L’Empire en province
|Troisième partie. Appropriation de la geste coloniale dans le limousin
La “panthéonisation” ou l’inscription dans l’espace public de la geste coloniale
Texte intégral
- 1 Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », in Jeux d’échelles. La microanalyse à (...)
1La “panthéonisation” – terme entendu ici au sens large de célébration publique, et non au sens strict d’inhumation au Panthéon – des acteurs coloniaux qui débute en 1894, pour s’achever dans les années 1920 présente une pratique sociale témoignant d’une autre modalité de la réception du fait colonial. Compte tenu de l’espace de référence, le choix de l’approche régionale ne peut cependant faire l’économie d’un changement d’échelle car les moments privilégiés s’insèrent dans une histoire nationale, mais ils doivent être aussi replacés dans le contexte régional, ce changement d’échelle permettant ainsi de saisir une « modalité particulière de l’histoire globale » qui réintroduit la « pluralité des contextes »1.
HOMMAGE À L’EXPLORATEUR MARCEL TREICH-LAPLÈNE : HÉRITIER DES LEMOVICI ET « BÂTISSEUR D’EMPIRE », 1894-1897 ET 1912-1934
2La “panthéonisation” de Treich-Laplène ouvre le cycle des hommages publics aux acteurs coloniaux. Certes, en 1890 sa mort à l’âge de 29 ans, à son poste en Assinie, était de nature à le métamorphoser en héros – colonial pour la circonstance – mais l’hommage qui lui est rendu ne se réduit pas à cet aspect. La célébration publique dévoile un phénomène de réception où s’amalgament l’interprétation, la mobilisation et l’appropriation du fait colonial débouchant sur la « naturalisation » de l’événement, faisant coexister la signification coloniale avec une traduction locale, qui peut être nationale ou régionale. Dans ce cas de figure, se répète le phénomène de convergence de faits culturels nationaux ou régionaux qui place le fait colonial non pas à la périphérie, en position exogène, mais qui le fait entrer en résonance avec d’autres éléments culturels, sociétaux, politiques et réactualise des valeurs, des croyances à la recherche d’une médiation. L’archétype de l’explorateur en est une bonne illustration : idéal romanesque de la jeunesse, le modèle social a été transformé en modèle politique et pédagogique à l’intention d’une population métropolitaine. En tant que pratique sociale, elle engage des acteurs dont la composition renseigne sur la place de la colonisation dans la société.
- 2 Depuis 1839. Ces informations sont extraites de l’ouvrage de Frédéric Grah-Mel, Marcel Treich-Lapl (...)
3L’itinéraire de Marcel Treich-Laplène l’inscrit dans la lignée des héros d’aventures et/ou coloniaux, sa contribution à la colonisation en fait un « bâtisseur d’empire ». Ses explorations à l’intérieur de la future Côte d’Ivoire le classent parmi les explorateurs, quelque part entre le modèle représenté par Brazza et celui illustré par Monteil. Né à Ussel en 1860, Marcel est issu de la petite bourgeoisie : son père, d’abord notaire et maire de la ville de 1860 à 1870 le mit, en choisissant la magistrature coloniale, en contact avec l’Empire. Marcel, d’abord tenté par une carrière dans les armes au bout de ses trois années de service militaire en Algérie, y renonça et se retrouva maître d’études à La Rochelle après le décès de son père à Mayotte en 1882. Sa rencontre avec l’armateur rochelais Arthur Verdier, détermina sa carrière de « constructeur d’empire » et d’explorateur : Verdier lui proposa en effet d’être planteur en Assinie et d’assurer la surveillance des caféteries de Grand Bassam. Il part en 1883 pour les établissements français de la Côte de l’Or2 comprenant dans les années 1880 le Grand Bassam (occupation garantie par le traité du 19 février 1842) et l’Assinie (traité du 4 juillet 1843).
- 3 Mission du Niger au Golfe de Guinée. Gustave Binger parti du Sénégal le 15/5/1887 devait rejoindre (...)
4Toutefois, dans cette région, la présence française était concurrencée par celle des Anglais, installés au Sierra Leone et au Gold Coast, et exerçant un monopole commercial, instrument de leur pénétration en Afrique de l’Ouest. Français et Anglais sont en compétition pour la conquête de l’arrière-pays et leur rivalité est attisée par l’indéfinition des frontières qui ne sera réglée que par la convention du 10 août 1889. Elle prend une autre tournure en janvier 1886, à la mort du souverain de Krinjabo, Amon N’Doufou, allié de la France. Marcel Treich-Laplène, venu pour être planteur, est dès lors projeté dans l’histoire politique coloniale. En effet, les Anglais imposent au nouveau souverain, Aka Siman Adou, la fermeture de la route Assinie-Kumasi, ce qui interrompt le trafic entre l’Assinie et l’arrière-pays, obligeant ainsi les pourvoyeurs en or des négociants français à emprunter la voie de Cape Coast sous domination britannique. Marcel Treich-Laplène perçoit le danger d’un tel détournement des circuits commerciaux par l’Angleterre et obtient de Jean Bayol, lieutenant-gouverneur du Sénégal, une mission du 2 mai au 22 juillet 1887 en vue d’obtenir l’alliance des peuples du Bondoukou, ce qui ouvrirait la voie à l’or du pays de Kong, contrecarrant par anticipation une éventuelle politique d’expansion de l’Angleterre. Au cours de cette mission, il place sous protectorat français le pays de Bettié (13 mai 1887) et de l’Indénié (25 juin 1887), territoires qui se situent à l’Est de la Côte d’Ivoire, préfigurant la frontière coloniale. En 1888, il est dépêché par Arthur Verdier pour secourir Gustave Binger3 à l’annonce de sa disparition. Sa deuxième mission, qui débute le 7 septembre 1888 et qui se poursuit jusqu’au 20 mars 1889, doit le conduire à la rencontre de Gustave Binger à Kong où est conclue l’alliance avec la France par le traité du 10 janvier 1889.
5Nommé, en octobre 1889, résident de France à Grand Bassam et administrateur colonial de première classe, il n’assure que brièvement ses nouvelles fonctions car il décède en 1890 des suites d’une fièvre. Sa mort prématurée le transforme en martyr de la cause coloniale mais, à la différence des autres acteurs coloniaux, l’hommage public ne clôt pas sa geste qui est reprise en charge au début du siècle, pendant l’Entre-deux-guerres et, enfin, à la fin du xxe siècle.
- 4 Le Facteur d’Ussel, 5/12/1891, Dossier Treich-Laplène, AMU.
6La stature de héros colonial ne lui est pas attribuée à sa mort : ses funérailles, célébrées en 1891 dans une relative discrétion, sont suivies principalement par les habitants d’Ussel. Les éloges funèbres insistent davantage sur la dimension patriotique et républicaine et sont adressés au bon serviteur de l’État qui a accompli les missions que « le gouvernement lui avaient confiées » comme autant d’« actes d’énergie » et de témoignages de son « désintéressement ». Le retour des cendres de l’explorateur « dans le même champ de repos que les nôtres » se veut pédagogique : il s’agit de transmettre « à nos générations » « l’exemple du plus grand patriotisme »4.
- 5 Il a publié Inde et Indo-Chine : les pays, les événements, les arts, Paris/Tulle, Impr. Crauffon, (...)
- 6 Le Facteur d’Ussel, 5/12/1891, Dossier Treich-Laplène, AMU.
7Le maire et Raymond Maisonneuve-Lacoste5, ancien procureur général en Indochine, empruntent la thématique nationaliste. Dans son discours le maire, M. Puivarge, intègre la vocation universelle du message républicain qui est celui des défenseurs de l’expansion coloniale. Marcel Treich-Laplène en bon patriote, dit le maire, a su « se rendre utile à son pays, contribuer à sa grandeur, en allant au loin porter au milieu des populations inconnues, les avantages de la civilisation et de ses progrès »6.
8Maisonneuve-Lacoste se fait lui aussi l’avocat de la cause coloniale patriotique et rend hommage à la « phalange vouée aux sacrifices » à laquelle il appartient et qui « sous le même drapeau [a] souffert et combattu pour étendre l’influence de la mère patrie dans les contrées lointaines ». Il se place résolument dans une problématique politique et ce à plusieurs titres. En effet, de son propos se dégage une conception moins personnalisée de la colonisation et donc plus collective. S’il reconnaît à Marcel Treich-Laplène la qualité de « belliqueux représentant de la science », s’il qualifie les voyages de l’explorateur de « campagne formidable », cette reconnaissance intervient après une longue tirade sur le rôle des soldats, des simples citoyens, des missionnaires dans la « lutte livrée de nos jours à la barbarie de l’homme et à l’inclémence de la nature », dans la recherche de « voies nouvelles à notre prépondérance, et aux richesses de nos nationaux, ils s’appliquent à fonder au loin des petites France unies à la grande par des intérêts et la reconnaissance. » Se dessine une vision de l’aménagement de l’espace mondial par la science et par la technique – et particulièrement par la « Géographie française » – et de sa mise en relation généralisée par le commerce. Faisant le bilan des explorations de l’Afrique, il conclut en ces termes, « Le souffle du progrès a triomphé de l’inaccessible ; un ruban de fer traverse les sables du Grand-Sahara, et les riverains du Sénégal échangent leurs produits avec les peuplades du Niger ».
- 7 Le Facteur d’Ussel, 5/12/1891, AMU.
9Le modèle de l’explorateur n’est plus celui du voyageur mais celui de l’homme de science chargé d’inventorier, de collecter les ressources mondiales dans un « but pratique et utile ». L’ouverture par les explorateurs de nouveaux champs à l’activité européenne – française en l’occurrence – en fait des pionniers de l’action économique au service de la Nation et de son prestige. L’action coloniale de Treich-Laplène, individuelle au départ, passe par le filtre du nationalisme économique et gagne au passage l’éclat du service rendu à la Nation. Cette approche collective tient en partie à une relative méconnaissance de la portée politique de l’action de Marcel Treich-Laplène en Assinie. Maisonneuve-Lacoste oppose en effet la gloire des « hardis propagateurs de la civilisation » en l’illustrant par l’exemple de Brazza, aux « serviteurs plus modestes ». La minoration de son action politique tient certainement à l’absence de mobilisation de la presse coloniale sur cette région. La même remarque s’impose à la lecture du propos de l’ami d’enfance de Treich-Laplène, le géomètre Dupeyrix. En effet, Marcel Treich-Laplène ayant agi en dehors de la sphère médiatique et des sociabilités culturelles, son action a été révélée par le périple de Gustave Binger, devenu « l’émule des grands explorateurs, l’un des plus jeunes parmi les conquérants de la civilisation »7. Si l’explorateur corrézien a été récompensé par la Société de topographie et, en novembre 1887, par la Société de géographie qui lui a décerné la médaille d’or de la société et publié ses récits, il n’a cependant pas connu la gloire que procure une mission officielle médiatisée.
- 8 Ici encore la thématique coloniale et régionaliste se confond, à l’image de cet extrait du discour (...)
- 9 Deux noms ont été rajoutés à la main : François Audouze, avocat et Mazaud. Appel à souscription du (...)
- 10 Appel à souscription du 4/8/1892, AMU.
- 11 Verdier souscrit au projet des « cœurs chauds et reconnaissants [qui avaient] pensé que le bronze (...)
- 12 Raymond Laborde au maire d’Ussel le 19/1/1896, AMU.
- 13 Raymond Laborde au maire d’Ussel le 19/1/1896, AMU.
- 14 Groupe colonial, Alliance française, Comité de l’Afrique française, Société africaine, École colon (...)
- 15 Son dossier mentionne l’exposition d’un plâtre en 1893, « Caïn » qui lui a valu l’attribution d’un (...)
- 16 Lettre du 8/12/1895, le maire rappelle que la décision du comité reste subordonnée à la collecte d (...)
- 17 « Étude biographique de Marcel Treich-Laplène, résident général de France, décédé à Grand Bassam, (...)
- 18 Marcel Treich-Laplène et ses explorations, Brive, Impr. Verlhac, 1897, 81 (6), ADC.
10Treich-Laplène est redécouvert lors de la réception de Monteil en 1893, redécouverte qui s’accompagne de l’enrichissement du modèle. Au cours de ces festivités, son action est évoquée devant un auditoire élargi, lors de la réception de l’explorateur par le Groupe colonial à Paris. C’est à cette occasion que le député Édouard Delpeuch8, membre du Groupe colonial, rappelle l’existence du prédécesseur de Monteil pour lequel une campagne de souscription est lancée. À cet effet, un comité créé à Ussel le 4 août 1892, sous la présidence du maire Étienne Brindel, et composé des conseillers municipaux, de Dupeyrix, de Raymond Maisonneuve-Lacoste, du docteur Léon Goudounèche, du capitaine Chiroux, de Frédéric Deschamps (originaire de Neuvic)9, se propose d’élever un monument sur la tombe de Treich-Laplène en reconnaissance des services rendus à « la France et à l’humanité »10. La proposition qui a reçu le soutien d’Arthur Verdier – il a fait la promesse d’un don de 500 F11 – est appuyée par les associations corréziennes installées à Paris. Le projet initial est infléchi après la décision de la municipalité, rangée à l’avis de Raymond Laborde – et de la Ruche corrézienne dont il est le secrétaire –, d’ériger une statue sur une place publique12 présenté par Laborde comme une juste reconnaissance « des services rendus par un [des] enfants [d’Ussel] à la colonisation française »13, enrichissant par la même occasion le patrimoine touristique de la ville. Le projet que Raymond Laborde et Arthur Verdier ont estimé à 10 000 F serait financé par souscription auprès de la population usselloise, par diverses associations coloniales14 et par les associations d’originaires de Paris. Le concours de Monteil est envisagé. La sculpture de la statue est confiée dans un premier temps à un artiste, Lenoir, choisi par Arthur Verdier mais sera finalement exécutée par Eugène Boverie15. Sans entrer dans toutes les péripéties, les échanges de courrier révèlent la détérioration des rapports entre le comité et Verdier16 qui, selon la liste des souscripteurs, ne contribue qu’à hauteur de 50 F et s’excuse de ne pouvoir assister à la cérémonie. Cette cérémonie a été préparée par une campagne menée par des amis ou des pairs qui multiplient les manifestations en faveur de la reconnaissance de Marcel Treich-Laplène, mais s’est limitée au cadre régional. L’Association corrézienne donne une conférence animée par Raymond Laborde en avril 189317 et celui-ci devient le propagandiste de la cause de l’explorateur. À Tulle, l’avocat Hippolyte Beyrand, publie le texte d’une conférence faite le 28 janvier 189718.
- 19 L’expression est de Colette Zytnicki et de Sophie Dulucq, journée d’étude Toulouse le Mirail, 6/5/ (...)
11Le réseau qui prend en charge l’hommage est composé de régionalistes, de deux coloniaux, Maisonneuve-Lacoste et Verdier et d’acteurs politiques, tel le maire d’Ussel. À l’image des regroupements régionaux générés par la « colonisation de la culture »19 s’entrecroisent dans celui-ci les réseaux de sociabilités porteurs de considérations politiques et culturelles issues de la situation métropolitaine.
- 20 « Les fêtes félibréennes d’Ussel et de Bort », Bulletin de la Société scientifique historique, arc (...)
- 21 Psychologie des foules (1895), cité par Christophe Prochasson, Les Années électriques, 1880-1910, (...)
12S’y ajoute l’effet de génération qui introduit une autre grille de lecture. Ce phénomène générationnel n’est pas étranger à la prise en charge de la vie de Treich-Laplène, par les régionalistes en particulier, Louis de Nussac le signale dans le compte-rendu de la cérémonie20, les emprunts biographiques confirment la proximité générationnelle, c’est-à-dire celle née dans les années 1860, qui n’a pas subi en tant qu’adulte la blessure de la Défaite mais qui subit les effets du « Recueillement » imposé par la géopolitique européenne. C’est aussi la génération qui vit dans un monde en transition où s’épanouit le scientisme et qui assiste à la « destruction » des croyances religieuses et politiques ; période de transition car les idées nouvelles pouvant se substituer à celles du passé, encore puissantes selon le constat de Gustave Le Bon21, sont en formation. Le mouvement régionaliste, tentative de conciliation du passé et du présent, est une réponse à cette tension entre les deux époques. À la lueur de ce contexte, la thématique coloniale est un référent culturel qui, puisant à la même source doctrinale, est une ressource mobilisable pour cette génération. Ce sont les membres de la génération de Marcel Treich-Laplène qui se chargent de donner du sens à son action, au nombre desquels Raymond Laborde, secrétaire de l’Association corrézienne. Ce premier exemple illustre parfaitement la congruence des thématiques qui sont « médiées » par le modèle du colonial. Laborde propose un récit qui devient une référence et dans lequel la dimension coloniale passe au second plan, diluée dans des référents « nationaux ».
- 22 La République de Corrèze, 5/4/1893, 15PR8, ADC.
- 23 La République de Corrèze, 12/4/1893, 15PR8, ADC.
- 24 La République de Corrèze, 5/4/1893, 15PR8, ADC.
- 25 La République de Corrèze, 14/4/1893, 15PR8, ADC.
- 26 « Étude biographique de Marcel Treich-Laplène, résident général de France, décédé à Grand Bassam, (...)
13Le récit qu’il propose à l’assistance de l’Association corrézienne inscrit l’itinéraire de Treich-Laplène sous le signe du « hasard » puisque rien au départ ne le prédestinait à cette vie coloniale. La découverte de ses compétences se fait au contact du terrain, qui le révèle à lui-même. L’insistance de Raymond Laborde à lui récuser la stature d’aventurier est évidente. À deux reprises, il indique l’absence chez Treich-Laplène d’esprit aventureux : ce n’était pas « la fièvre de l’inconnu » qui l’animait mais bien au contraire la volonté d’être « utile »22 aux siens. S’agit-il de l’apport scientifique des explorations récompensé par un diplôme d’honneur à l’Exposition universelle et la médaille du mérite agricole ou bien d’une utilité commerciale et politique : l’ouverture d’une route reliant le Sénégal à la Côte d’Ivoire et du débouché de la région de la Boucle du Niger23 ? Ces thèmes figurent bien entendu dans son récit biographique mais les autres thèmes développés permettent de dépasser cette première interprétation. Dans le propos de Raymond Laborde, en effet, le patriotisme qui légitime l’hommage à l’initiative individuelle est opposé à l’individualisme. L’action de Treich-Laplène est impulsée par le sens d’une mission patriotique et civilisationnelle qui a revêtu des caractères religieux, thème qui structure une partie de son récit biographique. De surcroît, à sa volonté de gommer le caractère colonial du parcours de Treich-Laplène, Laborde ajoute une dimension morale. Treich-Laplène redevient par ce biais un personnage familier, proche de ses contemporains. Celui-ci joint en effet à une « âme reconnaissante et consciencieuse la passion intelligente du devoir accompli ». À Élima, sa vie n’est qu’une suite de bonnes actions : il améliore le sort matériel des ouvriers, il redevient maître d’étude, il se charge de rétablir la paix entre les tribus. L’image que semble privilégier Laborde est bien celle du missionnaire que l’on retrouve chez le secrétaire de Treich-Laplène. La citation qu’il extrait d’une lettre d’Éloi Bricard, précise les contours de ce portrait insistant sur la « bonté parfaite de son cœur ». La comparaison avec le missionnaire se poursuit à travers l’évocation épistolaire du mode vie de Treich-Laplène qui, « dans [les] lointaines solitudes », est comparable à un « prieur de monastère, très jeune et très sage », illusion entretenue par « la cloche de la factorerie ». La relation de sa mort, empruntée aussi à Bricard, mort précédée d’un « long martyre de souffrance »24 est celle d’un homme saint : « Il mourait, écrit le secrétaire de Treich-Laplène, victorieux de toute faiblesse, dans le mépris de la souffrance et la résignation glorieuse des martyrs. »25. La dimension religieuse, catholique, est omniprésente dans la conférence tant dans le rappel de sa formation « sous l’habile direction des Pères Jésuites » de Poitiers où il « compléta ses dons » que dans son action coloniale. Raymond Laborde reprend à son compte le propos du curé d’Ussel aux funérailles de l’explorateur en mentionnant que « chez le jeune explorateur, le patriote ne se séparait pas du chrétien et que les principes dans lesquels il avait été élevé ne sont pas la source la moins féconde de la modestie, de la résignation, de la force d’âme et de la bonté de cœur. »26
- 27 Société de géographie de Marseille, t. XIII, p. 47.
- 28 C’est dans un local à Stanislas, « La Crypte » que Marc Sangnier entama sa croisade pour un « chri (...)
- 29 A la réception de Jean Dybowski, R. de Lasteyrie affirme qu’ils sont les « champions de la civilis (...)
- 30 Éloge funèbre prononcé par le docteur Raymondaud aux funérailles du capitaine Manet, mort en servi (...)
14La vision qu’a Raymond Laborde de la fonction du colonial, puisqu’il s’agit davantage de l’action du planteur que celle de l’explorateur, est incontestablement celle d’un croyant qui, à aucun moment, ici à tout le moins, ne parle de religion, mais qui n’est pas insensible aux thèses d’un Lavigerie27 cité dans ses sources, mais pense en terme de message christique. Dans le propos de Laborde, l’action de Treich-Laplène semble concilier le message chrétien et l’action sociale, ce qui n’est pas sans analogie avec les tentatives d’un Marc Sangnier qui depuis 1893 pose les bases d’un catholicisme social28. À défaut d’une filiation avérée entre cette proposition et les thèses de celui-ci, Corrézien ayant des racines à Treignac comme Laborde, l’idéal civique que représente Marcel Treich-Laplène est proche de celui du fondateur du Sillon. L’explorateur-missionnaire laïque qu’esquisse ici Laborde est loin d’être une proposition personnelle : elle est reprise l’année suivante par Robert de Lasteyrie29 et par le docteur Raymondaud en Haute-Vienne30.
- 31 Marcel Treich-Laplène et ses explorations, op. cit.
- 32 Proposition qui s’inspire de celle de Georges d’Espagnat, auteur d’un article paru dans La Revue d (...)
- 33 Marcel Treich-Laplène et ses explorations, op. cit.
15Le deuxième conférencier impliqué dans l’hommage, Hippolyte Beyrand, qui s’inspire d’ailleurs de la biographie rédigée par Raymond Laborde, reprend lui aussi l’image du moine qu’Éloi Bricard avait suggérée par analogie à la Vie des Saints de ses lectures enfantines. Avocat et ami de Treich-Laplène, l’hommage est adressé au colonial qui, parmi d’autres, a « tracé la voie [et] montré le chemin vers ces pays de l’avenir au péril de leur vie. » Chez ce conférencier, aucune trace de mission mais l’homme est décrit comme un visionnaire et un pionnier. L’action de Treich-Laplène lui donne un prétexte pour rappeler l’importance politique de la colonisation et il l’inscrit dans une problématique patriotique et nationaliste : de la possession d’un empire colonial viendrait l’indépendance, facteur de puissance économique. L’empire africain en gestation est ici envisagé comme un remède à « l’oppression intolérable de l’ancien monde par le nouveau », car les colonies offrent « sans compter le trésor inépuisable de leurs merveilleuses richesses comme prime [du] courage et [des] vertus patriotiques »31 des Français. Eldorado pour l’économie française, Terre promise pour les « déclassés »32, l’Afrique se présente comme une « souveraine consolatrice de tous leurs maux ». Dans les propos du conférencier, l’œuvre coloniale de Treich-Laplène est aussi une confirmation des qualités colonisatrices de la France, celles « d’une race qui a créé le Canada, découvert une partie de l’Amérique et de l’Inde… ». Sa politique de conquête contribue au prestige national par l’éviction en Côte d’Ivoire de « l’ennemi héréditaire ». La conférence de Beyrand révèle la prégnance d’un discours colonial essentiellement politique et nationaliste ; les seules concessions qu’il semble faire à la figure du « légendaire colonial » portent sur cet esprit d’indépendance que symbolise « la vie indépendante et libre des planteurs africains », qui lui fait refuser la voie des armes et la force de caractère nécessaire au métier d’explorateur : « Le métier d’explorateur est l’un des plus redoutables qui soit au monde : outre un tempérament de fer, il faut pour, ne pas succomber à la peine, des chances singulières et un courage, un sang-froid vraiment surhumains. » C’est davantage l’œuvre d’exploration dans sa dimension politique qui retient l’attention de Beyrand. Si la vie de planteur de Treich-Laplène est « méritoire par l’effort continu et intéressante par les résultats mais dépourvue de l’éclat souverain »33, son œuvre d’explorateur a permis d’en rehausser l’éclat.
- 34 Qui « porte une inscription en langue limousine, gracieux sixain monorime, entourée d’un rinceau m (...)
16Cette phase de conférences est suivie de la fête que le comité ussellois et le mouvement félibréen organisent à Ussel du 21 au 23 août 1897. L’hommage public à Treich-Laplène est intégré à une fête régionaliste qui présente deux facettes : la célébration de la geste coloniale d’un enfant d’Ussel et celle des troubadours honorés par l’apposition d’une plaque34. Elle donne lieu à la tenue d’une exposition archéologique, artistique et à une conférence sur la décentralisation en la présence de Jean-Charles Brun. La fête coloniale se métamorphose en fête félibréenne ou bien la fête félibréenne se teinte d’une coloration coloniale… Ce contexte explique l’orientation des interventions qui, cependant, ne se limitent pas à la propagande régionaliste.
- 35 Discours de de Martinie, contrôleur général et président du Comité, Le Facteur d’Ussel, 28/8/1897, (...)
17Le président du comité parisien, de Martinie, fait de la statue, lors de son inauguration, un « témoignage de notre admiration à tous pour l’énergie et la vaillance de l’un de ses enfants ». Le vitalisme qui fonde le régionalisme trouve dans la cérémonie une occasion de démontrer les « qualités essentiellement limousines »35 de Treich-Laplène. Après un rappel des voyageurs limousins depuis le ixe siècle, l’orateur reconnaît en Treich-Laplène le digne continuateur des « Lemovici énergiques, [des] Lemovici remuants ». Il a hérité de « ces dons d’énergie et de mobilité déposés dans notre berceau par la fée limousine [qui] ne s’épuiseront pas dans le cours du siècle et bien au contraire, se perpétueront, se développeront chez ces intrépides navigateurs ». Le discours du sous-secrétaire d’état Delpeuch, membre du Groupe colonial, emprunte à celui de de Martinie la thématique de l’héritage. Treich-Laplène, « avec Monteil, avec de Brettes, avec Dybowski a glorieusement renoué la tradition des grands explorateurs limousins ».
18Mais la contribution de Marcel Treich-Laplène à la colonisation n’est pas gommée pour autant. Pour Delpeuch, la renaissance coloniale de la France exprime le génie colonisateur français alliant « l’intrépidité aventureuse des Conquistadors » au « génie de notre race » caractérisé par un « souci supérieur de justice, de civilisation et d’humanité ». La renaissance coloniale est aussi dans son propos le gage d’une renaissance française : « Puisse cet exemple exciter dans notre pays la saine émulation du courage, de l’esprit d’initiative ! »
19Le thème de la renaissance est mobilisé tantôt pour la cause régionaliste, tantôt pour la cause nationaliste ou les deux à la fois comme dans l’intervention du comte d’Ussel, présent à l’inauguration de la statue :
- 36 Le Facteur d’Ussel, 28/8/1897, Per113, ADC.
« La ville d’Ussel a voulu, aujourd’hui, mêler le présent au passé, l’actualité à la tradition et rendre à la fois hommage et au généreux jeune homme qui a honoré son pays par son esprit d’entreprise, son courage, son dévouement payé de sa vie, et à ses antiques troubadours dont sept siècles écoulés n’ont pu effacer leur nom de l’histoire et faire oublier les œuvres ! »36
20L’hommage rendu par la statuaire s’inscrit aussi dans la thématique du renouveau. La description que nous a laissée Louis de Nussac, le représentant du mouvement félibréen, insiste sur la jeunesse et le dynamisme de la jeunesse que condense la figure de l’explorateur et non celle du planteur :
- 37 « Les fêtes félibréennes d’Ussel et de Bort », op. cit.
« L’œuvre confiée au sculpteur Eugène Boverie, pour être hardie, est éminemment suggestive : elle représente l’explorateur en costume et avec les attributs de son rôle ; le visage éprouvé, mûri par le climat africain, le regard mâle et profond scrutant de lointains horizons, la palme sur laquelle pend une carte topographique, tout exprime la synthèse de sa vie, jusqu’au martyre et cela frappe nettement et d’un trait les yeux des moins initiés. »37
- 38 « La géographie coloniale au risque de la modernité » in Géographies des colonisations, xve- xxe s (...)
21Le choix de l’explorateur comme symbole du renouveau ne se comprend qu’au regard des fonctions qu’on assigne à ce modèle social : il est géographe-aménageur. En quoi est-ce une figure du « renouveau », terme que l’on pourrait remplacer par celui de « modernité » ? Pour y répondre, il faut interroger non pas le modèle social mais la fonction de la discipline. Olivier Soubeyran rappelle que les choix épistémologiques d’une géographie coloniale, celle de Marcel Dubois, s’est construite en opposition à celle de la géographie vidalienne et ambitionnait de transformer les territoires par la science et la technique. Elle était donc la discipline de l’aménagement et de la production d’espace38, à la différence de la géographie vidalienne, elle n’était pas régie par un système conceptuel défini et clos mais soumise à l’expérimentation et à l’invalidation des hypothèses par le système socio-technique. Cette méthode a des implications sociales : la discipline et ses disciples vivent dans l’aléatoire qui est propice au changement et à l’initiative. La géographie est la discipline scientifique qui résume l’acte colonial et inscrit la discipline dans une problématique de la modernité.
22Par ailleurs Louis de Nussac, – qui a suivi le chantier – insiste sur la figuration d’une carte topographique qui symbolise le renouveau, scientifique mais aussi politique. Elle rappelle certes la contribution cartographique de Treich-Laplène à la connaissance de l’Afrique, pour laquelle il a obtenu une distinction mais elle atteste aussi du rattrapage de la France face à son ennemie, l’Allemagne. La carte topographique a été en effet présentée après la défaite de 1870 comme l’instrument de la victoire allemande et elle est devenue l’outil de la rénovation de l’enseignement de la géographie pour ses promoteurs au nombre desquels figure Ludovic Drapeyron, co-fondateur de la Société de topographie et directeur de la Revue de Géographie, qui a souscrit à titre individuel.
- 39 « E. D. de Bugeat, Poésie à Treich-Laplène », Le Facteur d’Ussel, 28/8/1897, Dossier Treich-Laplèn (...)
- 40 « Les noirs potentats, doux à ta voix chérie/Acceptaient à l’envi de devenir Français. », Ibid.
- 41 Ibid.
23Le « légendaire colonial » occupe une place mineure dans ce contexte, alors même que le mouvement d’exploration coloniale bat son plein. La virilité, la détermination, la force de caractère sont signalés dans la description de la statue mais peu dans les discours. Dans les deux poèmes déclamés pour la circonstance, le modèle colonial n’apparaît pas dans celui de Cassagne, militaire qui intègre Treich-Laplène dans la lignée des grands hommes dont la vie est une recherche constante pour se placer au-dessus de la mêlée en minorant le thème environnemental. Le deuxième poète, présenté par ces deux initiales, E. D. de Bugeat, qui dédie son texte à un « ami vénéré », emprunte plus volontiers au modèle de l’aventurier tel qu’il est présenté dans la littérature de jeunesse mais recourt aussi à des modèles culturels « nationaux ». Ainsi, dans la première partie, E. D. expose la « prédestination » de Marcel Treich-Laplène : il appartient à la lignée des chevaliers – c’est un « paladin » –, il est donc doté de qualités innées, « données par la nature ». Des qualités qui se révèlent dès l’enfance et qui s’épanouissent à l’âge adulte : c’est un militaire à la fois chef et frère. Le sens de sa mission lui fait choisir la voie de l’apostolat que représente le choix de servir en Afrique. C’est là qu’on retrouve les qualités de l’explorateur : le corps à corps entre l’homme et la nature – « l’hydre tropicale »39 – qui se termine par sa victoire. L’action de celui-ci se solde par l’ouverture de nouveaux terrains de colonisation par la douceur40, et il finit sa vie comme « un autre Bayard »41.
- 42 Dossier Treich-Laplène, AMU.
- 43 La somme collectée est identique à celle indiquée dans les documents comptables de la mairie, Le F (...)
24La première étape est close par la cérémonie qui a mobilisé une fraction de la population car l’examen des listes de souscriptions conservées aux archives municipales montre le faible intérêt de la population usselloise. La fiche comptable arrêtée au 20 juin 189842 inscrit la somme de 890,50 F collectée auprès des particuliers sur un total de 2665,70 F. Le tableau suivant, établi d’après la liste du Facteur, journal de l’arrondissement d’Ussel et publiée en 189343, recense les souscripteurs par catégorie socioprofessionnelle :
Total des souscriptions |
97 |
Administration des Finances |
9 |
Administration de la justice |
7 |
Négociants/commerçants |
7 |
Militaires |
2 |
Ecclésiastiques |
3 |
Hommes politiques |
6 |
Professions non spécifiées |
63 |
Tableau 15 : Recensement des souscripteurs pour le monument Treich-Laplène à Ussel d’après Le Facteur d’Ussel, 15 Juillet 1893.
25La plupart des souscripteurs sont originaires de l’arrondissement d’Ussel et une seule municipalité corrézienne, Corrèze, a répondu à l’appel ainsi que quelques conseillers municipaux qui y ont participé à titre individuel. Cette cérémonie ne fut en rien populaire : les souscripteurs sont principalement des notables et des fonctionnaires ; la souscription organisée au café du commerce à Ussel n’a rapporté que 2,35 F… Dans la liste des contributeurs, on relève le journal La Politique coloniale, le général Henri Brugère, le conseiller municipal Henri Queuille, la Société de topographie et son directeur Ludovic Drapeyron, Gustave Binger, Éloi Bricard, devenu administrateur colonial. L’apport financier complémentaire a été réalisé grâce aux subventions du département, de la municipalité, des Beaux-arts, soit 800 F et grâce aux collectes organisées lors des conférences et à la vente de plumes à l’effigie de Treich-Laplène.
- 44 « La fondation de la colonie française de la Côte d’Ivoire », Le Courrier de Londres, 1912, AMU.
- 45 Ce comité, fondé le 1/6/1983 à l’initiative de Gilbert Fleygnac, directeur de banque en Côte d’Ivo (...)
- 46 Le 27/10/1903, le lieutenant-général de la Côte d’Ivoire, J. Martin, annonce à Eugène Étienne, vic (...)
- 47 Visite de Chailley-Bert à Odette Treich-Laplène, mentionnée dans un courrier du 16/5/1916. L’impli (...)
26L’érection de la statue n’est que le deuxième épisode de la glorification de Marcel Treich-Laplène. En effet, la paternité de la création de la colonie de Côte d’Ivoire, attribuée jusqu’alors à Gustave Binger, est remise en question en 1912 par le journaliste Fred Bullock44, ouvrant un nouveau cycle visant la reconnaissance de l’action de Treich-Laplène. Parmi les raisons du « procès en révision » de l’œuvre de Treich-Laplène en Côte d’Ivoire figurent les difficultés économiques de ses sœurs. Les archives de Côte d’Ivoire qui ont été sélectionnées par le comité Corrèze/Côte d’Ivoire45 recèlent une série de lettres adressées par Odette Treich-Laplène, professeur de français en Angleterre et par madame de Maisoncelle, ruinée par son mari et sans ressources à la mort de ce dernier, aux autorités coloniales. Ce courrier fait état de besoins d’argent fréquents qui obligent l’administration de la Côte d’Ivoire. Les sœurs de l’explorateur obtiennent gain de cause46 après de multiples interventions personnelles ou par l’entremise de négociateurs47. Cette réalité ne saurait être écartée des motifs à l’origine de la demande de révision. Cependant, dans les courriers d’Odette Treich-Laplène, la demande de reconnaissance de l’action de son frère semble plus désintéressée. En 1909, à la suite de l’Exposition franco-britannique de 1908 qui se tient à Londres où elle enseigne, elle écrit au lieutenant général de Côte d’Ivoire pour s’indigner de l’absence de reconnaissance de son frère alors que la capitale, Bingerville, honore le souvenir de celui qui a su tirer gloire de son périple colonial. Le processus de réhabilitation est dès lors engagé. Le journaliste anglais Fred Bullock prend le relais en 1912 et ce premier épisode s’achève le 1er novembre 1922 par l’érection à Abidjan d’une stèle par le Souvenir colonial. L’ouvrage que rédige Bullock, Treich-Laplène, fondateur de la Côte d’Ivoire, publié par le Courrier de Londres, retrace les étapes de la captation par Gustave Binger de la paternité de la colonie. Mais ce texte est aussi important car il constitue une pièce du corpus de référence du récit de l’épopée de l’explorateur. L’auteur, membre de la Société de géographie de Londres, reprend divers témoignages dont celui du secrétaire de Marcel Treich-Laplène, Éloi Bricard, devenu résident après la mort de celui-ci ainsi que le récit biographique d’Arthur Verdier et des articles de Treich-Laplène dans la Revue de géographie. La reconstitution de la chronologie et les preuves cartographiques qui accompagnent l’ouvrage sont confrontées aux récits officiels. Cependant, les preuves matérielles étant probablement jugées insuffisantes, l’auteur s’emploie alors à produire les preuves du mérite de l’explorateur. Le portrait ébauché rassemble certes des traits déjà présents lors de la première phase discursive mais il est enrichi par la vision contemporaine des relations coloniales.
- 48 Bricard à Mme Treich-Laplène. AMU.
- 49 « La fondation de la colonie française de la Côte d’Ivoire », Le Courrier de Londres, 1912. AMU.
- 50 Dans cet article, Treich-Laplène expose l’importance stratégique du fleuve Comoe, « la vraie route (...)
- 51 Fred Bullock, « La fondation de la colonie française de la Côte d’Ivoire », op. cit.
- 52 Rapport de Treich-Laplène, Revue de Géographie, 7/1896, 58798/RE, BFM.
27Le premier trait qui ressort de la reconstitution biographique tient aux relations de Treich-Laplène avec les populations locales. Dans ce texte, Bullock met en exergue la sympathie réciproque entre le souverain Amatifou « le plus grand des rois » pour les Ivoiriens interrogés par Éloi Bricard, et le jeune Français, « un chef suprême dont les Blancs eux-mêmes reconnaissaient la haute supériorité »48 et qui « avaient conquis les cœurs avant de conquérir pacifiquement le territoire »49. La douceur de l’action de Treich-Laplène ressort par la comparaison avec les mœurs coloniales des Anglais, auteurs de guerres rapportées comme cruelles contre les Ashantis et lors du sac de Kumasi. De la Revue de géographie, il extrait un rapport de Treich-Laplène qui le présente en diplomate capable d’analyser « l’âme indigène » et de fonder sa politique sur sa connaissance des mentalités. Homme de cœur, il est aussi politique averti, visionnaire et géopoliticien50. Son charisme, son sens politique et sa connaissance du terrain, éléments de son succès loués par Fred Bullock, sont ceux d’un « bâtisseur d’empire ». Ce dernier trait est esquissé par le biais des explorations qui sont, de surcroît, l’occasion de rappeler le sacrifice de sa vie au service de la France. Sa contribution à l’extension de l’empire est visualisée par les frontières-barrages qui dessinent un espace clos et protégé constitué en deux temps. La frontière orientale consolidée par les accords de protectorats incorporés au traité de l’Indénié qui « se trouvent tous sur une ligne qui est devenue depuis la frontière anglaise »51, barrage aux ambitions britanniques précise l’auteur et la « ligne du nord […] désormais fermé aux Anglais », dessiné par les accords de Bondoukou. Il dote ainsi la France d’« un nouvel empire français bientôt aussi important que celui du Gabon ou du Congo »52, soustrait aux ambitions anglaises. Les thèmes empruntés au Parti colonial, en particulier la volonté de constituer un empire d’un seul tenant, est mis en exergue par le choix des citations qui ont pour effet de métamorphoser l’explorateur en précurseur du renouveau colonial : en plaçant le pays de Kong sous la domination française, il réalise la jonction du Sénégal à la Côte d’Ivoire.
- 53 Louis-Parfait Monteil à Odette Treich-Laplène, 29/6/1909, Comité Corrèze/Côte d’Ivoire. AMU.
28Le deuxième temps de la démonstration est centré sur l’injustice dont a été victime Marcel Treich-Laplène, privé de reconnaissance officielle. Cette dernière partie comporte deux thèmes. Le premier est construit autour de la rencontre de Treich-Laplène et de Binger à Kong. Bullock oppose l’homme de terrain à l’homme de cabinet. Le premier, représenté par Treich-Laplène, fort de son expérience d’Africain, emprunte un itinéraire – du Golfe de Guinée vers l’intérieur – réputé infaisable par les spécialistes alors que Gustave Binger, suivant les rapports des voyageurs, choisit la voie continentale. Le thème de l’aide apportée par Treich-Laplène à Binger, qui a été porté disparu au cours de ce voyage, permet à Fred Bullock de rappeler l’impréparation de l’explorateur et principalement le caractère chevaleresque de Treich-Laplène qui, après avoir négocié le traité de Bondoukou, laisse l’honneur à Gustave Binger de le parapher. L’injustice dont il est question porte sur l’usurpation de la gloire par Binger, reproduite par les récits officiels. Dans cette brochure, Fred Bullock publie, avec l’accord de son auteur, une lettre de Monteil adressée à Odette Treich-Laplène en 1909. Le ton est révélateur du sens accordé à la révision ; il s’agit certes de réhabiliter l’action de Treich-Laplène mais aussi de récupérer un patrimoine menacé par les convoitises des « profiteurs », « même ceux qui devraient se tenir en dehors de ces sortes d’opérations »53.
- 54 Officier de l’Ordre royal du Cambodge, spécialiste de l’Indochine, il est en particulier l’auteur (...)
- 55 Lettre du 2/5/1929, Comité Corrèze/Côte d’Ivoire. AMU.
- 56 « The Nineteenth Century and After 1887-1929 », no 629, vol. CVI, 7/1929, p. 49, AMU.
- 57 Lettre au maire d’Ussel du 28/1/1930, AMU.
- 58 Comité Treich-Laplène, AMU.
- 59 Anciens conseillers municipaux : Baptiste Betaille, Gabriel Eyboulet, François Grégoire, Léon Limo (...)
- 60 Hippolyte Beyrand, Raoul Laveix, Soulier qui est aussi président des Anciens combattants.
- 61 L’imprimeur Gabriel Eyboulet, ami de Marcel Treich-Laplène, Michel Eyboulet industriel et Ernest T (...)
29L’offensive reprend en 1929 à l’annonce du transfert de la capitale à Abidjan. Elle est orchestrée par un journaliste, Camille Devilar, directeur du Temps d’Asie54, qui suggère au gouverneur Lapalud55 de rendre justice au véritable fondateur de la Côte d’Ivoire. Fred Bullock apporte aussi sa contribution en publiant un article dans une revue anglaise qui reprend les preuves qu’il avait déjà apportées56. Pour mener à terme la campagne de révision, un nouveau comité est créé à Ussel à l’initiative d’Odette Treich-Laplène57, conseillée par Camille Devilar et soutenue par Henri Queuille. Ce comité se compose, pour le comité corrézien de patronage, du ministre de la Marine marchande Louis Rollin, du sénateur Joseph Faure, d’Henry de Jouvenel, ancien ministre, du député Alexis Jaubert, d’Henri Queuille, député et ancien ministre et de Charles Spinasse, député. La composition corrézienne du comité de patronage est voulue, Ussel devant être le cœur du mouvement dont la présidence est confiée au maire. Le bureau est en effet dirigé par le maire Gaston Roullet ; les membres de l’ancien comité sont à nouveau impliqués : Étienne Brindel, ancien maire d’Ussel et avocat et le docteur Léon Goudounèche. La trésorerie est gérée par le trésorier de la caisse d’épargne, B.-B. Niffle, le secrétariat par le journaliste Camille Devilar. Les initiateurs ont souhaité fédérer toutes les sympathies par le choix de l’apolitisme et de la laïcité et par le souhait de l’adhésion des « notables personnalités de Tulle et de Brive » pour « bien spécifier le caractère départemental de l’hommage »58. Au vu de la composition, l’apolitisme souhaité n’a été qu’un vœu pieux : la liste des membres qui figure sur la notice accorde en effet une place non négligeable aux acteurs politiques59. Le caractère non confessionnel est respecté et, d’un point de vue sociologique, la liste de seize membres reflète l’éventail des professions de la région : trois représentants du barreau60, trois propriétaires, les deux représentants de la caisse d’épargne, un instituteur président des Mutilés et le directeur d’école supérieure, le directeur du journal La Montagne corrézienne, Gaston Chauvin, trois représentants du monde de l’industrie et de l’artisanat61. Fred Bullock (Royal College of Vesternary Surgeone à Londres) et Henry Warren (homme de lettres à Hyères) en font partie au « titre étranger ». Outre le projet de débaptiser Abidjan, le comité se propose d’éditer un ouvrage qui constituerait une documentation historique pour les chercheurs et les curieux, précise une note conservée à Ussel, et de faire connaître à l’opinion publique l’œuvre de Treich-Laplène.
- 62 « Considérant que son vaillant compatriote, M. Treich-Laplène est le véritable fondateur de la Côt (...)
30À l’image du réseau, la campagne de révision est à la fois locale et nationale. Au plan local, le conseil municipal du 9 février 1930 demande au ministre de l’Intérieur d’attribuer à la nouvelle capitale de la Côte d’Ivoire, Abidjan, le nom de Treich-Laplène pour officialiser la reconnaissance de sa contribution à la formation de la colonie62.
- 63 « Treich-Laplène et la Côte d’Ivoire », L’animateur des temps nouveaux, 13/11/1931, 6ème année, no(...)
- 64 « Les noms oubliés », L’Écho de Paris, 22/11/1936, Fonds privé, Treich-Laplène, 68APC, AOM.
- 65 Roger, 1931. Ouvrage couronné par l’Académie Française.
- 66 Camille Devilar au ministre des Colonies, 7/1933. Graphie originale, AMU.
31À Paris, la presse63 est mobilisée et des articles produits par d’éminents publicistes – tel Albert Paluel-Marmont64 – se chargent d’informer le public. Cette campagne, aux dires de Camille Devilar, a fini par atteindre une partie de son objectif, c’est-à-dire la production d’un corpus culturel réhabilitant l’action de Marcel Treich-Laplène. Ainsi, l’épouse d’Amédée Brétignière, nièce d’Arthur Verdier, a publié, dans ce cadre, le récit du prédécesseur de Marcel Treich-Laplène en Côte d’Ivoire, Aux Temps héroïques de la Côte d’Ivoire, préfacé par Gabriel Hanotaux65. Ce dernier a reconnu officiellement la contribution du Corrézien dont l’histoire a été restituée dans Les Colonies françaises, écrit en collaboration avec Maurice Delafosse et Alfred Martineau. Toutefois, cette reconnaissance est jugée insuffisante et Camille Devilar se charge des démarches nécessaires auprès du ministre. En 1933, un courrier au ministre des Colonies, dont un double a été adressé au docteur Léon Goudounèche à Ussel, rassemble les preuves de « l’injustice et l’ingratitude à réparer », selon la formule mise en exergue par Camille Devilar. Ce n’est pas une mesure symbolique qu’il réclame mais bien, comme il l’écrit, la réparation d’une injustice. Par conséquent, « SEUL un grand acte de justice peut réparer le mal accompli et que cet acte c’est d’attacher géographiquement le nom de Treich-Laplène à la colonie par lui fondée »66.
- 67 Ibid.
32Trois arguments sont avancés : le sacrifice de sa vie pour doter la France d’un empire, l’oubli entretenu par les ouvrages et l’usurpation de l’héritage par Binger qui « en donnant lui-même son propre nom à la première capitale de la Côte d’Ivoire […] a consolidé voire presque authentifié l’erreur commise ». La charge contre Binger, qui était feutrée dans la plaidoirie de Fred Bullock, est beaucoup plus agressive et va encore plus loin en assimilant cette usurpation à un abus : « Treich eut pour sa part les périls ; un autre en a pris la gloire… et les profits ». Camille Devilar, qui réclame au nom du comité l’attribution du nom de Treich-Laplène à la nouvelle capitale, accuse Gustave Binger de « dissimuler » le mérite de Treich-Laplène et de s’être « trop complaisamment [prêté] à pareille inversion de mérites et de titres ». Comme dans la précédente plaidoirie, Devilar insiste plus particulièrement sur le sens politique de Treich-Laplène qui a compris le rôle de la Côte d’Ivoire, ce « scellement d’empire » dans l’architecture des possessions françaises, qu’il oppose à la « méconnaissance de l’importance fondamentale de la Côte d’Ivoire »67 par Binger, faute politique majeure car, poursuit Devilar, le choix de son itinéraire continental, laissait la porte ouverte aux initiatives anglaises, heureusement contrariées par celles de Treich-Laplène.
- 68 Préfet au maire d’Ussel le 2/8/1930. AMU.
- 69 Arrêté du 27/12/1934.
- 70 Maire d’Ussel, Jules Var à Camille Devilar le 25/8/1936 AMU, Au crayon : « non expédié ».
33Mais, la demande de rebaptiser Abidjan est rejetée. Le ministre des Colonies chargé de transmettre au préfet de Corrèze la réponse du gouverneur général de l’A.O.F. évoque, à mots couverts, la nécessité politique de lui « conserver son appellation indigène »68. La démarche débouche cependant sur l’attribution de son nom à un quartier d’Abidjan, Anoumabo, devenu Treichville en décembre 193469. Le Comité ne réussit pas à convaincre la municipalité de célébrer le centenaire de la première expédition en 1936 : le conseil municipal s’y opposant alors que le maire avait déjà rédigé un courrier, non expédié, précisant son approbation70.
34Pour notre période, les commémorations s’achèvent par ce refus mais, au plan national, la panthéonisation est consacrée par la publication d’un roman, À travers la forêt vierge, confié à un auteur de littérature pour la jeunesse, Pierre Hellin (Hachette, coll. « Les Livres Roses pour la jeunesse », 1938). Reflet de l’époque le récit, tout en réhabilitant l’action politique de Marcel Treich-Laplène, en particulier le litige concernant le traité de Kong, accorde aux Africains un rôle éminent. Le récit insiste sur la connaissance du terrain par les Africains, dont Niagbo, à qui Treich-Laplène confie la direction de l’expédition, élément du succès de l’opération. En accord avec le regard de l’époque sur la colonisation, ce récit pour enfants souligne que ce sont les Africains, inquiets face aux ambitions anglaises, qui sollicitent l’aide de Treich-Laplène et de la France. Il ferme le cycle de la réhabilitation du point de vue de la reconnaissance nationale et du point de vue de la doxa biographique. La représentation du colon pacifiste est fixée à cette date ; elle est à nouveau mobilisée lors des commémorations, en partenariat avec la Côte d’Ivoire, en 1983 et en 1990.
UN MONUMENT À LA GLOIRE D’UN ENFANT DU PEUPLE, « VIRIL EXEMPLE DES VERTUS MILITAIRES »71 : LE TIRAILLEUR CHARLES LOVY (1903-1905)
- 71 Le Corrézien, 27 sept. 1905, 8PR68, ADC.
35Le monument Lovy à Tulle au début du xxe siècle présente une autre variante de la « naturalisation » du fait colonial par la médiation de la statuaire. C’est en 1905, à Tulle, que l’expansion coloniale crée le prétexte d’une opération mémorielle se concrétisant par l’érection d’un monument dédié au sergent-fourrier, ancien enfant de troupe, Charles Lovy, tué à la frontière algéro-marocaine le 29 mars 1903.
- 72 « Monument du sergent Lovy, 1904-1908 », Bulletin de la Société protectrice des anciens enfants de (...)
- 73 Le Corrézien 19/9/1905, 8PR68, ADC.
36Initié par la Société protectrice des anciens enfants de troupe, un comité72 se met en place à Tulle le 25 octobre 1903, soit sept mois après le décès de Charles Lovy, et un deuxième est constitué à Paris par d’Aronhson, président de la Société protectrice et de secours mutuels des anciens enfants de troupe des armées de terre et de mer. La présidence du comité de Tulle est assurée par l’ancien examinateur de Saint-Cyr à la retraite, Félix Vintéjoux qui est, par ailleurs, président d’une société d’originaires, l’Association corrézienne de Paris. La municipalité s’est associée à l’initiative : elle offre ses locaux et les services municipaux. Le maire radical Jean Tavé assure avec le préfet Élisée Becq, la présidence d’honneur. Le projet bénéficie de la logistique municipale puisqu’un des vice-présidents, Rafaillat, est le premier adjoint au maire ; la trésorerie est assurée par le receveur municipal, Vauzanges. Le patronage moral de la Manufacture d’armes, représentée par l’armurier en retraite Relier, deuxième vice-président, renforce le caractère municipal de la manifestation, la manufacture participant à l’identité de la ville. La participation d’un professeur de lycée, Saisset, agrégé de l’Université, ne modifie pas ces caractéristiques : le lycée comme la manufacture est une institution au service de la ville. L’hommage public se déroule en deux temps : des obsèques officielles sont organisées à Tulle en avril 1904 suivies d’une fête municipale qui se déroule sur deux journées73 à partir du 24 septembre 1905.
- 74 « Monument du sergent Lovy, 1904-1908 », Bulletin de la Société protectrice des anciens enfants de (...)
37La première, celle du samedi, ouvre la période festive par une salve d’artillerie à 6 heures suivie d’une retraite aux flambeaux. Le dimanche, jour central de la manifestation, est marqué par l’accueil à la gare du ministre de la Guerre, Maurice Berteaux. L’inauguration du monument, prévue en fin de matinée, est précédée d’une visite du ministre à la Manufacture, à l’hôpital et de la réception à la Préfecture des autorités locales. Le banquet populaire à midi fait la transition entre les deux moments. L’après-midi est consacré aux exhibitions sportives des sociétés de tir et des sociétés de gymnastique, prolongée par des manifestations variées (illumination des édifices publics, feu d’artifice) et un grand bal champêtre en clôture. Tous ces éléments concourent à donner un caractère public et populaire à l’hommage rendu au tirailleur dont la statue est placée à une entrée de la ville, reconnaissable à son costume familier aux contemporains. La visée éducative est résumée par le président du comité de Tulle, Félix Vintéjoux, convaincu qu’« il faut perpétuer le souvenir de tels dévouements, il faut honorer ces vertus, et comme on place les statues des saints dans les églises, placer les statues des héros sur nos places »74.
- 75 Jean Meyer & al., Histoire des colonies, op. cit., t. 1, p. 162.
38La fête s’est ainsi parée du cérémonial républicain, voilant l’événement colonial associé à la conquête du Maroc pourtant à l’origine de la célébration et de la panthéonisation du 24 septembre 1905. En effet, du 29 mars 1903, date de la mort de Charles Lovy, mort au combat de Ksar-el-Azoudj, à l’érection de la statue commémorative le 24 septembre 1905, l’actualité est marquée par la crise marocaine. Le théâtre d’opération place l’événement local au cœur de l’actualité coloniale : le décès du sergent-fourrier Charles Lovy, appartenant au corps des tirailleurs, a eu lieu dans la vallée de la Zousfana, à la frontière algéro-marocaine, zone tampon entre les régions marocaines placées sous le contrôle français depuis la signature du Protocole du 20 juillet 1901, les Oulad-Djerid et les Doui-Ménia. Du fait de sa situation frontalière, elle est devenue le champ d’investissement des partisans de la colonisation du Maroc arguant l’insécurité et la menace pour la souveraineté française comme n’a pas hésité à le faire Eugène Étienne qui, par ailleurs, brandit le danger que représente l’Islam, manipulé par des pays étrangers75. L’attaque du convoi du gouverneur Jonnart, en 1903, apporte de l’eau au moulin des colonialistes. C’est aussi une région stratégique qui est la voie de passage de la route caravanière reliant Oran au Soudan français et celle, programmée, de la voie ferrée reliant les deux parties de l’empire d’Afrique. Cette région frontalière est par conséquent le point de cristallisation des peurs : peur de l’étranglement et peur de l’invasion. Cette frontière, par ailleurs, délimite l’espace national – l’Algérie étant considéré comme le prolongement du territoire – et le protège contre les envahisseurs potentiels, essentiellement allemands. Car, depuis le rapprochement franco-anglais négocié par Delcassé après Fachoda, depuis les accords franco-italiens de décembre 1900 laissant la liberté d’initiative de l’Italie en Tripolitaine et après les négociations en vue du partage du Maroc avec l’Espagne (qui débouchent sur un accord en octobre 1904), seule l’Allemagne est en lice pour ce territoire qu’elle convoite et où ses intérêts, supposés importants, sont déjà représentés. La question marocaine occupe par ailleurs une grande place dans la vie politique française. En décembre 1903, le Comité du Maroc, émanation du Comité de l’Afrique, voit le jour. La même année, les 19 et 23 novembre, le débat à l’Assemblée porte sur le Maroc. La dimension coloniale de l’événement ne laisse aucun doute. Si elle se complique du fait de l’interférence de la question de la Revanche sur l’Allemagne, et ce depuis le discours de Tanger de Guillaume II du 31 mars 1905, la mort du sergent-fourrier Lovy est liée à la présence française en Afrique du Nord. Le lieu et les circonstances de l’événement rassemblent donc tous les éléments pour transformer l’épisode en un moment de propagande à la gloire de l’expansion coloniale ou, en tenant compte de l’actualité, donner un prétexte supplémentaire à la poursuite de la conquête du Maroc.
39Les circonstances du décès de Charles Lovy, restituées par René Fage dans une brochure diffusée dans le public, rassemblent tout l’argumentaire en faveur de la nécessité de la conquête coloniale. La mission militaire justifiée par la présence de « bandes indisciplinées sur lesquelles le Sultan n’a aucune autorité, [qui] envahissent notre territoire, pillent les caravanes, égorgent les voyageurs, font des razzias sur les troupeaux » est chargée de sécuriser la route « des cavaliers du Maghzen chargés du courrier » en occupant le ksar qui sert de base dans la lutte contre les maraudeurs. Le sergent Lovy est affecté à la protection des environs du ksar qui surplombe un passage propice aux embuscades, pendant que son supérieur, le capitaine Normand, se consacre à la construction de « caravansérails sur la route de Taghit » puis, à la recherche d’eau pour « revivifier la palmeraie » vers Fendi. Ce sont là trois thèmes habituels de légitimation de la présence militaire et coloniale : la sécurité, le développement des échanges et la mise en valeur des espaces laissés incultes par les populations indigènes.
- 76 Conférence faite à l’Association corrézienne de Limoges, Impr. Crauffon, Tulle, 1904, p. 15-16, 8Q (...)
40Le récit de l’affrontement par René Fage offre un bel échantillon des thèmes mobilisés dans les guerres de conquête coloniale. En premier lieu, la qualité des ennemis : c’est « une bande de pillards » marocains à l’origine de l’embuscade tendue aux troupes françaises qui est rendue responsable de l’affrontement qui devient dès lors une opération de police et de rétablissement de l’ordre, attribut d’un état civilisé. Le thème de l’honneur bafoué de la France transforme l’opération militaire en juste cause : Charles Lovy, en tête d’un détachement, doit reprendre des chameaux volés et « venger l’outrage fait au drapeau français ». La duplicité de l’ennemi, assimilé à un barbare, transfigure la déroute française en acte héroïque. Le récit reprend à l’assaut donné par les Français, malgré la disproportion des forces, trente contre cent cinquante, qui se solde par la retraite de la troupe diminuée de moitié. Celleci est harcelée par une « horde de fanatiques, enivrés par l’odeur de la poudre et du combat »76 qui réduit l’effectif. Charles Lovy et trois tirailleurs, restés à l’arrière, se sacrifient pour sauver la troupe et périssent après un corps à corps avec les Marocains.
- 77 Arrêté municipal du 7/9/1901, AN, F1cI190.
41Dans son exposé, René Fage introduit un autre élément inscrivant l’« événement Lovy » dans une perspective coloniale. Il complète le panégyrique procolonial par un hommage appuyé à la bravoure et au dévouement d’un militaire boer venu combattre sous les drapeaux français et qui meurt pour la cause coloniale française. L’intrusion de la Guerre des Boers dans le récit, cause qui a mobilisé les réseaux haut-viennois et en Corrèze – la sympathie pour la cause des Boers est attestée par l’attribution en 1901 d’une rue à Brive en hommage à Krüger77 – vient rappeler la nécessité de la poursuite de l’expansion.
42Mais la manifestation publique provoquée par cet événement lié à l’expansion coloniale n’est pas à proprement parler un hommage à la colonisation : un « détournement » de l’événement colonial se produit. En effet, si les circonstances de l’événement s’inscrivent dans un contexte colonial, la personnalité du sergent-fourrier en a été dégagée. Que ce soit dans le récit de René Fage ou dans les discours prononcés lors de la cérémonie, le sergent Lovy perd les attributs qui permettraient de l’identifier comme « colonial ».
- 78 Conférence faite à l’Association corrézienne de Limoges, op. cit.
- 79 Ibid. ; les italiques sont dans le texte.
43René Fage s’attache à démontrer que « Lovy était ce qu’on a l’habitude d’appeler un enfant du peuple », c’est-à-dire, au vu des attributs sélectionnés par René Fage, paysan et Corrézien. La généalogie qu’il propose souligne son origine « populaire » du côté paternel et corrézienne du côté maternel. Originaire de Montbéliard, le grand père Lovy était contremaître dans une fabrique d’horlogerie de Tulle et son fils, Georges Frédéric, engagé dans le 16e régiment d’artillerie, avait intégré la manufacture de Tulle comme artilleur-armurier après son service et s’était marié à Tulle avec mademoiselle Jaucent. L’enracinement de la famille se fait par le biais de la manufacture qui participe à l’identité de la ville et par l’alliance « à une famille honorable du pays »78. Fage met ensuite en scène la « ruralité » de Lovy en le décrivant se livrant « aux travaux de la campagne et accompliss[ant] sa tâche volontaire avec tant de goût et d’ardeur que les gens de l’endroit ne se lassaient pas de dire : quel brave enfant ! Ses frères l’appelaient le petit paysan ». Paysan, travailleur, aimant « la liberté et le plein air »79 comme récompense du travail, il a, dès l’enfance, les caractères qui font de lui un bon soldat : le courage et l’abnégation, mis en en scène au cours du récit d’un incendie.
44La dimension rurale n’est plus évoquée par d’autres intervenants présents à l’inauguration mais Charles Lovy demeure cependant « l’enfant du peuple », avec une autre connotation. Dans les propos de Félix Vintéjoux et d’Aronhson, le sergent Lovy n’est pas uniquement un enfant venu des couches populaires : il est l’émanation ou l’incarnation du peuple. Certes, d’Aronhson, ne gomme pas l’origine socio-économique et rappelle que Lovy est aussi enfant de troupe. Vintéjoux, dans son discours, le rappelle aussi mais le sens doit être élargi : le caractère populaire est chez ce dernier construit en référence au milieu qui façonne le peuple et qui emprunte à son tour les caractères du milieu, le peuple est ainsi territorialisé. La définition du peuple précède de ce fait les constructions socio-économiques et les transcende. Ainsi, Charles Lovy est-il l’incarnation du peuple corrézien dont « le cœur et la pensée se sont formés de fibres prises à la substance même de notre race ; ce soldat, enfin, dont la trempe était semblable à celle que l’eau de nos rivières donne au métal des armes forgées par nos ouvriers. »
- 80 Le Corrézien, 28/9/1905, 8PR68, ADC.
45Les « offrandes venues de tous les rangs de la société » apportent la légitimation populaire réaffirmée par Félix Vintéjoux constatant que « c’est donc du denier de tous qu’est formé le bronze érigé en l’honneur de Lovy. Et par là notre œuvre corrézienne revêt le caractère d’une œuvre essentiellement populaire. À un enfant du peuple, c’est le peuple tout entier qui offre son tribut d’admiration »80.
- 81 Le Corrézien, 27/9/1905, 8PR68, ADC.
- 82 Affiche destinée aux sous-officiers corréziens, Monument du sergent Lovy, 1904-1908, 1Edep272/608, (...)
- 83 Le Corrézien, 27/9/1905, 8PR68, ADC.
46Cette thématique est reprise par le président de la Société des enfants de troupe, d’Aronhson, pour lequel, « l’obole des petits » n’est que la reconnaissance envers « l’héroïsme d’un humble, d’un modeste sous-officier »81. À son tour, le vice-président de la Société des enfants de troupe remercie le ministre de l’intérêt qu’il porte « aux plus petits comme aux plus grands des défenseurs de la patrie »82 alors que l’Association du commerce et de l’industrie se félicite de la marque d’intérêt pour « tous les échelons de notre glorieuse armée »83. La fête qui a été voulue « populaire » vient ainsi renforcer ce message.
- 84 René Fage, Conférence faite à l’Association corrézienne de Limoges, op. cit.
- 85 Le sergent Pierre Triaire (1771-1799 à El Arish), dernier survivant de l’attaque par les Turcs du (...)
- 86 Appel à souscription destiné aux sous officiers corréziens, « Monument du sergent Lovy, 1904-1908 (...)
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- 88 Le sergent Bobillot (1860-1885 à Hanoï) a été promu héros colonial de la Troisième République pour (...)
- 89 Le Corrézien, 28/9/1905, 8PR68, ADC.
47La statue dédiée au sergent Charles Lovy veut aussi honorer cette qualité, glorifiée de manière unanime par les intervenants. Enfant du peuple, Lovy est aussi un « brave », qualité native selon l’expression de René Fage qui fait dire au supérieur de Lovy que celui-ci était doté « de bonne heure » de « belles qualités naturelles et militaires ; énergique, plein d’entrain et de vigueur »84, perceptibles dès l’enfance. Derrière l’hagiographie, s’esquisse la démonstration que ces qualités participent de l’essence populaire, conception partagée par Félix Vintéjoux qui l’inscrit dans la généalogie « des héros les plus modestes » dont le nom « comme celui des Triaire85, des Blandan, des Bobillot et d’autres sous officiers morts pour la Patrie »86 sera conservé par l’histoire. Le message pédagogique de la cérémonie est délivré par cette analogie : comme les sergents Pierre-Hyppolite Blandan87 et Jules Bobillot88 qui sont les « modestes et illustres maîtres de l’école française de la bravoure et du sacrifice », le nom de Lovy est « à tout jamais, le symbole de la vertu par excellence : l’amour du devoir assez fort pour dompter l’amour de la vie ! »89.
- 90 « Est-ce pour éviter la publicité d’une fête de l’armée par celui qui la traita par le procédé que (...)
48La cérémonie devient donc une « fête de l’armée »90 ainsi que le rappelle Le Corrézien du 16 septembre 1905 : la tutelle du ministère de la Guerre en lieu et place de celui des Colonies donnant une tonalité militaire incontestable à la cérémonie. La statue qui a fait l’objet de débat entre les deux commissions est un hymne patriotique et de glorification de l’Armée :
- 91 Le Corrézien, 28/9/1905, 8PR68, ADC.
« Si nous avons décidé de représenter ici notre héroïque compatriote donnant sa vie pour la gloire de ce drapeau dont les plis sacrés l’enveloppent – pour la Patrie, dont le visage à la fois austère et compatissant lui commande de mourir, et dont le bras levé lui promet une éternelle reconnaissance – c’est que nous avons la foi qui fait incliner les fronts et battre les cœurs devant le drapeau qui passe ; c’est que, tous, nous avons la religion du patriotisme ; – oui –, du patriotisme sans commentaire et sans phrases et que nous sommes unanimes à repousser tout ce qui tendrait à affaiblir ou à dénaturer la traditionnelle, la claire et précise notion française du patriotisme. »91
- 92 Communication du maire à la population au sujet de l’arrivée du ministre : « Vous le recevrez avec (...)
- 93 Le Corrézien, 29/9/1905, 8PR68, ADC.
49Si l’Armée est bien l’émanation de la Nation, celle-ci est confondue à la Patrie – terme qui transcende les clivages politiques – ou à la République. Mais, pour le maire Jean Tavé, la fête est d’abord une fête républicaine92 et la statue du sergent Charles Lovy, un témoignage des vertus patriotiques car « celui que nous venons de dresser sur ce piédestal vous est garant que si nos populations savent façonner le fer et l’acier, elles savent aussi s’en servir, et qu’à l’appel de la Patrie en danger, elles se lèveraient sans réserve pour la France, foyer de lumière, de justice et du droit, initiatrice du monde, pour l’indépendance nationale, pour la cause de la République et de l’Humanité ! »93.
- 94 D’Aronhson, Le Corrézien, 27/9/1905, 8PR68, ADC.
- 95 D’Aronhson au comité de Tulle, le 29/5/1903. « Monument du sergent Lovy, 1904-1908 », 1Edep272/608 (...)
- 96 « Monument du sergent Lovy, 1904-1908 », 1Edep272/608, AMT.
- 97 D’après la généalogie dressée par René Fage qui fait figure de doxa en la circonstance, Conférence (...)
- 98 Le comportement – la ferveur ? – des ouvriers de la Manufacture rend peu plausible la rumeur de l’ (...)
- 99 Affiche destinée aux Corréziens, « La ville de Tulle souscrit avec élan : nous vous demandons auss (...)
50La dimension patriotique, qui confine au « sacrifice voulu »94 à la Mère-Patrie – empruntant les traits de Marianne – constitue la dimension universelle du message. Mais ce n’est pas le seul message : aux pieds du sergent Charles Lovy est déposé un fusil Lebel95, symbole de la modernisation de l’Armée en cours depuis 1870, concourant de fait aussi bien à son hommage qu’à celui de la Manufacture qui a contribué massivement à l’élévation de la statue : 256 souscriptions96 ont été recensées par la presse. On peut expliquer le caractère unanimiste des souscriptions par sa dimension corporatiste, Charles Lovy97 étant le fils de l’armurier Georges Frédéric Lovy, mais plus prosaïquement par la dépendance de l’activité de Tulle à l’égard de l’activité militaire. En conséquence, la statue célèbre la vocation militaire de la ville dont le sort est lié à l’activité de la « Manu »98, ainsi qu’il était spécifié dans l’appel à souscription99.
- 100 Propos explicitement présents dans le discours du ministre Maurice Berteaux rapporté par La Républ (...)
- 101 Créé en 1887 à l’initiative de l’Alsacien Xavier Nissen et du Messin Victor Flosse, l’association (...)
- 102 Le courrier de l’Association d’anciens combattants de 1870 au comité semble indiquer une fois de p (...)
- 103 Conférence faite à l’Association corrézienne de Limoges, op. cit., p. 26.
51La visite du ministre de la Guerre atteste de ce lien ainsi que le concours des sociétés de tir, des associations de préparation au service national100 et la Grande Fête de Gymnastique qui sont autant de démonstrations de la vitalité de la jeunesse préparée à l’épreuve militaire. La participation du Souvenir français101, la réaction des associations de combattants102 et le courrier des contributeurs convergent dans le même sens : il s’agit de célébrer l’Armée pour son efficience dans la formation des citoyens. Le prétexte d’un dialogue épistolaire de Charles Lovy avec sa mère offre à René Fage l’occasion de communier dans cette ferveur en faisant dire au « héros populaire : « cette vie militaire me plaît. Le Gouvernement est en train de faire de ton fils un homme, laisse le faire ! »103.
52Félix Vintéjoux reprend à son compte la vocation éducative de l’Armée, représentée par les enfants de troupe dont « l’ascendance militaire, dont les traditions, et dont l’action éducative ont puissamment contribué à mouler l’âme de Lovy ». L’Armée, école de formation, est valorisée et ce sans distinction de corps : l’hommage rendu s’adresse aussi à l’Armée coloniale vue selon différents angles.
- 104 Ibid., p. 26.
- 105 Ibid., p. 30.
- 106 Ibid., p. 28 et 36.
53Pour Fage, représentant la société civile, l’hommage est subordonné à la déconstruction de l’image négative de l’armée coloniale engagée dès la présentation biographique. L’exposé de la socialisation initiale de Lovy, son dévouement, ses sentiments maternels, les liens familiaux maintenus par sa correspondance, autant de thèmes contredisant l’image de l’armée coloniale comme dépotoir des individus en rupture sociale, et contribuant de fait au processus de moralisation de celle-ci. Ce corps militaire est au contraire présenté comme un instrument de mobilité sociale : Charles Lovy écrit à sa mère que son engagement lui permet de cumuler des avantages pour sa carrière104. En outre, poncif devenu classique, elle offre la perspective d’une vie active, alternative séduisante qui permet de rompre avec la monotonie de la vie de garnison105. Mais cette armée est aussi associée à l’œuvre coloniale : René Fage, comme bon nombre de ses contemporains se félicite du dévouement à la cause française des auxiliaires indigènes106 qui ne l’abandonnent pas malgré le péril de la situation.
- 107 Le Corrézien, 28/9/1905, 8PR68, ADC.
- 108 Le Corrézien, 27/9/1905, 8PR68, ADC.
- 109 Le tambour Stroh est un jeune Alsacien de quinze ans, engagé volontaire en 1792. Il s’illustre con (...)
- 110 L’Évêque de Tulle Mgr Dénécheau confirme ce trait en ces termes « Notre patriotisme local vous est (...)
- 111 Le Corrézien, 20/9/1905, 8PR68, ADC.
54Les deux représentants du monde militaire, d’Aronhson et Vintéjoux, n’oublient pas les tirailleurs « qui sont si justement légendaires »107, « braves, sûrs et fidèles entre tous » renchérit Félix Vintéjoux. Il reste que l’hommage du représentant des Enfants de troupe est beaucoup plus appuyé, mêlant son admiration pour les « tirailleurs algériens, dont la valeur au feu, dans tous les combats est légendaire » et l’esprit militaire représenté par Charles Lovy qui permet de rendre un « hommage solennel […] à l’Armée d’Afrique par la glorification de l’ancien Enfant de troupe, Lovy, sergent-fourrier au 2e tirailleurs algériens [qui] rejaillit donc sur notre Armée toute entière. »108 L’acte de bravoure du sergent-fourrier devient un lieu de cristallisation : le fait colonial dans sa dimension de conquête territoriale passe à l’arrière-plan pour laisser la première place au débat sur l’Armée et sur la constitution de l’armée populaire mais sans que soit évoquée explicitement la question de l’utilisation des troupes coloniales. L’hommage à l’enfant de troupe Charles Lovy est un excellent prétexte pour aborder ce thème : il a été identifié comme « l’enfant du peuple », engagé volontaire pouvant bénéficier de la promotion sociale, eu égard à son origine, assurée par un engagement militaire. La réalisation d’une telle armée bénéficie, dans les différents discours, d’un atout majeur : la permanence d’un esprit patriotique, qualité nationale, qui s’est affirmée dans l’histoire comme dans celle du héros tulliste. Charles Lovy est fils d’un volontaire de 1870, il est inscrit dans une lignée de devanciers issus du peuple et qui ont montré leur mérite à l’image des sergents Jean-Pierre Blandan, Jules Bobillot, etc. ainsi que le « petit tambour Stroh »109, « enfant de ‘notre chère Alsace’ », dont la statue vient d’être érigée. La permanence de ce trait national110 est gravée dans l’inscription sur le piédestal qui associe, selon Le Corrézien, « dans une pieuse pensée la gloire de Lovy et celle de nos nombreux compatriotes qui ont succombé au service de la France »111.
- 112 Raoul Girardet, La Société militaire…, op. cit.
55L’Armée comme émanation de la Nation112 est présente sous une forme explicite dans ce commentaire de René Fage :
- 113 Conférence faite à l’Association corrézienne de Limoges, op. cit.
« En montrant, sur une de nos places publiques, la figure si juvénile et si énergique de notre compatriote, nous pourrons dire à ceux qui parlent de décadence : la nation qui produit de tels enfants et qui sait les honorer, n’est pas près de finir. »113
- 114 Le Corrézien, 26/9/1905, 8PR68, ADC.
56Milice populaire mais aussi sauvegarde d’une armée où le mérite n’est pas défini par la valeur des diplômes mais s’obtient sur le champ de bataille, autre thème qui place la cérémonie dans le sillage de l’Affaire Dreyfus. Les diverses réactions, qu’elles émanent de la presse ou des intervenants, et les non-dits, sont marqués par cette actualité. Le Corrézien fait remarquer que la fête, fruit du « concours des populations patriotiques, célébrant avec nous l’Héroïsme d’un enfant du peuple, mort au champ d’honneur » est « une victoire […] lorsqu’on voit les ennemis mêmes d’une Institution se réfugier autour d’elle, renier leur passé et crier plus fort que vous. Ainsi, l’armée française a été célébrée pour la Patrie anti-cosmopolite. »114
- 115 « L’arche sainte fracassée », in La France de l’Affaire Dreyfus, Pierre Birnbaum, (Dir.), Gallimar (...)
- 116 Le 24/9/1905, après le coup de griffe au ministre de la Guerre, supérieur hiérarchique de « notre (...)
57La thèse de Jérôme Hélie donne de la force à cette interprétation. Dans un ouvrage consacré à l’Affaire Dreyfus, il explique l’antisémitisme comme une réaction de l’Armée face au nouveau mode de recrutement qui pénalise les viviers traditionnels au profit d’une nouvelle élite qui n’a pas la « légitimité du sang versé et de l’enracinement terrien »115. Celui-ci fausse les carrières militaires en favorisant l’excellence scolaire au détriment du mérite obtenu par l’épreuve du feu, cette deuxième catégorie étant représentée par le colonel Henry. Dans notre exemple, il y a incontestablement des points de convergence avec cette analyse. Les commentaires de la presse116 et les interventions le jour de l’inauguration nous invitent à considérer cette inauguration comme un avatar de l’Affaire Dreyfus.
- 117 Le Corrézien, 26/9/1905, 8PR68, ADC.
58En effet, les divisions provoquées par l’Affaire Dreyfus sont présentes dans le journal de Tulle Le Corrézien, antidreyfusard, qui accuse le maire d’être complice dans l’affaire des fiches mais épargne le comité qui a subi ces « compromissions » « sans les avoir provoquées ». Jean Tavé, selon Le Corrézien n’a fait qu’effleurer Charles Lovy pour consacrer l’essentiel de son discours à des « lieux communs vulgaires […] la séparation des Églises […] les retraites ouvrières »117. Le choix de retranscrire le discours de l’Évêque éclaire sur les positions du journal.
- 118 Jocelyne George, « Provinciales : la France aux quatre coins », in La France de l’Affaire Dreyfus,(...)
- 119 Impr. Ducourtieux & Gout, 1904, ASS335, BFM.
59Or Le Corrézien est aux côtés du maire radical et anticlérical pour célébrer l’acte patriotique et marque pour la circonstance une trêve. Même si la dimension coloniale a été gommée, la mort du sergent Lovy a créé les conditions favorables à un apaisement ou, à tout le moins, à un rassemblement dont la signification ne manque pas d’être équivoque. Avancer l’idée que l’armée coloniale a été un ciment – de circonstance – est étayée par d’autres situations dont celle de l’élévation d’une statue à la mémoire d’un héros de Sidi-Brahim, le capitaine Oscar de Géreaux, à Libourne en 1900118. Mais, plus près de la Corrèze, le traitement du décès du lieutenant Mousnier-Buisson en Haute-Vienne, suscite des réactions analogues à celles recensées à Tulle à la disparition de Lovy. Toutefois, la mort de Mousnier-Buisson ne provoque pas d’hommage collectif alors que sa disparition a été signalée par la presse et que l’appartenance sociologique du lieutenant pouvait se prêter à une telle célébration. Fils du maire de Boisseuil (Haute-Vienne), le lieutenant Mousnier-Buisson, sous les ordres de Gallieni, est tué à Madagascar lors d’une attaque contre les Antandroys, le 22 octobre 1901. En 1904, une brochure rédigée par le Père Henri Fouqueray, Henri Mousnier-Buisson, lieutenant de l’armée coloniale tué à l’ennemi, le 22 octobre 1901. Notes et Souvenirs119, est publiée à Limoges. La date de parution n’est pas fortuite et les allusions à l’Affaire Dreyfus et à la reculade de Fachoda expliquent l’initiative, d’autant que l’ouvrage est préfacé par Louis Guibert, monarchiste membre du comité de soutien aux Boers.
60Avant de présenter les analogies, éliminons d’emblée les différences. Le lieutenant Mousnier-Buisson n’est pas un enfant du peuple, dans une acception socio-économique. C’est un « enfant d’une famille chrétienne attachée par les racines les plus vivaces et les plus lointaines à notre sol limousin, héritier d’un nom justement honoré et que depuis plusieurs générations, nos compatriotes ont été habitués à voir figurer sur les listes de leurs représentants aux assemblées législatives ». Sa formation confiée à « ces maîtres religieux admirables [les Jésuites], les premiers éducateurs du monde, qui, disciples d’un soldat […] se sont proposés […] d’entretenir, parmi les officiers de notre armée nationale, toutes les vertus dont l’heureux ensemble caractérise le type idéal du soldat chrétien », l’éloigne de Charles Lovy ainsi que les motifs du choix de la carrière militaire. Mousnier-Buisson choisit la carrière militaire car « ses rêves généreux pouvaient trouver leur réalisation » :
« Il veut être un vrai soldat, un soldat complet, capable de rendre à son pays, à ses hommes, aux populations qu’il doit maintenir tout en cherchant à leur inspirer de l’attachement pour la France, tous les services qu’on peut attendre d’un chef. Un chef aux colonies ne doit pas être seulement un commandant militaire : sa responsabilité comme son rôle, s’élargit à mesure des circonstances et acquiert parfois une redoutable ampleur. Il faut être négociateur, administrateur, juge, architecte, agriculteur, éleveur, économiste et hygiéniste aussi ; il faut savoir un peu de tout, deviner le reste et joindre beaucoup de hardiesse à une extrême prudence. À ce prix, on peut marcher sur les pas des véritables conducteurs d’hommes : Bugeaud naguère, Gallieni, et Marchand aujourd’hui. »
- 120 Le courrier du père d’Henri Mousnier-Buisson à Lyautey, destinataire de l’opuscule, conforte l’hyp (...)
- 121 « Le jeune officier […] a vécu pour et est mort plein de foi, plein de confiance dans la main de D (...)
61Les liens personnels avec Lyautey120, et son aura, éclairent cette conception du rôle de l’Armée coloniale, actualisée cependant par les remous de la politique intérieure. Pour les auteurs de la brochure, l’Armée est encore un lieu épargné par les troubles politiques : « Mieux vaut […] tomber dans le combat que d’être témoin des maux de la patrie », écrit dans sa préface Louis Guibert. La mort du lieutenant Henri Mousnier-Buisson, qui est assimilée au sacrifice à la Patrie, qui n’est pas la République mais la fille aînée de l’Église121, est aussi le « gage certain d’une destinée bienheureuse, signe irrécusable de l’élu ». L’interprétation religieuse n’est pas dissociée d’une interprétation sociale ou ethnique car l’élection d’Henri Mousnier-Buisson est liée à son appartenance nationale : il est de bonne « race » limousine et française, avait rappelé son biographe, et possède les qualités propres aux officiers :
« La franchise et la loyauté qu’il apportait dans les moindres actes de sa vie militaire, l’amour de son métier et la satisfaction du devoir accompli en faisaient assurément un officier à donner comme modèle à ses camarades. Ces officiers-là sont ceux que la France choisit quand elle a besoin de braves pour garder ou étendre ses conquêtes »
- 122 Procéder à des réformes pour corriger les abus dont la diminution des frais grâce aux produits du (...)
62L’armée coloniale et les colonies, si nous suivons le raisonnement, sont donc des espaces où s’affirment ces qualités mises en scène dans la brochure à travers l’action aménagiste122 du militaire ; de même l’Armée, malmenée par l’Affaire Dreyfus, y retrouve sa vocation et la revivifie. En effet, écrit Henri Fouqueray, « plus notre armée est humiliée dans la mère-patrie, plus le jeune officier sent croître son ardeur pour la faire grande et triomphante là-bas, sur le petit territoire qui lui est confié. »
63Avec des arguments différents, l’armée coloniale voire les colonies, par leur extra-territorialité, servent ainsi de remède à la crise politique. Dans les deux cas, l’Armée est au service de la patrie mise en danger par « l’Affaire », préfiguration d’une milice populaire dans un cas et, dans le deuxième, lieu de reconstruction des hiérarchies sociales de « la Vraie France » et d’une autre France d’avant la démocratisation (le parlementarisme et la république ?) ainsi que le suggère ce propos : « Il avait parfois la douce vie d’un seigneur aimé et respecté dans son petit domaine ». Dans les deux cas de figure, le théâtre colonial est le lieu d’investissements divergents mais partageant le même souci de réconciliation par le dépassement des clivages qui existent dans l’espace national. Un dernier point qui n’a pas été exploré du fait de la périodisation choisie pour cette étude, mérite d’être évoqué. Il s’agit de la visite au monument Lovy du maréchal Pétain, en 1942, qui viendrait conforter l’idée que la dimension nationale de la statue l’emporte sur l’hommage colonial.
64Malgré l’affirmation du caractère populaire de la cérémonie, la fête l’a-t-elle été réellement ? Évaluer l’accueil de la célébration par la population relève d’une gageure dans la mesure où les comptes rendus qui nous sont parvenus émanent d’observateurs qui ne montrent que ce qui est en faveur de leur argumentation. Cependant la narration, même sélective, apporte des éléments objectivables quoique partiels. La presse de Tulle a ainsi fait état des efforts d’embellissement de la ville et particulièrement de chaque quartier, mis en concurrence, certes, par le journal. Cependant, comment interpréter la signification de l’accueil populaire : est-ce un hommage à l’Armée qui par ses commandes fait vivre la ville ou est-ce une manifestation patriotique ? Dans cette dernière hypothèse, la dimension coloniale y est-elle associée ?
65Les listes des souscripteurs, à titre individuel ou inclus dans des collectivités ou corps, en particulier les municipalités et la Manufacture, publiées par la presse, ne permettent pas de résoudre complètement la question du caractère équivoque du don. De fait, l’offrande s’est transformée en lieu de convergence de plusieurs phénomènes : l’adhésion à l’idée coloniale, à l’idée républicaine, au patriotisme voire au nationalisme. Il est donc difficile de démêler dans ce cadre les significations précises des dons, à moins de considérer que l’offrande subsume toutes les significations pour n’être plus que patriotique et que le patriotisme trouve son expression dans l’Armée.
- 123 Olivier Loubes, L’École et la Patrie. Histoire d’un désenchantement, 1914-1940, Belin, 2001, p. 10
66Aussi, avons nous superposé toutes ces grilles de lecture, celle imposée par l’Affaire Dreyfus et celle imposée par le fait colonial. En dissociant par catégories socioprofessionnelle les souscripteurs, nous avions aussi à l’esprit la question de leur appartenance à la « classe moyenne », soutien de la République. Ainsi, à partir de l’analyse du comportement des corps, l’École, l’Armée et l’Église, on constate le faible investissement des enseignants (24 noms) alors même que les initiateurs du projet n’ont eu de cesse d’inscrire le projet dans une perspective pédagogique et, que « de 1870 à 1914 en France, la religion commune, par-delà les divergences sur le régime, est la patrie »123. Les instituteurs figurant sur la liste ont, selon les apparences, souscrit en tant que citoyens et non en tant que représentants du corps auquel ils appartiennent.
- 124 Paul Ducourtieux, Almanach-annuaire limousin pour la Corrèze, 1903, op. cit.
67De même, seuls 2 élèves du primaire figurent sur la liste mais aucune école, ce qui confirme une lecture autre que patriotique, plus vraisemblablement antimilitariste, dans le sillage de l’Affaire Dreyfus ou de la critique de l’expansion coloniale, telle qu’elle s’est exprimée dans les affiches électorales. La participation modeste de l’Armée en Corrèze, quoique supérieure à celle de l’École, n’est pas significative, car un deuxième comité était chargé de récolter les fonds. L’Église ne compte que 29 souscripteurs, toutes régions confondues, ce qui ne représente qu’une fraction du clergé dont l’effectif – pour Tulle uniquement – est de 25 membres. Le grand séminaire de Tulle a contribué à hauteur de 21 F, contribution qui demeure cependant modeste. Le monde agricole, surtout représenté par des propriétaires, et les professions juridiques font partie des catégories ayant manifesté un enthousiasme modéré. La liste révèle par ailleurs l’absence d’avocats – soulignée par Le Corrézien le jour de la manifestation – alors qu’ils sont au nombre de 9 titulaires en 1903 et de 5 stagiaires pour le tribunal de première instance de Tulle124.
68Au nombre des souscripteurs importants figurent les employés et les fonctionnaires assurant des fonctions d’encadrement dont le nombre dépasse celui des enseignants qui constituent pourtant une catégorie beaucoup plus nombreuse dans la société. Le monde de la boutique, des artisans, des cafés et autres espaces de sociabilité populaire est largement représenté. Le monde ouvrier est absent à l’exception de ceux de la Manufacture que nous avons isolés – et qui constituent une liste à part – afin de mettre en valeur le caractère corporatif de la souscription, qui s’échelonne entre 0,25 F et 0,50 F. Dans cette catégorie, nous avons inclus d’anciens armuriers au nombre de 7 qui auraient pu relever de la catégorie « retraité ». La contribution unanime des ouvriers de la Manufacture à la souscription invite par conséquent à minorer la signification coloniale mais aussi patriotique au vu du déroulement des festivités. En effet, une part non négligeable de la visite du ministre a été consacrée à la visite de la Manufacture et aux doléances des représentants de cette industrie.
- 125 Dans la catégorie « profession indéterminée » se trouvent aussi bien les notables qui n’ont pas à (...)
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- 127 Métiers du barreau et de la magistrature et notariat, soit la « bourgeoise de robe ».
- 128 Artisans des métiers de bouche et des artisans exerçant des activités proto-industrielles (marécha (...)
- 129 Parmi les représentants du monde agricole, nous avons relevé 15 propriétaires, 1 cultivateur, 1 ho (...)
Profession indéterminée125 |
250 |
Médecin pharmacien |
18 |
Enseignement126 |
24 |
Profession juridique127 |
25 |
Armée |
35 |
Imprimeur relieur libraire |
8 |
Église |
29 |
Employé |
35 |
Commerce |
75 |
Fonction d’encadrement |
24 |
Café, auberge, hôtel |
59 |
Ouvrier |
6 |
Artisanat128 industrie |
124 |
Monde agricole129 |
22 |
Négoce assurance |
32 |
Manufacture et armurier |
256 |
Entrepreneur |
8 |
Retraité rentier |
7 |
- 130 Monument du sergent Lovy, 1904-1908, 1Edep272/608, AMT.
Tableau 16 : Répartition des souscripteurs par catégorie socioprofessionnelle130.
69Une autre catégorie a été isolée, celle des municipalités. En dépit de la présence de quelques communes extérieures, la manifestation est très territorialisée : l’arrondissement de Tulle est bien représenté mais Brive et Ussel, les deux chefs lieu d’arrondissement, n’y ont pas contribué. Seule Uzerche figure parmi les souscripteurs du monument.
Municipalités |
Maires |
Conseillers municipaux |
|
Affieux |
Oui |
||
Auriac |
Oui |
||
Bar |
Oui |
Conseil municipal |
|
Chamboulive |
Oui |
||
Chaumeil |
Conseil municipal |
||
Collonges-la-Rouge |
Oui |
||
Corrèze |
Oui |
||
Darazac |
Oui |
Oui |
|
Donzenac |
Oui |
||
Église-aux-Bois |
Oui |
||
Eyrein |
Oui |
Conseil municipal |
|
Gouttes |
Oui |
||
La-Roche-près-Feyt |
Oui |
||
Lonzac |
Oui |
3 |
|
Lostanges |
Oui |
||
Marcillac-la-Croisille |
Oui |
||
Masseret |
Oui |
||
Maussac |
Oui |
Oui |
|
Meyrignac l’Église |
Oui |
Conseil municipal |
|
Meyssac |
Oui |
||
Monestiers-Merlines |
Oui |
||
Naves |
Oui |
||
Peyrissac |
Oui |
||
Rilhac-Xaintrie |
Oui |
Oui |
3 |
Saint-Angel |
Oui |
||
Saint-Augustin |
Oui |
Conseil municipal |
|
Saint-Basile-de-Meyssac |
Oui |
||
Saint-Cirgues-la-Loutre |
Oui |
||
Sainte-Féréole |
Oui |
||
Sainte-Fortunade |
Oui |
Oui |
10 + 4 |
Saint-Germain-les-Vergnes |
2 |
7 |
|
Saint-Hilaire-les-Courbes |
Oui |
||
Saint-Julien-aux-Bois |
Oui |
2 |
7 |
Saint-Maixent |
2 |
6 |
|
Saint-Pardoux-la-Croisille |
Oui |
Adjoint |
|
Saint-Privat |
Oui |
1 |
|
Saint-Yrieix-le-Déjalat |
Oui |
||
Sarran |
Oui |
Conseil municipal |
|
Sarroux |
Oui |
||
Seilhac |
Oui |
||
Serandon |
2 |
10 |
|
Soursac |
Oui |
||
Tulle |
Oui |
||
Uzerche |
Oui |
||
Vitrac |
Oui |
Tableau 17 : Participation des municipalités corréziennes à la souscription au monument Lovy.
70La célébration s’est inscrite dans une problématique républicaine, populaire au niveau des festivités mais la souscription n’a mobilisé qu’une partie de la classe moyenne, représentée essentiellement par la « petite boutique ». Le fait colonial, au début du siècle, n’a donc pas donné naissance à une statuaire « coloniale ». Les monuments en l’honneur de Joseph Germain et de Jean-Baptiste Delmas pourraient de prime abord témoigner en faveur d’une « statuomanie coloniale ».
LES MONUMENTS DES COLONELS JOSEPH GERMAIN (1914) ET JEAN-BAPTISTE DELMAS (1926) : LIEUX DE « MÉMOIRE COLONIALE » ?
71L’anniversaire de la Société de géographie, initiatrice du projet, est le prétexte pour rendre hommage au commandant Joseph Germain mort en 1906.
- 131 Jean Descomps a bénéficié d’une commande des Beaux Arts le 27/7/1907 et le 6/2/1908, d’une statue (...)
- 132 Liste de souscripteurs, Fêtes et cérémonies locales : Congrès national des sociétés françaises de (...)
72Le monument en sa mémoire, œuvre du sculpteur Jean Descomps131 a été élevé grâce à une souscription publique organisée par la Société de géographie et à laquelle se sont associées « la Ville de Brive, les Associations amicales des anciens élèves de l’École polytechnique et du Collège de Brive, les amis et admirateurs »132, souscription lancée le 18 mars 1910 et placée sous la présidence d’honneur d’Eugène Étienne. Ce comité mêle des personnalités du monde colonial ainsi que les gouvernements généraux des colonies et les notabilités politiques de Brive, soit pour les premiers, les gouvernements généraux d’AEF et d’AOF, de l’Indochine ; Victor Liotard, les généraux Dodds, Louis Archinard, le colonel Jean-Baptiste Marchand. La Société de géographie est membre de ce comité ainsi que le prince Bonaparte, le baron Hulot, Paul Labbé et Georges Blondel. Brive est représentée par les membres de la Société de géographie corrézienne, du tribunal civil, par le sous-préfet et de nombreux enseignants, directeurs des écoles et les inspecteurs de l’instruction publique. Le conseil municipal de Brive figure dans ce comité et, à titre individuel, les deux adjoints et le maire. Le personnel politique y est aussi représenté : le député Édouard Lachaud, le sénateur Michel Labrousse, un conseiller général et un conseiller d’arrondissement. Des associations militaires, les sociétés de gymnastique, le Souvenir français se sont intéressés au projet et sont membres du comité. C’est donc essentiellement une organisation parisienne et briviste – à l’exception de trois associations d’originaires, celles du Lot, de la Dordogne et de la Haute-Vienne – qui a pris la direction de l’opération mémorielle dont sont exclues les associations d’originaires parisiennes ou bordelaises. Le comité exécutif est assuré par Antoine Bos, administrateur honoraire des services civils de l’Indochine, maire et membre de la Société de géographie corrézienne. Paul Bourdarie, directeur de la Revue indigène et membre de la Société de géographie de Brive, Léon Birac, Charles Quéheillard, Raoul Gerber, négociants, assurent la vice-présidence. Le secrétariat est assuré par Jean-Baptiste Ruffin et Allary. La liste des membres honoraires et des titulaires, où figurent des adhérents de la Société de géographie, souligne la forte représentation du secteur commercial et industriel de Brive. Comme en d’autres circonstances dans cette ville, cette manifestation réunit le monde politique et le monde industriel : la municipalité impliquée a ainsi souscrit à hauteur de 1 000 F à la réalisation du monument.
- 133 Manuscrit autographe de Germain sur la mission Marchand Las Palmas, 31/5, Dakar 4/6, Loango 26/6/1 (...)
73La composition des participants à la cérémonie confirme l’orientation coloniale : l’inauguration du monument se fait sous les auspices du ministère des Colonies, représenté par Jacquier, sous secrétaire d’état au ministère de l’Intérieur, en remplacement d’Eugène Étienne. Le ministère des Colonies était par ailleurs représenté par Albert Duchêne, directeur de L’Afrique. Le général de brigade Charles Mangin, assiste à la cérémonie en tant que délégué du colonel Jean-Baptiste Marchand et des camarades de Joseph Germain mais, sauf erreur, il n’a pas été associé au comité ; d’autres intervenants qui seront présentés plus loin renforcent la représentation du monde colonial. La statue est autant un hommage qu’un instrument de propagande. Le choix du tirailleur inscrit ainsi dans l’espace public la puissance de l’Armée, renouvelée par la réorganisation de l’armée coloniale dont le général Charles Mangin a été le maître d’œuvre et à laquelle a participé Joseph Germain. Il a été en effet affecté en 1902 à la section technique des troupes coloniales et nommé en 1903 lieutenant-colonel au comité technique des troupes coloniales. Ce corps créé en 1857 à la suite des initiatives du général Louis Faidherbe au Sénégal est ensuite étendu au Soudan en 1892. Associé aux opérations militaires en Afrique sub-saharienne, le corps des tirailleurs connaît une consécration à leur retour de la mission Marchand en 1899. L’engagement du corps au Maroc en 1908 donne dès lors des arguments à Mangin qui obtient une augmentation des effectifs. Comme Mangin et d’autres coloniaux Joseph Germain, dans une esquisse de récit de la mission, a constamment loué la vaillance et la loyauté des tirailleurs133.
74Mais lors de la cérémonie, alors que le tirailleur occupe visuellement une place majeure, l’apport de la « force noire » n’a pas retenu l’attention des intervenants. Le discours du général Charles Mangin n’a pas été reproduit et, au vu des comptes rendus dans la presse, a été surtout un hommage au colonel Joseph Germain comme l’indique ce passage extrait du numéro spécial édité par la Société de géographie commerciale de Brive :
- 134 Compte-rendu analytique des travaux du congrès, Congrès national des sociétés françaises de géogra (...)
« Une discrète ovation est faite au Général Mangin à son arrivée au pied du monument. Le vaillant général vient apporter au colonel Germain, au nom de ses camarades d’armes […] au nom du colonel Marchand […] l’hommage de leur admiration. Et le colonel qui s’y connaît en énergie et en action sous l’empire de la plus profonde émotion [fait] l’éloge de son excellent camarade »134
- 135 La Dépêche coloniale, 28/7/1914. Monuments 1909-1914, Fonds Germain, 301AP3d4, AN.
- 136 La France, 27/8/1914, Fêtes et cérémonies locales, 1M110, ADC.
75Les quelques interventions ou commentaires sur ce thème ne reprennent pas l’apport de la « force noire » à la défense française. D’aucuns y ont vu une manifestation de l’autorité de Joseph Germain comme La Dépêche coloniale qui y voit une scène où Germain « sembl[e] encore donner des ordres au tirailleur sénégalais de belle allure que le sculpteur Descomps a si heureusement campé au premier plan »135. Le docteur Priolo qui prononce le discours d’ouverture se félicite du choix de « l’artiste éminent » qui « a su réunir le martial tirailleur soudanais – l’Armée noire soumise et sûre – à son corps d’officiers paternels et braves, tel que peut le personnifier Germain. »136
76Les rares commentaires de ce type ont gommé l’épineux problème de l’utilisation des « indigènes » pour la défense du territoire, pourtant d’actualité en juillet 1914, et ont insisté sur ce qui fait le moins polémique. La statue met en effet en valeur les qualités du tirailleur africain en reprenant l’argumentation de Mangin exposée dans son ouvrage de 1910, relayée par la presse favorable à la « force noire ». La statuaire a privilégié le thème de la soumission, de la docilité et de l’attachement des Africains à leurs supérieurs afin de prévenir les critiques portant sur le caractère belliqueux des peuples africains. La placidité affichée du tirailleur renvoie à son absence de nervosité qu’avait soulignée Mangin et la massivité du tirailleur à sa force physique et à son endurance mise à l’épreuve lors de la mission Congo-Nil. La construction duale de la statue – le tirailleur et l’officier – vient ainsi gommer le danger du nombre et insister sur le rapport personnel existant, selon Mangin, justifiant l’apport de la « force noire », essentiellement africaine, à la défense nationale. L’officier, représenté par Joseph Germain, surplombant le tirailleur souligne ainsi le rapport de force et l’encadrement français nécessaire sur lequel le général Mangin fonde l’utilisation des troupes « indigènes ». Malgré l’omniprésence visuelle du tirailleur décriée par La Croix de Corrèze qui écrit :
- 137 La Croix de Corrèze, 2/8/1914, Fonds Germain, AMB.
« [Germain] est représenté en buste dressé sur une stèle flanqué d’un tirailleur soudanais de haute taille. Les traits du colonel Germain sont parfaitement reproduits mais la vérité oblige à dire que les Brivistes sont plutôt déçus par l’ensemble du monument. Ce grand nègre attire toute l’attention et c’est à peine si de Germain se voit un buste trop minuscule perché sur une colonne trop mince. »137
77Le thème de la « force noire » qui aurait pu être central a été éclipsé par celui de l’expansion coloniale ; mais ce dévoiement s’explique aisément par l’enjeu de l’utilisation de cette Armée, la « force noire » devenant ainsi la figure de la domination.
- 138 La France, 27/7/1914, Fêtes et cérémonies locales, 1M110, ADC.
- 139 La République radicale, 29/7/1914, 71PR10, ADC.
- 140 La Dépêche coloniale, 28/7. Monuments 1909-1914, Fonds Germain 301AP3d4, AN.
- 141 La République radicale, 30/7/1914, 71PR10, ADC.
78Les discours prononcés à cette cérémonie communient en effet dans le culte de l’expansion à travers l’armée coloniale. Le docteur Priolo replace ce phénomène dans le mouvement de relèvement de la France après 1870, dont l’expansion coloniale n’a été qu’un aspect. Il rend hommage à « la partie de notre admirable armée qui nous conquiert et nous conserve des terres lointaines »138 et à Joseph Germain qui personnifie « tous ceux qui luttèrent, luttent encore en faveur de la colonisation française, en faveur de l’extension calculée de notre influence sur les mers et les continents »139. Il est aux yeux d’Albert Duchêne un « des enfants » de France qui « aura largement contribué à étendre et à fortifier notre domaine national ». Le représentant de l’école polytechnique, Édouard de Billy, honore en la personne de Joseph Germain « les bonnes volontés passionnément tendues vers ce qui peut servir à la grandeur de la France »140 dans les colonies. Le sous secrétaire d’état Jaquier rend hommage à l’un des « artisans de notre puissance coloniale » et au représentant de la « race française ». La personne de Germain résume tous les « caractères de notre race [qui allie] la rude ténacité et l’âpre énergie aux plus brillantes et plus rares qualités de l’esprit »141.
- 142 La Dépêche coloniale, 28/7. Monuments 1909-1914, Fonds Germain 301AP3d4, AN.
79Ce moment de célébration de l’expansion coloniale semble faire l’impasse sur Fachoda auquel reste attaché le nom de Germain. Le docteur Priolo aborde discrètement ce thème et seul Albert Duchêne l’introduit dans son discours et, d’une certaine manière, clôt l’épisode. Il rappelle en effet les considérations politiques qui avaient engagé la mission Marchand dans la reconquête par le sud de l’Égypte, « tâche ingrate » menée avec dévouement par les hommes de la mission. L’hommage d’un fonctionnaire du ministère des colonies a valeur d’excuses publiques : la mission qui fut un « magnifique effort […] se trouvait n’avoir pas été stérile » car elle a contribué à jeter « un peu plus de gloire [sur] notre épopée africaine »142 et ensuite, rappelle Duchêne, Fachoda a préparé l’Entente Cordiale.
- 143 La République radicale, 30/7/1914, 71PR10, ADC
80Dans cette célébration destinée à perpétuer la mémoire de Joseph Germain, l’homme passe au second plan : il est dans les discours l’incarnation du peuple français. La dimension personnelle, davantage présente dans le discours du docteur Priolo, qui a été son condisciple, s’efface pour laisser place à l’exposé d’un idéal présenté en ces termes : « Nous avons voulu perpétuer sa mémoire, en plaçant à la hauteur qui lui est due, l’officier qui guida avec science, à travers l’Afrique, ses camarades ». Il est présenté par ce même orateur comme un « bâtisseur d’empire » parmi tant d’autres. Le héros colonial n’est pas encore un être exceptionnel, il n’est qu’une figure du génie français ainsi que le rappelle Jacquier143 qui n’hésite pas à comparer l’action de Germain à celle des savants et des écrivains français.
81La cantate composée pour la circonstance reprend cette conception du héros issu du Peuple-Nation qui œuvre pour le bien collectif dans un esprit d’abnégation et sans en retirer une gloire personnelle, la modestie du héros étant soulignée dans cette cantate et par les proches de Joseph Germain. Ce n’est pas un surhomme mais un homme qui s’est distingué dans l’action qui a sublimé l’idéal national :
- 144 Cantate pour chœur à l’unisson et musique d’harmonie d’Élie Breuil, exécutée le 26/7/1914 par la S (...)
« Germain, Briva Lemovocii inferioris caput te salue !
Aux sons éclatants, aux accents des fanfares guerrières, citadins, villageois, tes frères pleins d’orgueil redisent tes exploits ! Modeste et valeureux, tu appartiens aux gloires populaires ! Salut héroïque soldat ! Salut à toi !
De notre vieux moutier la cloche retentit dans les vallons et sur les monts, au loin, bien loin, vers l’humble chaumière. Elle vibre… Elle fut le signal de vie, de mort. Elle est la voix, la voix sacrée du Souvenir ! Germain, le chant du souvenir est gravé dans nos cœurs !
Brive, la ville fleurie, l’oasis, la plaine aimée berça tes jeunes ans !
L’adolescent grandit… devint un brillant officier. On l’appelle… Il part, il vole vers des pays lointains et inexplorés, vers des climats plus meurtriers que les champs de bataille. Honneur à toi, jeune Héros !… Tu fus victime de ton courage, intrépide pionnier !… Et sur ta tombe Brive sème des fleurs !
L’amour de la patrie exaltait ton noble cœur ! Ce monument élevé à ta mémoire proclame ta valeur !
Sonnez clairons ! Battez tambours !… Aux sons éclatants, aux accents de fanfares guerrières, citadins villageois, tes frères pleins d’orgueil, redisent tes exploits… Modeste et valeureux, tu appartiens aux gloires populaires ! Salut héroïque soldat ! Salut à toi ! »144
- 145 Il a été évincé de l’espace « pédagogique » au profit de la statue de Georges Cabanis dont l’insta (...)
- 146 La France, 27/7/1914, Fêtes et cérémonies locales, 1M110, ADC. Voir à cet effet, le témoignage de (...)
- 147 La France, 27/7/1914, Fêtes et cérémonies locales, 1M110, ADC.
- 148 Edouard de Billy, La Dépêche coloniale, 28/7/1914, Fonds Germain, 301AP3d4, AN.
- 149 L’Idée coloniale en France…, op. cit., p. 169.
82La statuaire est, dans son architecture, une figuration de l’expansion coloniale mais s’y ajoute une dimension pédagogique, transcendant le message « colonial », évoqué par Jean-Baptiste Ruffin pour lequel la statue du colonel Germain achève de compléter la galerie des héros locaux. Elle relève de la statuaire républicaine étudiée par Maurice Agulhon en tant que modèle valorisé par l’emplacement dans l’espace public : à défaut de son implantation sur la place du Collège145, le monument est finalement érigé sur la place Thiers, au cœur de la ville à proximité du musée Labenche et de la sous-préfecture. Il intègre en conséquence le dispositif d’éducation, coloniale et nationale, dissociation caduque pour le Docteur Priolo qui destine la statue à « tous les hommes accomplis […] à la recherche de quiétude qu’entraîne la satisfaction du devoir accompli, du devoir courageusement et loyalement rempli ». Il est aussi un modèle à l’intention des adolescents pour qu’ils « soient pénétrés dans son ambiance d’idées généreuses »146 ; aux enfants pour qu’ils « transforment en légendes les exploits du colonel Germain, afin de sortir de leur jeune et impressionnante imagination une belle gemme de cet idéal qui engendre les cœurs vaillants et les pousse aux grandes actions. »147 En définitive, il s’agit de proposer l’exemple d’une vie au service de la communauté, que celle-ci s’identifie à la province ou à la Patrie, qu’il soit un modèle d’« héroïsme et de l’amour de la patrie »148, conforme en cela au message civique dispensé dans les écoles. Dans ce cas, la statuaire « coloniale » offre un lieu de médiation des idéologies nationale et coloniale, traditionnellement dissociées, se présentant comme un artefact assurant, comme l’avait suggéré Raoul Girardet, « l’intégration progressive de l’idéologie coloniale à l’idéologie nationale »149, la première enrichissant la seconde pour s’y confondre.
- 150 Cabinet du maire de Brive à Mme Germain (Domaine du Camp d’Erlon, Boufarik, Alger) le 23/2/1942, M (...)
83Cette statue a orné la place de la ville jusqu’en 1942, date à laquelle elle fut fondue sur ordre des Allemands150 ; ne subsiste aujourd’hui que le buste de Germain, le moule du tirailleur n’ayant pas été retrouvé par la famille.
- 151 « Un monument au colonel Delmas, ancien collaborateur du Maréchal Lyautey », La République de Corr (...)
84Un dernier exemple de “panthéonisation” apporte un éclairage sur le fait colonial au cours de l’Entre-deux-guerres, période marquée par l’autonomisation du modèle colonial, résultant de la dissociation d’avec le modèle de l’aventurier mais enrichi de l’aura des « défricheurs d’empire » qu’a pu symboliser un Lyautey. Ce sont aussi les années de l’après-guerre où l’héroïsme militaire ne fait plus recette alors que les armées françaises, et les Français, doivent faire face aux prémisses de l’émancipation des populations colonisées, illustrée dès le début des années 1920 par la Guerre du Rif. La “panthéonisation” du colonel Jean-Baptiste Delmas151, mort en 1921 et célébré en 1926, se déroule dans ce contexte militaire marqué par la proclamation le 1er février 1922 de la République confédérée des tribus du Rif par Mohamed Ben Abdelkrim El-Khattabi dont les troupes mettent en difficulté Lyautey, contraint à la démission en 1925.
85L’hommage rendu en 1926 au colonel Delmas, collaborateur du maréchal Lyautey, est en partie un moment de célébration de l’œuvre coloniale. Le colonel Jean-Baptiste Delmas, né le 28 juillet 1874 à Yssandon en Corrèze, entre à Polytechnique en 1893 : il est ensuite affecté au 21e régiment d’artillerie à Angoulême puis admis à l’École supérieure de la guerre en octobre 1903. Affecté à Oran, il devient capitaine en 1907 puis passe à l’État-major du commandant des troupes de Casablanca le 24 juin 1910. En mars 1913, il est attaché au bureau militaire du Résident général. Pendant la guerre, il se retrouve en 1915 à l’État-major du 35e corps d’armée puis en avril 1916 au 16e régiment d’artillerie sur le front de la Somme. En décembre 1916, il retrouve Lyautey au ministère de la Guerre ; le 25 mars 1917, il rejoint le 36e régiment d’artillerie et est promu lieutenant-colonel. Il retourne au ministère à la tête de la section d’Afrique à la demande de Clemenceau. De retour au Maroc en 1919, il devient chef d’état major des troupes d’occupation et est promu colonel le 25 mars 1921 et meurt le 1er décembre 1921, emporté par une grippe infectieuse.
- 152 « Fêtes régionalistes », La République de Corrèze, 29/8/1926, 62PR36, ADC.
- 153 « La société de géographie. Le monument Delmas », La République de Corrèze, 27/1922, 68PR35, ADC.
86L’initiative de l’hommage revient une fois de plus à la Société de géographie qui entendait l’associer à la célébration de son 25e anniversaire152 ; incorporée aux manifestations de la fête régionaliste à la demande de la municipalité, la célébration coloniale a été supplantée et, de ce fait, mal couverte par la presse. La manifestation, annoncée au cours de la séance du 20 mai 1922 de la Société de géographie, a reçu le soutien du maréchal Lyautey souhaitant honorer celui qui « devait être un des plus grands chefs dont la France se fût honorée ». L’hommage, à l’image du comité, est national et régional. Le comité qui se met en place est en effet composé du maréchal Lyautey, membre du comité d’honneur, du maréchal Pétain, du général Gouraud (haut-commissaire de la République en Syrie et au Liban), de Léon Baréty (député, président du groupe parlementaire du Maroc), de de Perretti de la Rocca (directeur des affaires politiques et commerciales au ministère des Affaires étrangères), du général Bunoust (commandant de l’École polytechnique), du général Dumas (commandant l’École militaire de l’Artillerie), de Beaumarchais (directeur de la section d’Afrique au ministère des Affaires étrangères), du colonel Auroux (chef de la section d’Afrique à l’État-major de l’armée), président du comité central et d’Auguste Terrier, conseiller de l’Office du Maroc153.
- 154 « Le monument au colonel Delmas », Charles de Bruchard, Le Petit Marocain de Casablanca reproduit (...)
- 155 « Le monument au colonel Delmas », La République de Corrèze, 3/8/1922, 68PR35, ADC.
87Comme pour d’autres manifestations similaires en Corrèze, le comité mêle tous les corps représentatifs : militaire, politique et associatif. Le comité briviste154 est composé des députés, des hauts-fonctionnaires, des représentants des municipalités et des collectivités régionales et de quelques personnalités originaires de Corrèze : Charles de Lasteyrie (ministre des Finances, député de la Corrèze), Henri Queuille (président du conseil général et ancien sous secrétaire d’état, député de la Corrèze), Henry de Jouvenel et Joseph Faure (sénateurs). Des associations apportent aussi leur contribution : la Société de la ville de Brive, l’Association amicale des anciens élèves du collège de Brive, l’Union des combattants, l’Association des mutilés, des prisonniers de guerre, les Vétérans de 1870, la Phalange Glorieuse, les Médaillés militaires, la Société de gymnastique La Gaillarde, la Sainte-Cécile. Le comité exécutif est composé du docteur Priolo (président de la Société de géographie), de Jean-Baptiste Ruffin (le secrétaire), de Terrasson (secrétaire du Crédit lyonnais), de Marcary (architecte de la ville) et de François Cogné (statuaire chargé de l’exécution du monument)155.
88Trois moments se dégagent de cette manifestation : celui de l’hommage au disparu qui est autant celui de l’idéal lyautéen, introduisant la célébration de l’œuvre coloniale française et s’achevant par la réappropriation de la geste du colonel Delmas par les acteurs régionaux.
- 156 « Le monument au colonel Delmas », Charles de Bruchard, Le Petit Marocain de Casablanca reproduit (...)
89Une partie des discours, antérieurs ou concomitants à la célébration, communient dans le culte du maréchal, qui rejaillit sur Delmas : la valeur de l’homme est établie à l’aune du jugement de Lyautey « connaisseur en hommes et en valeurs »156. En 1922, le journal catholique La Croix de Corrèze insiste sur leur amitié qui s’apparente, selon cet organe de presse, à une gémellité exprimée dans cet extrait du discours prononcé par Lyautey aux obsèques de Delmas : « “Oui, nous sommes vraiment deux frères” – et j’ajoutais : “Et je crois bien que des deux, c’est toi qui est l’aîné dont rien n’altère la sagesse, ni l’équilibre, ni la sérénité” ». La nature particulière de leurs relations est éclairée par cet autre extrait dans lequel Lyautey rappelait que Jean-Baptiste Delmas :
- 157 « Lyautey et Delmas », La Croix de Corrèze, 1/1/1922, 68PR19, ADC.
« (Il) était ma conscience vivante – tous le savaient, tout le corps d’occupation sentait que sa présence auprès de moi, dans ce poste de suprême confiance, était la sûre garantie contre tout déni de justice, se dressait comme un écran devant l’ombre de l’ombre d’une intrigue personnelle. Ah ! Songez à ce qu’une telle affirmation représente pour un chef de sécurité morale, de sauvegarde pour son honneur et sa conscience »157
- 158 Daniel Rivet, Lyautey et l’institution du protectorat au Maroc, op. cit., t. 2, p. 41. Les échange (...)
90Mais la relation du colonel Delmas avec Lyautey dépasse le simple don de sa personne qu’impliquait la collaboration avec le maréchal158 et l’adoubement : le colonel devient le double du maréchal. Le type humain et social fabriqué par Lyautey que met en place cet article est repris par la presse locale : c’est celui du serviteur de la France guidé par une éthique morale qui est le propre de l’élite. La République de Corrèze reprend l’hommage funèbre que Lyautey avait rendu à Jean-Baptiste Delmas en ces termes :
- 159 « La société de géographie. Le monument Delmas », La République de Corrèze, 2/7/1922, 68PR19, ADC.
« Mais au-dessus du militaire hors de pair, le complétant, lui donnant ce quelque chose d’achevé sans quoi il n’y a pas de chef suprême, il y avait l’homme. Il y avait la nature la plus haute, la conscience la plus droite, le désintéressement poussé au-delà du concevable, l’impartialité et la justice érigées en religion, la chaleur ardente du cœur sous la réserve voulue, la pitié secourable pour toute souffrance, et par-dessus tout, ce que nous étions quelques-unes à connaître, la noble vie intérieure dans sa beauté sereine ; et là était le secret de cet équilibre, de ce calme, de ce mépris de toute compromission qui lui donnait une telle autorité et un tel prestige. »159
- 160 Daniel Rivet, Lyautey et l’institution du protectorat au Maroc, op. cit., t. 2, p. 42.
- 161 Ibid., p. 46.
91S’exprime ici la conception lyautéenne de l’officier, saint et soldat voué corps et âme à sa mission qui relève du sacerdoce160. C’est un « spécimen d’homme complet » associant « l’homme d’action et de méditation »161.
92La décision de célébrer la mémoire du collaborateur de Lyautey introduit d’autres thématiques mêlant l’hommage à la colonisation et à la France. Pour Charles de Bruchard dont l’article est reproduit dans La République de Corrèze, le colonel Delmas appartient à la « race d’hommes » issus d’une terre de France où se mêle le passé et le présent – sa sépulture repose « dans un village au pied de la tour d’un château féodal » – et qui a façonné la personnalité de Delmas issu de cette terre :
- 162 « Le monument au colonel Delmas », La République de Corrèze, 24/12/1922, 68PR19, ADC.
« où les siens perpétuent le souvenir des travailleurs et des loyaux serviteurs du progrès, de ceux qui mettent la France au-dessus de toutes leurs préoccupations et de tous leurs intérêts personnels qui nous ont valu à certaines heures sombres de remporter une victoire chèrement mais glorieusement acquise. »162
- 163 La République de Corrèze, 24/12/1922, 68PR35, ADC.
- 164 « Le monument au colonel Delmas », La République de Corrèze, 24/12/1922, 68PR35, ADC.
93Il représente ainsi la France éternelle, propos structurant le rappel de son parcours colonial que doit symboliser le monument. Le buste du colonel Delmas viendrait compléter la « phalange de glorieux serviteurs de la France » (Brune, Bessol, Marbot, Bugeaud, Canrobert) et « fera bonne figure en face de celle de Germain le collaborateur de Marchand »163. Ainsi, la statue conservera, selon Charles de Bruchard, la mémoire « de tous ceux-là [ayant] chacun […] porté sa pierre au monument de la gloire coloniale de la France ». L’idée de continuité de l’œuvre coloniale française est reprise par cette formule : « Chacun d’eux a eu son heure, son temps et son mérite : le collaborateur actif et avisé du pacificateur du Maroc est un continuateur de la politique de ses devanciers dans la carrière ». La dimension régionale, qui apparaît dans cet article, contribue à renforcer l’image de la fertilité en « constructeurs » de l’Empire colonial de la France et du Limousin : « Si un Limousin gagna sur les Marocains la fameuse bataille d’Isly, un autre Limousin aida à la conquête du Maroc »164.
94La cérémonie du 31 août 1926, intégrée au programme de la fête régionaliste, se déroule en la présence du ministre des Colonies, du maréchal Lyautey, de personnalités invitées par la Société de géographie apportant, par leur présence, la touche coloniale. Le lundi voit l’arrivée de Lyautey, accueilli par une « discrète ovation de la foule », précédant celle des représentants du monde colonial : Camille Guy (gouverneur général honoraire), Henri Lorin (secrétaire général de la Société de géographie commerciale), Albert Duchêne (conseiller d’état et directeur politique au ministère des Colonies), Mallet (directeur de l’agriculture, du commerce et de la colonisation au Maroc), Paul Bourdarie et Pagnon, le « modèle » local du colon d’origine corrézienne. Les sections de géographie de Saint-Étienne, de Tunis, d’Angers, de Nice, de Metz, des syndicats d’initiative y ont délégué des représentants ainsi que la presse coloniale et étrangère. Lyautey est accompagné par de Lasteyrie et par le sénateur Henry de Jouvenel.
- 165 « Les fêtes régionalistes de Brive », La République de Corrèze, 5/9/1926, 62PR36, ADC.
- 166 Inscription sur la stèle du monument Brune à Brive.
95Le déroulement de la cérémonie publique reproduit les significations données à cette célébration depuis 1922. Elle se déroule sur la Place Thiers, en présence des associations de militaires et se poursuit par une visite aux monuments du colonel Germain, à celui des « Grands morts de la guerre »165 et à celui de Brune. La cérémonie se transforme ainsi en hommage aux militaires investis localement d’une gloire qui gomme, pour le maréchal Brune, la face noire de sa carrière – à moins que l’hommage ne vise l’homme qui a tenté de faire le trait d’union entre l’Orient et l’Occident. Nous n’avons pas de commentaires sur le choix de cet itinéraire mais il semblerait que les initiateurs du projet aient aussi voulu mettre l’accent sur le sacrifice de ses enfants à la Mère Patrie : l’assassinat de Brune par les royalistes transformant ainsi sa mort en sacrifice pour la bonne cause, le monument étant aussi dédié à la mémoire des « volontaires et [des] soldats corréziens de la Révolution et de l’Empire »166.
- 167 RGCP, « Vingt cinquième anniversaire de la Section de Brive », t. XLVIII, 1926, p. 307-331 ; p. 32 (...)
- 168 Ibid., p. 323.
- 169 Ibid., p. 324.
- 170 Ibid., p. 323. La « supériorité » des troupes marocaines que rappelle le docteur Priolo a été auss (...)
- 171 RGCP, « Vingt cinquième anniversaire de la Section de Brive », TXLVIII, 1926, p. 324.
96Lors de l’inauguration de la statue, les discours conservés et publiés mêlent l’hommage au militaire et à l’armée coloniale. Le discours de Lyautey comporte une dimension affective déjà présente dans ses interventions antérieures qu’il reprend. Son discours se veut « un pieux hommage d’un ami à la mémoire d’un ami cher entre tous »167. Le deuxième discours qui a été publié est celui du docteur Priolo, membre de la Société de géographie, qui débute par la « glorification de la France coloniale »168 symbolisée par la mission Congo-Nil qui a montré « la haute valeur des troupes coloniales » et « l’endurance, l’initiative et la fière courtoisie de l’officier et du soldat français »169. L’apport des colonies à la France apparaît dans ce discours non pas comme une manifestation de reconnaissance ou de solidarité spontanée des colonisés mais bien comme le résultat de l’encadrement colonial. La contribution, pendant la Première Guerre, des soldats marocains formés par Lyautey, témoigne à la fois de l’action du « Chef éminent » qui les a « animés de son ardent patriotisme »170 mais aussi de l’œuvre de colonisation de la France que Lyautey a poursuivie. L’hommage à « l’art d’organiser et de conduire les masses »171 du maréchal se prolonge par celui de choisir ses collaborateurs qui portent en eux « la force et le courage que donnent la foi et la confiance » qui sont celles de Lyautey. On mesure ici l’aura du maréchal et/ou l’efficacité de sa propre publicité mais la gloire du colonel Delmas est ensuite réappropriée par les Brivistes.
- 172 Ibid., p. 324.
- 173 Ibid., p. 325.
97Jean-Baptiste Delmas est en effet aussi l’enfant du pays et ses qualités maîtresses, reconnues par Lyautey, il les doit à la « race résistante, tenace, loyale et à l’esprit clair et réalisateur »172. C’est un descendant de « la race gallo-romaine » dont l’esprit guerrier ou rebelle a laissé des traces dans l’oppidum d’Yssandon, dit Priolo. « L’abnégation », tant louée par le maréchal Lyautey, lui a été transmise par « le sol sur lequel il naquit » et mise au service de la « grandeur coloniale » de la France. Le monument qui vient s’ajouter à celui du maréchal Brune, du colonel Germain et à celui de la Victoire est en définitive la figuration de « la France, du Limousin et de Brive » où « les nobles sentiments […] s’élèvent au-dessus des partis »173.
98Ce discours est celui d’une génération pour qui la colonisation, résumée par l’armée coloniale, permet de dépasser les clivages politiques et, en dépit de l’apparente adhésion au modèle lyautéen, diverge quant au rôle du sujet. Dans cette intervention, c’est toujours la communauté – élargie à la France – qui est célébrée à travers un de ses enfants. Car, à la différence de Lyautey qui fonde la supériorité sur le mérite acquis par l’indépendance d’esprit par rapport à son milieu, le docteur Priolo en fait une caractéristique de la « race » : c’est toujours le génie français qui s’exprime à travers la colonisation.
99C’est cette vision, reproduite dans la statue, qui fait se côtoyer l’individu et la collectivité représentée par la Femme, non pas Marianne mais la mère-terre surplombée par le buste du colonel Delmas. La répartition des volumes assure ainsi une égale visibilité des deux figures mais la position de la femme, vue de profil, met en majesté l’individu. Les choix iconiques illustrent l’identité duale défendue par les régionalistes, symbolisée par le couple matriciel composé de l’élément féminin, la petite patrie ou « matrie », complément de la patrie, le « fatherland ». A nouveau, le fait colonial a apporté sa contribution à une stratégie locale de consolidation d’une identité : le choix du calendrier, imposé par la municipalité, n’est aucunement anecdotique. L’interpénétration de deux phénomènes, marquée dans les discours, disparaît dans la figuration au point de faire disparaître l’origine coloniale de la célébration, à moins que celle-ci n’ait été qu’un prétexte susceptible de provoquer un consensus, le colonial transcendant les idéologies concurrentes. En effet, comme à Tulle en 1905, aucune mention de la rébellion marocaine n’est apparue dans les discours publiés ; la célébration s’est située dans une a-temporalité confortée par le choix de la fresque historique, privilégiant la continuité.
100Les fêtes provoquées par le fait colonial n’ont donc pas été que des instruments de propagande coloniale : ces célébrations ont été tout à la fois des moments de rassemblement, objet même de la fête, de célébration de la vocation coloniale française retrouvée mais ce furent aussi des occasions d’autocélébration du territoire. Pour les sociétés d’originaires, le théâtre des colonies a servi de faire-valoir et de confirmation d’une identité provinciale, jusqu’à la Première Guerre Mondiale et permis, dans une optique fédéraliste et régionaliste, d’affirmer la place du Limousin dans l’espace national. Le relief donné aux thématiques régionaliste et identitaire a éclipsé les thématiques coloniales, telles qu’elles ont été restituées par les historiens, ceci ne signifiant pas leur ignorance. En effet, elles ont fait l’objet d’un aménagement pour les mettre en conformité avec l’idéologie particulière qu’a pu représenter le mouvement régionaliste et avec les intérêts du groupe, expliquant la discrétion des thèmes économiques et la récurrence du thème nationaliste et identitaire.
101La cause coloniale a par ailleurs trouvé dans les « héros coloniaux » une figuration qui a perdu cet attribut initial : ils ont été soit des symboles vivants de la vitalité provinciale, de la République, soit des hommes providentiels pouvant se porter au secours de la République. Les réceptions organisées pour les célébrer ont été des fêtes politiques qui ont emprunté le cérémonial républicain, témoignant de la possibilité d’intégration du fait colonial à l’idée républicaine mais témoignant aussi que l’expérience coloniale, aux yeux de quelques contemporains, avait une légitimité. De même, l’actualité a transformé ces moments festifs en moments politiques : le fait colonial a été le lieu de cristallisation des latences faisant miroiter la société d’accueil mais repoussant aux marges l’espace colonial.
102Les quelques cas d’inscription de l’épopée coloniale dans l’espace public dans notre région d’étude s’intègre manifestement à la statuomanie proliférante de la Troisième République : il s’agit bien d’une nouvelle éthique de l’homme mais, dans notre région, si le mérite individuel est célébré, celui-ci n’est pas toujours l’œuvre du sujet : c’est souvent la communauté qu’on célèbre en fixant pour la postérité le parcours exceptionnel d’un de ses enfants. Mais dans tous les cas, les monuments sont à l’interface du national et du colonial, la colonisation apparaissant soit comme un idéal national en voie de réalisation soit à travers une institution rénovée par l’expérience coloniale, telle l’Armée. Ce dernier aspect ne l’éloigne pas pour autant des ambitions de la statuaire « nationale » car l’exemple qu’on propose, dans un cas comme dans l’autre, est orienté vers le futur. Néanmoins, l’extranéité de ce qui est à célébrer imposant une réintégration au temps social collectif pour qu’il y ait « co-souvenir », cette opération s’est effectuée par le discours, par les symboles iconiques mais aussi par la réintroduction d’une expérience commune. La statuaire initiée par le fait colonial a été un moment d’appropriation du « temps colonial » qui a ainsi intégré le temps social, d’où le décalage entre la figuration iconique et les discours, mais elle n’avait pas vocation à devenir un « lieu de mémoire coloniale ».
- 174 La comparaison de la situation que nous avons restituée avec celle décrite par Claude Digeon dans (...)
103Dans toutes ces situations, il y a eu un procès de « naturalisation »174 permettant l’intégration à l’histoire locale, française et limousine : le Limousin évoluant dans un temps que nous appellerons national et un temps social prenant en compte la mémoire régionale.
Notes
1 Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », in Jeux d’échelles. La microanalyse à l’expérience, Le Seuil/Gallimard, 1996, p. 26 et 2.
2 Depuis 1839. Ces informations sont extraites de l’ouvrage de Frédéric Grah-Mel, Marcel Treich-Laplène, Précurseur de la Côte d’Ivoire, Abidjan, Publications de l’Université d’Abidjan, 1991.
3 Mission du Niger au Golfe de Guinée. Gustave Binger parti du Sénégal le 15/5/1887 devait rejoindre Grand Bassam en passant par Bamako et Kong, d’où on perd sa trace.
4 Le Facteur d’Ussel, 5/12/1891, Dossier Treich-Laplène, AMU.
5 Il a publié Inde et Indo-Chine : les pays, les événements, les arts, Paris/Tulle, Impr. Crauffon, 1892.
6 Le Facteur d’Ussel, 5/12/1891, Dossier Treich-Laplène, AMU.
7 Le Facteur d’Ussel, 5/12/1891, AMU.
8 Ici encore la thématique coloniale et régionaliste se confond, à l’image de cet extrait du discours de Delpeuch : « C’est au nom de cet âpre et rude Limousin qui a donné à la cause de la civilisation française en Afrique un autre héros – dont le nom, ici surtout, ne doit pas être oublié – Treich-Laplène, c’est au nom de notre pays de Corrèze que je vous salue […] », Le Messager de Corrèze, Toast du député Delpeuch, Tulle-nord, 1/2/1893, Réception à Paris par le Groupe colonial de la Chambre le 26/1, 15PR8, ADC.
9 Deux noms ont été rajoutés à la main : François Audouze, avocat et Mazaud. Appel à souscription du 4/8/1892, AMU.
10 Appel à souscription du 4/8/1892, AMU.
11 Verdier souscrit au projet des « cœurs chauds et reconnaissants [qui avaient] pensé que le bronze ou la pierre devaient rappeler le noble enfant aux générations futures », Arthur Verdier au maire d’Ussel, 3/12/1893, AMU.
12 Raymond Laborde au maire d’Ussel le 19/1/1896, AMU.
13 Raymond Laborde au maire d’Ussel le 19/1/1896, AMU.
14 Groupe colonial, Alliance française, Comité de l’Afrique française, Société africaine, École coloniale.
15 Son dossier mentionne l’exposition d’un plâtre en 1893, « Caïn » qui lui a valu l’attribution d’une seconde médaille et d’une bourse de voyage (lettre de G. Lambert au secrétaire des Beaux-arts, le 28/4/1896) et en 1895, l’œuvre présentée « La femme abandonnée » obtient le prix Maillé-Latour-Landry, F/21/4294, AN.
16 Lettre du 8/12/1895, le maire rappelle que la décision du comité reste subordonnée à la collecte des 10 000 F qui s’élève à cette date à 1 660 F sans le don de Verdier qui avait ajouté 1 000 F à sa promesse initiale. Dans un autre courrier du 7/2/1896, le vice-président du comité, Maisonneuve-Lacoste, redéfinit les compétences des protagonistes pour reprendre en main le projet qu’Arthur Verdier tente de guider en se présentant comme l’interlocuteur privilégié avec le sculpteur et le milieu colonial parisien dont l’Union coloniale. En févr. 1896 (le jour n’est pas indiqué mais la lettre est postérieure au 11 févr.), le vice-président écrit à nouveau « [le comité] réitère les déclarations contenues dans la lettre du 7 févr. Il accepte vos propositions de vous entendre avec le sculpteur M. Lenoir […] il ne voit aucun inconvénient à donner selon votre désir de contrôler tous les fonds dans la caisse de son trésorier […] mais il décline d’autre part toute responsabilité pour le paiement du sculpteur, des matériaux et autre frais nécessités pour ériger le monument ». Ce n’est pas la première tentative : dès 1895, le comité avait proposé à Arthur Verdier d’associer Raymond Laborde à sa campagne de propagande. (8/12/1895). AMU.
17 « Étude biographique de Marcel Treich-Laplène, résident général de France, décédé à Grand Bassam, 5/4/1893 », Conférence de M. Laborde faite à L’Association corrézienne, La République de Corrèze, 8PR43, ADC.
18 Marcel Treich-Laplène et ses explorations, Brive, Impr. Verlhac, 1897, 81 (6), ADC.
19 L’expression est de Colette Zytnicki et de Sophie Dulucq, journée d’étude Toulouse le Mirail, 6/5/2006.
20 « Les fêtes félibréennes d’Ussel et de Bort », Bulletin de la Société scientifique historique, archéologique de la Corrèze, 10-12/1897, no 19, p. 645-652.
21 Psychologie des foules (1895), cité par Christophe Prochasson, Les Années électriques, 1880-1910, La Découverte, 1991, p. 6.
22 La République de Corrèze, 5/4/1893, 15PR8, ADC.
23 La République de Corrèze, 12/4/1893, 15PR8, ADC.
24 La République de Corrèze, 5/4/1893, 15PR8, ADC.
25 La République de Corrèze, 14/4/1893, 15PR8, ADC.
26 « Étude biographique de Marcel Treich-Laplène, résident général de France, décédé à Grand Bassam, le 14/4/1893 », Conférence de M. Laborde faite à L’Association corrézienne, La République de Corrèze, 15PR8, ADC.
27 Société de géographie de Marseille, t. XIII, p. 47.
28 C’est dans un local à Stanislas, « La Crypte » que Marc Sangnier entama sa croisade pour un « christianisme démocratique » en 1893 (Jean Vinatier, Histoire générale de Treignac-sur Vézère, Brive, Impr. Chastrusse & Cie, 1973-1974, p. 377).
29 A la réception de Jean Dybowski, R. de Lasteyrie affirme qu’ils sont les « champions de la civilisation qui, pacifiquement, sans éveiller l’attention de la foule par d’éclatantes victoires, ont été porter le nom de la France au milieu de peuples inconnus et ont su nous assurer la possession de vastes territoires sans que leurs conquêtes aient entraîné à la suite aucun des désastres qui sont la conséquence forcée de toutes les guerres ». Il rappelle par la suite que le prosélytisme religieux a été longtemps capable d’entraîner « les foules à s’aventurer chez les peuples sauvages » et de rappeler que « à quelque opinion politique ou philosophique que l’on appartienne on ne peut méconnaître la grandeur du rôle jouée par les missionnaires français dans les diverses parties du monde, ni les services qu’ils ont rendus à la mère-patrie ». Mais il ajoute « Aujourd’hui, nous avons une autre catégorie de missionnaires. Ce sont les laïques. Mais la cause pour laquelle ils s’exposent est une cause sainte, et elle a aussi ses martyrs », L’Écho de Corrèze, 6/1894, 66PR1, ADC.
30 Éloge funèbre prononcé par le docteur Raymondaud aux funérailles du capitaine Manet, mort en service à Thinsalé en Côte d’Ivoire. Son éloge dépasse son cas pour le généraliser aux autres conquérants devenus dans sa bouche de « dignes et purs missionnaires » qui « détournent les yeux de attraits de la vie facile et du bien-être décevant », « soutenus dans leur rude tâche par l’ardeur de la tâche et par les mâles émotions que fait naître en eux la poursuite de l’inconnu ». « Dans cette force qui emporte les explorateurs vers les points les plus obscurs du noir continent, dans ce besoin qu’ils éprouvent d’ouvrir des voies nouvelles, de réveiller les intelligences endormies, de mettre en valeur des immensités improductives […] ne peut-on voir, au-dessus de l’homme, un mouvement cosmique, et, dans les hommes d’élite dont nous parlons, le désir instructif d’être les précurseurs de cette noble revanche qui amène le progrès des temps, la revanche de la civilisation sur les anciennes civilisations barbares ! », Le Courrier du Centre, 5/3/1895, 58419, BFM.
31 Marcel Treich-Laplène et ses explorations, op. cit.
32 Proposition qui s’inspire de celle de Georges d’Espagnat, auteur d’un article paru dans La Revue des Deux Mondes, le 1/9/1896.
33 Marcel Treich-Laplène et ses explorations, op. cit.
34 Qui « porte une inscription en langue limousine, gracieux sixain monorime, entourée d’un rinceau moyen-âge en branches de châtaignier et surmontée des armes de la ville et de la ville et de la famille d’Ussel. ». La plaque porte cette inscription : « Aux troubadours […] qui illustrèrent – étant deux fois d’Ussel, au treizième siècle, cet ancien nom d’Ussel. – Ce temps est bien loin : mais des quatre d’Ussel, la gloire aujourd’hui encore rejaillit sur Ussel – leur mémoire toujours sera chère à Ussel », Vers de Marguerite Genès, cités par Louis de Nussac, « Les fêtes félibréennes d’Ussel et de Bort », op. cit.
35 Discours de de Martinie, contrôleur général et président du Comité, Le Facteur d’Ussel, 28/8/1897, Per113, ADC.
36 Le Facteur d’Ussel, 28/8/1897, Per113, ADC.
37 « Les fêtes félibréennes d’Ussel et de Bort », op. cit.
38 « La géographie coloniale au risque de la modernité » in Géographies des colonisations, xve- xxe siècles, Michel Bruneau & Daniel Dory, (Dir.), p. 193-213 ; p. 207.
39 « E. D. de Bugeat, Poésie à Treich-Laplène », Le Facteur d’Ussel, 28/8/1897, Dossier Treich-Laplène, AMU.
40 « Les noirs potentats, doux à ta voix chérie/Acceptaient à l’envi de devenir Français. », Ibid.
41 Ibid.
42 Dossier Treich-Laplène, AMU.
43 La somme collectée est identique à celle indiquée dans les documents comptables de la mairie, Le Facteur d’Ussel, 15/7/1893, Dossier Treich-Laplène, AMU.
44 « La fondation de la colonie française de la Côte d’Ivoire », Le Courrier de Londres, 1912, AMU.
45 Ce comité, fondé le 1/6/1983 à l’initiative de Gilbert Fleygnac, directeur de banque en Côte d’Ivoire à la retraite, s’était donné pour mission la promotion et le développement de l’amitié et de la coopération entre la Corrèze et la Côte d’Ivoire. Il s’est chargé de reproduire les pièces du dossier Treich-Laplène conservées en Côte d’Ivoire, offertes à la municipalité, dans le cadre de l’Exposition organisée à Ussel la même année. AMU.
46 Le 27/10/1903, le lieutenant-général de la Côte d’Ivoire, J. Martin, annonce à Eugène Étienne, vice-président de la Chambre des députés le versement à Odette Treich-Laplène d’une somme de 1 200 F. Le 25/11/1920, un secours non renouvelable de 400 F lui est adressé. Un arrêté du 25/1/1910 signé par Gabriel Angoulvant accorde un secours de 500 F à Mme de Maisoncelle. Un secours annuel de 400 F lui est versé à la suite de l’arrêté du 17/10/1916, Comité Corrèze/Côte d’Ivoire. AMU.
47 Visite de Chailley-Bert à Odette Treich-Laplène, mentionnée dans un courrier du 16/5/1916. L’implication d’Henri Queuille est signalée par Madame de Maisoncelle dans sa lettre au gouverneur du 11/9/1920. Comité Corrèze/Côte d’Ivoire. AMU.
48 Bricard à Mme Treich-Laplène. AMU.
49 « La fondation de la colonie française de la Côte d’Ivoire », Le Courrier de Londres, 1912. AMU.
50 Dans cet article, Treich-Laplène expose l’importance stratégique du fleuve Comoe, « la vraie route du pays de Kong » et du Bettié qui est « la clé politique » et la « porte du commerce », Revue de géographie, 9/1895, 58798/RE, BFM.
51 Fred Bullock, « La fondation de la colonie française de la Côte d’Ivoire », op. cit.
52 Rapport de Treich-Laplène, Revue de Géographie, 7/1896, 58798/RE, BFM.
53 Louis-Parfait Monteil à Odette Treich-Laplène, 29/6/1909, Comité Corrèze/Côte d’Ivoire. AMU.
54 Officier de l’Ordre royal du Cambodge, spécialiste de l’Indochine, il est en particulier l’auteur de Comment on perd une colonie, Impr. des Temps Modernes, 1927.
55 Lettre du 2/5/1929, Comité Corrèze/Côte d’Ivoire. AMU.
56 « The Nineteenth Century and After 1887-1929 », no 629, vol. CVI, 7/1929, p. 49, AMU.
57 Lettre au maire d’Ussel du 28/1/1930, AMU.
58 Comité Treich-Laplène, AMU.
59 Anciens conseillers municipaux : Baptiste Betaille, Gabriel Eyboulet, François Grégoire, Léon Limoujoux. Ancien maire : Johannès Charvas. En activité politique : Michel Eyboulet, maire de Saint-Fréjoux, Henri Malaise, directeur de l’école supérieure et adjoint au maire, Antoine Mouilloux, conseiller d’arrondissement, Pierre Troubady, adjoint au maire.
60 Hippolyte Beyrand, Raoul Laveix, Soulier qui est aussi président des Anciens combattants.
61 L’imprimeur Gabriel Eyboulet, ami de Marcel Treich-Laplène, Michel Eyboulet industriel et Ernest Treich-Laplène, horloger-bijoutier.
62 « Considérant que son vaillant compatriote, M. Treich-Laplène est le véritable fondateur de la Côte d’Ivoire ; [le conseil municipal] émet le vœu que son nom soit donné à la cité d’Abidjan, point de départ des voies ferrées de pénétration de cette magnifique colonie qu’il a donnée à la France sans avoir fait verser une goutte de sang. », Extrait du registre des délibérations du conseil municipal d’Ussel le 9/2/1930. AMU.
63 « Treich-Laplène et la Côte d’Ivoire », L’animateur des temps nouveaux, 13/11/1931, 6ème année, no 297, p. 20 ; « Un explorateur africain méconnu », Almanach des Missions africaines, 1930, Fonds privé, Treich-Laplène, 68APC, AOM. Devilar mentionne la publication d’articles dans Le Rappel, La Lanterne, le Bulletin de la ligue coloniale et maritime, Le journal du Parlement, La France maritime et coloniale, Le Temps d’Asie, La Nation, La Patrie, etc.
64 « Les noms oubliés », L’Écho de Paris, 22/11/1936, Fonds privé, Treich-Laplène, 68APC, AOM.
65 Roger, 1931. Ouvrage couronné par l’Académie Française.
66 Camille Devilar au ministre des Colonies, 7/1933. Graphie originale, AMU.
67 Ibid.
68 Préfet au maire d’Ussel le 2/8/1930. AMU.
69 Arrêté du 27/12/1934.
70 Maire d’Ussel, Jules Var à Camille Devilar le 25/8/1936 AMU, Au crayon : « non expédié ».
71 Le Corrézien, 27 sept. 1905, 8PR68, ADC.
72 « Monument du sergent Lovy, 1904-1908 », Bulletin de la Société protectrice des anciens enfants de troupe, 10/1903, 1Edep272/608, Archives municipales de Tulle [AMT] conservées aux ADC.
73 Le Corrézien 19/9/1905, 8PR68, ADC.
74 « Monument du sergent Lovy, 1904-1908 », Bulletin de la Société protectrice des anciens enfants de troupe, 1Edep272/608, AMT.
75 Jean Meyer & al., Histoire des colonies, op. cit., t. 1, p. 162.
76 Conférence faite à l’Association corrézienne de Limoges, Impr. Crauffon, Tulle, 1904, p. 15-16, 8Q1 (37), ADC.
77 Arrêté municipal du 7/9/1901, AN, F1cI190.
78 Conférence faite à l’Association corrézienne de Limoges, op. cit.
79 Ibid. ; les italiques sont dans le texte.
80 Le Corrézien, 28/9/1905, 8PR68, ADC.
81 Le Corrézien, 27/9/1905, 8PR68, ADC.
82 Affiche destinée aux sous-officiers corréziens, Monument du sergent Lovy, 1904-1908, 1Edep272/608, AMT.
83 Le Corrézien, 27/9/1905, 8PR68, ADC.
84 René Fage, Conférence faite à l’Association corrézienne de Limoges, op. cit.
85 Le sergent Pierre Triaire (1771-1799 à El Arish), dernier survivant de l’attaque par les Turcs du fort d’El Arish, se fait sauter avec le magasin à poudre.
86 Appel à souscription destiné aux sous officiers corréziens, « Monument du sergent Lovy, 1904-1908 », 1Edep272/608, AMT.
87 Le rôle du sergent Blandan (1819-1842 à Beni-Mered) pendant la conquête de l’Algérie lui a valu la reconnaissance publique de Boufarik (mai 1887) et de Lyon, sa ville d’origine, qui lui ont consacré une statue.
88 Le sergent Bobillot (1860-1885 à Hanoï) a été promu héros colonial de la Troisième République pour s’être distingué au siège de Tuyen Quang.
89 Le Corrézien, 28/9/1905, 8PR68, ADC.
90 « Est-ce pour éviter la publicité d’une fête de l’armée par celui qui la traita par le procédé que nous rappellerons ? », Le Corrézien, 16/9/1905 ; 8PR68, ADC, en italiques dans le texte.
91 Le Corrézien, 28/9/1905, 8PR68, ADC.
92 Communication du maire à la population au sujet de l’arrivée du ministre : « Vous le recevrez avec l’enthousiasme que vous inspireront vos sentiments patriotiques et républicains, donnant une nouvelle preuve de votre attachement à la République ». Dans cette communication, le maire recommande par la même occasion de témoigner de la reconnaissance au ministre dont dépend la manufacture et engage la population à pavoiser la ville le jour de la réception. Le Corrézien, 24-25/9/1905, 8PR68, ADC.
93 Le Corrézien, 29/9/1905, 8PR68, ADC.
94 D’Aronhson, Le Corrézien, 27/9/1905, 8PR68, ADC.
95 D’Aronhson au comité de Tulle, le 29/5/1903. « Monument du sergent Lovy, 1904-1908 », 1Edep272/608, AMT.
96 « Monument du sergent Lovy, 1904-1908 », 1Edep272/608, AMT.
97 D’après la généalogie dressée par René Fage qui fait figure de doxa en la circonstance, Conférence faite à l’Association corrézienne de Limoges, op. cit.
98 Le comportement – la ferveur ? – des ouvriers de la Manufacture rend peu plausible la rumeur de l’antimilitarisme de la Manufacture circulant en novembre 1905, démentie par les intéressés et les rapports de police, Arsenaux et poudrières, dossiers particuliers d’arsenaux, manufacture d’armes de Tulle, 1905-1911, AN, F7/13644.
99 Affiche destinée aux Corréziens, « La ville de Tulle souscrit avec élan : nous vous demandons aussi votre obole, certains que vous voudrez participer aussi à notre œuvre, car la mort héroïque de Lovy n’honore pas seulement la ville de Tulle, elle honore le département tout entier et le nom corrézien. », « Monument du sergent Lovy, 1904-1908 », 1Edep272/608, AMT.
100 Propos explicitement présents dans le discours du ministre Maurice Berteaux rapporté par La République de Corrèze, 24/9/1905, 62PR20, ADC.
101 Créé en 1887 à l’initiative de l’Alsacien Xavier Nissen et du Messin Victor Flosse, l’association s’était donnée pour objectif l’entretien des tombes militaires puis s’est consacrée à tout ce qui se passait dans les provinces perdues. Le Souvenir sera reconnu d’utilité publique en 1906 (François Roth, La Guerre de 1870, Hachette, 1993, p. 691). La démarche du secrétaire du comité, Saisset, marque la confusion des hommages. Il écrit le 3/9/1903 pour annoncer au trésorier du comité de Tulle, la souscription de 300 F du Souvenir Français et la proposition de son secrétaire, Niessen, de se rendre à la cérémonie. Lors de cette annonce, le secrétaire propose d’organiser au cimetière deux dépôts de couronnes : la première serait à placer sur la tombe de Lovy et la seconde serait déposée au cimetière des soldats. Ainsi, écrit-il, « Notre manifestation au cimetière serait patriotique et doublement corrézienne. Je crois que cette démarche à l’égard des soldats obscurs ou oubliés serait bien interprétée. M. Niessen trouverait facilement l’occasion de dire quelques mots, puisqu’il serait dans son rôle et si cela était de nature à favoriser l’éclosion à Tulle d’un comité du Souvenir Français […] ».
102 Le courrier de l’Association d’anciens combattants de 1870 au comité semble indiquer une fois de plus la « confusion des hommages ». Outre la proposition de faire défiler les sections d’anciens combattants, témoignage de leur adhésion, le président de l’Association exprime le regret de n’avoir pas été sollicité comme relais auprès des adhérents. On peut comprendre que la cérémonie en hommage à Charles Lovy transcende les corps de l’armée – qu’elle soit coloniale ou nationale – et les générations : cet hommage s’adresse à un militaire mort au service de la France. Confusion des hommages mais aussi confusion des fronts : le « front colonial » équivaut au « front de Sedan ». 1Edep272/608, AMT.
103 Conférence faite à l’Association corrézienne de Limoges, op. cit., p. 26.
104 Ibid., p. 26.
105 Ibid., p. 30.
106 Ibid., p. 28 et 36.
107 Le Corrézien, 28/9/1905, 8PR68, ADC.
108 Le Corrézien, 27/9/1905, 8PR68, ADC.
109 Le tambour Stroh est un jeune Alsacien de quinze ans, engagé volontaire en 1792. Il s’illustre contre les Autrichiens par une ruse en octobre 1793 aux abords de Dourlers. Il meurt en refusant de se rendre aux Hongrois qui l’encerclent peu avant la bataille de Wattignies. Son exploit a été célébré par l’élévation d’une statue à Avesnes le 3/9/1905 en présence de Maurice Berteaux.
110 L’Évêque de Tulle Mgr Dénécheau confirme ce trait en ces termes « Notre patriotisme local vous est un sûr garant comme un élément essentiel de celui qui nous attache à la France, et l’honneur prodigué à ce jeune héros rejaillit sur l’armée toute entière, qui en compterait des milliers dans tous ses rangs. », Le Corrézien, 27/9/1905, 8PR68, ADC.
111 Le Corrézien, 20/9/1905, 8PR68, ADC.
112 Raoul Girardet, La Société militaire…, op. cit.
113 Conférence faite à l’Association corrézienne de Limoges, op. cit.
114 Le Corrézien, 26/9/1905, 8PR68, ADC.
115 « L’arche sainte fracassée », in La France de l’Affaire Dreyfus, Pierre Birnbaum, (Dir.), Gallimard, 1994, p. 226-250 ; p. 231.
116 Le 24/9/1905, après le coup de griffe au ministre de la Guerre, supérieur hiérarchique de « notre manufacture », Le Corrézien aspire à faire de l’inauguration une fête d’unanimité et redoute les « incartade[s] politicienne[s] ». Le journal, la veille de la réception du ministre, vitupère contre le parlementarisme et affiche ses positions en faveur de la révision de la Constitution mais surtout préconise comme remède politique de mettre un « homme à la barre » et l’instauration d’un régime présidentiel. A la proposition de constitution du conseil supérieur de défense nationale rapprochée du Conseil des anciens du modèle japonais, le journal oppose la différence entre la France et le Japon où « tous les cœurs battent pour l’idée de patrie, où une religion unique et universelle fait communier tous les enfants de la patrie japonaise dans le même culte de la famille, de la tradition, du respect des ancêtres et des institutions et les pousse à accepter tous les sacrifices, jusqu’à la mort pour le bien commun ? », Le Corrézien, 24-25/9/1905, 8PR68, ADC.
117 Le Corrézien, 26/9/1905, 8PR68, ADC.
118 Jocelyne George, « Provinciales : la France aux quatre coins », in La France de l’Affaire Dreyfus, Birnbaum Pierre, (Dir), Gallimard, 1994, p. 120-153 ; p. 137 et note 79, p. 515.
119 Impr. Ducourtieux & Gout, 1904, ASS335, BFM.
120 Le courrier du père d’Henri Mousnier-Buisson à Lyautey, destinataire de l’opuscule, conforte l’hypothèse d’une influence. Il écrit « Parmi tous ses chefs, vous étiez aux premiers rangs dans son estime et le beau poste que vous lui aviez donné auprès du Lieutenant-colonel Blondlat, l’éloge que vous avez fait de lui, les touchants regrets que vous avez exprimés de sa mort glorieuse, me font un doux devoir de vous envoyer un exemplaire. », Lettre de Boisseuil, 10/5/1903, Archives Lyautey, 475AP269, AN.
121 « Le jeune officier […] a vécu pour et est mort plein de foi, plein de confiance dans la main de Dieu. Le ciel prend ses victimes là où il lui plait […] cette victime là, nous savons qu’elle s’était offerte et que sa volonté s’est rencontrée et s’est unie à celle du maître de toutes choses : gage certain d’une destinée bienheureuse, signe irrécusable de l’élu. » (Préface de Louis Guibert).
122 Procéder à des réformes pour corriger les abus dont la diminution des frais grâce aux produits du jardinage, construction de cases pour les pauvres dans un souci hygiéniste, surveillance de l’alimentation des prisonniers. A des qualités d’administrateur, s’ajoutent celles de pacificateur reconnu par son supérieur, Granet, qui le nomme chef de poste à Ambatolempy où « tout était à créer ». (Ibid.).
123 Olivier Loubes, L’École et la Patrie. Histoire d’un désenchantement, 1914-1940, Belin, 2001, p. 10.
124 Paul Ducourtieux, Almanach-annuaire limousin pour la Corrèze, 1903, op. cit.
125 Dans la catégorie « profession indéterminée » se trouvent aussi bien les notables qui n’ont pas à spécifier leur état, tel Émile Fage ou Alexandre Ceuille et les femmes, mais aussi d’autres habitants, qui sont probablement suffisamment connus pour que la liste ignore leur qualité.
126 3 professeurs, 18 instituteurs, l’inspecteur primaire et le directeur de l’École normale auquel s’ajoute un économe.
127 Métiers du barreau et de la magistrature et notariat, soit la « bourgeoise de robe ».
128 Artisans des métiers de bouche et des artisans exerçant des activités proto-industrielles (maréchal-ferrant par exemple).
129 Parmi les représentants du monde agricole, nous avons relevé 15 propriétaires, 1 cultivateur, 1 horticulteur, 1 meunier, 2 jardiniers. 2 étudiants figurent aussi dans la liste.
130 Monument du sergent Lovy, 1904-1908, 1Edep272/608, AMT.
131 Jean Descomps a bénéficié d’une commande des Beaux Arts le 27/7/1907 et le 6/2/1908, d’une statue en pierre, La Musique. La consultation des Archives nationales n’a pas apporté d’éléments complémentaires, F21/4157, AN.
132 Liste de souscripteurs, Fêtes et cérémonies locales : Congrès national des sociétés françaises de géographie et inauguration du monument du colonel Germain (1914), 1M110, ADC.
133 Manuscrit autographe de Germain sur la mission Marchand Las Palmas, 31/5, Dakar 4/6, Loango 26/6/1898, 1S50/541, 15 p., AMB.
134 Compte-rendu analytique des travaux du congrès, Congrès national des sociétés françaises de géographie, XXXIIe session, 19-26/71914, p. 111, F17/3094/2, AN ; BSGP, Monuments 1909-1914, Fonds Germain, 301AP3d4, AN.
135 La Dépêche coloniale, 28/7/1914. Monuments 1909-1914, Fonds Germain, 301AP3d4, AN.
136 La France, 27/8/1914, Fêtes et cérémonies locales, 1M110, ADC.
137 La Croix de Corrèze, 2/8/1914, Fonds Germain, AMB.
138 La France, 27/7/1914, Fêtes et cérémonies locales, 1M110, ADC.
139 La République radicale, 29/7/1914, 71PR10, ADC.
140 La Dépêche coloniale, 28/7. Monuments 1909-1914, Fonds Germain 301AP3d4, AN.
141 La République radicale, 30/7/1914, 71PR10, ADC.
142 La Dépêche coloniale, 28/7. Monuments 1909-1914, Fonds Germain 301AP3d4, AN.
143 La République radicale, 30/7/1914, 71PR10, ADC
144 Cantate pour chœur à l’unisson et musique d’harmonie d’Élie Breuil, exécutée le 26/7/1914 par la Sainte-Cécile, Monuments 1909-1914, Fonds Germain 301AP3d4, AN.
145 Il a été évincé de l’espace « pédagogique » au profit de la statue de Georges Cabanis dont l’installation était déjà programmée. Extrait du procès-verbal de séance du conseil municipal du 10/6/1914, 1S50/547, AMB.
146 La France, 27/7/1914, Fêtes et cérémonies locales, 1M110, ADC. Voir à cet effet, le témoignage de Pierre Bergounioux, Afrique intérieure, www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=AFHI_001.
147 La France, 27/7/1914, Fêtes et cérémonies locales, 1M110, ADC.
148 Edouard de Billy, La Dépêche coloniale, 28/7/1914, Fonds Germain, 301AP3d4, AN.
149 L’Idée coloniale en France…, op. cit., p. 169.
150 Cabinet du maire de Brive à Mme Germain (Domaine du Camp d’Erlon, Boufarik, Alger) le 23/2/1942, Monuments 1909-1914, Fonds Germain 301AP3d4, AN.
151 « Un monument au colonel Delmas, ancien collaborateur du Maréchal Lyautey », La République de Corrèze, 29/8/1926, 62PR36, ADC.
152 « Fêtes régionalistes », La République de Corrèze, 29/8/1926, 62PR36, ADC.
153 « La société de géographie. Le monument Delmas », La République de Corrèze, 27/1922, 68PR35, ADC.
154 « Le monument au colonel Delmas », Charles de Bruchard, Le Petit Marocain de Casablanca reproduit par La République de Corrèze, 3/8/1922, 68PR35, ADC.
155 « Le monument au colonel Delmas », La République de Corrèze, 3/8/1922, 68PR35, ADC.
156 « Le monument au colonel Delmas », Charles de Bruchard, Le Petit Marocain de Casablanca reproduit par La République de Corrèze, 24/12/1922, 68PR35, ADC
157 « Lyautey et Delmas », La Croix de Corrèze, 1/1/1922, 68PR19, ADC.
158 Daniel Rivet, Lyautey et l’institution du protectorat au Maroc, op. cit., t. 2, p. 41. Les échanges de courrier entre Delmas et Lyautey attestent de cette relation particulière. Le 6/4/1917, Delmas écrit à Lyautey : « Je n’ai pas besoin de vous dire que malgré toute la joie d’être dans l’action et de commander un beau régiment je me considérerai toujours comme tout à vous [souligné] et que je suis toujours prêt à répondre à votre appel si vous avez besoin de moi. ». L’adulation dont faisait l’objet le maréchal est partagée par le colonel Delmas qui écrit à Lyautey, le 15/6/1917 : « J’ai vu par les journaux l’accueil qu’on vous a fait au Maroc à votre retour. Heureux pays qui au contraire de la métropole, supporte les hommes supérieurs ! ». Voir aussi l’autosatisfaction exprimée en ces termes le 16/11/1915 : « Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il ne se passe pas un jour sans que je songe au Maroc, comme vous, à notre œuvre si belle et si grande à laquelle j’ai eu l’honneur d’être associé, pour une part si minime soit elle », Fonds Lyautey, 475AP274, AN.
159 « La société de géographie. Le monument Delmas », La République de Corrèze, 2/7/1922, 68PR19, ADC.
160 Daniel Rivet, Lyautey et l’institution du protectorat au Maroc, op. cit., t. 2, p. 42.
161 Ibid., p. 46.
162 « Le monument au colonel Delmas », La République de Corrèze, 24/12/1922, 68PR19, ADC.
163 La République de Corrèze, 24/12/1922, 68PR35, ADC.
164 « Le monument au colonel Delmas », La République de Corrèze, 24/12/1922, 68PR35, ADC.
165 « Les fêtes régionalistes de Brive », La République de Corrèze, 5/9/1926, 62PR36, ADC.
166 Inscription sur la stèle du monument Brune à Brive.
167 RGCP, « Vingt cinquième anniversaire de la Section de Brive », t. XLVIII, 1926, p. 307-331 ; p. 325.
168 Ibid., p. 323.
169 Ibid., p. 324.
170 Ibid., p. 323. La « supériorité » des troupes marocaines que rappelle le docteur Priolo a été aussi signalée par le colonel Delmas qui écrit au maréchal Lyautey le 19/4/1917 : « Les troupes ont été comme toujours magnifiques. Lourdes pertes en officiers et cadres dans la division coloniale. Les Sénégalais après la première vague d’assaut n’ont naturellement rien donné, le temps épouvantable, seul les annihile d’ailleurs presque complètement. », Fonds Lyautey, 475AP274, AN.
171 RGCP, « Vingt cinquième anniversaire de la Section de Brive », TXLVIII, 1926, p. 324.
172 Ibid., p. 324.
173 Ibid., p. 325.
174 La comparaison de la situation que nous avons restituée avec celle décrite par Claude Digeon dans La crise allemande de la pensée française (1870-1914), PUF, 1959, serait à faire.
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