dans une pièce du iie siècle après J.-C. : Lucien, Timon ou le misanthrope, 48-49.

112 Les sources n’étant pas claires sur ce point, on débat pour savoir si cela implique aussi une possibilité de réélection directe, voire la prolongation de la durée d’exercice de la fonction à quatre ans.

113 Diodore XVIII, 66, 5.

114 Cf. supra, p. 23.

115 Hérodote III, 80-82, ici III, 80, 6. Le principe de rotation que permettait le tirage au sort est aussi mentionné chez Euripide, Suppliantes, 406-407.

116 On le retrouve sous les atours du mythe dans les pièces intitulées Les Suppliantes d’Eschyle (vers 463 av. J.-C.) et d’Euripide (vers 421), à propos des pétitions de peuples étrangers « implorant protection », face auxquelles les rois laissent la décision au peuple par crainte d’éventuelles complications. Chez Euripide, le roi athénien Thésée défend, dans une sorte de débat constitutionnel, la position démocratique, tandis que le héraut de Thèbes exprime la critique du pouvoir de la plèbe. – Sur le rôle de l’argument selon lequel les décideurs sont concernés par les conséquences de leurs décisions, argument développé dans le droit canonique au Moyen Âge, cf. infra, note 30, p. 306.

117 Thucydide II, 35-46.

118 Aristote, Politique, 1281a40 sq. – On trouve aussi une justification au moins indirecte de la démocratie dans le « mythe de Protagoras » (Platon, Protagoras, 320a sq.) Le sophiste Protagoras – qui n’est pas originaire d’Athènes – justifie d’ailleurs aussi sa profession en défendant l’idée que l’on peut enseigner la vertu politique ; il est du reste frappant que l’on utilise un mythe pour justifier la démocratie. – Les tentatives visant à trouver chez Démocrite une théorie de la démocratie n’ont pas abouti en raison de la transmission fragmentaire de son œuvre.

119 En 427, on donnera la citoyenneté aux survivants de Platées, après sa destruction, mais par la suite on les installera ailleurs ; quant aux droits de citoyenneté accordés aux habitants de Samos en 405, ils sont de nature symbolique.

120 Thucydide II, 63 (Périclès) ; VI, 18 (Alcibiade) ; V, 84-116 (« Dialogue des Méliens »).

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