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Liberté antique, liberté moderne

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Wilfried Nippel

Introduction

Texte intégral

1La démocratie athénienne a duré moins de deux siècles, même si l’on ne peut être certain de sa date de fondation. Alors que, rétrospectivement, les Athéniens aiment à présenter leur grand législateur Solon (594 av. J.-C.) comme son père fondateur, la recherche moderne considère majoritairement depuis la fin du xixe siècle que les réformes de Clisthène (508-507 av. J.-C.) ont donné la principale impulsion à un processus qui a mené, vers le milieu du ve siècle av. J.-C., à la constitution de la démocratie. Celle-ci se maintient jusqu’en 322 av. J.-C., avec de brèves interruptions – celles des régimes oligarchiques établis en 411 et 404-403. Sous la domination macédonienne, on établit ensuite une constitution qui, en dépit des restrictions apportées à la capacité d’agir à l’extérieur, tolère toujours un gouvernement des citoyens par eux-mêmes, mais en réserve l’exercice aux notables. Elle cesse alors d’offrir à tous les citoyens les amples possibilités de participation qui ont, jusqu’alors, caractérisé la démocratie.

2Ce système politique, mis au point dans le cadre d’un État de petite taille – selon les critères modernes –, a fasciné la postérité jusqu’à nos jours, tantôt comme un repoussoir – la « domination de la populace » –, tantôt comme un modèle exemplaire d’autodétermination collective dépassant nettement toutes les formes modernes de démocratie indirecte et représentative. Dans ce débat qui traverse toutes les époques, la réflexion sur l’Antiquité s’associe à une question : comment, dans les conditions radicalement différentes des temps modernes, peut-on instaurer une société de citoyens libres encadrée par un ordre constitutionnel adéquat ? D’autres communautés grecques des ve et ive siècles av. J.-C., qui portaient dans l’Antiquité le nom de « démocraties », ne jouent aucun rôle dans ce débat, d’une part parce qu’elles n’ont qu’un rapport limité avec le modèle athénien, d’autre part parce qu’on sait peu de chose sur leurs structures internes et que, globalement, elles n’ont pratiquement pas laissé de traces dans la vision historique ultérieure de l’Europe. L’élargissement des connaissances que l’histoire moderne de l’Antiquité a apporté sur la situation politique en dehors d’Athènes, notamment par le biais de l’exploitation systématique des inscriptions, n’a rien pu changer à cette fixation sur le cas exemplaire que constitue Athènes.

  • 1 L’ensemble du vaste champ que constitue la réception de l’Antiquité dans les lettres, les arts, l’ (...)

3Il faut toutefois tenir compte du fait que cette discussion ne constitue qu’une facette parmi d’autres d’une confrontation beaucoup plus vaste avec l’héritage politique de l’Antiquité1. En fonction de l’époque, du contexte et de l’auteur, tantôt on a parlé, globalement, des relations politiques dans l’Antiquité grecque, tantôt on a établi une distinction entre la Grèce et Rome, ou bien, durant l’Antiquité grecque, entre les modèles divergents qu’étaient Sparte et Athènes. Dans tous les cas, on a porté des évaluations différentes sur les diverses phases de chaque histoire. Le plus souvent, on a opposé les premiers temps – Sparte à l’époque de Lycurgue, Athènes au temps de Solon, Rome au début de la République – à une phase ultérieure conçue comme l’époque du déclin politico-moral.

  • 2 Jacob Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte [1898-1902], réimp. Munich, 1977, vol. 1, p. 224, p (...)

4On a ainsi émis des jugements très différents sur les réalisations philosophiques et artistiques des Grecs et sur les fruits de leur culture politique. « Mais ce qui a intéressé les millénaires ultérieurs, ce n’est pas Athènes en tant qu’État, c’est Athènes en tant que puissance culturelle de premier plan, en tant que source de l’esprit », constate Jacob Burckhardt2.

  • 3 Friedrich Schlegel, Prosaische Jugendschriften, Jakob Minor (éd.), vol. 2, Vienne, 1906, p. 225.
  • 4 Otto von Gierke, Johannes Althusius und die Entwicklung der naturrechtlichen Staatstheorien, Bresl (...)

5Le jugement prononcé par Friedrich Schlegel en 1798 vaut globalement pour la manière d’aborder l’Antiquité : « Chacun a pu trouver chez les Anciens ce dont il avait besoin ou qu’il désirait ; en première instance, soi-même3. » Il s’agit « moins de ce que les Grecs et les Romains pensaient de l’État et du droit que de ce qui, de leurs réflexions, a survécu dans la tradition, et qu’on croyait qu’ils pensaient », écrit Otto von Gierke4.

6Si les commentaires s’inscrivent toujours dans le contexte des problématiques de l’époque, ils se réfèrent aussi à une longue tradition et se situent dans le dialogue avec les sources antiques autant que dans la confrontation avec les différents stades antérieurs de la réception de l’Antiquité. C’est aussi le reflet d’une manière de penser : au moins jusqu’à une période tardive du xviiie siècle, les commentateurs ne relèvent généralement aucune différence fondamentale entre l’Antiquité et leur propre époque, si bien que l’on peut, selon eux, établir une relation directe entre les textes « classiques » et leur propre univers.

7La perception de la tradition antique est le plus souvent restée limitée au canon des lectures scolaires (sauf chez les antiquisants). L’étude des sources grecques dépendait souvent de l’existence de traductions en latin ou en langue nationale. Les textes étaient pris au pied de la lettre, y compris lorsqu’il s’agissait de représentations très imaginatives des prétendus commencements de ces systèmes sociaux. Même si on ne les acceptait pas sans autre forme de procès comme des affirmations indiscutables, on les qualifiait tout au plus selon des critères de plausibilité, ou selon des échelles de valeur qui étaient propres à l’époque. Cela signifie que l’on ne s’interrogeait pas encore sur les sources des sources, c’est-à-dire sur la manière dont la tradition s’était formée et, en conséquence, sur sa crédibilité. Ce type de « recherche sur les sources » ne s’est imposé qu’à partir du xixe siècle dans les Sciences de l’Antiquité, tout particulièrement en Allemagne, mais pas forcément dans le domaine de la réception au sens large. Le fossé s’est ainsi creusé entre les découvertes scientifiques et l’image qu’avait de l’Antiquité un public de non-spécialistes cultivés.

  • 5 Leopold von Ranke, « Zur Geschichte der Doctrin von den drei Staatsgewalten », in Sämmtliche Werke (...)

8L’État constitutionnel des temps modernes renoua avec de multiples traditions issues des communes, des ordres et de l’Église, en place depuis le Moyen Âge dans le domaine de l’administration autonome et de la participation politique. Il ne se situe cependant pas dans la continuité institutionnelle de l’Antiquité. Or l’Antiquité n’a cessé de revenir dans la discussion lorsqu’on identifiait participation politique et démocratie, ou lorsqu’il s’agissait au contraire de tracer une frontière entre ces deux notions. Si l’on veut restituer le débat qui s’est développé pendant des siècles autour de la liberté antique ou moderne, et de la démocratie, il faut nécessairement opérer une sélection. On ne peut en aucun cas prétendre à l’exhaustivité, mais uniquement rendre compte de positions essentielles, à l’aune desquelles il est possible de montrer combien la réflexion sur l’organisation politique de chaque contexte historique était étroitement liée à la réflexion sur l’Antiquité. On y rencontre, au premier plan, des propos directement liés à la réalité (toujours supposée) de la démocratie athénienne. Or, les processus de réception impliquent toujours que l’on choisisse, dans l’« offre » très large de la tradition, certains éléments adaptés aux besoins spécifiques de l’argumentation. « La spéculation a sa propre histoire, qui se transmet d’une époque à l’autre ; ce qui a été affirmé dans l’une sert de base pour la suivante, mais la pérennité et l’ampleur de sa validité sont tout de même très étroitement liées aux événements contemporains. Les grandes crises de l’Histoire donnent l’impulsion à de nouvelles conceptions, de nouveaux idéaux et de nouveaux systèmes », écrit Leopold von Ranke5.

9Il est toujours nécessaire de discuter du rôle que joue le recours à Athènes par comparaison aux « alternatives » antiques ; je veux parler de Sparte et de Rome (qu’il s’agisse de la République, du pouvoir personnel de César ou du Principat). On ne pourra cependant intégrer ici les images de Sparte et de Rome que de manière ponctuelle. Leur rôle dans le discours moderne sur la démocratie est du reste limité. Rétrospectivement, dans maints contextes, les similitudes entre les systèmes politiques des communautés antiques – par exemple pour ce qui concerne l’orientation militaire, le rôle de l’esclavage, l’absence de systèmes représentatifs – semblent à coup sûr plus importantes que les différences. Mais à chaque fois que l’on parle de démocratie dans un sens emphatique, et qu’on l’entend autrement que comme une participation limitée des citoyens à un système dominé par une aristocratie et / ou une monarchie, Athènes, en tant que démocratie antique par excellence, est toujours le point de référence central.

10Il faut par ailleurs éclaircir les problématiques liées à la politique constitutionnelle de chacune des époques, car c’est en leur sein que s’intègre la réception de l’Antiquité. Cela vaut tout particulièrement pour les révolutions américaine et française, mais aussi pour les luttes constitutionnelles qui s’y sont rattachées en Europe, luttes au cours desquelles les acteurs de la politique ont effectivement ou prétendument développé leurs propres conceptions dans une confrontation avec la tradition antique.

  • 6 Nous avons le plus souvent laissé de côté, pour notre étude, les différentes correspondances de sa (...)

11Le lien avec le temps présent s’exprime aussi par la suite, tout particulièrement chez les auteurs qui tiennent à la fois des rôles d’érudit et d’homme politique, que ce soit en exerçant de hautes fonctions au sein de l’État ou en siégeant dans une assemblée de notables. Il arrive en outre souvent que les spécialistes ne limitent pas leurs recherches à une seule discipline scientifique ou à des thèmes liés à une époque déterminée. Cela ne vaut pas seulement pour des savants universels de la trempe d’un John Stuart Mill ou d’un Max Weber, mais aussi pour les spécialistes de l’économie nationale et les juristes, pour lesquels il était tout naturel d’intégrer l’Antiquité à leurs études. Au xixe siècle, les historiens allemands consacrèrent encore longtemps leur enseignement et leurs publications à la totalité des périodes historiques. Une fois que l’histoire médiévale – ce sera la première à le faire – eut pris les contours d’une discipline indépendante, ils purent malgré tout être à la fois spécialistes de l’histoire antique et de l’histoire contemporaine. Ces chercheurs établirent tout naturellement un lien entre leur époque et l’Antiquité, même lorsqu’aucun message politique explicite ne lui était associé6.

12À partir de la fin du xixe siècle, et surtout au xxe, l’Antiquité tend à perdre de son importance dans le débat général sur la politique constitutionnelle. Ce sont désormais les discours scientifiques, au sens strict, qui se consacrent plus spécifiquement à ce sujet. Cela ne signifie pas, naturellement, que l’on ait cessé de se demander dans quelle mesure la comparaison avec l’Antiquité avait une pertinence pour le monde de ceux qui s’y adonnaient. La mise en parallèle avec Athènes ne cesse de s’imposer dans les confrontations portant sur la forme la plus adéquate de démocratie. Si les spécialistes des sciences humaines et sociales puisent une partie de leurs problématiques dans des champs thématiques contemporains, ils sont aussi souvent exposés, ou du moins ont cette sensation, à une forme de pression sociale : on les enjoint de démontrer l’utilité de leur discipline, sans parler des cas où on leur demande de respecter une image officielle de l’Histoire ou lorsqu’ils se mettent volontairement au service des puissances et des idéologies dominantes.

13De la même manière que l’on ne peut opérer de distinction entre le débat sur Athènes et l’étude contradictoire d’autres modèles politiques de l’Antiquité, il est impossible d’établir dans ce débat une séparation nette entre la dimension « scientifique » et la dimension « politique ». Compte tenu de la continuité des différents motifs et de la multiplicité des strates dans les processus de réception, on s’en tiendra ici à une trame grossièrement chronologique, des anticipations et des retours étant souvent indispensables. On peut montrer avec un certain degré de plausibilité pourquoi certains sujets ont revêtu une actualité particulière dans des contextes donnés, en traitant au cas par cas le lien avec les problématiques et les discussions politiques actuelles. La chose prend une tournure beaucoup plus complexe lorsqu’on ne trouve aucune trace du sujet. D’une part, bien entendu, parce que cela peut être une illusion, dans la mesure où des textes portant sur le sujet ont pu être oubliés de tous ou seulement négligés par l’auteur considéré, d’autre part parce que le fait de ne rien trouver ne peut donner lieu qu’à des conclusions hypothétiques.

14Les différentes cultures nationales ont fait appel à un héritage commun à tous les Européens, mais systématiquement sur la base de questionnements spécifiques, dépendant des conditions sociales du moment ; il est aussi arrivé que des débats analogues aient lieu avec un décalage temporel. Notre exposé s’efforcera de faire apparaître le caractère paneuropéen du débat sur Athènes, qui s’est déroulé durant plusieurs siècles, ce qui, en outre, impose d’intégrer l’Amérique du Nord, partie prenante et active d’une confrontation transatlantique. Si le débat allemand prend une place prééminente dans les pages consacrées aux xixe et xxe siècles, cela est certainement dû aux connaissances bibliographiques nécessairement limitées de l’auteur. Mais des motifs objectifs le justifient aussi : la prééminence internationale de la science allemande au xixe siècle ainsi que les conséquences du national-socialisme, non seulement pour la suite de l’Histoire, mais aussi pour toute discussion portant sur la manière dont un ordre garantissant la liberté et la dignité humaine peut être instauré et maintenu.

Notes

1 L’ensemble du vaste champ que constitue la réception de l’Antiquité dans les lettres, les arts, l’architecture, la philosophie, les mathématiques, etc., ne peut être traité ici.

2 Jacob Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte [1898-1902], réimp. Munich, 1977, vol. 1, p. 224, p. 225. Traduit en français par Frédéric Mugler sous le titre Histoire de la civilisation grecque, Vevey, Éditions de l’Aire, 5 vol., 2002.

3 Friedrich Schlegel, Prosaische Jugendschriften, Jakob Minor (éd.), vol. 2, Vienne, 1906, p. 225.

4 Otto von Gierke, Johannes Althusius und die Entwicklung der naturrechtlichen Staatstheorien, Breslau, 1902, p. 327.

5 Leopold von Ranke, « Zur Geschichte der Doctrin von den drei Staatsgewalten », in Sämmtliche Werke, vol. 24, Leipzig, 1872, p. 237-266, citation p. 237-238.

6 Nous avons le plus souvent laissé de côté, pour notre étude, les différentes correspondances de savants, dans lesquelles les auteurs formulent souvent plus clairement leurs intentions de l’époque, les propos privés n’étant généralement pas connus du public à la période où ils ont été tenus. Nous ne donnons d’indications biographiques sur les auteurs, sous une forme concise, que là où cela paraît immédiatement nécessaire à la compréhension des textes cités.

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